La Jeunesse de Pierrot

Chapitre 6Ouvrez-moi la porte, pour l’amour de Dieu

Dès sonavènement au ministère, Pierrot s’occupa des réformes à introduiredans l’administration du royaume pour améliorer le sort des sujetsdu roi, qui jusqu’alors s’étaient ennuyés à périr : il fitconstruire sur la grande place de la foire un théâtre en pleinvent, dont les acteurs étaient de petites marionnettes, quiagissaient, marchaient et parlaient avec une telle perfection, queles bons bourgeois, qui ne voyaient pas les ficelles, juraientleurs grands dieux que c’étaient des personnages vivants. Ilinstitua ensuite les fêtes du Carnaval, la promenade du Bœuf gras,les bals masqués, et, pour faire durer le plaisir plus longtemps,relégua le Carême aussi loin qu’il lui fut possible.

Jamais le royaume n’avait été siheureux ; ce n’était dans toute la Bohême qu’une grandemascarade et qu’un immense éclat de rire ; le nom de Pierrotétait dans tous les cœurs et l’air Au clair de la lunedans toutes les bouches.

Tant de popularité commençait à faire ombrageau roi, qui était jaloux, comme tout bon roi doit l’être, del’amour de ses sujets ; mais la personne qui enrageait le plusdans son cœur était le seigneur Renardino. Rétabli de sesblessures, il se promenait de long en large dans sa chambre, enméditant d’un air sinistre quelque horrible machination.

Tout à coup sa face grimaça un affreuxsourire :

– Oh ! pour le coup, dit-il, je letiens, il ne m’échappera pas !

Et il courut droit à la chambre du roi.

– Toc, toc, fit-il à la porte.

– Entrez, dit le roi… Eh quoi !c’est vous, seigneur Alberti ? donnez-vous la peine de vousasseoir… Ah ! ah ! je vois que vous allez mieuxmaintenant.

– Sire, il ne s’agit pas de moi, mais devous, dit Renardino d’un ton mystérieux ; de grands malheursvous menacent…

Le roi devint pâle, il se rappelait laprédiction du petit poisson rouge, qui commençait précisément parces mots.

– Qu’y a-t-il donc ? fit-il.

– Il y a, reprit Renardino, que Pierrot,votre grand ministre, conspire contre vous ; il y a qu’il doitvenir ce soir à huit heures dans ce cabinet, sous le prétexte devous entretenir, comme à l’accoutumée, des affaires du royaume,mais en réalité pour vous étrangler.

– M’étrangler ! s’écria le roi, quiporta machinalement la main à son cou.

– Vous étrangler net, répéta Renardino ensaccadant ses mots ; mais rassurez-vous, je viens vous sauver.Confiez-moi pour aujourd’hui seulement la garde du palais, et quoiqu’il arrive, quelque bruit que vous entendiez ce soir dansl’antichambre de votre cabinet, n’ouvrez la porte pour tout aumonde.

– Je m’en garderai bien, répondit leroi.

Une heure après, le seigneur Renardino et legrand officier des gardes du roi se promenaient dans les jardins dupalais, et causaient entre eux à voix basse.

– C’est étrange ! disait l’officierdes gardes ; et vous m’assurez que c’est pour le service de SaMajesté…

– Voici l’ordre écrit de sa main.

– C’est bien, seigneur Renardino,j’obéirai.

Caché derrière un massif d’arbustes, un homme,appuyé sur sa bêche, écoutait de toutes ses oreilles. C’étaitl’intendant des jardins notre vieille connaissance, lebûcheron.

Quand les deux interlocuteurs eurent disparuau détour d’une allée :

– Oh ! les scélérats !s’écria-t-il, les scélérats, qui veulent assassiner ce soir monpauvre Pierrot ! Courons l’avertir.

Et il fit force de jambes vers le palais.

La nuit était venue et huit heures sonnaient àl’horloge de la ville quand Pierrot, un grand portefeuille sous lebras, sortit de son appartement en fredonnant une chanson.

Le seigneur Renardino, qui l’entendit,entrouvrit doucement sa porte et le vit descendre l’escalier quiconduisait au cabinet du roi.

– Chante, mon bonhomme, chante !dit-il en se frottant les mains, tout à l’heure, tu danseras !et il referma la porte sans bruit.

Mais, à peine arrivé au pied de l’escalier,Pierrot souffla sa chandelle, s’enveloppa d’un manteau couleurmuraille qu’il tira de son portefeuille, et vint se blottir avecprécaution auprès de la porte qui s’ouvrait sur l’antichambreattenante au cabinet du roi.

– Maintenant, attendons, dit-il.

Et il resta immobile dans l’ombre comme unestatue.

L’horloge sonna huit heures et demie, puisneuf heures.

Des voix chuchotèrent dans l’antichambre.

– Déjà neuf heures ! disaitl’une ; il ne viendra pas.

– Chut ! reprit une autre, j’entendsdu bruit.

Les voix se turent.

C’était en effet le seigneur Renardino quisortait mystérieusement de sa chambre.

– Il est neuf heures, dit-il ;allons voir si le tour est joué.

Il descendit l’escalier à pas de loup, marchasur la pointe des pieds jusqu’à la porte qui communiquait àl’antichambre, et retenant son haleine, il écouta.

Profond silence.

– Ils l’ont tué, sans doute,dit-il ; tant mieux !

Il lève alors tout doucement le loquet,entrebâille la porte, risque d’abord la tête, puis un bras, puisune jambe ; il allait entrer tout à fait, quand Pierrot,s’élançant hors de sa cachette, vous le pousse de toutes ses forcesjusqu’au milieu de l’antichambre, et referme la porte sur lui.

Ce fut alors un tumulte effroyable de coups,de cris et de jurements.

Les soldats, qui avaient été largement payés,faisaient la chose en conscience.

– Au secours ! on m’assassine !criait Renardino. Sire, ouvrez-moi la porte ; ouvrez-moi laporte, pour l’amour de Dieu !

Mais le roi, qui avait sa consigne, tiraittous les verrous, et suait sang et eau pour se fortifier dans soncabinet.

C’en était fait de Renardino, si la reine,attirée par le bruit, ne fût accourue en camisole de nuit et sonbougeoir à la main. À sa vue, les soldats effrayés s’enfuirent, etle seigneur Alberti, tout éclopé et tout honteux, se sauva dans sachambre, d’où il put entendre Pierrot, qui chantait en fausset surl’air que vous savez :

Ouvrez-moi la porte,

Pour l’amour de Dieu !

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