La Main Gauche

Chapitre 5Le Lapin

Maître Lecacheur apparut sur la porte de sa maison, à l’heureordinaire, entre cinq heures et cinq heures un quart du matin, poursurveiller ses gens qui se mettaient au travail.

Rouge, mal éveillé, l’œil droit ouvert, l’œil gauche presquefermé, il boutonnait avec peine ses bretelles sur son gros ventre,tout en surveillant, d’un regard entendu et circulaire, tous lescoins connus de sa ferme. Le soleil coulait ses rayons obliques àtravers les hêtres du fossé et les pommiers ronds de la cour,faisait chanter les coqs sur le fumier et roucouler les pigeons surle toit. La senteur de l’étable s’envolait par la porte ouverte etse mêlait, dans l’air frais du matin, à l’odeur âcre de l’écurie oùhennissaient les chevaux, la tête tournée vers la lumière.

Dès que son pantalon fut soutenu solidement, maître Lecacheur semit en route, allant d’abord vers le poulailler, pour compter lesœufs du matin, car il craignait des maraudes depuis quelquetemps.

Mais la fille de ferme accourut vers lui en levant les bras etcriant : « Mait’Cacheux, maît’Cacheux, on a volé un lapin, c’tenuit. »

– Un lapin ?

– Oui, maît’Cacheux, l’gros gris, celui de la cage à draite.

Le fermier ouvrit tout à fait l’œil gauche et dit simplement:

– Faut vé ça.

Et il alla voir.

La cage avait été brisée, et le lapin était parti.

Alors l’homme devint soucieux, referma son œil droit et segratta le nez. Puis, après avoir réfléchi, il ordonna à la servanteeffarée, qui demeurait stupide devant son maître :

– Va quéri les gendarmes. Dis que j’les attends sur l’heure.

Maître Lecacheur était maire de sa commune, Pavigny-le-Gras, etcommandait en maître, vu son argent et sa position.

Dès que la bonne eut disparu, en courant vers le village,distant d’un demi-kilomètre, le paysan rentra chez lui, pour boireson café et causer de la chose avec sa femme.

Il la trouva soufflant le feu avec sa bouche, à genoux devant lefoyer.

Il dit dès la porte :

– V’là qu’on a volé un lapin, l’gros gris.

Elle se retourna si vite qu’elle se trouva assise par terre, etregardant son mari avec des yeux désolés :

– Qué qu’tu dis, Cacheux ! qu’on a volé un lapin ?

– L’gros gris.

– L’gros gris ?

Elle soupira.

– Qué misère ! qué qu’a pu l’vôlé, çu lapin.

C’était une petite femme maigre et vive, propre, entendue à tousles soins de l’exploitation.

Lecacheur avait son idée.

– Ça doit être çu gars de Polyte.

La fermière se leva brusquement, et d’une voix furieuse :

– C’est li ! c’est li ! faut pas en trâcher d’autre.C’est li ! Tu l’as dit, Cacheux !

Sur sa maigre figure irritée, toute sa fureur paysanne, touteson avarice, toute sa rage de femme économe contre le valettoujours soupçonné, contre la servante toujours suspectée,apparaissaient dans la contraction de la bouche, dans les rides desjoues et du front.

– Et qué que t’as fait ? demanda-t-elle.

– J’ai envéyé quéri les gendarmes.

Ce Polyte était un homme de peine employé pendant quelques joursdans la ferme et congédié par Lecacheur après une réponseinsolente. Ancien soldat, il passait pour avoir gardé de sescampagnes en Afrique des habitudes de maraude et de libertinage. Ilfaisait, pour vivre, tous les métiers. Maçon, terrassier,charretier, faucheur, casseur de pierres, ébrancheur, il étaitsurtout fainéant ; aussi ne le gardait-on nulle part etdevait-il par moments changer de canton pour trouver encore dutravail.

Dès le premier jour de son entrée à la ferme, la femme deLecacheur l’avait détesté ; et maintenant elle était sûre quele vol avait été commis par lui.

Au bout d’une demi-heure environ, les deux gendarmes arrivèrent.Le brigadier Sénateur était très haut et maigre, le gendarmeLenient, gros et court.

Lecacheur les fit asseoir, et leur raconta la chose. Puis onalla voir le lieu du méfait afin de constater le bris de la cabineet de recueillir toutes les preuves. Lorsqu’on fut rentré dans lacuisine, la maîtresse apporta du vin, emplit les verres et demandaavec un défi dans l’œil :

– L’prendrez-vous, c’ti-là ?

Le brigadier, son sabre entre les jambes, semblait soucieux.Certes, il était sûr de le prendre si on voulait bien le luidésigner. Dans le cas contraire, il ne répondait point de ledécouvrir lui-même. Après avoir longtemps réfléchi, il posa cettesimple question :

– Le connaissez-vous, le voleur ?

Un pli de malice normande rida la grosse bouche de Lecacheur quirépondit :

– Pour l’connaître, non, je l’connais point, vu que j’l’ai pasvu vôler. Si j’l’avais vu, j’y aurais fait manger tout cru, poil etchair, sans un coup d’cidre pour l’faire passer. Pour lors, pourdire qui c’est, je l’dirai point, nonobstant, que j’crais qu’c’estçu propre à rien de Polyte.

Alors il expliqua longuement ses histoires avec Polyte, ledépart de ce valet, son mauvais regard, des propos rapportés,accumulant des preuves insignifiantes et minutieuses.

Le brigadier, qui avait écouté avec grande attention tout envidant son verre de vin et en le remplissant ensuite, d’un gesteindifférent, se tourna vers son gendarme :

– Faudra voir chez la femme au berqué Severin, dit-il.

Le gendarme sourit et répondit par trois signes de tête.

Alors, Mme Lecacheur se rapprocha, et tout doucement, avec desruses de paysanne, interrogea à son tour le brigadier. Ce berger,Severin, un simple, une sorte de brute, élevé, dans un parc àmoutons, ayant grandi sur les côtes au milieu de ses bêtestrottantes et bêlantes, ne connaissant guère qu’elles au monde,avait cependant conservé au fond de l’âme l’instinct d’épargne dupaysan. Certes, il avait dû cacher, pendant des années et desannées, dans des creux d’arbre ou des trous de rocher tout ce qu’ilgagnait d’argent, soit en gardant les troupeaux, soit enguérissant, par des attouchements et des paroles, les entorses desanimaux (car le secret des rebouteux lui avait été transmis par unvieux berger qu’il avait remplacé). Or, un jour, il acheta, envente publique, un petit bien, masure et champ, d’une valeur detrois mille francs.

Quelques mois plus tard, on apprit qu’il se mariait. Il épousaitune servante connue pour ses mauvaises mœurs, la bonne ducabaretier. Les gars racontaient que cette fille, le sachant aisé,l’avait été trouver chaque nuit, dans sa hutte, et l’avait pris,l’avait conquis, l’avait conduit au mariage, peu à peu, de soir ensoir.

Puis, ayant passé par la mairie et par l’église, elle habitaitmaintenant la maison achetée par son homme, tandis qu’il continuaità garder ses troupeaux, nuit et jour, à travers les plaines.

Et le brigadier ajouta :

– V’là trois semaines que Polyte couche avec elle, vu qu’il n’apas d’abri, ce maraudeur.

Le gendarme se permit un mot :

– Il prend la couverture au berger.

Mme Lecacheur, saisie d’une rage nouvelle, d’une rage accrue parune colère de femme mariée contre le dévergondage, s’écria :

– C’est elle, j’en suis sûre. Allez-y. Ah ! les bougres devoleux !

Mais le brigadier ne s’émut pas :

– Minute, dit-il. Attendons midi, vu qu’il y vient dîner chaquejour. Je les pincerai le nez dessus.

Et le gendarme souriait, séduit par l’idée de son chef ; etLecacheur aussi souriait maintenant, car l’aventure du berger luisemblait comique, les maris trompés étant toujours plaisants.

Midi venait de sonner, quand le brigadier Sénateur, suivi de sonhomme, frappa trois coups légers à la porte d’une petite maisonisolée, plantée au coin d’un bois, à cinq cents mètres duvillage.

Ils s’étaient collés contre le mur afin de n’être pas vus dudedans ; et ils attendirent. Au bout d’une minute ou deux,comme personne ne répondait, le brigadier frappa de nouveau. Lelogis semblait inhabité tant il était silencieux, mais le gendarmeLenient, qui avait l’oreille fine, annonça qu’on remuait àl’intérieur.

Alors Sénateur se fâcha. Il n’admettait point qu’on résistât uneseconde à l’autorité et, heurtant le mur du pommeau de son sabre,il cria :

– Ouvrez, au nom de la loi !

Cet ordre demeurant toujours inutile, il hurla :

– Si vous n’obéissez pas, je fais sauter la serrure. Je suis lebrigadier de gendarmerie, nom de Dieu ! Attention,Lenient.

Il n’avait point fini de parler que la porte était ouverte, etSénateur avait devant lui une grosse fille très rouge, joufflue,dépoitraillée, ventrue, large des hanches, une sorte de femellesanguine et bestiale, la femme du berger Severin.

Il entra.

– Je viens vous rendre visite, rapport à une petite enquête,dit-il.

Et il regardait autour de lui. Sur la table, une assiette, unpot à cidre, un verre à moitié plein annonçaient un repas commencé.Deux couteaux traînaient côte à côte. Et le gendarme malin clignade l’œil à son chef.

– Ça sent bon, dit celui-ci.

– On jurerait du lapin sauté, ajouta Lenient très gai.

– Voulez-vous un verre de fine ? demanda la paysanne.

– Non, merci. Je voudrais seulement la peau du lapin que vousmangez.

Elle fit l’idiote ; mais elle tremblait.

– Qué lapin ?

Le brigadier s’était assis et s’essuyait le front avecsérénité.

– Allons, allons, la patronne, vous ne nous ferez pas accroireque vous vous nourrissiez de chiendent. Que mangiez-vous, là, touteseule, pour votre dîner ?

– Mé, rien de rien, j’vous jure. Un p’tieu d’beurre sul’pain.

– Mazette, la bourgeoise, un p’tieu d’beurre su l’pain… vousfaites erreur. C’est un p’tieu d’beurre sur le lapin qu’il fautdire. Bougre ! il sent bon vot’beurre, nom de Dieu !c’est du beurre de choix, du beurre d’extra, du beurre de noce, dubeurre à poil, pour sûr, c’est pas du beurre de ménage, çubeurre-là !

Le gendarme se tordait et répétait :

– Pour sûr, c’est pas du beurre de ménage.

Le brigadier Sénateur étant farceur, toute la gendarmerie étaitdevenue facétieuse.

Il reprit :

– Ous’qu’il est vot’beurre ?

– Mon beurre ?

– Oui, vot’beurre.

– Mais dans l’pot.

– Alors, ous’qu’il est l’pot ?

– Qué pot ?

– L’pot à beurre, pardi !

– Le v’là.

Elle alla chercher une vieille tasse au fond de laquelle gisaitune couche de beurre rance et salé.

Le brigadier le flaira et, remuant le front :

– C’est pas l’même. Il me faut l’beurre qui sent le lapin sauté.Allons, Lenient, ouvrons l’œil ; vois su l’buffet, mongarçon ; mé j’vas guetter sous le lit.

Ayant donc fermé la porte, il s’approcha du lit et le vouluttirer ; mais le lit tenait au mur, n’ayant pas été déplacédepuis plus d’un demi-siècle apparemment. Alors le brigadier sepencha, et fit craquer son uniforme. Un bouton venait desauter.

– Lenient, dit-il ?

– Mon brigadier ?

– Viens, mon garçon, viens au lit, moi je suis trop long pourvoir dessous. Je me charge du buffet.

Donc, il se releva, et attendit, debout, que son homme eûtexécuté l’ordre.

Lenient, court et rond, ôta son képi, se jeta sur le ventre, etcollant son front par terre, regarda longtemps le creux noir sousla couche. Puis, soudain, il s’écria :

– Je l’tiens ! Je l’tiens !

Le brigadier Sénateur se pencha sur son homme :

– Qué que tu tiens, le lapin ?

– Non, l’voleux !

– L’voleux ! Amène, amène !

Les deux bras du gendarme allongés sous le lit avaientappréhendé quelque chose, et il tirait de toute sa force. Un pied,chaussé d’un gros soulier, parut enfin, qu’il tenait de sa maindroite.

Le brigadier le saisit : « Hardi ! hardi ! tire !»

Lenient, à genoux maintenant, tirait sur l’autre jambe. Mais labesogne était rude, car le captif gigotait ferme, ruait et faisaitgros dos, s’arc-boutant de la croupe à la traverse du lit.

– Hardi ! hardi ! tire, criait Sénateur.

Et ils tiraient de toute leur force, si bien que la barre debois céda et l’homme sortit jusqu’à la tête, dont il se servitencore pour s’accrocher à sa cachette.

La figure parut enfin, la figure furieuse et consternée dePolyte dont les bras demeuraient étendus sous le lit.

– Tire ! criait toujours le brigadier.

Alors un bruit bizarre se fit entendre ; et, comme les brass’en venaient à la suite des épaules, les mains se montrèrent à lasuite des bras et, dans les mains, la queue d’une casserole, et, aubout de la queue, la casserole elle-même, qui contenait un lapinsauté.

– Nom de Dieu, de Dieu, de Dieu, de Dieu ! hurlait lebrigadier fou de joie, tandis que Lenient s’assurait del’homme.

Et la peau du lapin, preuve accablante, dernière et terriblepièce à conviction, fut découverte dans la paillasse.

Alors les gendarmes rentrèrent en triomphe au village avec leprisonnier et leurs trouvailles.

Huit jours plus tard, la chose ayant fait grand bruit, maîtreLecacheur, en entrant à la mairie pour y conférer avec le maîtred’école, apprit que le berger Severin l’y attendait depuis uneheure.

L’homme était assis sur une chaise, dans un coin, son bâtonentre les jambes. En apercevant le maire, il se leva, ôta sonbonnet, salua d’un :

– Bonjou, maît’Cacheux.

Puis demeura debout, craintif, gêné.

– Qu’est-ce que vous demandez ? dit le fermier.

– V’là, maît’Cacheux. C’est-i véridique qu’on a vôlé un lapincheux vous, l’aut’semaine ?

– Mais oui, c’est vrai, Severin.

– Ah ! ben, pour lors c’est véridique ?

– Oui, mon brave.

– Qué qui l’a vôlé, çu lapin ?

– C’est Polyte Ancas, l’journalier.

– Ben, ben. C’est-i véridique itou qu’on l’a trouvé sous monlit ?

– Qui ça, le lapin ?

– Le lapin et pi Polyte, l’un au bout d’l’autre.

– Oui, mon pauv’e Severin. C’est vrai.

– Pour lors, c’est véridique ?

– Oui. Qu’est-ce qui vous a donc contéc’t’histoire-là ?

– Un p’tieu tout l’monde. Je m’entends. Et pi, et pi, vous n’ensavez long su l’mariage, vu qu’vous les faites, vous qu’êtesmaire.

– Comment sur le mariage ?

– Oui, rapport au drait.

– Comment rapport au droit ?

– Rapport au drait d’l’homme et pi au drait d’la femme.

– Mais, oui.

– Eh ! ben, dites-mé, maît’Cacheux, ma femme a-t-i l’draitde coucher avé Polyte ?

– Comment, de coucher avec Polyte ?

– Oui, c’est-i son drait, vu la loi, et pi vu qu’alle est mafemme, de coucher avec Polyte ?

– Mais non, mais non, c’est pas son droit.

– Si je l’y r’prends, j’ai-t-i l’drait de li fout’des coups, mé,à elle et pi à li itou ?

– Mais… mais… mais oui.

– C’est ben, pour lors. J’vas vous dire. Eune nuit, vuqu’j’avais d’z’idées, j’rentrai, l’aute semaine, et j’les ytrouvai, qu’i n’étaient point dos à dos. J’foutis Polyte coucherdehors ; mais c’est tout, vu que je savais point mon drait.C’te fois-ci, j’les vis point. Je l’sais par l’s autres. C’estfini, n’en parlons pu. Mais si j’les r’pince… nom d’un nom, sij’les r’pince. Je leur ferai passer l’goût d’la rigolade,maît’Cacheux, aussi vrai que je m’nomme Severin…

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