La Main Gauche

2.

La fête fut complète ! Quatre heures durant, les dixmatelots se gorgèrent d’amour et de vin. Six mois de solde ypassèrent.

Dans la grande salle du café, ils étaient installés en maîtres,regardant d’un œil malveillant les habitués ordinaires quis’installaient aux petites tables, dans les coins, où une desfilles demeurées libres, vêtue en gros baby ou en chanteuse decafé-concert, courait les servir, puis s’asseyait près d’eux.

Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu’il gardatoute la soirée, car le populaire n’est pas changeant. On avaitrapproché trois tables et, après la première rasade, la processiondédoublée, accrue d’autant de femmes qu’il y avait de mathurins,s’était reformée dans l’escalier. Sur les marches de bois, lesquatre pieds de chaque couple sonnèrent longtemps, pendant ques’engouffrait, dans la porte étroite qui menait aux chambres, celong défilé d’amoureux.

Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puison redescendit encore.

Maintenant, presque gris, ils gueulaient ! Chacun d’eux,les yeux rouges, sa préférée sur les genoux, chantait ou criait,tapait à coups de poings la table, s’entonnait du vin dans lagorge, lâchait en liberté la brute humaine. Au milieu d’eux,Célestin Duclos, serrant contre lui une grande fille aux jouesrouges, à cheval sur ses jambes, la regardait avec ardeur. Moinsivre que les autres, non qu’il eût moins bu, il avait encored’autres pensées, et, plus tendre, cherchait à causer. Ses idées lefuyaient un peu, s’en allaient, revenaient et disparaissaient sansqu’il pût se souvenir au juste de ce qu’il avait voulu dire.

Il riait, répétant :

– Pour lors, pour lors… v’là longtemps que t’es ici.

– Six mois, répondit la fille.

Il eut l’air content pour elle, comme si c’eût été une preuve debonne conduite, et il reprit :

– Aimes-tu c’te vie-là ?

Elle hésita, puis résignée :

– On s’y fait. C’est pas plus embêtant qu’autre chose. Êtreservante ou bien rouleuse, c’est toujours des sales métiers.

Il eut l’air d’approuver encore cette vérité.

– T’es pas d’ici ? dit-il.

Elle fit « non » de la tête, sans répondre.

– T’es de loin ?

Elle fit « oui » de la même façon.

– D’où ça ?

Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura:

– De Perpignan.

Il fut de nouveau très satisfait et dit :

– Ah oui !

À son tour elle demanda :

– Toi, t’es marin ?

– Oui, ma belle.

– Tu viens de loin ?

– Ah oui ! J’en ai vu des pays, des ports et de tout.

– T’as fait le tour du monde, peut-être ?

– Je te crois, plutôt deux fois qu’une.

De nouveau elle parut hésiter, chercher en sa tête une choseoubliée, puis, d’une voix un peu différente, plus sérieuse :

– T’as rencontré beaucoup de navires dans tes voyages ?

– Je te crois, ma belle.

– T’aurais pas vu Notre-Dame-des-Vents, par hasard ?

Il ricana :

– Pas plus tard que l’autre semaine.

Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues, et demanda :

– Vrai, bien vrai ?

– Vrai, comme je te parle.

– Tu mens pas, au moins ?

Il leva la main :

– D’vant l’bon Dieu ! dit-il.

– Alors, sais-tu si Célestin Duclos est toujoursdessus ?

Il fut surpris, inquiet, voulut avant de répondre en savoirdavantage.

– Tu l’connais ?

À son tour elle devint méfiante.

– Oh, pas moi ! c’est une femme qui l’connaît.

– Une femme d’ici ?

– Non, d’à côté.

– Dans la rue ?

– Non, dans l’autre.

– Qué femme ?

– Mais, une femme donc, une femme comme moi.

– Qué qué l’y veut, c’te femme ?

– Je sais-t’y mé, quéque payse ?

Ils se regardèrent au fond des yeux, pour s’épier, sentant,devinant que quelque chose de grave allait surgir entre eux.

Il reprit :

– Je peux t’y la voir, c’te femme ?

– Quoi que tu l’y dirais ?

– J’y dirais… j’y dirais… que j’ai vu Célestin Duclos.

– Il se portait ben, au moins ?

– Comme toi et moi, c’est un gars !

Elle se tut encore, rassemblant ses idées, puis, avec lenteur:

– Ous’qu’elle allait, Notre-Dame-des-Vents ?

– Mais, à Marseille, donc.

Elle ne put réprimer un sursaut.

– Ben vrai ?

– Ben vrai !

– Tu l’connais Duclos ?

– Oui je l’connais.

Elle hésita encore, puis tout doucement :

– Ben. C’est ben !

– Qué que tu l’y veux ?

– Écoute, tu y diras… non rien !

Il la regardait toujours de plus en plus gêné. Enfin il voulutsavoir.

– Tu l’connais itou, té ?

– Non, dit-elle.

– Alors qué que tu l’y veux ?

Elle prit brusquement une résolution, se leva, courut aucomptoir où trônait la patronne, saisit un citron qu’elle ouvrit etdont elle fit couler le jus dans un verre, puis elle emplit d’eaupure ce verre, et, le rapportant :

– Bois ça !

– Pourquoi ?

– Pour faire passer le vin. Je te parlerai d’ensuite.

Il but docilement, essuya ses lèvres d’un revers de main, puisannonça :

– Ça y est, je t’écoute.

– Tu vas me promettre de ne pas l’y conter que tu m’as vue, nide qui tu sais ce que je te dirai. Faut jurer.

Il leva la main, sournois.

– Ça, je le jure.

– Su l’bon Dieu ?

– Su l’bon Dieu.

– Eh ben tu l’y diras que son père est mort, que sa mère estmorte, que son frère est mort, tous trois en un mois, de fièvretyphoïde, en janvier 1883, v’là trois ans et demi.

À son tour, il sentit que tout son sang lui remuait dans lecorps, et il demeura pendant quelques instants tellement saisiqu’il ne trouvait rien à répondre ; puis il douta et demanda:

– T’es sûre ?

– Je suis sûre.

– Qué qui te l’a dit ?

Elle posa les mains sur ses épaules, et le regardant au fond desyeux :

– Tu jures de ne pas bavarder.

– Je le jure.

– Je suis sa sœur !

Il jeta ce nom, malgré lui.

– Françoise ?

Elle le contempla de nouveau fixement, puis, soulevée par uneépouvante folle, par une horreur profonde, elle murmura tout bas,presque dans sa bouche :

– Oh ! oh ! c’est toi, Célestin ?

Ils ne bougèrent plus, les yeux dans les yeux.

Autour d’eux, les camarades hurlaient toujours ! Le bruitdes verres, des poings, des talons scandant les refrains et lescris aigus des femmes se mêlaient au vacarme des chants.

Il la sentait sur lui, enlacée à lui, chaude et terrifiée, sasœur ! Alors, tout bas, de peur que quelqu’un l’écoutât, sibas qu’elle-même l’entendit à peine :

– Malheur ! j’avons fait de la belle besogne !

Elle eut, en une seconde, les yeux pleins de larmes, et balbutia:

– C’est-il de ma faute ?

Mais lui, soudain :

– Alors ils sont morts ?

– Ils sont morts.

– Le pé, la mé, et le fré ?

– Les trois en un mois, comme je t’ai dit. J’ai resté seule,sans rien que mes hardes, vu que je devions le pharmacien,l’médecin et l’enterrement des trois défunts, que j’ai payé avecles meubles.

J’entrai pour lors comme servante chez maît’e Cacheux, tu saisbien, l’boiteux. J’avais quinze ans tout juste à çu moment-làpisque t’es parti quand j’en avais point quatorze. J’ai fait unefaute avec li. On est si bête quand on est jeune. Pi j’allai commebonne du notaire qui m’a aussi débauchée et qui me conduisit auHavre dans une chambre. Bientôt il n’est point r’venu ; j’aipassé trois jours sans manger et pi ne trouvant pas d’ouvrage, jesuis entrée en maison, comme bien d’autres. J’en ai vu aussi dupays, moi ! ah ! et du sale pays ! Rouen, Évreux,Lille, Bordeaux, Perpignan, Nice, et pi Marseille, où mev’là !

Les larmes lui sortaient des yeux et du nez, mouillaient sesjoues, coulaient dans sa bouche.

Elle reprit :

– Je te croyais mort aussi, té ! mon pauv’e Célestin.

Il dit :

– Je t’aurais point reconnue, mé, t’étais si p’tite alors, et tev’là si forte ! mais comment que tu ne m’as point reconnu,té ?

Elle eut un geste désespéré.

– Je vois tant d’hommes qu’ils me semblent touspareils !

Il la regardait toujours au fond des yeux, étreint par uneémotion confuse et si forte qu’il avait envie de crier comme unpetit enfant qu’on bat. Il la tenait encore dans ses bras, à chevalsur lui, les mains ouvertes dans le dos de la fille, et voilà qu’àforce de la regarder il la reconnut enfin, la petite sœur laisséeau pays avec tous ceux qu’elle avait vus mourir, elle, pendantqu’il roulait sur les mers. Alors prenant soudain dans ses grossespattes de marin cette tête retrouvée, il se mit à l’embrasser commeon embrasse de la chair fraternelle. Puis des sanglots, de grandssanglots d’homme, longs comme des vagues, montèrent dans sa gorgepareils à des hoquets d’ivresse.

Il balbutiait :

– Te v’là, te r’voilà, Françoise, ma p’tite Françoise…

Puis tout à coup il se leva, se mit à jurer d’une voixformidable en tapant sur la table un tel coup de poing que lesverres culbutés se brisèrent. Puis il fit trois pas, chancela,étendit les bras, tomba sur la face. Et il se roulait par terre encriant, en battant le sol de ses quatre membres, et en poussant detels gémissements qu’ils semblaient des râles d’agonie.

Tous ses camarades le regardaient en riant.

– Il est rien soûl, dit l’un.

– Faut le coucher, dit un autre, s’il sort on va le fiche aubloc.

Alors comme il avait de l’argent dans ses poches, la patronneoffrit un lit, et les camarades, ivres eux-mêmes à ne pas tenirdebout, le hissèrent par l’étroit escalier jusqu’à la chambre de lafemme qui l’avait reçu tout à l’heure, et qui demeura sur unechaise, au pied de la couche criminelle, en pleurant autant quelui, jusqu’au matin.

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