La Main Gauche

Chapitre 11La Morte

Je l’avais aimée éperdument ! Pourquoi aime-t-on ?Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu’un être, de n’avoirplus dans l’esprit qu’une pensée, dans le cœur qu’un désir, et dansla bouche qu’un nom : un nom qui monte incessamment, qui monte,comme l’eau d’une source, des profondeurs de l’âme, qui monte auxlèvres, et qu’on dit, qu’on redit, qu’on murmure sans cesse,partout, ainsi qu’une prière.

Je ne conterai point notre histoire. L’amour n’en a qu’une,toujours la même. Je l’avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Etj’avais vécu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, danssa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole,enveloppé, lié, emprisonné dans tout ce qui venait d’elle, d’unefaçon si complète que je ne savais plus s’il faisait jour ou nuit,si j’étais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.

Et voilà qu’elle mourut. Comment ? Je ne sais pas, je nesais plus.

Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elletoussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit lelit.

Que s’est-il passé ? Je ne sais plus.

Des médecins venaient, écrivaient, s’en allaient. On apportaitdes remèdes ; une femme les lui faisait boire. Ses mainsétaient chaudes, son front brûlant et humide, son regard brillantet triste. Je lui parlais, elle me répondait. Que nous sommes-nousdit ? Je ne sais plus. J’ai tout oublié, tout, tout !Elle mourut, je me rappelle très bien son petit soupir, son petitsoupir si faible, le dernier. La garde dit : « Ah ! » Jecompris, je compris !

Je n’ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: « Votre maîtresse. » Il me sembla qu’il l’insultait. Puisqu’elleétait morte on n’avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai.Un autre vint qui fut très bon, très doux. Je pleurai quand il meparla d’elle.

On me consulta sur mille choses pour l’enterrement. Je ne saisplus. Je me rappelle cependant très bien le cercueil, le bruit descoups de marteau quand on la cloua dedans. Ah ! monDieu !

Elle fut enterrée ! Enterrée ! Elle ! dans cetrou ! Quelques personnes étaient venues, des amies. Je mesauvai. Je courus. Je marchai longtemps à travers des rues. Puis jerentrai chez moi. Le lendemain je partis pour un voyage.

Hier, je suis rentré à Paris.

Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nosmeubles, toute cette maison où était resté tout ce qui reste de lavie d’un être après sa mort, je fus saisi par un retour de chagrinsi violent que je faillis ouvrir la fenêtre et me jeter dans larue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces mursqui l’avaient enfermée, abritée, et qui devaient garder dans leursimperceptibles fissures mille atomes d’elle, de sa chair et de sonsouffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver. Tout à coup, aumoment d’atteindre la porte, je passai devant la grande glace duvestibule qu’elle avait fait poser là pour se voir, des pieds à latête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toiletteallait bien, était correcte et jolie, des bottines à lacoiffure.

Et je m’arrêtai net en face de ce miroir qui l’avait souventreflétée. Si souvent, si souvent, qu’il avait dû garder aussi sonimage.

J’étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, surle verre plat, profond, vide, mais qui l’avait contenue toutentière, possédée autant que moi, autant que mon regard passionné.Il me sembla que j’aimais cette glace – je la touchai, – elle étaitfroide ! Oh ! le souvenir ! le souvenir !miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir horrible,qui fait souffrir toutes les tortures ! Heureux les hommesdont le cœur, comme une glace où glissent et s’effacent lesreflets, oublie tout ce qu’il a contenu, tout ce qui a passé devantlui, tout ce qui s’est contemplé, miré dans son affection, dans sonamour ! Comme je souffre !

Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j’allaivers le cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix demarbre, avec ces quelques mots : « Elle aima, fut aimée, et mourut.»

Elle était là, là-dessous, pourrie ! Quelle horreur !Je sanglotais, le front sur le sol.

J’y restai longtemps, longtemps. Puis je m’aperçus que le soirvenait. Alors un désir bizarre, fou, un désir d’amant désespérés’empara de moi. Je voulus passer la nuit près d’elle, dernièrenuit, à pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait.Comment faire ? Je fus rusé. Je me levai et me mis à errerdans cette ville des disparus. J’allais, j’allais. Comme elle estpetite cette ville à côté de l’autre, celle où l’on vit ! Etpourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts.Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour lesquatre générations qui regardent le jour en même temps, boiventl’eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain desplaines.

Et pour toutes les générations des morts, pour toute l’échellede l’humanité descendue jusqu’à nous, presque rien, un champ,presque rien ! La terre les reprend, l’oubli les efface.Adieu !

Au bout du cimetière habité, j’aperçus tout à coup le cimetièreabandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol,où les croix elles-mêmes pourrissent, où l’on mettra demain lesderniers venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureuxet noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.

J’étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Jem’y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.

Et j’attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur uneépave.

Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et memis à marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terrepleine de morts.

J’errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvaispas. Les bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avecmes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avecma tête elle-même, j’allais sans la trouver. Je touchais, jepalpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais despierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, descouronnes de fleurs fanées ! Je lisais les noms avec mesdoigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit ! quellenuit ! Je ne la retrouvais pas !

Pas de lune ! Quelle nuit ! J’avais peur, une peuraffreuse dans ces étroits sentiers, entre deux lignes detombes ! Des tombes ! des tombes ! des tombes !Toujours des tombes ! À droite, à gauche, devant moi, autourde moi, partout, des tombes ! Je m’assis sur une d’elles, carje ne pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient.J’entendais battre mon cœur ! Et j’entendais autre choseaussi ! Quoi ? un bruit confus innommable ! Était-cedans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou sous la terremystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, cebruit ? Je regardais autour de moi !

Combien de temps suis-je resté là ? Je ne sais pas. J’étaisparalysé par la terreur, j’étais ivre d’épouvante, prêt à hurler,prêt à mourir.

Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquellej’étais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l’eûtsoulevée. D’un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis,oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toutedroite ; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son doscourbé la rejetait. Je voyais, je voyais très bien, quoique la nuitfût profonde. Sur la croix je pus lire :

« Ici repose Jacques Olivant, décédé à l’âge de cinquante et unans. Il aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans lapaix du Seigneur. »

Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur sontombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petitepierre aiguë, et se mit à les gratter avec soin, ces choses. Il leseffaça tout à fait, lentement, regardant de ses yeux vides la placeoù tout à l’heure elles étaient gravées ; et, du bout de l’osqui avait été son index, il écrivit en lettres lumineuses comme ceslignes qu’on trace aux murs avec le bout d’une allumette :

« Ici repose Jacques Olivant, décédé à l’âge de cinquante et unans. Il hâta par ses duretés la mort de son père dont il désiraithériter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa sesvoisins, vola quand il le put et mourut misérable. »

Quand il eut achevé d’écrire, le mort immobile contempla sonœuvre. Et je m’aperçus, en me retournant, que toutes les tombesétaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tousavaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierrefunéraire, pour y rétablir la vérité.

Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leursproches, haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes,calomniateurs, envieux, qu’ils avaient volé, trompé, accompli tousles actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pères, cesépouses fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles chastes, cescommerçants probes, ces hommes et ces femmes ditsirréprochables.

Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeureéternelle, la cruelle, terrible et sainte vérité que tout le mondeignore ou feint d’ignorer sur la terre.

Je pensai qu’elle aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sanspeur maintenant, courant au milieu des cercueils entrouverts, aumilieu des cadavres, au milieu des squelettes, j’allai vers elle,sûr que je la trouverais aussitôt.

Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé dusuaire.

Et sur la croix de marbre où tout à l’heure j’avais lu :

« Elle aima, fut aimée, et mourut. »

J’aperçus :

« Étant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froidsous la pluie, et mourut. »

Il paraît qu’on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprèsd’une tombe.

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