La Main Gauche

Chapitre 3Boitelle

Le père Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays, laspécialité des besognes malpropres. Toutes les fois qu’on avait àfaire nettoyer une fosse, un fumier, un puisard, à curer un égout,un trou de fange quelconque, c’était lui qu’on allait chercher.

Il s’en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabotsenduits de crasse, et se mettait à sa besogne en geignant sanscesse sur son métier. Quand on lui demandait alors pourquoi ilfaisait cet ouvrage répugnant, il répondait avec résignation :

– Pardi, c’est pour mes éfants qu’il faut nourrir. Ça rapporteplus qu’autre chose.

Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s’informait de cequ’ils étaient devenus, il disait avec un air d’indifférence :

– N’en reste huit à la maison. Y en a un au service et cinqmariés.

Quand on voulait savoir s’ils étaient bien mariés, il reprenaitavec vivacité :

– Je les ai pas opposés. Je les ai opposés en rien. Ils ontmarié comme ils ont voulu. Faut pas opposer les goûts, ça tournemal. Si je suis ordureux, mé, c’est que mes parents m’ont opposédans mes goûts. Sans ça j’aurais devenu un ouvrier comme lesautres.

Voici en quoi ses parents l’avaient contrarié dans sesgoûts.

Il était alors soldat, faisant son temps au Havre, pas plus bêtequ’un autre, pas plus dégourdi non plus, un peu simple pourtant.Pendant les heures de liberté, son plus grand plaisir était de sepromener sur le quai, où sont réunis les marchands d’oiseaux.Tantôt seul, tantôt avec un pays, il s’en allait lentement le longdes cages où les perroquets à dos vert et à tête jaune desAmazones, les perroquets à dos gris et à tête rouge du Sénégal, lesaras énormes qui ont l’air d’oiseaux cultivés en serre, avec leursplumes fleuries, leurs panaches et leurs aigrettes, des perruchesde toute taille, qui semblent coloriées avec un soin minutieux parun bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout petits oisillonssautillants, rouges, jaunes, bleus et bariolés, mêlant leurs crisau bruit du quai, apportent dans le fracas des navires déchargés,des passants et des voitures, une rumeur violente, aiguë,piaillarde, assourdissante, de forêt lointaine et surnaturelle.

Boitelle s’arrêtait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riantet ravi, montrant ses dents aux kakatoès prisonniers qui saluaientde leur huppe blanche ou jaune le rouge éclatant de sa culotte etle cuivre de son ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau parleur,il lui posait des questions ; et si la bête se trouvait cejour-là disposée à répondre et dialoguait avec lui, il emportaitpour jusqu’au soir de la gaieté et du contentement. À regarder lessinges aussi il se faisait des bosses de plaisir, et il n’imaginaitpoint de plus grand luxe pour un homme riche que de posséder cesanimaux ainsi qu’on a des chats et des chiens. Ce goût-là, ce goûtde l’exotique, il l’avait dans le sang comme on a celui de lachasse, de la médecine ou de la prêtrise. Il ne pouvait s’empêcher,chaque fois que s’ouvraient les portes de la caserne, de s’enrevenir au quai comme s’il s’était senti tiré par une envie.

Or une fois, s’étant arrêté presque en extase devant un araracamonstrueux qui gonflait ses plumes, s’inclinait, se redressait,semblait faire les révérences de cour du pays des perroquets, ilvit s’ouvrir la porte d’un petit café attenant à la boutique dumarchand d’oiseaux, et une jeune négresse, coiffée d’un foulardrouge, apparut, qui balayait vers la rue les bouchons et le sablede l’établissement.

L’attention de Boitelle fut aussitôt partagée entre l’animal etla femme, et il n’aurait su dire vraiment lequel de ces deux êtresil contemplait avec le plus d’étonnement et de plaisir.

La négresse, ayant poussé dehors les ordures du cabaret, levales yeux, et demeura à son tour éblouie devant l’uniforme dusoldat. Elle restait debout, en face de lui, son balai dans lesmains comme si elle lui eût porté les armes, tandis que l’araracacontinuait à s’incliner. Or le troupier au bout de quelquesinstants fut gêné par cette attention, et il s’en alla à petitspas, pour n’avoir point l’air de battre en retraite.

Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le café desColonies, et souvent il perçut à travers les vitres la petite bonneà peau noire qui servait des bocks ou de l’eau-de-vie aux matelotsdu port. Souvent aussi elle sortait en l’apercevant ; bientôt,même, sans s’être jamais parlé, ils se sourirent comme desconnaissances ; et Boitelle se sentait le cœur remué, envoyant luire tout à coup, entre les lèvres sombres de la fille, laligne éclatante de ses dents. Un jour enfin il entra, et fut toutsurpris en constatant qu’elle parlait français comme tout le monde.La bouteille de limonade, dont elle accepta de boire un verre,demeura, dans le souvenir du troupier, mémorablementdélicieuse ; et il prit l’habitude de venir absorber, en cepetit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que luipermettait sa bourse.

C’était pour lui une fête, un bonheur auquel il pensait sanscesse, de regarder la main noire de la petite bonne verser quelquechose dans son verre, tandis que les dents riaient, plus clairesque les yeux. Au bout de deux mois de fréquentation, ils devinrenttout à fait bons amis, et Boitelle, après le premier étonnement devoir que les idées de cette négresse étaient pareilles aux bonnesidées des filles du pays, qu’elle respectait l’économie, letravail, la religion et la conduite, l’en aima davantage, s’épritd’elle au point de vouloir l’épouser.

Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie. Elle avaitd’ailleurs quelque argent, laissé par une marchande d’huîtres, quil’avait recueillie, quand elle fut déposée sur le quai du Havre parun capitaine américain. Ce capitaine l’avait trouvée âgée d’environsix ans, blottie sur des balles de coton dans la cale de sonnavire, quelques heures après son départ de New-York. Venant auHavre, il y abandonna aux soins de cette écaillère apitoyée cepetit animal noir caché à son bord, il ne savait pas par qui nicomment. La vendeuse d’huîtres étant morte, la jeune négressedevint bonne au café des Colonies.

Antoine Boitelle ajouta :

– Ça se fera si les parents ne s’y opposent point. J’irai jamaiscontre eux, t’entends ben, jamais ! Je vas leur en toucherdeux mots à la première fois que je retourne au pays.

La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heuresde permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait unepetite ferme à Tourteville, près d’Yvetot.

Il attendit la fin du repas, l’heure où le café baptiséd’eau-de-vie rendait les cœurs plus ouverts, pour informer sesascendants qu’il avait trouvé une fille répondant si bien à sesgoûts, à tous ses goûts, qu’il ne devait pas en exister une autresur la terre pour lui convenir aussi parfaitement.

Les vieux, à ce propos, devinrent aussitôt circonspects, etdemandèrent des explications. Il ne cacha rien d’ailleurs que lacouleur de son teint.

C’était une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, économe,propre, de conduite, et de bon conseil. Toutes ces choses-làvalaient mieux que de l’argent aux mains d’une mauvaise ménagère.Elle avait quelques sous d’ailleurs, laissés par une femme quil’avait élevée, quelques gros sous, presque une petite dot, quinzecents francs à la caisse d’épargne. Les vieux, conquis par sesdiscours, confiants d’ailleurs dans son jugement, cédaient peu àpeu, quand il arriva au point délicat. Riant d’un rire un peucontraint :

– Il n’y a qu’une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier.Elle n’est brin blanche.

Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avecbeaucoup de précautions, pour ne les point rebuter, qu’elleappartenait à la race sombre dont ils n’avaient vu échantillons quesur les images d’Épinal.

Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s’il leuravait proposé une union avec le Diable.

La mère disait : – Noire ? Combien qu’elle l’est. C’est-ilpartout ?

Il répondait : – Pour sûr : Partout, comme t’es blanche partout,té !

Le père reprenait : – Noire ? C’est-il noir autant que lechaudron ?

Le fils répondait : – Pt’être ben un p’tieu moins ! C’estnoire, mais point noire à dégoûter. La robe à m’sieu l’curé est bennoire, et alle n’est pas plus laide qu’un surplis qu’est blanc.

Le père disait : – Y en a-t-il de pu noires qu’elle dans sonpays ?

Et le fils, convaincu, s’écriait :

– Pour sûr !

Mais le bonhomme remuait la tête.

– Ça doit être déplaisant ?

Et le fils :

– C’est point pu déplaisant qu’aut’chose, vu qu’on s’y fait enrin de temps.

La mère demandait :

– Ça ne salit point le linge plus que d’autres, cespiaux-là ?

– Pas plus que la tienne, vu que c’est sa couleur.

Donc, après beaucoup de questions encore, il fut convenu que lesparents verraient cette fille avant de rien décider et que legarçon, dont le service allait finir l’autre mois, l’amènerait à lamaison afin qu’on pût l’examiner et décider en causant si ellen’était pas trop foncée pour entrer dans la famille Boitelle.

Antoine alors annonça que le dimanche 22 mai, jour de salibération, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.

Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureuxses vêtements les plus beaux et les plus voyants, où dominaient lejaune, le rouge et le bleu, de sorte qu’elle avait l’air pavoiséepour une fête nationale.

Dans la gare, au départ du Havre, on la regarda beaucoup, etBoitelle était fier de donner le bras à une personne qui commandaitainsi l’attention. Puis, dans le wagon de troisième classe où elleprit place à côté de lui, elle imposa une telle surprise auxpaysans que ceux des compartiments voisins montèrent sur leursbanquettes pour l’examiner par-dessus la cloison de bois quidivisait la caisse roulante. Un enfant, à son aspect, se mit àcrier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de samère.

Tout alla bien cependant jusqu’à la gare d’arrivée. Mais lorsquele train ralentit sa marche en approchant d’Yvetot, Antoine sesentit mal à l’aise, comme au moment d’une inspection quand il nesavait pas sa théorie Puis, s’étant penché à la portière, ilreconnut de loin son père qui tenait la bride du cheval attelé à lacarriole, et sa mère venue jusqu’au treillage qui maintenait lescurieux.

Il descendit le premier, tendit la main à sa bonne amie, et,droit, comme s’il escortait un général, il se dirigea vers safamille.

La mère, en voyant venir cette dame noire et bariolée encompagnie de son garçon, demeurait tellement stupéfaite qu’ellen’en pouvait ouvrir la bouche, et le père avait peine à maintenirle cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou lanégresse. Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans mélange derevoir ses vieux, se précipita, les bras ouverts, bécota la mère,bécota le père malgré l’effroi du bidet, puis se tournant vers sacompagne que les passants ébaubis considéraient en s’arrêtant, ils’expliqua.

– La v’là ! J’vous avais ben dit qu’à première vue alle estun brin détournante, mais sitôt qu’on la connaît, vrai de vrai, y arien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu’à nes’émeuve point.

Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même à perdre la raison,fit une espèce de révérence, tandis que le père ôtait sa casquetteen murmurant : « J’vous la souhaite à vot’désir. » Puis sanss’attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond surdes chaises qui les faisaient sauter en l’air à chaque cahot de laroute, et les deux hommes par devant, sur la banquette.

Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air decaserne, le père fouettait le bidet, et la mère regardait de coin,en glissant des coups d’œil de fouine, la négresse dont le front etles pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures biencirées.

Voulant rompre la glace, Antoine se retourna.

– Eh bien, dit-il, on ne cause pas ?

– Faut le temps, répondit la vieille.

Il reprit :

– Allons, raconte à la p’tite l’histoire des huit œufs de tapoule.

C’était une farce célèbre dans la famille. Mais comme la mère setaisait toujours, paralysée par l’émotion, il prit lui-même laparole et narra, en riant beaucoup, cette mémorable aventure. Lepère, qui la savait par cœur, se dérida aux premiers mots ; safemme bientôt suivit l’exemple, et la négresse elle-même, aupassage le plus drôle, partit tout à coup d’un tel rire, d’un riresi bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excité fit un petittemps de galop.

La connaissance était faite. On causa.

À peine arrivés, quand tout le monde fut descendu, après qu’ileut conduit sa bonne amie dans la chambre pour ôter sa robe qu’elleaurait pu tacher en faisant un bon plat de sa façon destiné àprendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant laporte, et demanda, le cœur battant :

– Eh ben, quéque vous dites ?

Le père se tut. La mère plus hardie déclara :

– Alle est trop noire ! Non, vrai, c’est trop. J’en ai eules sangs tournés.

– Vous vous y ferez, dit Antoine.

– Possible, mais pas pour le moment.

Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en voyant la négressecuisiner. Alors elle l’aida, la jupe retroussée, active malgré sonâge.

Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tourensuite, Antoine prit son père à part.

– Eh ben, pé, quéque t’en dis ?

Le paysan ne se compromettait jamais.

– J’ai point d’avis. D’mande à ta mé.

Alors Antoine rejoignit sa mère et la retenant en arrière :

– Eh ben, ma mé, quéque t’en dis ?

– Mon pauv’e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement unp’tieu moins je ne m’opposerais pas, mais c’est trop. On diraitSatan !

Il n’insista point, sachant que la vieille s’obstinait toujours,mais il sentait en son cœur entrer un orage de chagrin. Ilcherchait ce qu’il fallait faire, ce qu’il pourrait inventer,surpris d’ailleurs qu’elle ne les eût pas conquis déjà comme ellel’avait séduit lui-même. Et ils allaient tous les quatre à paslents à travers les blés, redevenus peu à peu silencieux. Quand onlongeait une clôture, les fermiers apparaissaient à la barrière,les gamins grimpaient sur les talus, tout le monde se précipitaitau chemin pour voir passer la « noire » que le fils Boitelle avaitramenée. On apercevait au loin des gens qui couraient à travers leschamps comme on accourt quand bat le tambour des annonces dephénomènes vivants. Le père et la mère Boitelle effarés de cettecuriosité semée par la campagne à leur approche, hâtaient le pas,côte à côte, précédant de loin leur fils à qui sa compagnedemandait ce que les parents pensaient d’elle.

Il répondit en hésitant qu’ils n’étaient pas encore décidés.

Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse detoutes les maisons en émoi, et devant l’attroupement grossissant,les vieux Boitelle prirent la fuite et regagnèrent leur logis,tandis qu’Antoine soulevé de colère, sa bonne amie au bras,s’avançait avec majesté sous les yeux élargis parl’ébahissement.

Il comprenait que c’était fini, qu’il n’y avait plus d’espoir,qu’il n’épouserait pas sa négresse ; elle aussi lecomprenait ; et ils se mirent à pleurer tous les deux enapprochant de la ferme. Dès qu’ils y furent revenus, elle ôta denouveau sa robe pour aider la mère à faire sa besogne ; ellela suivit partout, à la laiterie, à l’étable, au poulailler,prenant la plus grosse part, répétant sans cesse : « Laissez-moifaire, madame Boitelle », si bien que le soir venu, la vieille,touchée et inexorable, dit à son fils : « C’est une brave filletout de même. C’est dommage qu’elle soit si noire, mais vrai, allel’est trop. J’pourrais pas m’y faire, faut qu’alle r’tourne, alleest trop noire. »

Et le fils Boitelle dit à sa bonne amie :

– Alle n’veut point, alle te trouve trop noire. Faut r’tourner.Je t’aconduirai jusqu’au chemin de fer. N’importe, t’éluge point.J’vas leur y parler quand tu seras partie.

Il la conduisit donc à la gare en lui donnant encore espoir, etaprès l’avoir embrassée, la fit monter dans le convoi qu’il regardas’éloigner avec des yeux bouffis par les pleurs.

Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais.

Et quand il avait conté cette histoire que tout le paysconnaissait, Antoine Boitelle ajoutait toujours :

– À partir de ça, j’ai eu de cœur à rien, à rien. Aucun métierne m’allait pu, et j’sieus devenu ce que j’sieus, un ordureux.

On lui disait :

– Vous vous êtes marié pourtant.

– Oui, et j’peux pas dire que ma femme m’a déplu pisque j’y aifait quatorze éfants, mais c’n’est point l’autre, oh non, pour sûr,oh non ! L’autre, voyez-vous, ma négresse, alle n’avait qu’àme regarder, je me sentais comme transporté…

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