La Princesse de Clèves

Comme ils arrivèrent, elle se promenait dans une grande allée qui borde le parterre. La vue de monsieur de Nemours ne lui causa pas un médiocre trouble, et ne lui laissa plus douter que ce ne fût lui qu’elle avait vu la nuit précédente. Cette certitude lui donna quelque mouvement de colère, par la hardiesse et l’imprudence qu’elle trouvait dans ce qu’il avait entrepris. Ce prince remarqua une impression de froideur sur son visage qui lui donna une sensible douleur. La conversation fut de choses indifférentes; et néanmoins, il trouva l’art d’y faire paraître tant d’esprit, tant de complaisance et tant d’admiration pour madame de Clèves, qu’il dissipa malgré elle une partie de la froideur qu’elle avait eue d’abord.

Lorsqu’il se sentit rassuré de sa première crainte, il témoigna une extrême curiosité d’aller voir le pavillon de la forêt. Il en parla comme du plus agréable lieu du monde et en fit même une description si particulière, que madame de Mercœur lui dit qu’il fallait qu’il y eût été plusieurs fois pour en connaître si bien toutes les beautés.

—Je ne crois pourtant pas, reprit madame de Clèves, que monsieur de Nemours y ait jamais entré; c’est un lieu qui n’est achevé que depuis peu.

—Il n’y a pas longtemps aussi que j’y ai été, reprit monsieur de Nemours en la regardant, et je ne sais si je ne dois point être bien aise que vous ayez oublié de m’y avoir vu.

Madame de Mercœur, qui regardait la beauté des jardins, n’avait point d’attention à ce que disait son frère. Madame de Clèves rougit, et baissant les yeux sans regarder monsieur de Nemours:

—Je ne me souviens point, lui dit-elle, de vous y avoir vu; et si vous y avez été, c’est sans que je l’aie su.

—Il est vrai, Madame, répliqua monsieur de Nemours, que j’y ai été sans vos ordres, et j’y ai passé les plus doux et les plus cruels moments de ma vie.

Madame de Clèves entendait trop bien tout ce que disait ce prince, mais elle n’y répondit point; elle songea à empêcher madame de Mercœur d’aller dans ce cabinet, parce que le portrait de monsieur de Nemours y était, et qu’elle ne voulait pas qu’elle l’y vît. Elle fit si bien que le temps se passa insensiblement, et madame de Mercœur parla de s’en retourner. Mais quand madame de Clèves vit que monsieur de Nemours et sa sœur ne s’en allaient pas ensemble, elle jugea bien à quoi elle allait être exposée; elle se trouva dans le même embarras où elle s’était trouvée à Paris et elle prit aussi le même parti. La crainte que cette visite ne fût encore une confirmation des soupçons qu’avait son mari ne contribua pas peu à la déterminer; et pour éviter que monsieur de Nemours ne demeurât seul avec elle, elle dit à madame de Mercœur qu’elle l’allait conduire jusqu’au bord de la forêt, et elle ordonna que son carrosse la suivît. La douleur qu’eut ce prince de trouver toujours cette même continuation des rigueurs en madame de Clèves fut si violente qu’il en pâlit dans le même moment. Madame de Mercœur lui demanda s’il se trouvait mal; mais il regarda madame de Clèves, sans que personne s’en aperçût, et il lui fit juger par ses regards qu’il n’avait d’autre mal que son désespoir. Cependant il fallut qu’il les laissât partir sans oser les suivre, et après ce qu’il avait dit, il ne pouvait plus retourner avec sa sœur; ainsi, il revint à Paris, et en partit le lendemain.

Le gentilhomme de monsieur de Clèves l’avait toujours observé: il revint aussi à Paris, et, comme il vit monsieur de Nemours parti pour Chambord, il prit la poste afin d’y arriver devant lui, et de rendre compte de son voyage. Son maître attendait son retour, comme ce qui allait décider du malheur de toute sa vie.

Sitôt qu’il le vit, il jugea, par son visage et par son silence, qu’il n’avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque temps saisi d’affliction, la tête baissée sans pouvoir parler; enfin, il lui fit signe de la main de se retirer:

—Allez, dit-il, je vois ce que vous avez à me dire; mais je n’ai pas la force de l’écouter.

—Je n’ai rien à vous apprendre, répondit le gentilhomme, sur quoi on puisse faire de jugement assuré. Il est vrai que monsieur de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu’il a été le jour d’après à Coulommiers avec madame de Mercœur.

—C’est assez, répliqua monsieur de Clèves, c’est assez, en lui faisant encore signe de se retirer, et je n’ai pas besoin d’un plus grand éclaircissement.

Le gentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonné à son désespoir. Il n’y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu d’hommes d’un aussi grand courage et d’un cœur aussi passionné que monsieur de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que cause l’infidélité d’une maîtresse et la honte d’être trompé par une femme.

Monsieur de Clèves ne put résister à l’accablement où il se trouva. La fièvre lui prit dès la nuit même, et avec de si grands accidents, que dès ce moment sa maladie parut très dangereuse. On en donna avis à madame de Clèves; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il était encore plus mal, elle lui trouva quelque chose de si froid et de si glacé pour elle, qu’elle en fut extrêmement surprise et affligée. Il lui parut même qu’il recevait avec peine les services qu’elle lui rendait; mais enfin, elle pensa que c’était peut-être un effet de sa maladie.

D’abord qu’elle fut à Blois, où la cour était alors, monsieur de Nemours ne put s’empêcher d’avoir de la joie de savoir qu’elle était dans le même lieu que lui. Il essaya de la voir, et alla tous les jours chez monsieur de Clèves, sur le prétexte de savoir de ses nouvelles; mais ce fut inutilement. Elle ne sortait point de la chambre de son mari, et avait une douleur violente de l’état où elle le voyait. Monsieur de Nemours était désespéré qu’elle fût si affligée; il jugeait aisément combien cette affliction renouvelait l’amitié qu’elle avait pour monsieur de Clèves, et combien cette amitié faisait une diversion dangereuse à la passion qu’elle avait dans le cœur. Ce sentiment lui donna un chagrin mortel pendant quelque temps; mais l’extrémité du mal de monsieur de Clèves lui ouvrit de nouvelles espérances. Il vit que madame de Clèves serait peut-être en liberté de suivre son inclination, et qu’il pourrait trouver dans l’avenir une suite de bonheur et de plaisirs durables. Il ne pouvait soutenir cette pensée, tant elle lui donnait de trouble et de transports, et il en éloignait son esprit par la crainte de se trouver trop malheureux, s’il venait à perdre ses espérances.

Cependant monsieur de Clèves était presque abandonné des médecins. Un des derniers jours de son mal, après avoir passé une nuit très fâcheuse, il dit sur le matin qu’il voulait reposer. Madame de Clèves demeura seule dans sa chambre; il lui parut qu’au lieu de reposer, il avait beaucoup d’inquiétude. Elle s’approcha et se vint mettre à genoux devant son lit le visage tout couvert de larmes. Monsieur de Clèves avait résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin qu’il avait contre elle; mais les soins qu’elle lui rendait, et son affliction, qui lui paraissait quelquefois véritable, et qu’il regardait aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie, lui causaient des sentiments si opposés et si douloureux, qu’il ne les put renfermer en lui-même.

—Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître. Je ne suis plus en état de vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur; mais je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné. Fallait-il qu’une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût si peu de suite? Pourquoi m’éclairer sur la passion que vous aviez pour monsieur de Nemours, si votre vertu n’avait pas plus d’étendue pour y résister? Je vous aimais jusqu’à être bien aise d’être trompé, je l’avoue à ma honte; j’ai regretté ce faux repos dont vous m’avez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris? J’eusse, peut-être, ignoré toute ma vie que vous aimiez monsieur de Nemours. Je mourrai, ajouta-t-il; mais sachez que vous me rendez la mort agréable, et qu’après m’avoir ôté l’estime et la tendresse que j’avais pour vous, la vie me ferait horreur. Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j’ai tant aimée, et dont j’ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne, et en venir à un éclat et à des violences si opposées à mon humeur et à la passion que j’avais pour vous? Elle a été au-delà de ce que vous en avez vu, Madame; je vous en ai caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime, par des manières qui ne convenaient pas à un mari. Enfin je méritais votre cœur; encore une fois, je meurs sans regret, puisque je n’ai pu l’avoir, et que je ne puis plus le désirer. Adieu, Madame, vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimait d’une passion véritable et légitime. Vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagements, et vous connaîtrez la différence d’être aimée comme je vous aimais, à l’être par des gens qui, en vous témoignant de l’amour, ne cherchent que l’honneur de vous séduire. Mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre monsieur de Nemours heureux, sans qu’il vous en coûte des crimes. Qu’importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus, et faut-il que j’aie la faiblesse d’y jeter les yeux!

Madame de Clèves était si éloignée de s’imaginer que son mari pût avoir des soupçons contre elle, qu’elle écouta toutes ces paroles sans les comprendre, et sans avoir d’autre idée, sinon qu’il lui reprochait son inclination pour monsieur de Nemours; enfin, sortant tout d’un coup de son aveuglement:

—Moi, des crimes! s’écria-t-elle; la pensée même m’en est inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirer d’autre conduite que celle que j’ai eue; et je n’ai jamais fait d’action dont je n’eusse souhaité que vous eussiez été témoin.

—Eussiez-vous souhaité, répliqua monsieur de Clèves, en la regardant avec dédain, que je l’eusse été des nuits que vous avez passées avec monsieur de Nemours? Ah! Madame, est-ce de vous dont je parle, quand je parle d’une femme qui a passé des nuits avec un homme?

—Non, Monsieur, reprit-elle; non, ce n’est pas de moi dont vous parlez. Je n’ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec monsieur de Nemours. Il ne m’a jamais vue en particulier; je ne l’ai jamais souffert, ni écouté, et j’en ferais tous les serments…

—N’en dites pas davantage, interrompit monsieur de Clèves; de faux serments ou un aveu me feraient peut-être une égale peine.

Madame de Clèves ne pouvait répondre; ses larmes et sa douleur lui ôtaient la parole; enfin, faisant un effort:

—Regardez-moi du moins; écoutez-moi, lui dit-elle. S’il n’y allait que de mon intérêt, je souffrirais ces reproches; mais il y va de votre vie. Écoutez-moi, pour l’amour de vous-même: il est impossible qu’avec tant de vérité, je ne vous persuade mon innocence.

—Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader! s’écria-t-il; mais que me pouvez-vous dire? Monsieur de Nemours n’a-t-il pas été à Coulommiers avec sa sœur? Et n’avait-il pas passé les deux nuits précédentes avec vous dans le jardin de la forêt?

—Si c’est là mon crime, répliqua-t-elle, il m’est aisé de me justifier. Je ne vous demande point de me croire; mais croyez tous vos domestiques, et sachez si j’allai dans le jardin de la forêt la veille que monsieur de Nemours vint à Coulommiers, et si je n’en sortis pas le soir d’auparavant deux heures plus tôt que je n’avais accoutumé.

Elle lui conta ensuite comme elle avait cru voir quelqu’un dans ce jardin. Elle lui avoua qu’elle avait cru que c’était monsieur de Nemours. Elle lui parla avec tant d’assurance, et la vérité se persuade si aisément lors même qu’elle n’est pas vraisemblable, que monsieur de Clèves fut presque convaincu de son innocence.

—Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire. Je me sens si proche de la mort, que je ne veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie. Vous m’avez éclairci trop tard; mais ce me sera toujours un soulagement d’emporter la pensée que vous êtes digne de l’estime que j’aie eue pour vous. Je vous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera chère, et que, s’il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentiments que vous avez pour un autre.

Il voulut continuer; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame de Clèves fit venir les médecins; ils le trouvèrent presque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une constance admirable.

Madame de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu’elle perdit quasi l’usage de la raison. La reine la vint voir avec soin, et la mena dans un couvent, sans qu’elle sût où on la conduisait. Ses belles-sœurs la ramenèrent à Paris, qu’elle n’était pas encore en état de sentir distinctement sa douleur. Quand elle commença d’avoir la force de l’envisager, et qu’elle vit quel mari elle avait perdu, qu’elle considéra qu’elle était la cause de sa mort, et que c’était par la passion qu’elle avait eue pour un autre qu’elle en était cause, l’horreur qu’elle eut pour elle-même et pour monsieur de Nemours ne se peut représenter.

Ce prince n’osa dans ces commencements lui rendre d’autres soins que ceux que lui ordonnait la bienséance. Il connaissait assez madame de Clèves, pour croire qu’un plus grand empressement lui serait désagréable; mais ce qu’il apprit ensuite lui fit bien voir qu’il devait avoir longtemps la même conduite.

Un écuyer qu’il avait lui conta que le gentilhomme de monsieur de Clèves, qui était son ami intime, lui avait dit, dans sa douleur de la perte de son maître, que le voyage de monsieur de Nemours à Coulommiers était cause de sa mort. Monsieur de Nemours fut extrêmement surpris de ce discours; mais après y avoir fait réflexion, il devina une partie de la vérité, et il jugea bien quels seraient d’abord les sentiments de madame de Clèves et quel éloignement elle aurait de lui, si elle croyait que le mal de son mari eût été causé par la jalousie. Il crut qu’il ne fallait pas même la faire sitôt souvenir de son nom; et il suivit cette conduite, quelque pénible qu’elle lui parût.

Il fit un voyage à Paris, et ne put s’empêcher néanmoins d’aller à sa porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui dit que personne ne la voyait, et qu’elle avait même défendu qu’on lui rendît compte de ceux qui l’iraient chercher. Peut-être que ces ordres si exacts étaient donnés en vue de ce prince, et pour ne point entendre parler de lui. Monsieur de Nemours était trop amoureux pour pouvoir vivre si absolument privé de la vue de madame de Clèves. Il résolut de trouver des moyens, quelque difficiles qu’ils pussent être, de sortir d’un état qui lui paraissait si insupportable.

La douleur de cette princesse passait les bornes de la raison. Ce mari mourant, et mourant à cause d’elle et avec tant de tendresse pour elle, ne lui sortait point de l’esprit. Elle repassait incessamment tout ce qu’elle lui devait, et elle se faisait un crime de n’avoir pas eu de la passion pour lui, comme si c’eût été une chose qui eût été en son pouvoir. Elle ne trouvait de consolation qu’à penser qu’elle le regrettait autant qu’il méritait d’être regretté, et qu’elle ne ferait dans le reste de sa vie que ce qu’il aurait été bien aise qu’elle eût fait s’il avait vécu.

Elle avait pensé plusieurs fois comment il avait su que monsieur de Nemours était venu à Coulommiers; elle ne soupçonnait pas ce prince de l’avoir conté, et il lui paraissait même indifférent qu’il l’eût redit, tant elle se croyait guérie et éloignée de la passion qu’elle avait eue pour lui. Elle sentait néanmoins une douleur vive de s’imaginer qu’il était cause de la mort de son mari, et elle se souvenait avec peine de la crainte que monsieur de Clèves lui avait témoignée en mourant qu’elle ne l’épousât; mais toutes ces douleurs se confondaient dans celle de la perte de son mari, et elle croyait n’en avoir point d’autre.

Après que plusieurs mois furent passés, elle sortit de cette violente affliction où elle était, et passa dans un état de tristesse et de langueur. Madame de Martigues fit un voyage à Paris, et la vit avec soin pendant le séjour qu’elle y fit. Elle l’entretint de la cour et de tout ce qui s’y passait; et quoique madame de Clèves ne parût pas y prendre intérêt, madame de Martigues ne laissait pas de lui en parler pour la divertir.

Elle lui conta des nouvelles du vidame, de monsieur de Guise, et de tous les autres qui étaient distingués par leur personne ou par leur mérite.

—Pour monsieur de Nemours, dit-elle, je ne sais si les affaires ont pris dans son cœur la place de la galanterie; mais il a bien moins de joie qu’il n’avait accoutumé d’en avoir, il paraît fort retiré du commerce des femmes. Il fait souvent des voyages à Paris, et je crois même qu’il y est présentement.

Le nom de monsieur de Nemours surprit madame de Clèves et la fit rougir. Elle changea de discours, et madame de Martigues ne s’aperçut point de son trouble.

Le lendemain, cette princesse, qui cherchait des occupations conformes à l’état où elle était, alla proche de chez elle voir un homme qui faisait des ouvrages de soie d’une façon particulière; et elle y fut dans le dessein d’en faire faire de semblables. Après qu’on les lui eut montrés, elle vit la porte d’une chambre où elle crut qu’il y en avait encore; elle dit qu’on la lui ouvrît. Le maître répondit qu’il n’en avait pas la clef, et qu’elle était occupée par un homme qui y venait quelquefois pendant le jour pour dessiner de belles maisons et des jardins que l’on voyait de ses fenêtres.

—C’est l’homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il; il n’a guère la mine d’être réduit à gagner sa vie. Toutes les fois qu’il vient céans, je le vois toujours regarder les maisons et les jardins; mais je ne le vois jamais travailler.

Madame de Clèves écoutait ce discours avec une grande attention. Ce que lui avait dit madame de Martigues, que monsieur de Nemours était quelquefois à Paris, se joignit dans son imagination à cet homme bien fait qui venait proche de chez elle, et lui fit une idée de monsieur de Nemours, et de monsieur de Nemours appliqué à la voir, qui lui donna un trouble confus, dont elle ne savait pas même la cause. Elle alla vers les fenêtres pour voir où elles donnaient; elle trouva qu’elles voyaient tout son jardin et la face de son appartement. Et, lorsqu’elle fut dans sa chambre, elle remarqua aisément cette même fenêtre où l’on lui avait dit que venait cet homme. La pensée que c’était monsieur de Nemours changea entièrement la situation de son esprit; elle ne se trouva plus dans un certain triste repos qu’elle commençait à goûter, elle se sentit inquiète et agitée. Enfin ne pouvant demeurer avec elle-même, elle sortit, et alla prendre l’air dans un jardin hors des faubourgs, où elle pensait être seule. Elle crut en y arrivant qu’elle ne s’était pas trompée; elle ne vit aucune apparence qu’il y eût quelqu’un, et elle se promena assez longtemps.

Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut, au bout d’une allée, dans l’endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous côtés, où elle adressa ses pas. Comme elle en fut proche, elle vit un homme couché sur des bancs, qui paraissait enseveli dans une rêverie profonde, et elle reconnut que c’était monsieur de Nemours. Cette vue l’arrêta tout court. Mais ses gens qui la suivaient firent quelque bruit, qui tira monsieur de Nemours de sa rêverie. Sans regarder qui avait causé le bruit qu’il avait entendu, il se leva de sa place pour éviter la compagnie qui venait vers lui, et tourna dans une autre allée, en faisant une révérence fort basse, qui l’empêcha même de voir ceux qu’il saluait.

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