La Main Gauche

Chapitre 7Les Epingles

– Ah ! mon cher, quelles rosses, les femmes !

– Pourquoi dis-tu ça ?

– C’est qu’elles m’ont joué un tour abominable.

– À toi ?

– Oui, à moi.

– Les femmes, ou une femme ?

– Deux femmes.

– Deux femmes en même temps ?

– Oui.

– Quel tour ?

Les deux jeunes gens était assis devant un grand café duboulevard et buvaient des liqueurs mélangées d’eau, ces apéritifsqui ont l’air d’infusions faites avec toutes les nuances d’uneboîte d’aquarelle.

Ils avaient à peu près le même âge : vingt-cinq à trente ans.L’un était blond et l’autre brun. Ils avaient la demi-élégance descoulissiers, des hommes qui vont à la Bourse et dans les salons,qui fréquentent partout, vivent partout, aiment partout. Le brunreprit :

– Je t’ai dit ma liaison, n’est-ce pas, avec cette petitebourgeoise rencontrée sur la plage de Dieppe ?

– Oui.

– Mon cher, tu sais ce que c’est. J’avais une maîtresse à Paris,une que j’aime infiniment, une vieille amie, une bonne amie, unehabitude enfin, et j’y tiens.

– À ton habitude ?

– Oui, à mon habitude et à elle. Elle est mariée aussi avec unbrave homme, que j’aime beaucoup également, un bon garçon trèscordial, un vrai camarade ! Enfin c’est une maison où j’avaislogé ma vie.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils ne peuvent pas quitter Paris, ceux-là, etje me suis trouvé veuf à Dieppe.

– Pourquoi allais-tu à Dieppe ?

– Pour changer d’air. On ne peut pas rester tout le temps sur leboulevard.

– Alors ?

– Alors j’ai rencontré sur la plage la petite dont je t’aiparlé.

– La femme du chef de bureau ?

– Oui. Elle s’ennuyait beaucoup. Son mari, d’ailleurs, ne venaitque tous les dimanches, et il est affreux. Je la comprendsjoliment. Donc, nous avons ri et dansé ensemble.

– Et le reste ?

– Oui, plus tard. Enfin, nous nous sommes rencontrés, nous noussommes plu, je le lui ai dit, elle me l’a fait répéter pour mieuxcomprendre, et elle n’y a pas mis d’obstacle.

– L’aimais-tu ?

– Oui, un peu ; elle est très gentille.

– Et l’autre ?

– L’autre était à Paris ! Enfin, pendant six semaines, ç’aété très bien et nous sommes rentrés ici dans les meilleurestermes. Est-ce que tu sais rompre avec une femme, toi, quand cettefemme n’a pas un tort à ton égard ?

– Oui, très bien.

– Comment fais-tu ?

– Je la lâche.

– Mais comment t’y prends-tu pour la lâcher ?

– Je ne vais plus chez elle.

– Mais si elle vient chez toi ?

– Je… n’y suis pas.

– Et si elle revient ?

– Je lui dit que je suis indisposé.

– Si elle te soigne ?

– Je… lui fais une crasse.

– Si elle l’accepte ?

– J’écris des lettres anonymes à son mari pour qu’il lasurveille les jours où je l’attends.

– Ça c’est grave ! Moi je n’ai pas de résistance. Je nesais pas rompre. Je les collectionne. Il y en a que je ne vois plusqu’une fois par an, d’autres tous les dix mois, d’autres au momentdu terme, d’autres les jours où elles ont envie de dîner aucabaret. Celles que j’ai espacées ne me gênent pas, mais j’aisouvent bien du mal avec les nouvelles pour les distancer unpeu.

– Alors…

– Alors, mon cher, la petite ministère était tout feu, toutflamme, sans un tort, comme je te l’ai dit ! Comme son maripasse tous ses jours au bureau, elle se mettait sur le piedd’arriver chez moi à l’improviste. Deux fois elle a faillirencontrer mon habitude.

– Diable !

– Oui. Donc, j’ai donné à chacune ses jours, des jours fixespour éviter les confusions. Lundi et samedi à l’ancienne. Mardi,jeudi et dimanche à la nouvelle.

– Pourquoi cette préférence ?

– Ah ! mon cher, elle est plus jeune.

– Ça ne te faisait que deux jours de repos par semaine.

– Ça me suffit.

– Mes compliments !

– Or, figure-toi qu’il m’est arrivé l’histoire la plus ridiculedu monde et la plus embêtante. Depuis quatre mois tout allaitparfaitement ; je dormais sur mes deux oreilles et j’étaisvraiment très heureux, quand soudain, lundi dernier, toutcraque.

J’attendais mon habitude à l’heure dite, une heure et quart, enfumant un bon cigare.

Je rêvassais, très satisfait de moi, quand je m’aperçus quel’heure était passée. Je fus surpris, car elle est très exacte.Mais j’ai cru à un petit retard accidentel. Cependant unedemi-heure se passe, puis une heure, une heure et demie et jecompris qu’elle avait été retenue pour une cause quelconque, unemigraine peut-être ou un importun. C’est très ennuyeux ceschoses-là, ces attentes… inutiles, très ennuyeux et très énervant.Enfin, j’en ai pris mon parti, puis je suis sorti, et ne sachantque faire, j’allai chez elle.

– Je la trouvai en train de lire un roman.

– Eh bien ? lui dis-je.

Elle répondit tranquillement :

– Mon cher, je n’ai pas pu, j’ai été empêchée.

– Par quoi ?

– Par des… occupations.

– Mais… quelles occupations ?

– Une visite ennuyeuse.

Je pensais qu’elle ne voulait pas me dire la vraie raison, et,comme elle était très calme, je ne m’en inquiétai pas davantage. Jecomptais rattraper le temps perdu, le lendemain avec l’autre.

Le mardi donc, j’étais très… très ému et très amoureux enexpectative, de la petite ministère, et même étonné qu’elle nedevançât pas l’heure convenue. Je regardais la pendule à toutmoment suivant l’aiguille avec impatience.

Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures… Jene tenais plus en place, traversant à grandes enjambées ma chambre,collant mon front à la fenêtre et mon oreille contre la porte pourécouter si elle ne montait pas l’escalier.

Voici deux heures et demie, puis trois heures ! Je saisismon chapeau et je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, unroman !

– Eh bien ? dis-je avec anxiété.

Elle répondit, aussi tranquillement que mon habitude :

– Mon cher, je n’ai pas pu, j’ai été empêchée.

– Par quoi ?

– Par… des occupations.

– Mais… quelles occupations ?

– Une visite ennuyeuse.

Certes, je supposai immédiatement qu’elles savaient tout ;mais elle semblait pourtant si placide, si paisible, que je finispar rejeter mon soupçon, par croire à une coïncidence bizarre, nepouvant imaginer une pareille dissimulation de sa part. Et aprèsune heure de causerie amicale, coupée d’ailleurs par vingt entréesde sa petite fille, je dus m’en aller fort embêté.

Et figure-toi que le lendemain…

– Ça a été la même chose ?

– Oui… et le lendemain encore. Et ça a duré ainsi troissemaines, sans explication, sans que rien me révélât cette conduitebizarre dont cependant je soupçonnais le secret.

– Elles savaient tout ?

– Parbleu. Mais comment ? Ah ! j’en eu du tourmentavant de l’apprendre.

– Comment l’as-tu su enfin ?

– Par lettres. Elles m’ont donné, le même jour, dans les mêmestermes, mon congé définitif.

– Et ?

– Et voici… Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours surelles une armée d’épingles. Les épingles à cheveux, je les connais,je m’en méfie, et j’y veille, mais les autres sont bien plusperfides, ces sacrées petite épingles à tête noire qui noussemblent toutes pareilles, à nous grosses bêtes que nous sommes,mais qu’elles distinguent, elles, comme nous distinguons un chevald’un chien.

Or, il paraît qu’un jour ma petite ministère avait laissé une deces machines révélatrices piquée dans ma tenture, près de maglace.

Mon habitude, du premier coup, avait perçu sur l’étoffe ce petitpoint noir gros comme une puce, et sans rien dire l’avait cueilli,puis avait laissé à la même place une de ses épingles à elle, noireaussi, mais d’un modèle différent.

Le lendemain, la ministère voulut reprendre son bien, etreconnut aussitôt la substitution ; alors un soupçon lui vint,et elle en mit deux, en les croisant.

L’habitude répondit à ce signe télégraphique par trois boulesnoires, l’une sur l’autre.

Une fois ce commerce commencé, elles continuèrent à communiquer,sans rien se dire, seulement pour s’épier. Puis il paraît quel’habitude, plus hardie, enroula le long de la petite pointed’acier un mince papier où elle avait écrit : « Poste restante,boulevard Malesherbes, C. D. »

Alors elles s’écrivirent. J’étais perdu. Tu comprends que ça n’apas été tout seul entre elles. Elles y allaient avec précaution,avec mille ruses, avec toute la prudence qu’il faut en pareil cas.Mais l’habitude fit un coup d’audace et donna rendez-vous àl’autre.

Ce qu’elles se sont dit, je l’ignore ! Je sais seulementque j’ai fait les frais de leur entretien. Et voilà !

– C’est tout ?

– Oui.

– Tu ne les vois plus ?

– Pardon, je les vois encore comme ami ; nous n’avons pasrompu tout à fait.

– Et elles, se sont-elles revues ?

– Oui, mon cher, elles sont devenues intimes.

– Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas une idée, ça.

– Non, quoi ?

– Grand serin, l’idée de leur faire repiquer des épinglesdoubles ?

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