La Main Gauche

Chapitre 6Un Soir

Le Kléber avait stoppé, et je regardais de mes yeux ravisl’admirable golfe de Bougie qui s’ouvrait devant nous. Les forêtskabyles couvraient les hautes montagnes ; les sables jaunes,au loin, faisaient à la mer une rive de poudre d’or, et le soleiltombait en torrents de feu sur les maisons blanches de la petiteville.

La brise chaude, la brise d’Afrique, apportait à mon cœur joyeuxl’odeur du désert, l’odeur du grand continent mystérieux où l’hommedu Nord ne pénètre guère. Depuis trois mois, j’errais sur le bordde ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terrefantastique de l’autruche, du chameau, de la gazelle, del’hippopotame, du gorille, de l’éléphant et du nègre. J’avais vul’Arabe galoper dans le vent, comme un drapeau qui flotte et voleet passe, j’avais couché sous la tente brune, dans la demeurevagabonde de ces oiseaux blancs du désert. J’étais ivre de lumière,de fantaisie et d’espace.

Maintenant, après cette dernière excursion, il faudrait partir,retourner en France, revoir Paris, la ville du bavardage inutile,des soucis médiocres et des poignées de mains sans nombre. Jedirais adieu aux choses aimées, si nouvelles, à peine entrevues,tant regrettées.

Une flotte de barques entourait le paquebot. Je sautai dansl’une d’elles où ramait un négrillon, et je fus bientôt sur lequai, près de la vieille porte sarrazine, dont la ruine grise, àl’entrée de la cité kabyle, semble un écusson de noblesseantique.

Comme je demeurais debout sur le port, à côté de ma valise,regardant sur la rade le gros navire à l’ancre, et stupéfaitd’admiration devant cette côte unique, devant ce cirque demontagnes baignées par les flots bleus, plus beau que celui deNaples, aussi beau que ceux d’Ajaccio et de Porto, en Corse, unelourde main me tomba sur l’épaule.

Je me retournai et je vis un grand homme à barbe longue, coifféd’un chapeau de paille, vêtu de flanelle blanche, debout à côté demoi, et me dévisageant de ses yeux bleus :

– N’êtes-vous pas mon ancien camarade de pension ?dit-il.

– C’est possible. Comment vous appelez-vous ?

– Trémoulin.

– Parbleu ! Tu étais mon voisin d’études.

– Ah ! vieux, je t’ai reconnu du premier coup, moi.

Et la longue barbe se frotta sur mes joues.

Il semblait si content, si gai, si heureux de me voir, que, parun élan d’amical égoïsme, je serrai fortement les deux mains de cecamarade de jadis, et que je me sentis moi-même très satisfait del’avoir ainsi retrouvé.

Trémoulin avait été pour moi pendant quatre ans le plus intime,le meilleur de ces compagnons d’études que nous oublions si vite àpeine sortis du collège. C’était alors un grand corps mince, quisemblait porter une tête trop lourde, une grosse tête ronde,pesante, inclinant le cou tantôt à droite, tantôt à gauche, etécrasant la poitrine étroite de ce haut collégien à longuesjambes.

Très intelligent, doué d’une facilité merveilleuse, d’une raresouplesse d’esprit, d’une sorte d’intuition instinctive pour toutesles études littéraires, Trémoulin était le grand décrocheur de prixde notre classe. On demeurait convaincu au collège qu’ildeviendrait un homme illustre, un poète sans doute, car il faisaitdes vers et il était plein d’idées ingénieusement sentimentales.Son père, pharmacien dans le quartier du Panthéon, ne passait paspour riche.

Aussitôt après le baccalauréat, je l’avais perdu de vue.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? m’écriai-je.

Il répondit en souriant :

– Je suis colon.

– Bah ! Tu plantes ?

– Et je récolte.

– Quoi ?

– Du raisin, dont je fais du vin.

– Et ça va ?

– Ça va très bien.

– Tant mieux, mon vieux.

– Tu allais à l’hôtel ?

– Mais, oui.

– Eh bien, tu iras chez moi.

– Mais !…

– C’est entendu.

Et il dit au négrillon qui surveillait nos mouvements :

– Chez moi, Ali.

Ali répondit :

– Foui, moussi.

Puis se mit à courir, ma valise sur l’épaule, ses pieds noirsbattant la poussière.

Trémoulin me saisit le bras, et m’emmena. D’abord il me posa desquestions sur mon voyage, sur mes impressions, et, voyant monenthousiasme, parut m’en aimer davantage.

Sa demeure était une vieille maison mauresque à cour intérieure,sans fenêtres sur la rue, et dominée par une terrasse qui dominaitelle-même celles des maisons voisines, et le golfe et les forêts,les montagnes, la mer.

Je m’écriai :

– Ah ! voilà ce que j’aime, tout l’Orient m’entre dans lecœur en ce logis. Cristi ! que tu es heureux de vivreici ! Quelles nuits tu dois passer sur cette terrasse !Tu y couches ?

– Oui, j’y dors pendant l’été. Nous y monterons ce soir.Aimes-tu la pêche ?

– Quelle pêche ?

– La pêche au flambeau.

– Mais oui, je l’adore.

– Eh bien, nous irons, après dîner. Puis nous reviendronsprendre des sorbets sur mon toit.

Après que je me fus baigné, il me fit visiter la ravissanteville kabyle, une vraie cascade de maisons blanches dégringolant àla mer, puis nous rentrâmes comme le soir venait, et après unexquis dîner nous descendîmes vers le quai.

On ne voyait plus rien que les feux des rues et les étoiles, ceslarges étoiles luisantes, scintillantes, du ciel d’Afrique.

Dans un coin du port, une barque attendait. Dès que nous fûmesdedans, un homme dont je n’avais point distingué le visage se mit àramer pendant que mon ami préparait le brasier qu’il allumeraittout à l’heure. Il me dit :

– Tu sais, c’est moi qui manie la fouine. Personne n’est plusfort que moi.

– Mes compliments.

Nous avions contourné une sorte de môle et nous étions,maintenant, dans une petite baie pleine de hauts rochers dont lesombres avaient l’air de tours bâties dans l’eau, et je m’aperçus,tout à coup, que la mer était phosphorescente. Les avirons qui labattaient lentement, à coups réguliers, allumaient dedans, à chaquetombée, une lueur mouvante et bizarre qui traînait ensuite au loinderrière nous, en s’éteignant. Je regardais, penché, cette couléede clarté pâle, émiettée par les rames, cet inexprimable feu de lamer, ce feu froid qu’un mouvement allume et qui meurt dès que leflot se calme. Nous allions dans le noir, glissant sur cette lueur,tous les trois.

Où allions-nous ? Je ne voyais point mes voisins, je nevoyais rien que ce remous lumineux et les étincelles d’eauprojetées par les avirons. Il faisait chaud, très chaud. L’ombresemblait chauffée dans un four, et mon cœur se troublait de cevoyage mystérieux avec ces deux hommes dans cette barquesilencieuse.

Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nezpointu, aux yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboienttoutes les nuits sur cette terre démesurée, depuis les rives de lamer jusqu’au fond du désert où campent les tribus arabes. Lesrenards, les chacals, les hyènes, répondaient ; et non loin delà, sans doute, quelque lion solitaire devait grogner dans unegorge de l’Atlas.

Soudain, le rameur s’arrêta. Où étions-nous ? Un petitbruit grinça près de moi. Une flamme d’allumette apparut, et je visune main, rien qu’une main, portant cette flamme légère vers lagrille de fer suspendue à l’avant du bateau et chargée de boiscomme un bûcher flottant.

Je regardais, surpris, comme si cette vue eût été troublante etnouvelle, et je suivis avec émotion la petite flamme touchant aubord de ce foyer une poignée de bruyères sèches qui se mirent àcrépiter.

Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brûlante, ungrand feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbrespesant sur nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre,blanc et ridé, coiffé d’un mouchoir noué sur la tête, et Trémoulin,dont la barbe blonde luisait.

– Avant ! dit-il.

L’autre rama, nous remettant en marche, au milieu d’un météore,sous le dôme d’ombre mobile qui se promenait avec nous. Trémoulin,d’un mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait,éclatant et rouge.

Je me penchai de nouveau et j’aperçus le fond de la mer. Àquelques pieds sous le bateau il se déroulait lentement, à mesureque nous passions, l’étrange pays de l’eau, de l’eau qui vivifie,comme l’air du ciel, des plantes et des bêtes. Le brasier enfonçantjusqu’aux rochers sa vive lumière, nous glissions sur des forêtssurprenantes d’herbes rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elleset nous une glace admirablement transparente, une glace liquide,presque invisible, les rendait féeriques, les reculait dans unrêve, dans le rêve qu’éveillent les océans profonds. Cette ondeclaire si limpide, qu’on ne distinguait point, qu’on devinaitplutôt, mettait entre ces étranges végétations et nous quelquechose de troublant comme le doute de la réalité, les faisaitmystérieuses comme les paysages des songes.

Quelquefois les herbes venaient jusqu’à la surface, pareilles àdes cheveux, à peine remuées par le lent passage de la barque.

Au milieu d’elles, de minces poissons d’argent filaient,fuyaient, vus une seconde et disparus. D’autres, endormis encore,flottaient suspendus au milieu de ces broussailles d’eau, luisantset fluets, insaisissables. Souvent un crabe courait vers un troupour se cacher, ou bien une méduse bleuâtre et transparente, àpeine visible, fleur d’azur pâle, vraie fleur de mer, laissaittraîner son corps liquide dans notre léger remous ; puis,soudain, le fond disparaissait, tombé plus bas, très loin, dans unbrouillard de verre épaissi. On voyait vaguement alors de grosrochers et des varechs sombres, à peine éclairés par lebrasier.

Trémoulin, debout à l’avant, le corps penché, tenant aux mainsle long trident aux pointes aiguës qu’on nomme la fouine, guettaitles rochers, les herbes, le fond changeant de la mer, avec un œilardent de bête qui chasse.

Tout à coup, il laissa glisser dans l’eau, d’un mouvement vif etdoux, la tête fourchue de son arme, puis il la lança comme on lanceune flèche, avec une telle promptitude qu’elle saisit à la courseun grand poisson fuyant devant nous.

Je n’avais rien vu que le geste de Trémoulin, mais je l’entendisgrogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarté dubrasier, j’aperçus une bête qui se tordait traversée par les dentsde fer. C’était un congre. Après l’avoir contemplé et me l’avoirmontré en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dansle fond du bateau. Le serpent de mer, le corps percé de cinqplaies, glissa, rampa, frôlant mes pieds, cherchant un trou pourfuir, et, ayant trouvé entre les membrures du bateau une flaqued’eau saumâtre, il s’y blottit, s’y roula presque mort déjà.

Alors, de minute en minute, Trémoulin cueillit, avec une adressesurprenante, avec une rapidité foudroyante, avec une sûretémiraculeuse, tous les étranges vivants de l’eau salée. Je voyaistour à tour passer au-dessus du feu, avec des convulsions d’agonie,des loups argentés, des murènes sombres tachetées de sang, desrascasses hérissées de dards, et des sèches, animaux bizarres quicrachaient de l’encre et faisaient la mer toute noire pendantquelques instants, autour du bateau.

Cependant je croyais sans cesse entendre des cris d’oiseauxautour de nous, dans la nuit, et je levais la tête m’efforçant devoir d’où venaient ces sifflements aigus, proches ou lointains,courts ou prolongés. Ils étaient innombrables, incessants, comme siune nuée d’ailes eût plané sur nous, attirées sans doute par laflamme. Parfois, ces bruits semblaient tromper l’oreille et sortirde l’eau.

Je demandai :

– Qui est-ce qui siffle ainsi ?

– Mais ce sont les charbons qui tombent.

C’était en effet le brasier semant sur la mer une pluie debrindilles en feu. Elles tombaient rouges ou flambant encore ets’éteignaient avec une plainte douce, pénétrante, bizarre, tantôtun vrai gazouillement, tantôt un appel court d’émigrant qui passe.Des gouttes de résine ronflaient comme des balles ou comme desfrelons et mouraient brusquement en plongeant. On eût dit vraimentdes voix d’êtres, une inexprimable et frêle rumeur de vie errantdans l’ombre tout près de nous.

Trémoulin cria soudain :

– Ah… la gueuse !

Il lança sa fouine, et, quand il la releva, je vis, enveloppantles dents de la fourchette, et collée au bois, une sorte de grandeloque de chair rouge qui palpitait, remuait, enroulant et déroulantde longues et molles et fortes lanières couvertes de suçoirs autourdu manche du trident. C’était une pieuvre.

Il approcha de moi cette proie, et je distinguai les deux grosyeux du monstre qui me regardaient, des yeux saillants, troubles etterribles, émergeant d’une sorte de poche qui ressemblait à unetumeur. Se croyant libre, la bête allongea lentement un de sesmembres dont je vis les ventouses blanches ramper vers moi. Lapointe en était fine comme un fil, et dès que cette jambe dévorantese fut accrochée au banc, une autre se souleva, se déploya pour lasuivre. On sentait là-dedans, dans ce corps musculeux et mou, danscette ventouse vivante, rougeâtre et flasque, une irrésistibleforce. Trémoulin avait ouvert son couteau, et d’un coup brusque, ille plongea entre les yeux.

On entendit un soupir, un bruit d’air qui s’échappe ; et lepoulpe cessa d’avancer.

Il n’était pas mort cependant, car la vie est tenace en cescorps nerveux, mais sa vigueur était détruite, sa pompe crevée, ilne pouvait plus boire le sang, sucer et vider la carapace descrabes.

Trémoulin, maintenant, détachait du bordage, comme pour joueravec cet agonisant, ses ventouses impuissantes, et, saisi soudainpar une étrange colère, il cria :

– Attends, je vas te chauffer les pieds.

D’un coup de trident il le reprit et, l’élevant de nouveau, ilfit passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de ferrougies du brasier, les fines pointes de chair des membres de lapieuvre.

Elles crépitèrent en se tordant, rougies, raccourcies par lefeu ; et j’eus mal jusqu’au bout des doigts de la souffrancede l’affreuse bête.

– Oh ! ne fais pas ça, criai-je.

Il répondit avec calme :

– Bah ! c’est assez bon pour elle.

Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre crevée et mutilée quise traîna entre mes jambes, jusqu’au trou plein d’eau saumâtre, oùelle se blottit pour mourir au milieu des poissons morts.

Et la pêche continua longtemps, jusqu’à ce que le bois vînt àmanquer.

Quand il n’y en eut plus assez pour entretenir le feu, Trémoulinprécipita dans l’eau le brasier tout entier, et la nuit, suspenduesur nos têtes par la flamme éclatante, tomba sur nous, nousensevelit de nouveau dans ses ténèbres.

Le vieux se remit à ramer, lentement, à coups réguliers. Oùétait le port, où était la terre ? où étaient l’entrée dugolfe et la large mer ? Je n’en savais rien. Le poulpe remuaitencore près de mes pieds, et je souffrais dans les ongles comme sion me les eût brûlés aussi. Soudain, j’aperçus des lumières ;on rentrait au port.

– Est-ce que tu as sommeil ? demanda mon ami.

– Non, pas du tout.

– Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit.

– Bien volontiers.

Au moment où nous arrivions sur cette terrasse, j’aperçus lecroissant de la lune qui se levait derrière les montagnes. Le ventchaud glissait par souffles lents, plein d’odeurs légères, presqueimperceptibles, comme s’il eût balayé sur son passage la saveur desjardins et des villes de tous les pays brûlés du soleil.

Autour de nous, les maisons blanches aux toits carrésdescendaient vers la mer, et sur ces toits on voyait des formeshumaines couchées ou debout, qui dormaient ou qui rêvaient sous lesétoiles, des familles entières roulées en de longs vêtements deflanelle et se reposant, dans la nuit calme, de la chaleur dujour.

Il me sembla tout à coup que l’âme orientale entrait en moi,l’âme poétique et légendaire des peuples simples aux penséesfleuries. J’avais le cœur plein de la Bible et des Mille et UneNuits ; j’entendais des prophètes annoncer des miracles et jevoyais sur les terrasses de palais passer des princesses enpantalons de soie, tandis que brûlaient, en des réchauds d’argent,des essences fines dont la fumée prenait des formes de génies.

Je dis à Trémoulin :

– Tu as de la chance d’habiter ici.

Il répondit :

– C’est le hasard qui m’y a conduit.

– Le hasard ?

– Oui, le hasard et le malheur.

– Tu as été malheureux ?

– Très malheureux.

Il était debout, devant moi, enveloppé de son burnous, et savoix me fit passer un frisson sur la peau, tant elle me sembladouloureuse.

Il reprit après un moment de silence :

– Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-être dubien d’en parler.

– Raconte.

– Tu le veux ?

– Oui.

– Voilà. Tu te rappelles bien ce que j’étais au collège : unemanière de poète élevé dans une pharmacie. Je rêvais de faire deslivres, et j’essayai, après mon baccalauréat. Cela ne me réussitpas. Je publiai un volume de vers, puis un roman, sans vendredavantage l’un que l’autre, puis une pièce de théâtre qui ne futpas jouée.

Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. Àcôté de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel étaitpère d’une fille. Je l’aimai. Elle était intelligente, ayantconquis ses diplômes d’instruction supérieure, et avait un espritvif, sautillant, très en harmonie, d’ailleurs, avec sa personne. Onlui eût donné quinze ans bien qu’elle en eût plus de vingt-deux.C’était une toute petite femme, fine de traits, de lignes, de ton,comme une aquarelle délicate. Son nez, sa bouche, ses yeux bleus,ses cheveux blonds, son sourire, sa taille, ses mains, tout celasemblait fait pour une vitrine et non pour la vie à l’air. Pourtantelle était vive, souple et active incroyablement. J’en fus trèsamoureux. Je me rappelle deux ou trois promenades au jardin duLuxembourg, auprès de la fontaine de Médicis, qui demeurerontassurément les meilleures heures de ma vie. Tu connais, n’est-cepas, cet état bizarre de folie tendre qui fait que nous n’avonsplus de pensée que pour des actes d’adoration ? On devientvéritablement un possédé que hante une femme, et rien n’existe pluspour nous à côté d’elle.

Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui communiquai mes projetsd’avenir qu’elle blâma. Elle ne me croyait ni poète, ni romancier,ni auteur dramatique, et pensait que le commerce, quand ilprospère, peut donner le bonheur parfait.

Renonçant donc à composer des livres, je me résignai à envendre, et j’achetai, à Marseille, la Librairie Universelle, dontle propriétaire était mort.

J’eus là trois bonnes années. Nous avions fait de notre magasinune sorte de salon littéraire où tous les lettrés de la villevenaient causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, eton échangeait des idées sur les livres, sur les poètes, sur lapolitique surtout. Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissaitd’une vraie notoriété dans la ville. Quant à moi, pendant qu’onbavardait au rez-de-chaussée, je travaillais dans mon cabinet dupremier qui communiquait avec la librairie par un escaliertournant. J’entendais les voix, les rires, les discussions, et jecessais d’écrire parfois, pour écouter. Je m’étais mis en secret àcomposer un roman – que je n’ai pas fini.

Les habitués les plus assidus étaient M. Montina, un rentier, ungrand garçon, un beau garçon, un beau du Midi, à poil noir, avecdes yeux complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commerçants,MM. Faucil et Labarrègue, et le général marquis de Flèche, le chefdu parti royaliste, le plus gros personnage de la province, unvieux de soixante-six ans.

Les affaires marchaient bien. J’étais heureux, très heureux.

Voilà qu’un jour, vers trois heures, en faisant des courses, jepassai par la rue Saint-Ferréol et je vis sortir soudain d’uneporte une femme dont la tournure ressemblait si fort à celle de lamienne que je me serais dit : « C’est elle ! » si je nel’avais laissée, un peu souffrante, à la boutique une heure plustôt. Elle marchait devant moi, d’un pas rapide, sans se retourner.Et je me mis à la suivre presque malgré moi, surpris, inquiet.

Je me disais : « Ce n’est pas elle. Non. C’est impossible,puisqu’elle avait la migraine. Et puis qu’aurait-elle été fairedans cette maison ? »

Je voulus cependant en avoir le cœur net, et je me hâtai pour larejoindre. M’a-t-elle senti ou deviné ou reconnu à mon pas, je n’ensais rien, mais elle se retourna brusquement. C’était elle !En me voyant elle rougit beaucoup et s’arrêta, puis, souriant :

– Tiens, te voilà ?

J’avais le cœur serré.

– Oui. Tu es donc sortie ? Et ta migraine ?

– Ça allait mieux, j’ai été faire une course.

– Où donc ?

– Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande decrayons.

Elle me regardait bien en face. Elle n’était plus rouge, maisplutôt un peu pâle. Ses yeux clairs et limpides, – ah ! lesyeux des femmes ! – semblaient pleins de vérité, mais jesentis vaguement, douloureusement, qu’ils étaient pleins demensonge. Je restais devant elle plus confus, plus embarrassé, plussaisi qu’elle-même, sans oser rien soupçonner, mais sûr qu’ellementait. Pourquoi ? je n’en savais rien.

Je dis seulement :

– Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux.

– Oui, beaucoup mieux.

– Tu rentres ?

– Mais oui.

Je la quittai, et m’en allai seul, par les rues. Que sepassait-il ? J’avais eu, en face d’elle, l’intuition de safausseté. Maintenant je n’y pouvais croire ; et quand jerentrai pour dîner, je m’accusais d’avoir suspecté, même uneseconde, sa sincérité.

As-tu été jaloux, toi ? oui ou non, qu’importe ! Lapremière goutte de jalousie était tombée sur mon cœur. Ce sont desgouttes de feu. Je ne formulais rien, je ne croyais rien. Je savaisseulement qu’elle avait menti. Songe que tous les soirs, quand nousrestions en tête à tête, après le départ des clients et des commis,soit qu’on allât flâner jusqu’au port, quand il faisait beau, soitqu’on demeurât à bavarder dans mon bureau, s’il faisait mauvais, jelaissais s’ouvrir mon cœur devant elle avec un abandon sansréserve, car je l’aimais. Elle était une part de ma vie, la plusgrande, et toute ma joie. Elle tenait dans ses petites mains mapauvre âme captive, confiante et fidèle.

Pendant les premiers jours, ces premiers jours de doute et dedétresse avant que le soupçon se précise et grandisse, je me sentisabattu et glacé comme lorsqu’une maladie couve en nous. J’avaisfroid sans cesse, vraiment froid, je ne mangeais plus, je nedormais pas.

Pourquoi avait-elle menti ? Que faisait-elle dans cettemaison ? J’y étais entré pour tâcher de découvrir quelquechose. Je n’avais rien trouvé. Le locataire du premier, untapissier, m’avait renseigné sur tous ses voisins, sans que rien neme jetât sur une piste. Au second habitait une sage-femme, autroisième une couturière et une manucure, dans les combles deuxcochers avec leurs familles.

Pourquoi avait-elle menti ? Il lui aurait été si facile deme dire qu’elle venait de chez la couturière ou de chez lamanucure. Oh ! quel désir j’ai eu de les interrogeraussi ! Je ne l’ai pas fait de peur qu’elle en fût prévenue etqu’elle connût mes soupçons.

Donc, elle était entrée dans cette maison et me l’avait caché.Il y avait un mystère. Lequel ? Tantôt j’imaginais des raisonslouables, une bonne œuvre dissimulée, un renseignement à chercher,je m’accusais de la suspecter. Chacun de nous n’a-t-il pas le droitd’avoir ses petits secrets innocents, une sorte de seconde vieintérieure dont on ne doit compte à personne ? Un homme, parcequ’on lui a donné pour compagne une jeune fille, peut-il exigerqu’elle ne pense et ne fasse plus rien sans l’en prévenir avant ouaprès ? Le mot mariage veut-il dire renoncement à touteindépendance, à toute liberté ? Ne se pouvait-il faire qu’elleallât chez une couturière sans me le dire ou qu’elle secourût lafamille d’un des cochers ? Ne se pouvait-il aussi que savisite dans cette maison, sans être coupable, fût de nature à être,non pas blâmée, mais critiquée par moi ? Elle me connaissaitjusque dans mes manies les plus ignorées et craignait peut-être,sinon un reproche, du moins une discussion. Ses mains étaient fortjolies, et je finis par supposer qu’elle les faisait soigner encachette par la manucure du logis suspect et qu’elle ne l’avouaitpoint pour ne pas paraître dissipatrice. Elle avait de l’ordre, del’épargne, mille précautions de femme économe et entendue auxaffaires. En confessant cette petite dépense de coquetterie elle seserait sans doute jugée amoindrie à mes yeux. Les femmes ont tantde subtilités et de roueries natives dans l’âme.

Mais tous mes raisonnements ne me rassuraient point. J’étaisjaloux. Le soupçon me travaillait, me déchirait, me dévorait. Cen’était pas encore un soupçon, mais le soupçon. Je portais en moiune douleur, une angoisse affreuse, une pensée encore voilée – oui,une pensée avec un voile dessus – ce voile, je n’osais pas lesoulever, car, dessous, je trouverais un horrible doute… Unamant !… N’avait-elle pas un amant ?… Songe !songe ! Cela était invraisemblable, impossible… etpourtant ?…

La figure de Montina passait sans cesse devant mes yeux. Je levoyais, ce grand bellâtre aux cheveux luisants, lui sourire dans levisage, et je me disais : « C’est lui. »

Je me faisais l’histoire de leur liaison. Ils avaient parlé d’unlivre ensemble, discuté l’aventure d’amour, trouvé quelque chosequi leur ressemblait, et de cette analogie avaient fait uneréalité.

Et je les surveillais, en proie au plus abominable supplice quepuisse endurer un homme. J’avais acheté des chaussures à semellesde caoutchouc afin de circuler sans bruit et je passais ma viemaintenant à monter et à descendre mon petit escalier en limaçonpour les surprendre. Souvent, même, je me laissais glisser sur lesmains, la tête la première, le long des marches, afin de voir cequ’ils faisaient. Puis je devais remonter à reculons, avec desefforts et une peine infinis, après avoir constaté que le commisétait en tiers.

Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais plus penser àrien, ni travailler, ni m’occuper de mes affaires. Dès que jesortais, dès que j’avais fait cent pas dans la rue, je me disais :« Il est là », et je rentrais. Il n’y était pas. Jerepartais ! Mais à peine m’étais-je éloigné de nouveau, jepensais : « Il est venu, maintenant », et je retournais.

Cela durait tout le long des jours.

La nuit, c’était plus affreux encore, car je la sentais à côtéde moi, dans mon lit. Elle était là, dormant ou feignant dedormir ! Dormait-elle ? Non, sans doute. C’était encoreun mensonge ?

Je restais immobile, sur le dos, brûlé par la chaleur de soncorps, haletant et torturé. Oh ! quelle envie, une envieignoble et puissante, de me lever, de prendre une bougie et unmarteau, et, d’un seul coup, de lui fendre la tête, pour voirdedans ! J’aurais vu, je le sais bien, une bouillie decervelle et de sang, rien de plus. Je n’aurais pas su !Impossible de savoir ! Et ses yeux ! Quand elle meregardait, j’étais soulevé par des rages folles. On la regarde –elle vous regarde ! Ses yeux sont transparents, candides – etfaux, faux, faux ! et on ne peut deviner ce qu’elle pense,derrière. J’avais envie d’enfoncer des aiguilles dedans, de creverces glaces de fausseté.

Ah ! comme je comprends l’inquisition ! Je lui auraistordu les poignets dans des manchettes de fer. – Parle…avoue !… Tu ne veux pas ? attends !… – Je lui auraisserré la gorge doucement… – Parle, avoue ! tu ne veuxpas ?… – et j’aurais serré, serré, jusqu’à la voir râler,suffoquer, mourir… Ou bien je lui aurais brûlé les doigts sur lefeu… Oh ! cela, avec quel bonheur je l’aurais fait !… –Parle… parle donc… Tu ne veux pas ? – Je les aurais tenus surles charbons, ils auraient été grillés, par le bout… et elle auraitparlé… certes !… elle aurait parlé…

Trémoulin, dressé, les poings fermés, criait. Autour de nous,sur les toits voisins, les ombres se soulevaient, se réveillaient,écoutaient, troublées dans leur repos.

Et moi, ému, capté par un intérêt puissant, je voyais devantmoi, dans la nuit, comme si je l’avais connue, cette petite femme,ce petit être blond, vif et rusé. Je la voyais vendre ses livres,causer avec les hommes que son air d’enfant troublait, et je voyaisdans sa fine tête de poupée les petites idées sournoises, lesfolles idées empanachées, les rêves de modistes parfumées au muscs’attachant à tous les héros des romans d’aventures. Comme lui jela suspectais, je la détestais, je la haïssais, je lui aurais aussibrûlé les doigts pour qu’elle avouât.

Il reprit, d’un ton plus calme :

– Je ne sais pas pourquoi je te raconte cela. Je n’en ai jamaisparlé à personne. Oui, mais je n’ai vu personne depuis deux ans. Jen’ai causé avec personne, avec personne ! Et cela mebouillonnait dans le cœur comme une boue qui fermente. Je la vide.Tant pis pour toi.

Eh bien, je m’étais trompé, c’était pis que ce que j’avais cru,pis que tout. Écoute. J’usai du moyen qu’on emploie toujours, jesimulai des absences. Chaque fois que je m’éloignais, ma femmedéjeunait dehors. Je ne te raconterai pas comment j’achetai ungarçon de restaurant pour la surprendre.

La porte de leur cabinet devait m’être ouverte, et j’arrivais, àl’heure convenue, avec la résolution formelle de les tuer. Depuisla veille je voyais la scène comme si elle avait déjà eulieu ! J’entrais ! Une petite table couverte de verres,de bouteilles et d’assiettes, la séparait de Montina. Leur surpriseétait telle en m’apercevant qu’ils demeuraient immobiles. Moi, sansdire un mot, j’abattais sur la tête de l’homme la canne plombéedont j’étais armé. Assommé d’un seul coup, il s’affaissait, lafigure sur la nappe ! Alors je me tournais vers elle, et jelui laissais le temps – quelques secondes – de comprendre et detordre ses bras vers moi, folle d’épouvante, avant de mourir à sontour. Oh ! j’étais prêt, fort, résolu et content, contentjusqu’à l’ivresse. L’idée du regard éperdu qu’elle me jetteraitsous ma canne levée, de ses mains tendues en avant, du cri de sagorge, de sa figure soudain livide et convulsée, me vengeaitd’avance. Je ne l’abattrais pas du premier coup, elle ! Tu metrouves féroce, n’est-ce pas ? Tu ne sais pas ce qu’onsouffre. Penser qu’une femme, épouse ou maîtresse, qu’on aime, sedonne à un autre, se livre à lui comme à vous, et reçoit ses lèvrescomme les vôtres ! C’est une chose atroce, épouvantable. Quandon a connu un jour cette torture, on est capable de tout. Oh !je m’étonne qu’on ne tue pas plus souvent, car tous ceux qui ontété trahis, tous, ont désiré tuer, ont joui de cette mort rêvée,ont fait, seuls dans leur chambre, ou sur une route déserte, hantéspar l’hallucination de la vengeance satisfaite, le gested’étrangler ou d’assommer.

Moi, j’arrivai à ce restaurant. Je demandai : « Ils sontlà ? » Le garçon vendu répondit : « Oui, monsieur », me fitmonter un escalier, et me montrant une porte : « Ici », dit-il. Jeserrais ma canne comme si mes doigts eussent été de fer.J’entrai.

J’avais bien choisi l’instant. Ils s’embrassaient, mais cen’était pas Montina. C’était le général de Flèche, le général quiavait soixante-six ans !

Je m’attendais si bien à trouver l’autre, que je demeuraiperclus d’étonnement.

Et puis… et puis… je ne sais pas encore ce qui se passa en moi…non… je ne sais pas ! Devant l’autre, j’aurais été convulsé defureur !… Devant celui-là, devant ce vieil homme ventru, auxjoues tombantes, je fus suffoqué par le dégoût. Elle, la petite,qui semblait avoir quinze ans, s’était donnée, livrée à ce groshomme presque gâteux, parce qu’il était marquis, général, l’ami etle représentant des rois détrônés. Non, je ne sais pas ce que jesentis, ni ce que je pensai. Ma main n’aurait pas pu frapper cevieux ! Quelle honte ! Non, je n’avais plus envie de tuerma femme, mais toutes les femmes qui peuvent faire des chosespareilles ! Je n’étais plus jaloux, j’étais éperdu comme sij’avais vu l’horreur des horreurs !

Qu’on dise ce qu’on voudra des hommes, ils ne sont point si vilsque cela ! Quand on en rencontre un qui s’est livré de cettefaçon, on le montre du doigt. L’époux ou l’amant d’une vieillefemme est plus méprisé qu’un voleur. Nous sommes propres, mon cher.Mais elles, elles, des filles, dont le cœur est sale ! Ellessont à tous, jeunes ou vieux, pour des raisons méprisables etdifférentes, parce que c’est leur profession, leur vocation et leurfonction. Ce sont les éternelles, inconscientes et sereinesprostituées qui livrent leur corps sans dégoût, parce qu’il estmarchandise d’amour, qu’elles le vendent ou qu’elles le donnent, auvieillard qui hante les trottoirs avec de l’or dans sa poche, oubien, pour la gloire, au vieux souverain lubrique, au vieil hommecélèbre et répugnant !…

Il vociférait comme un prophète antique, d’une voix furieuse,sous le ciel étoilé, criant, avec une rage de désespéré, la honteglorifiée de toutes les maîtresses des vieux monarques, la honterespectée de toutes les vierges qui acceptent de vieux époux, lahonte tolérée de toutes les jeunes femmes qui cueillent,souriantes, de vieux baisers.

Je les voyais, depuis la naissance du monde, évoquées, appeléespar lui, surgissant autour de nous dans cette nuit d’Orient, lesfilles, les belles filles à l’âme vile qui, comme les bêtesignorant l’âge du mâle, furent dociles à des désirs séniles. Ellesse levaient, servantes des patriarches chantées par la Bible, Agar,Ruth, les filles de Loth, la brune Abigaïl, la vierge de Sunnamqui, de ses caresses, ranimait David agonisant, et toutes lesautres, jeunes, grasses, blanches, patriciennes ou plébéiennes,irresponsables femelles d’un maître, chair d’esclave soumise,éblouie ou payée !

Je demandai :

– Qu’as-tu fait ?

Il répondit simplement :

– Je suis parti. Et me voici.

Alors nous restâmes l’un près de l’autre, longtemps, sansparler, rêvant !…

J’ai gardé de ce soir-là une impression inoubliable. Tout ce quej’avais vu, senti, entendu, deviné, la pêche, la pieuvre aussipeut-être, et ce récit poignant, au milieu des fantômes blancs, surles toits voisins, tout semblait concourir à une émotion unique.Certaines rencontres, certaines inexplicables combinaisons dechoses, contiennent assurément, sans que rien d’exceptionnel yapparaisse, une plus grande quantité de secrète quintessence de vieque celle dispersée dans l’ordinaire des jours.

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