La Main Gauche

Chapitre 8Duchoux

En descendant le grand escalier du cercle chauffé comme uneserre par le calorifère, le baron de Mordiane avait laissé ouvertesa fourrure ; aussi, lorsque la grande porte de la rue se futrefermée sur lui, éprouva-t-il un frisson de froid profond, un deces frissons brusques et pénibles qui rendent triste comme unchagrin. Il avait perdu quelque argent, d’ailleurs, et son estomac,depuis quelque temps, le faisait souffrir, ne lui permettait plusde manger à son gré.

Il allait rentrer chez lui, et soudain la pensée de son grandappartement vide, du valet de pied dormant dans l’antichambre, ducabinet où l’eau tiédie pour la toilette du soir chantait doucementsur le réchaud à gaz, du lit large, antique et solennel comme unecouche mortuaire, lui fit entrer, jusqu’au fond du cœur, jusqu’aufond de la chair, un autre froid plus douloureux encore que celuide l’air glacé.

Depuis quelques années il sentait s’appesantir sur lui ce poidsde la solitude qui écrase quelquefois les vieux garçons. Jadis, ilétait fort, alerte et gai, donnant tous ses jours au sport ettoutes ses nuits aux fêtes. Maintenant, il s’alourdissait et neprenait plus plaisir à grand-chose. Les exercices le fatiguaient,les soupers et même les dîners lui faisaient mal, les femmesl’ennuyaient autant qu’elles l’avaient autrefois amusé.

La monotonie des soirs pareils, des mêmes amis retrouvés au mêmelieu, au cercle, de la même partie avec des chances et des déveinesbalancées, des mêmes propos sur les mêmes choses, du même espritdans les mêmes bouches, des plaisanteries sur les mêmes sujets, desmêmes médisances sur les mêmes femmes, l’écœurait au point de luidonner, par moments, de véritables désirs de suicide. Il ne pouvaitplus mener cette vie régulière et vide, si banale, si légère et silourde en même temps, et il désirait quelque chose de tranquille,de reposant, de confortable, sans savoir quoi.

Certes, il ne songeait pas à se marier, car il ne se sentait pasle courage de se condamner à la mélancolie, à la servitudeconjugale, à cette odieuse existence de deux êtres, qui, toujoursensemble, se connaissaient jusqu’à ne plus dire un mot qui ne soitprévu par l’autre, à ne plus faire un geste qui ne soit attendu, àne plus avoir une pensée, un désir, un jugement qui ne soientdevinés. Il estimait qu’une personne ne peut être agréable à voirencore que lorsqu’on la connaît peu, lorsqu’il reste en elle dumystère, de l’inexploré, lorsqu’elle demeure un peu inquiétante etvoilée. Donc il lui aurait fallu une famille qui n’en fût pas une,où il aurait pu passer seulement une partie de sa vie ; et, denouveau, le souvenir de son fils le hanta.

Depuis un an, il y songeait sans cesse, sentant croître en luil’envie irritante de le voir, de le connaître. Il l’avait eu danssa jeunesse, au milieu de circonstances dramatiques et tendres.L’enfant, envoyé dans le Midi, avait été élevé près de Marseille,sans jamais connaître le nom de son père.

Celui-ci avait payé d’abord les mois de nourrice, puis les moisde collège, puis les mois de fête, puis la dot pour un mariageraisonnable. Un notaire discret avait servi d’intermédiaire sansjamais rien révéler.

Le baron de Mordiane savait donc seulement qu’un enfant de sonsang vivait quelque part, aux environs de Marseille, qu’il passaitpour intelligent et bien élevé, qu’il avait épousé la fille d’unarchitecte entrepreneur, dont il avait pris la suite. Il passaitaussi pour gagner beaucoup d’argent.

Pourquoi n’irait-il pas voir ce fils inconnu, sans se nommer,pour l’étudier d’abord et s’assurer qu’il pourrait au besointrouver un refuge agréable dans cette famille ?

Il avait fait grandement les choses, donné une belle dotacceptée avec reconnaissance. Il était donc certain de ne pas seheurter contre un orgueil excessif ; et cette pensée, cedésir, reparus tous les jours, de partir pour le Midi, devenaienten lui irritants comme une démangeaison. Un bizarre attendrissementd’égoïste le sollicitait aussi, à l’idée de cette maison riante etchaude, au bord de la mer, où il trouverait sa belle-fille jeune etjolie, ses petits-enfants aux bras ouverts, et son fils qui luirappellerait l’aventure charmante et courte des lointaines années.Il regrettait seulement d’avoir donné tant d’argent, et que cetargent eût prospéré entre les mains du jeune homme, ce qui ne luipermettait plus de se présenter en bienfaiteur.

Il allait, songeant à tout cela, la tête enfoncée dans son colde fourrure ; et sa résolution fut prise brusquement. Unfiacre passait ; il l’appela, se fit conduire chez lui ;et quand son valet de chambre, réveillé, eut ouvert la porte :

– Louis, dit-il, nous partons demain soir pour Marseille. Nous yresterons peut-être une quinzaine de jours. Vous allez faire tousles préparatifs nécessaires.

Le train roulait, longeant le Rhône sablonneux, qui traversaitdes plaines jaunes, des villages clairs, un grand pays fermé auloin par des montagnes nues.

Le baron de Mordiane, réveillé après une nuit en sleeping, seregardait avec mélancolie dans la petite glace de son nécessaire.Le jour cru du Midi lui montrait des rides qu’il ne se connaissaitpas encore : un état de décrépitude ignoré dans la demi-ombre desappartements parisiens.

Il pensait, en examinant le coin des yeux, les paupièresfripées, les tempes, le front dégarnis :

– Bigre, je ne suis pas seulement défraîchi. Je suis avancé.

Et son désir de repos grandit soudain, avec une vague envie, néeen lui pour la première fois, de tenir sur ses genoux sespetits-enfants.

Vers une heure de l’après-midi, il arriva dans un landau loué àMarseille, devant une de ces maisons de campagne méridionales siblanches au bout de leur avenue de platanes, qu’elles éblouissentet font baisser les yeux. Il souriait en suivant l’allée et pensait:

– Bigre, c’est gentil !

Soudain, un galopin de cinq à six ans apparut, sortant d’unarbuste, et demeura debout au bord du chemin, regardant le monsieuravec ses yeux ronds.

Mordiane s’approcha :

– Bonjour, mon garçon.

Le gamin ne répondit pas.

Le baron, alors, s’étant penché, le prit dans ses bras pourl’embrasser, puis, suffoqué par une odeur d’ail dont l’enfant toutentier semblait imprégné, il le remit brusquement à terre enmurmurant :

– Oh ! c’est l’enfant du jardinier.

Et il marcha vers la demeure.

Le linge séchait sur une corde devant la porte, chemises,serviettes, torchons, tabliers et draps, tandis qu’une garniture dechaussettes alignées sur des ficelles superposées emplissait unefenêtre entière, pareille aux étalages de saucisses devant lesboutiques de charcutiers.

Le baron appela.

Une servante apparut, vraie servante du Midi, sale et dépeignée,dont les cheveux, par mèches, lui tombaient sur la face, dont lajupe, sous l’accumulation des taches qui l’avaient assombrie,gardait de sa couleur ancienne quelque chose de tapageur, un air defoire champêtre et de robe de saltimbanque.

Il demanda :

– M. Duchoux est-il chez lui ?

Il avait donné, jadis, par plaisanterie de viveur sceptique, cenom à l’enfant perdu afin qu’on n’ignorât point qu’il avait ététrouvé sous un chou.

La servante répéta :

– Vous demandez M. Duchouxe ?

– Oui.

– Té, il est dans la salle, qui tire ses plans.

– Dites-lui que M. Merlin demande à lui parler.

Elle reprit, étonnée :

– Hé ! donc, entrez, si vous voulez le voir.

Et elle cria :

– Mosieu Duchouxe, une visite !

Le baron entra, et, dans une grande salle, assombrie par lesvolets à moitié clos, il aperçut indistinctement des gens et deschoses qui lui parurent malpropres.

Debout devant une table surchargée d’objets de toute sorte, unpetit homme chauve traçait des lignes sur un large papier.

Il interrompit son travail et fit deux pas.

Son gilet ouvert, sa culotte déboutonnée, les poignets de sachemise relevés, indiquaient qu’il avait fort chaud, et il étaitchaussé de souliers boueux révélant qu’il avait plu quelques joursauparavant.

Il demanda, avec un fort accent méridional :

– À qui ai-je l’honneur ?

– Monsieur Merlin… Je viens vous consulter pour un achat deterrain à bâtir.

– Ah ! ah ! très bien !

Et Duchoux, se tournant vers sa femme, qui tricotait dansl’ombre :

– Débarrasse une chaise, Joséphine.

Mordiane vit alors une femme jeune, qui semblait déjà vieille,comme on est vieux à vingt-cinq ans en province, faute de soins, delavages répétés, de tous les petits soucis, de toutes les petitespropretés, de toutes les petites attentions de la toilette fémininequi immobilisent la fraîcheur et conservent, jusqu’à près decinquante ans, le charme et la beauté. Un fichu sur les épaules,les cheveux noués à la diable, de beaux cheveux épais et noirs,mais qu’on devinait peu brossés, elle allongea vers une chaise desmains de bonne et enleva une robe d’enfant, un couteau, un bout deficelle, un pot à fleurs vide et une assiette grasse demeurés surle siège, qu’elle tendit ensuite au visiteur.

Il s’assit et s’aperçut alors que la table de travail de Duchouxportait, outre les livres et les papiers, deux salades fraîchementcueillies, une cuvette, une brosse à cheveux, une serviette, unrevolver et plusieurs tasses non nettoyées.

L’architecte vit ce regard et dit en souriant :

– Excusez ! il y a un peu de désordre dans le salon ;ça tient aux enfants.

Et il approcha sa chaise pour causer avec le client.

– Donc, vous cherchez un terrain aux environs deMarseille ?

Son haleine, bien que venue de loin, apporta au baron ce souffled’ail qu’exhalent les gens du Midi ainsi que des fleurs leurparfum.

Mordiane demanda :

– C’est votre fils que j’ai rencontré sous lesplatanes ?

– Oui. Oui, le second.

– Vous en avez deux ?

– Trois, monsieur, un par an.

Et Duchoux semblait plein d’orgueil.

Le baron pensait : « S’ils fleurent tous le même bouquet, leurchambre doit être une vraie serre. »

Il reprit :

– Oui, je voudrais un joli terrain près de la mer, sur unepetite plage déserte…

Alors Duchoux s’expliqua. Il en avait dix, vingt, cinquante,cent et plus, de terrains dans ces conditions, à tous les prix,pour tous les goûts. Il parlait comme coule une fontaine, souriant,content de lui, remuant sa tête chauve et ronde.

Et Mordiane se rappelait une petite femme blonde, mince, un peumélancolique et disant si tendrement : « Mon cher aimé » que lesouvenir seul avivait le sang de ses veines. Elle l’avait aimé avecpassion, avec folie, pendant trois mois ; puis, devenueenceinte en l’absence de son mari qui était gouverneur d’unecolonie, elle s’était sauvée, s’était cachée, éperdue de désespoiret de terreur, jusqu’à la naissance de l’enfant que Mordiane avaitemporté, un soir d’été, et qu’ils n’avaient jamais revu.

Elle était morte de la poitrine trois ans plus tard, là-bas,dans la colonie de son mari qu’elle était allée rejoindre. Il avaitdevant lui leur fils, qui disait, en faisant sonner les finalescomme des notes de métal :

– Ce terrain-là, monsieur, c’est une occasion unique…

Et Mordiane se rappelait l’autre voix, légère comme uneffleurement de brise, murmurant :

– Mon cher aimé, nous ne nous séparerons jamais…

Et il se rappelait ce regard bleu, doux, profond, dévoué, encontemplant l’œil rond, bleu aussi, mais vide de ce petit hommeridicule qui ressemblait à sa mère, pourtant…

Oui, il lui ressemblait de plus en plus de seconde enseconde ; il lui ressemblait par l’intonation, par le geste,par toute l’allure ; il lui ressemblait comme un singeressemble à l’homme ; mais il était d’elle, il avait d’ellemille traits déformés irrécusables, irritants, révoltants. Le baronsouffrait, hanté soudain par cette ressemblance horrible,grandissant toujours, exaspérante, affolante, torturante comme uncauchemar, comme un remords !

Il balbutia :

– Quand pourrons-nous voir ensemble ce terrain ?

– Mais, demain, si vous voulez.

– Oui, demain. Quelle heure ?

– Une heure.

– Ça va.

L’enfant rencontré sous l’avenue apparut dans la porte ouverteet cria :

– Païré !

On ne lui répondit pas.

Mordiane était debout avec une envie de se sauver, de courir,qui lui faisait frémir les jambes. Ce « Païré » l’avait frappécomme une balle. C’était à lui qu’il s’adressait, c’était pour lui,ce païré à l’ail, ce païré du Midi.

Oh ! qu’elle sentait bon, l’amie d’autrefois !

Duchoux le reconduisait.

– C’est à vous, cette maison ? dit le baron.

– Oui, monsieur, je l’ai achetée dernièrement. Et j’en suisfier. Je suis enfant du hasard, moi, monsieur, et je ne m’en cachepas ; j’en suis fier. Je ne dois rien à personne, je suis lefils de mes œuvres ; je me dois tout à moi-même.

L’enfant, resté sur le seuil, criait de nouveau, mais de loin:

– Païré !

Mordiane, secoué de frissons, saisi de panique, fuyait comme onfuit devant un grand danger.

– Il va me deviner, me reconnaître, pensait-il. Il va me prendredans ses bras et me crier aussi : « Païré », en me donnant par levisage un baiser parfumé d’ail.

– À demain, monsieur.

– À demain, une heure.

Le landau roulait sur la route blanche.

– Cocher à la gare !

Et il entendait deux voix, une lointaine et douce, la voixaffaiblie et triste des morts, qui disait : « Mon cher aimé. » Etl’autre sonore, chantante, effrayante, qui criait : « Païré »,comme on crie : « Arrêtez-le », quand un voleur fuit dans lesrues.

Le lendemain soir, en entrant au cercle, le comte d’Étreillislui dit :

– On ne vous a pas vu depuis trois jours. Avez-vous étémalade ?

– Oui, un peu souffrant. J’ai des migraines, de temps entemps.

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