La Main Gauche

Chapitre 4L’Ordonnance

Le cimetière plein d’officiers avait l’air d’un champ fleuri.Les képis et les culottes rouges, les galons et les boutons d’or,les sabres, les aiguillettes de l’état-major, les brandebourgs deschasseurs et des hussards passaient au milieu des tombes dont lescroix blanches ou noires ouvraient leurs bras lamentables, leursbras de fer, de marbre ou de bois, sur le peuple disparu desmorts.

On venait d’enterrer la femme du colonel de Limousin. Elles’était noyée deux jours auparavant, en prenant un bain.

C’était fini, le clergé était parti, mais le colonel, soutenupar deux officiers, restait debout devant le trou au fond duquel ilvoyait encore le coffre de bois qui cachait, décomposé déjà, lecorps de sa jeune femme.

C’était presque un vieillard, un grand maigre à moustachesblanches qui avait épousé trois ans plus tôt, la fille d’uncamarade, demeurée orpheline après la mort de son père, le colonelSortis.

Le capitaine et le lieutenant sur qui s’appuyait leur chefessayaient de l’emmener. Il résistait, les yeux pleins de larmesqu’il ne laissait point couler, par héroïsme, et, murmurant, toutbas : « Non, non, encore un peu », il s’obstinait à rester là, lesjambes fléchissantes, au bord de ce trou, qui lui paraissait sansfond, un abîme où étaient tombés son cœur et sa vie, tout ce quilui restait sur terre.

Tout à coup le général Ormont s’approcha, saisit par le bras lecolonel, et l’entraînant presque de force : « Allons, allons, monvieux camarade, il ne faut pas demeurer là. » Le colonel obéitalors, et rentra chez lui.

Comme il ouvrait la porte de son cabinet, il aperçut une lettresur sa table de travail. L’ayant prise, il faillit tomber desurprise et d’émotion, il avait reconnu l’écriture de sa femme. Etla lettre portait le timbre de la poste, avec la date du jour même.Il déchira l’enveloppe et lut.

« PÈRE,

« Permettez-moi de vous appeler encore père, comme autrefois.Quand vous recevrez cette lettre, je serai morte, et sous la terre.Alors peut-être pourrez-vous me pardonner.

« Je ne veux pas chercher à vous émouvoir ni à atténuer mafaute. Je veux dire seulement, avec toute la sincérité d’une femmequi va se tuer dans une heure, la vérité entière et complète.

« Quand vous m’avez épousée, par générosité, je me suis donnée àvous par reconnaissance et je vous ai aimé de tout mon cœur depetite fille. Je vous ai aimé ainsi que j’aimais papa, presqueautant ; et un jour, comme j’étais sur vos genoux, et commevous m’embrassiez, je vous ai appelé : « Père », malgré moi. Ce futun cri du cœur, instinctif, spontané. Vrai, vous étiez pour moi unpère, rien qu’un père. Vous avez ri, et vous m’avez dit : «Appelle-moi toujours comme ça, mon enfant, ça me fait plaisir.»

« Nous sommes venus dans cette ville et – pardonnez-moi, père –je suis devenue amoureuse. Oh ! j’ai résisté longtemps,presque deux ans, vous lisez bien, presque deux ans, et puis j’aicédé, je suis devenue coupable, je suis devenue une femmeperdue.

« Quant à lui ? – Vous ne devinerez pas qui. Je suis bientranquille là-dessus, puisqu’ils étaient douze officiers, toujoursautour de moi et avec moi, que vous appeliez mes douzeconstellations.

« Père, ne cherchez pas à le connaître et ne le haïssez pas,lui. Il a fait ce que n’importe qui aurait fait à sa place, etpuis, je suis sûre qu’il m’aimait aussi de tout son cœur.

« Mais, écoutez – un jour, nous avions rendez-vous dans l’îledes Bécasses, vous savez la petite île, après le moulin. Moi, jedevais y aborder en nageant, et lui devait m’attendre dans lesbuissons, et puis rester là jusqu’au soir pour qu’on ne le vit paspartir. Je venais de le rejoindre, quand les branches s’ouvrent etnous apercevons Philippe, votre ordonnance, qui nous avait surpris.J’ai senti que nous étions perdus et j’ai poussé un grandcri ; alors il m’a dit – lui, mon ami ! – Allez-vous-en àla nage, tout doucement, ma chère, et laissez-moi avec cethomme.

« Je suis partie, si émue que j’ai failli me noyer, et je suisrentrée chez vous, m’attendant à quelque chose d’épouvantable.

« Une heure après, Philippe me disait, à voix basse, dans lecorridor du salon où je l’ai rencontré : « Je suis aux ordres demadame, si elle avait quelque lettre à me donner. » Alors jecompris qu’il s’était vendu, et que mon ami l’avait acheté.

« Je lui ai donné des lettres, en effet – toutes mes lettres. –Il les portait et me rapportait les réponses.

« Cela a duré deux mois environ. Nous avions confiance en lui,comme vous aviez confiance en lui, vous aussi.

« Or, père, voici ce qui arriva. Un jour, dans la même île oùj’étais venue à la nage, mais, seule, cette fois, j’ai retrouvévotre ordonnance. Cet homme m’attendait et il m’a prévenue qu’ilallait nous dénoncer à vous et vous livrer des lettres gardées parlui, volées, si je ne cédais point à ses désirs.

« Oh ! père, mon père, j’ai eu peur, une peur lâche,indigne, peur de vous surtout, de vous si bon, et trompé par moi,peur pour lui encore – vous l’auriez tué – pour moi aussi,peut-être, est-ce que je sais, j’étais affolée, éperdue, j’ai crul’acheter encore une fois ce misérable qui m’aimait aussi, quellehonte !

« Nous sommes si faibles, nous autres, que nous perdons la têtebien plus que vous. Et puis, quand on est tombé, on tombe toujoursplus bas, plus bas. Est-ce que je sais ce que j’ai fait ? J’aicompris seulement qu’un de vous deux et moi allions mourir – et jeme suis donnée à cette brute.

« Vous voyez, père, que je ne cherche pas à m’excuser.

« Alors, alors – alors, ce que j’aurais dû prévoir est arrivé –il m’a prise et reprise quand il a voulu en me terrifiant. Il a étéaussi mon amant, comme l’autre, tous les jours. Est-ce pasabominable ? Et quel châtiment, père ?

« Alors, moi, je me suis dit. Il faut mourir. Vivante, jen’aurais pu vous confesser un pareil crime. Morte, j’ose tout. Jene pouvais plus faire autrement que de mourir, rien ne m’auraitlavée, j’étais trop tachée. Je ne pouvais plus aimer, ni êtreaimée ; il me semblait que je salissais tout le monde, rienqu’en donnant la main.

« Tout à l’heure, je vais aller prendre mon bain et je nereviendrai pas.

« Cette lettre pour vous ira chez mon amant. Il la recevra aprèsma mort, et sans rien comprendre, vous la fera tenir, accomplissantmon dernier vœu. Et vous la lirez, vous, en revenant ducimetière.

« Adieu, père, je n’ai plus rien à vous dire. Faites ce que vousvoudrez, et pardonnez-moi. »

Le colonel s’essuya le front couvert de sueur. Son sang-froid,le sang-froid des jours de bataille lui était revenu tout àcoup.

Il sonna.

Un domestique parut.

– Envoyez-moi Philippe, dit-il.

Puis, il entrouvrit le tiroir de sa table.

L’homme entra presque aussitôt, un grand soldat à moustachesrousses, l’air malin, l’œil sournois.

Le colonel le regarda tout droit.

– Tu vas me dire le nom de l’amant de ma femme.

– Mais, mon colonel…

L’officier prit son revolver dans le tiroir entrouvert.

– Allons, et vite, tu sais que je ne plaisante pas.

– Eh bien !… mon colonel… c’est le capitaineSaint-Albert.

À peine avait-il prononcé ce nom, qu’une flamme lui brûla lesyeux, et il s’abattit sur la face, une balle au milieu dufront.

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