La Jeunesse de Pierrot

Chapitre 5Le petit poisson rouge

Lelendemain matin, sept heures venaient à peine de sonner à toutesles horloges de la ville, que le seigneur Renardino se promenaitdéjà de long en large au lieu du rendez-vous, le rond-point de laForêt Verte. Il était accompagné d’un vieux général, tant mutilépar la bataille, qu’il ne lui restait plus qu’un œil, un bras etune jambe, et encore pas au complet ; ce qui ne l’empêchaitpas d’être fort jovial, de friser sa moustache et de redresserfièrement sa taille quand une jolie dame passait près de lui.

La promenade des deux amis durait depuis deuxheures, lorsque le vieux général s’arrêta pour consulter samontre.

– Mille millions de hallebardes !s’écria-t-il, il est neuf heures ! Est-ce que ton Albinos neviendrait pas, d’aventure ? J’aurais été curieux, cependant,de savoir s’il avait du sang ou de la farine dans les veines.

– Tu le sauras bientôt, répondit le grandministre en grinçant des dents, car je le vois là-bas quiarrive…

Et il serra convulsivement la coquille de sonépée.

En effet, c’était Pierrot qui arrivait,accompagné d’un marmiton, lequel portait sous son tablier deuxbroches à rôtir qu’il avait prises le matin dans les cuisines duroi, et qui étaient si longues que les pointes traînaient par terreà dix pas derrière ses talons.

Lorsque les parties en présence eurent échangéle salut d’usage, les témoins tirèrent les armes au sort.

– Pile ! dit le général, qui jeta enl’air une pièce de monnaie.

– Face ! dit le marmiton. J’aigagné, reprit aussitôt le marmiton, qui empocha par distraction lapièce de monnaie du vieux général ; à nous le choix desarmes.

Et, prenant les deux broches, il tendit l’uneau seigneur Renardino et l’autre à Pierrot.

Les champions s’alignèrent et le combatcommença.

Le grand ministre, fort habile en matièred’escrime, s’avança droit sur son adversaire et lui porta en pleinepoitrine deux coups de pointe ; mais, chose étrange ! labroche rebondit comme un marteau sur l’enclume et fit jaillir desétincelles du pourpoint de Pierrot.

Renardino s’arrêta, étonné.

Pierrot profita de ce temps d’arrêt pour luilancer un violent coup de pied dans les jambes.

Ce fut un bien autre étonnement pourRenardino, qui sauta en l’air en hurlant.

– Damnation ! s’écria-t-il, toutécumant de rage, et il s’élança de nouveau sur Pierrot, qui se mità rompre, sans cesser cependant de harceler son antagoniste.

Le pauvre Renardino était tout éclopé ;mais, de son côté, Pierrot courait le plus grand danger ; danssa marche rétrograde, il avait rencontré un arbre où il se trouvaitacculé.

– Je te tiens enfin ! dit le grandministre, qui, voyant toute retraite fermée à son adversaire, seflattait du malin espoir de le clouer sur l’arbre, comme on faitd’un papillon dans un herbier. Attrape ça ! cria-t-il, et, sefendant à fond, il lui porta la botte la plus furieuse qu’il pûtfaire.

Mais Pierrot, qui l’avait vu venir, esquiva lecoup en sautant par-dessus sa tête.

La broche de Renardino alla s’enfoncer dans lecœur de l’arbre.

Vite, vite, il se mit en posture de ladégager ; mais Pierrot ne lui en laissa pas le temps, et luiassena, drus comme grêle, de grands coups de pied par-derrière.

– Grâce, grâce ! s’écria enfin lemalheureux Renardino, je suis mort ! et, lâchant prise, il selaissa tomber à terre.

En ennemi généreux, Pierrot cessa de frapper,et tendit la main à son adversaire, qui se releva tout honteux, auxéclats de rire des témoins.

– Mille millions de hallebardes !criait le vieux général, comme il t’a tambouriné, mon pauvreami ! Tu en as au moins pour quinze jours sans pouvoirt’asseoir, et pour un homme de cabinet c’est bien gênant !

– Je vais prendre les devants, disait deson côté le marmiton, pour faire préparer les compresses.

Après maints autres quolibets, nos personnagesreprirent chacun de son côté le chemin du palais.

Pendant que ceci se passait, toute la courétait en rumeur. Le roi, qui s’était mis à table pour déjeuner,avait remarqué que le service de vaisselle plate dont la reine luiavait fait cadeau le jour de sa fête n’était pas à sa placeaccoutumée et le réclamait à grands cris.

Depuis une heure, écuyers tranchants,cuisiniers, marmitons, cherchaient, fouillaient, mettaient toutsens dessus dessous, mais ne trouvaient rien.

– Où est ma vaisselle plate ? criaitle roi ; il me faut ma vaisselle plate, et tout de suite, ouje vous fais pendre tous, les uns au bout des autres, dans la courde mon palais… Çà, voyons, qu’on appelle mon grandéchanson !

– Sire, hasarda un marmiton, monsieur legrand échanson est sorti.

– Qu’on me l’amène, mort ou vif, qu’on mel’amène !

– Sire, me voici, dit Pierrot qui entraitsur ces entrefaites, et voici en outre les objets que vousréclamez.

Mettant alors la main sous son pourpoint, ilen tira six grands plats d’argent qui étaient dans un état affreuxà voir, tant ils avaient reçu de horions.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda le roi, rouge de colère.

– Sire, répondit Pierrot, vous vousrappelez l’ordre que vous m’avez donné de faire graver votrechiffre royal sur ces belles pièces d’argenterie…

– Je me le rappelle, en effet, dit leroi.

– Eh bien, ce matin, je les avaisemportées pour les remettre à l’orfèvre de Votre Majesté, et parcrainte des voleurs, je les avais placées là sous mon pourpoint,lorsque, chemin faisant, il me revint à l’esprit que le seigneurRenardino, votre grand ministre, m’attendait dans la Forêt Vertepour une affaire d’honneur.

– Une affaire d’honneur ! s’écria leroi. Ah ! c’est très bien, seigneur Pierrot… mais non, je metrompe, c’est mal, c’est fort mal, monsieur l’échanson. Vous savezqu’un édit royal défend expressément à nos sujets de se battre enduel.

– En vérité, sire, je l’ignorais.

– C’est bien, c’est bien, je te pardonnepour cette fois, mais n’y reviens plus, et continue tonhistoire.

– Je n’avais pas une minute à perdre,reprit Pierrot, car l’heure fixée pour la rencontre était passéedepuis longtemps ; je courus de suite au palais, pris avec moiun marmiton pour me servir de témoin, et, dans ma précipitation,j’oubliai de déposer sur le dressoir votre vaisselle plate.

– De façon que tu t’es battu avec mavaisselle ?…

– Hélas ! oui, dit Pierrot, et VotreMajesté peut voir que le seigneur Renardino n’y a pas été de mainmorte.

– Ah ! le brutal ! s’écria leroi ; il me le payera.

– C’est déjà fait, reprit Pierrot, et ilraconta en grand détail la scène du duel.

Le roi s’ébaudit fort de ce récit, et n’eutrien de plus pressé que de le rapporter à la reine, qui le redit ensecret à la première dame d’honneur, laquelle en fit part à voixbasse à l’officier des gardes, qui le répéta en confidence àplusieurs de ses amis ; tant il y a, qu’une heure après, leseigneur Renardino était la fable de toute la cour et de toute laville.

Ce fut bien pis encore, lorsque le roi renditle décret par lequel il nommait Pierrot grand ministre, etordonnait qu’un nouveau service de vaisselle plate serait achetéaux frais de Renardino.

– C’est bien fait ! c’est bienfait ! criait-on partout, et c’était à qui courrait le plusvite pour mettre des lampions aux fenêtres.

Pendant que toute la ville se réjouissait desa disgrâce, l’ex-grand ministre était plus mort que vif.

À l’aide du vieux général, il s’était mis aulit en rentrant au palais. Puis, il avait été pris de la fièvre,puis, à la nouvelle de sa disgrâce, il était tombé de fièvre enchaud mal, puis il avait eu le délire.

Tantôt il lui semblait voir se dresser devantlui les spectres de tous les malheureux qu’il avait dépouillés pours’enrichir, et qui, se penchant sur son chevet, lui disaient toutbas, bien bas à l’oreille :

– Rends-nous ce que tu nous aspris ! Rends-nous ce que tu nous as pris !

Tantôt c’était la vieille mendiante qui luidemandait la charité d’un air moqueur, en lui montrant la boursepleine d’or, qu’il avait perdue six semaines auparavant.

En vain il se dressait sur son lit, les traitscontractés, l’œil hagard pour écarter tous ces fantômes ; sesmains ne rencontraient que le vide, et une voix stridente etrailleuse lui criait :

– C’est ainsi que sont punis les hommesméchants et les mauvais cœurs.

Et les mêmes visions lui apparurent toute lanuit, et toute la nuit il entendit les mêmes paroles. Tant il estvrai, mes chers enfants, qu’une conscience irritée ne pardonnejamais.

À quelques jours de là, le roi donna dans sonpalais, en l’honneur de Pierrot, son nouveau ministre, un galasplendide auquel furent conviés les rois des pays voisins, àl’exception du prince Azor, qui continuait toujours, à petit bruit,ses préparatifs de guerre.

Pierrot était au comble de ses vœux ;assis à table auprès de Fleur-d’Amandier, il lui débitait leschoses les plus bouffonnes du monde, et ne se sentait pas de joiequand il la voyait sourire à ses saillies. Cependant, unobservateur eût pu remarquer que la belle princesse devenait tout àcoup sérieuse quand, jetant un regard à la dérobée sur Cœur-d’Or,qui était debout derrière son fauteuil, elle le voyait changer decouleur, et ronger de dépit le bois de sa hallebarde qui en étaitfort endommagé.

Après le repas, le roi congédia ses hôtes, etproposa à la reine une promenade sur le lac. On ne pouvait choisirune plus belle occasion ; le ciel était pur, l’air tiède,l’eau tranquille ; déjà, de toutes parts, la prairiecommençait à verdoyer, et l’arbre à babiller ; c’était unevéritable journée de printemps.

La famille royale arriva sur le bord du lac,et s’embarqua sur une yole qui s’y trouvait amarrée.

– Tu peux prendre place auprès de nous,dit le roi à Pierrot, qui par respect se tenait à l’écart.

Pierrot ne se le fit pas répéter ; ils’assit près du gouvernail, détacha l’amarre, et la barque,gracieuse comme un cygne qui secoue ses ailes, déploya ses voiles,et s’élança sans bruit et sans sillage sur la surface du lac.

Nos illustres personnages voguaient déjàdepuis une demi-heure, lorsque le roi s’écria tout àcoup :

– Plie, plie la voile, mon amiPierrot ; j’aperçois un petit poisson là-bas, dans les eaux denotre barque royale… Il court après nous, en vérité, comme s’ilavait quelque chose à nous dire.

C’était en effet un joli poisson rouge, vif etalerte, et qui battait, battait l’eau de ses fines nageoires pourrejoindre au plus vite l’esquif du roi ; et ce ne fut paslong, je vous assure, du train dont il y allait.

Fleur-d’Amandier, qui le vit venir, pensaqu’il avait faim, et lui jeta quelques miettes d’un gâteau qu’elletenait à la main, en lui disant de sa voix la plus douce pour nepas l’effaroucher :

– Mangez, mangez, petit poisson.

Et le petit poisson de sauter hors de l’eau etd’agiter gentiment sa queue mordorée en signe de remerciement.

À ce moment, le roi dit à voix basse àPierrot :

– Ami Pierrot, prends le filet, ettiens-toi prêt à le jeter au premier signal que je te donnerai.J’ai envie de manger ce soir ce petit poisson à souper.

Mais le poisson rouge, qui l’avait entendu, setint prudemment à distance, et, mettant la tête hors de l’eau, ildit, au grand étonnement de ses auditeurs, qui n’avaient jamaisentendu de poisson parler :

– Roi de Bohême, de grands malheurs vousmenacent, vous avez des ennemis qui conspirent en secret votreperte ; j’étais venu pour vous sauver, mais l’acte deméchanceté que vous méditez à l’encontre d’un petit poisson qui nevous a jamais fait de mal, me démontre que vous n’êtes pas meilleurque les autres hommes, et je vous abandonne à votre sort.

« Quant à vous, Fleur-d’Amandier, sibelle et si bonne, quoi qu’il advienne, comptez sur moi, je veillesur vous.

Contrefaisant alors la voix du roi, le petitpoisson cria :

– Pierrot, jette le filet !

Et Pierrot, qui n’attendait que ce signal,lança le filet à l’eau. Je ne sais comment il s’y prit, mais tout àcoup la barque chavira, et crac ! nos promeneurs firentnaufrage.

Pierrot, qui était excellent nageur, fut lepremier qui revint à la surface du lac. Son premier mouvement futde chercher des yeux Fleur-d’Amandier ; il l’aperçut qui sedébattait sous l’eau près de lui, la saisit par les cheveux etl’amena au bord ; tout cela en moins de temps qu’il ne m’enfaut pour vous le dire.

– Sauvée ! sauvée !s’écria-t-il en sautant de joie ; et déjà il faisait en espritles plus beaux rêves du monde, se voyait pour le moins le gendre duroi, lorsqu’en y regardant de plus près, il reconnut que c’était lareine mère qu’il avait sauvée.

Tout désappointé de cette découverte, ilallait se précipiter de nouveau dans le lac, quand il vit Cœur-d’Orqui nageait vers le bord, tenant au-dessus de l’eau, avec desménagements infinis, la belle tête de Fleur-d’Amandier.

– Cœur-d’Or, Cœur-d’Or ici ! Est-cepossible ? s’écria-t-il ; et, dans sa surprise, ilfaillit tomber à la renverse sur la reine, qu’il venait de heurterdu pied.

Mais comment notre écuyer se trouvait-il là,allez-vous me demander bien vite, mes chers enfants ?

Il y était parce que… parce queFleur-d’Amandier y était aussi Quand il vous arrive de vous fairebien mal, ou que vous avez au cœur un gros chagrin, dites, n’est-cepas votre mère qui est toujours là, la première, pour vous secourirou vous consoler ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien !voilà pourquoi Cœur-d’Or se trouvait sur le bord du lac quand labarque avait chaviré, et pourquoi il avait sauvé la vie àFleur-d’Amandier.

Quant au roi, il avait été bien puni de saméchanceté ; il s’était pris dans le filet jeté par Pierrot,et après avoir bu, à son corps défendant, une énorme quantitéd’eau, il était parvenu à se mettre à cheval sur la quille dubateau, et là, il soufflait et criait de toutes ses forces, ni plusni moins qu’un homme qui se noie. Il y serait encore si Cœur-d’Orne fût venu en hâte le débarrasser.

De retour au palais, les naufragés changèrentde vêtements, et le roi assembla sa cour.

Pierrot, déjà premier ministre, fut nommégrand amiral du royaume, et Cœur-d’Or armé chevalier.

Après la cérémonie, qui dura longtemps, le roicongédia sa cour, prit une chandelle et monta à sa tour. Il étaitsoucieux.

Arrivé au sommet, il braqua sur son œil droitune lorgnette de nuit, et interrogea successivement les quatrepoints cardinaux de l’horizon.

L’examen fut long.

– J’ai exploré, dit-il enfin, la plaineen tous sens, et je ne vois rien d’inquiétant, absolument rien.Décidément, ce petit poisson est un intrigant qui a voulu se moquerde moi.

Et il descendit le cœur plus léger, rentradans son appartement, se coucha auprès de la reine, et, soufflantla chandelle, s’endormit sur ses deux oreilles.

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