La Jeunesse de Pierrot

Chapitre 7Le poisson d’Avril

On étaitau premier avril. Le roi, qui avait passé toute la nuit à regarderà travers le trou de la serrure de son cabinet, avait eu si froid,si froid, que le matin il tremblait comme la feuille et éternuait àtout rompre. Il battait la mesure contre l’un des pieds de sontrône pour se réchauffer, quand il aperçut dans la glace unpersonnage à figure sinistre qui imitait tous ses mouvements en leregardant de travers.

À cette apparition, il poussa un cri deterreur et porta rapidement la main à la garde de son épée.

Le personnage de la glace exécuta la mêmepantomime.

Hélas ! mes chers enfants, l’infortunémonarque ne reconnaissait plus sa propre image, et vous vous yseriez trompés vous-mêmes, tant ses cheveux avaient blanchi depuisla veille, tant ses yeux étaient rouges et son nez affreusementenflé !

À ce moment, on frappa à la porte.

– Ouvrez, sire, c’est moi, dit une voixqui était celle du seigneur Renardino.

À cet appel, le roi, marchant à reculons, tirala bobinette et ouvrit.

– En garde, seigneur Alberti, lui dit-iltout bas en désignant de la pointe de son épée l’image menaçante dela glace, qui répétait tous ses mouvements. Encore unconspirateur ! en garde !

Un sourire imperceptible de méchanceté sedessina sur les lèvres minces de Renardino : il crut que leroi était devenu fou.

– Sire, rassurez-vous, dit-il, noussommes seuls.

– Comment ? reprit le roi,seuls ! et cet homme de mauvaise mine qui est là devant moi,l’épée à la main ?

– Révérence gardée, c’est VotreMajesté.

– Cet homme qui a les cheveux toutblancs, les yeux rouges, nez violet, qui éternue à fairefrémir !

– C’est Votre Majesté, vous dis-je, et lapreuve, tenez, c’est que vous éternuez encore.

En effet, l’ouragan faisait rage dans lecerveau du roi ; il n’y avait plus moyen de s’y méprendre.

– Ô mon Dieu ! s’écria le pauvremonarque quand la bourrasque fut passée, c’était donc moi !Quelle figure, quels yeux, quel nez !

Et, lâchant son épée, il se couvrit le visagede ses deux mains.

– Seigneur Alberti, reprit-il bientôtd’un ton grave, quoi qu’il arrive désormais, je vous défendsexpressément de me parler de conspiration.

Il y eut un moment de silence, Renardinosemblait embarrassé. Il méditait un assaut, et ne savait commentouvrir la brèche.

– Sire, dit-il enfin de sa voix la plusnonchalante, en époussetant négligemment du bout des doigts levelours de son pourpoint, aimez-vous le turbot ?

– Si j’aime le turbot ! s’écria leroi, dont les yeux brillèrent soudain de plaisir. Ah !seigneur Alberti, pouvez-vous me demander si j’aime leturbot ?

– Je me doutais bien que vous l’aimiez,sire, reprit Renardino, car on doit vous en servir un ce soir àsouper. Vous vous en réjouissez, sans doute ?

Le roi s’en réjouissait si fort qu’il ne putrépondre que par un signe de tête à cette question.

– Ah ! tant pis, tant pis ! fitRenardino.

– Et pourquoi tant pis ? demanda leroi.

– Après la défense qu’elle vient de mefaire, je n’ose en vérité dire à Votre Majesté…

– Dites, dites toujours, je vousl’ordonne.

– Eh bien…

– Eh bien ?

– Ce turbot est empoisonné !

À ces mots le roi poussa une exclamationd’horreur et trébucha sur ses jambes ; mais il se remit uninstant après, et, se penchant à l’oreille de Renardino, il lui dità voix basse :

– Je n’ai pas été maître de ma premièreémotion, mais je m’en doutais.

– Ah ! bah ! s’écria Renardinostupéfait, vous savez qui a fait empoisonner ce turbot ?

– Oui, je le sais, répondit le roi ;mais parlez plus bas, il a l’ouïe si fine qu’il pourrait vousentendre.

– Oh ! pour cela, il n’y a rien àcraindre, car je viens de l’apercevoir qui traversait la cour pourse rendre aux appartements de la reine.

– Vous l’a… vez vu traverser la cour,demanda le roi qui devint tout à coup bègue de terreur, et vousêtes sûr que c’était lui ?

– Lui-même.

– Le petit poisson rouge ?

– Le petit poisson rouge ! Mais non,sire, votre grand ministre pierrot.

– Pierrot !

– Comment ! ce n’était donc pasPierrot que vous soupçonniez ?

– Si fait, si fait, repartit le roi, quine voulait pas que Renardino pût mettre en doute sa pénétration, etcependant, après ce qui s’est passé hier dans l’antichambre de moncabinet, j’aurais pensé…

– Qu’il était mort, n’est-ce pas ?Détrompez-vous, la reine en a ordonné autrement, et il vitencore.

– La reine ? Et de quel droit lareine se mêle-t-elle maintenant des affaires d’État ?

– Ah ! ah ! repartit enricanant Renardino, vous en êtes là ! Quoi ! VotreMajesté ignore-t-elle ce qui n’est un secret pour personne d’unbout à l’autre de la Bohême, que la reine aime Pierrot, et veutl’épouser ?

– L’épouser ! s’écria le roi, etmoi, et moi donc !

– Vous, sire, on doit vous faire mangerdu turbot ce soir à souper.

– Par ma barbe ! s’écria le roi,dont le bon sens naturel se révoltait aux calomnies de Renardino,ce que vous dites là est horrible, et je n’y saurais croire.Avez-vous des preuves ?

– Des preuves ! ah ! vous medemandez des preuves !

– Mais, sans doute.

– Eh bien ! écoutez-moi et répondez.Qui a fait chavirer, il y a huit jours, votre barqueroyale ?

– Ah ! ça, c’est Pierrot, je ne puispas dire une chose pour une autre, c’est Pierrot.

– Très bien ! mais vous a-t-il aumoins porté secours quand vous êtes tombé dans le lac ?

– Vous me demandez s’il m’a portésecours ? dit le roi qui cherchait à rassembler ses souvenirs,non, je ne pense pas ; mais, attendez donc, je me rappelleque, loin de là, il m’a jeté le filet sur la tête, et, sans notreécuyer Cœur-d’Or, qui s’est trouvé par hasard sur le bord du lac,je me noyais certainement…

– Ainsi, vous reconnaissez que Pierrotvoulait vous noyer ?

– Je ne dis pas cela, répondit le roi, etcependant…

– Cependant, il vous a planté un filetsur la tête, tandis qu’il se jetait à l’eau pour sauver lareine.

À ce rapprochement perfide, un nuage passa surles yeux du roi.

– Ah ! vous y voyez clairenfin ! s’écria Renardino ; eh bien ! courezmaintenant à l’appartement de la reine, où Pierrot va se rendreÉcoutez un moment aux portes, et vous en saurez bientôt aussi longque le dernier de vos sujets.

Le roi prit la balle au bond, et s’élança horsdu cabinet.

La reine vaquait en ce moment avec tantd’attention aux soins de sa volière bien-aimée, qu’elle n’aperçutpas le roi qui entrait dans sa chambre par une porte dérobée, et secachait tant bien que mal, vu son embonpoint, derrière une épaisseportière de velours.

Après avoir rempli d’une eau liquide les jolisgodets de cristal suspendu çà et là aux fils d’or de la cage millefriandises des plus agaçantes, elle s’amusait à contempler ensilence tous ces charmants oiseaux qui voletaient, sautillaient,butinant par-ci, butinant par-là bruyants, animés comme une rucheen travail, lorsque tout à coup un cri aigu la fit tressaillir.

– C’est lui ! s’écria-t-elle toutejoyeuse ; et elle courut à son balcon pour appeler le petitoiseau qu’elle avait perdu, et qui, depuis quelque temps, revenaitchaque jour, à la même heure, gazouiller sous les fenêtres de sabelle maîtresse.

– Viens ici, lui dit-elle, en froissantdans sa main un gros biscuit qui s’éparpillait en miettes d’or surle balcon. Viens ici, mon petit Pierrot !

À ces tendres paroles, le roi poussa dans sacachette un sourd gémissement.

La reine eut peur, se détourna brusquement etaperçut le grand ministre Pierrot qui venait d’entrer, et quis’inclina profondément devant elle.

– J’ai l’honneur d’annoncer à VotreMajesté, dit-il, qu’un pêcheur du lac vient d’apporter au palais unmagnifique turbot pesant plus de deux cents livres.

– C’est bien, seigneur Pierrot, repartitla reine ; vous le ferez mettre au bleu, et vous le placerezce soir sur la table devant le roi. Vous savez qu’il en estfriand.

Pierrot salua et sortit. La reine se précipitade nouveau sur son balcon, mais le petit oiseau avait disparu.

De son côté, le roi rentrait dans son cabinet,dans un état impossible à décrire.

– Seigneur Alberti, dit-il, je saistout ; mais, de par ma couronne, ils mourront tous deux !Empoisonner une si belle pièce, un turbot qui pèse deux centslivres, quelle horreur ! Faites venir sur l’heure tous leschimistes de la capitale, de ceux-là qu’on appelle les princes dela science, et qu’on m’apporte le poisson.

Lorsque les chimistes, au nombre de vingt,furent réunis dans le cabinet :

– Messieurs, leur dit le roi, veuillezprocéder à l’analyse de ce turbot qui est devant vous, etdéterminer la nature du poison qu’il renferme.

– Ce turbot est empoisonné ?demandèrent-ils tout d’une voix.

– Oui, messieurs, ce turbot estempoisonné.

– Ah ! très bien ! firent-ils,et incontinent ils se mirent à l’œuvre.

Pendant le cours de l’opération, Renardinoétait fort agité, il tremblait que la ruse qu’il avait imaginéepour perdre Pierrot ne fût découverte. Aussi quels ne furent passon étonnement et sa joie quand, l’analyse terminée, les savantsproclamèrent, à l’unanimité, que les organes du turbot soumis àleur examen recelaient vingt sortes de poisons.

Les vingt chimistes avaient trouvé chacun unpoison différent.

Cela fait, les princes de la science saluèrentet se retirèrent gravement à la queue leu leu.

Deux heures après, Renardino remettait engrand cérémonial à Pierrot des lettres patentes du roi qui luiintimaient l’ordre de préparer immédiatement ses bagages, et de serendre à la cour du prince Azor pour négocier un traité de paix.C’était tout bonnement un arrêt de mort.

Le même jour, la reine fut arrêtée, malgré leslarmes de Fleur-d’Amandier, et conduite, sous bonne escorte, dansune vieille tour située à l’extrémité de la ville.

Or, tous ces événements étaient l’effet de laméchanceté de Renardino : il avait entendu plusieurs fois, lematin, la reine appeler, sur le balcon, son petit oiseau, et ilavait mis à profit cette circonstance pour exciter la jalousie duroi, déjà éveillée par le récit perfide de la catastrophe dulac.

Le turbot empoisonné était une fable de soninvention ; mais cette fable est restée célèbre dans le pays,et s’y reproduit encore chaque année à pareil jour, sous le nombien connu de poisson d’Avril.

Vous voilà avertis, mes chers petits rois deBohême ; méfiez-vous, ce jour-là, des Renardino.

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