La Jeunesse de Pierrot

Chapitre 2Ce que peut amener la découverte d’un petit enfant

Lelendemain, la vieille Marguerite se leva bien avant le jour pouraller raconter aux commères du hameau voisin l’histoire du petitenfant.

Au récit merveilleux qu’elle fit, tous lesbras tombèrent de surprise, et ce fut parmi les bonnes femmes à quis’écrierait le plus fort.

Un instant après, toutes les langues étaienten campagne, et le petit jour n’avait pas encore paru à l’horizon,que déjà la nouvelle s’était propagée à plus de dix lieues à laronde.

Seulement, comme il arrive d’ordinaire, lanouvelle avait pris dans sa course des proportionseffroyables : ce n’était plus, comme au point de départ, unpetit enfant qui avait mangé le souper des pauvres gens quil’avaient recueilli ; c’était un ours blanc d’une taillegigantesque qui s’était jeté dans la cabane des bûcherons, et lesavait inhumainement dévorés.

Un peu plus loin, et dans la ville qui étaitla capitale du royaume, la nouvelle avait encore grandi ;l’ours blanc qui avait mangé deux vieillards s’était transformé enun monstre gros comme une montagne, qui avait englouti d’unebouchée vingt familles entières de bûcherons avec leurscognées.

Aussi les bons bourgeois de la villes’étaient-ils bien gardés de mettre le nez à la fenêtre pouraspirer, comme à l’accoutumée, l’air du matin ; barricadésdans leurs maisons, ils se tenaient blottis au fond de leurs litset la tête sous la couverture, n’osant souffler ni broncher, tantils avaient peur.

C’était cependant un tout petit enfant quicausait une si grande terreur ; ce qui vous prouve, mes chersamis, qu’il faut toujours voir de près les choses avant de s’eneffrayer.

Or, ce jour-là, le roi de Bohême devaittraverser la ville en grande pompe, pour inaugurer, suivantl’antique usage, la nouvelle session de son parlement : ce quiveut dire tout simplement, mes chers enfants, que Sa Majesté devaitréciter un beau compliment à son peuple, afin de recevoir degrosses étrennes.

La circonstance était grave ; ils’agissait de faire décréter le payement de nouveaux impôts, tousplus absurdes les uns que les autres, mais qui, absurdité à part,devaient produire un assez grand nombre de millions.

Il était encore question de demander quelquespetites dotations, l’une pour la fille unique du roi, alors âgée dequinze ans, les autres pour les princes et les princesses quin’étaient pas nés, mais que le roi et la reine ne désespéraient pasde créer et mettre au monde, un jour ou l’autre.

Depuis un mois, matin et soir, le roi s’étaitenfermé dans son cabinet et, les yeux fixés au plancher, avait faitdes efforts inouïs pour apprendre par cœur le fameux discours quelui avait préparé à cette occasion le seigneur Alberti Renardino,son grand ministre, mais il n’avait pu en retenir une seulephrase.

– Que faire ? s’était-il écrié unsoir, en tombant affaissé sur son trône, tout haletant des effortsinfructueux qu’il avait faits.

– Sire, rien n’est plus simple, avaitrépondu le seigneur Renardino qui était entré sur ces entrefaites…Voilà ! – et d’un trait de plume il avait réduit le discoursde moitié, et augmenté du double, par compensation, le chiffre desimpôts et des dotations.

Donc le roi, accompagné d’un nombreux cortège,était sorti de son palais et s’acheminait au petit pas de sa mulevers le lieu de la séance royale.

À sa droite était la reine, étendue tout deson long dans un palanquin porté par trente-deux esclaves noirs,les plus robustes qu’on avait pu trouver.

À sa gauche, montée sur un cheval isabelle,était Fleur-d’Amandier, l’héritière du royaume et la plus belleprincesse qui se pût voir au monde.

Sur la seconde file, venait un hautpersonnage, richement costumé à l’orientale, mais laid à fairepeur ; il était bossu, cagneux, et avait la barbe, lessourcils et les cheveux d’un roux si ardent, qu’il était impossiblede le regarder en face sans cligner les yeux. C’était le princeAzor, un grand batailleur, toujours en guerre avec ses voisins, etque, par politique, le roi de Bohême avait fiancé la veille àFleur-d’Amandier. Ce vilain homme avait voulu assister à lacérémonie, afin d’arracher, par la terreur qu’il inspirait, un voted’urgence sur la dotation de sa fiancée.

À côté de lui marchait le seigneur Renardino,qui riait sournoisement dans sa barbe en songeant aux impôtsénormes dont, grâce à lui, le bon peuple de Bohême allait êtreécrasé.

Le cortège n’avait pas fait cent pas, que lasurprise se peignit sur tous les visages. Les boutiques étaientfermées et les rues complètement désertes.

L’étonnement redoubla lorsqu’un héraut vintannoncer au roi que la salle du parlement était vide.

– Par ma bosse ! qu’est-ce que celaveut dire ? s’écria le prince Azor, qui avait vu le beauvisage de Fleur-d’Amandier rayonner de joie à cette nouvelle.Aurait-on voulu, par hasard, me mystifier ?

– Au fait, qu’est-ce que cela signifie,seigneur Renardino, demanda le roi, et pourquoi mon peuple n’est-ilpas ici, sur mon passage, à crier comme d’habitude : Vive leroi !

Le grand ministre, qui ignorait la nouvelle dujour, ne savait que répondre, lorsque le prince Azor, pourpre decolère, lui appliqua sur la joue un soufflet.

Le méchant homme avait vu pour la seconde foisFleur-d’Amandier sourire sous son voile, et il se croyaitdécidément mystifié.

– Roi de Bohême, s’écria-t-il en grinçantdes dents, cette plaisanterie vous coûtera cher ; et piquantdes deux, il s’enfuit au grand galop de son coursier.

À ces paroles, qui renfermaient une menace deguerre, tous les visages devinrent fort pâles, à l’exception de lajoue du seigneur Renardino, qui était devenue fort rouge.

Ce fut bientôt un désarroi général. Le roi ettous les gens de sa suite s’enfuirent vers le palais en criant auxarmes, et les trente-deux esclaves noirs, pour courir plus vite,laissèrent sur la place le palanquin de la reine.

Mais, fort heureusement, Sa Majesté, quicroyait assister déjà à la séance royale, s’était profondémentendormie.

Récapitulons maintenant les événements quis’étaient passés.

Un vaste royaume en émoi, un mariage rompu,une déclaration de guerre et une grande reine laissée sur lepavé ; tout cela parce qu’un pauvre bûcheron avait trouvé laveille un petit enfant au fond d’une forêt.

À quoi tiennent, mes chers enfants, le sortdes rois et les destinées, des empires !

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