La Princesse de Clèves

Madame de Clèves entra dans cet expédient, et d’autant plus qu’elle pensait qu’elle enverrait quérir monsieur de Nemours pour ravoir la lettre même, afin de la faire copier mot à mot, et d’en faire à peu près imiter l’écriture, et elle crut que la reine y serait infailliblement trompée. Sitôt qu’elle fut chez elle, elle conta à son mari l’embarras de madame la dauphine, et le pria d’envoyer chercher monsieur de Nemours. On le chercha; il vint en diligence. Madame de Clèves lui dit tout ce qu’elle avait déjà appris à son mari, et lui demanda la lettre; mais monsieur de Nemours répondit qu’il l’avait déjà rendue au vidame de Chartres qui avait eu tant de joie de la ravoir et de se trouver hors du péril qu’il aurait couru, qu’il l’avait renvoyée à l’heure même à l’amie de madame de Thémines. Madame de Clèves se retrouva dans un nouvel embarras, et enfin après avoir bien consulté, ils résolurent de faire la lettre de mémoire. Ils s’enfermèrent pour y travailler; on donna ordre à la porte de ne laisser entrer personne, et on renvoya tous les gens de monsieur de Nemours. Cet air de mystère et de confidence n’était pas d’un médiocre charme pour ce prince, et même pour madame de Clèves. La présence de son mari et les intérêts du vidame de Chartres la rassuraient en quelque sorte sur ses scrupules. Elle ne sentait que le plaisir de voir monsieur de Nemours, elle en avait une joie pure et sans mélange qu’elle n’avait jamais sentie: cette joie lui donnait une liberté et un enjouement dans l’esprit que monsieur de Nemours ne lui avait jamais vus, et qui redoublaient son amour. Comme il n’avait point eu encore de si agréables moments, sa vivacité en était augmentée; et quand madame de Clèves voulut commencer à se souvenir de la lettre et à l’écrire, ce prince, au lieu de lui aider sérieusement, ne faisait que l’interrompre et lui dire des choses plaisantes. Madame de Clèves entra dans le même esprit de gaieté, de sorte qu’il y avait déjà longtemps qu’ils étaient enfermés, et on était déjà venu deux fois de la part de la reine dauphine pour dire à madame de Clèves de se dépêcher, qu’ils n’avaient pas encore fait la moitié de la lettre.

Monsieur de Nemours était bien aise de faire durer un temps qui lui était si agréable, et oubliait les intérêts de son ami. Madame de Clèves ne s’ennuyait pas, et oubliait aussi les intérêts de son oncle. Enfin à peine, à quatre heures, la lettre était-elle achevée, et elle était si mal, et l’écriture dont on la fit copier ressemblait si peu à celle que l’on avait eu dessein d’imiter, qu’il eût fallu que la reine n’eût guère pris de soin d’éclaircir la vérité pour ne la pas connaître. Aussi n’y fut-elle pas trompée, quelque soin que l’on prît de lui persuader que cette lettre s’adressait à monsieur de Nemours. Elle demeura convaincue, non seulement qu’elle était au vidame de Chartres; mais elle crut que la reine dauphine y avait part, et qu’il y avait quelque intelligence entre eux. Cette pensée augmenta tellement la haine qu’elle avait pour cette princesse, qu’elle ne lui pardonna jamais, et qu’elle la persécuta jusqu’à ce qu’elle l’eût fait sortir de France.

Pour le vidame de Chartres, il fut ruiné auprès d’elle, et soit que le cardinal de Lorraine se fût déjà rendu maître de son esprit, ou que l’aventure de cette lettre qui lui fit voir qu’elle était trompée lui aidât à démêler les autres tromperies que le vidame lui avait déjà faites, il est certain qu’il ne put jamais se raccommoder sincèrement avec elle. Leur liaison se rompit, et elle le perdit ensuite à la conjuration d’Amboise où il se trouva embarrassé.

Après qu’on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, monsieur de Clèves et monsieur de Nemours s’en allèrent. Madame de Clèves demeura seule, et sitôt qu’elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l’on aime, elle revint comme d’un songe; elle regarda avec étonnement la prodigieuse différence de l’état où elle était le soir, d’avec celui où elle se trouvait alors; elle se remit devant les yeux l’aigreur et la froideur qu’elle avait fait paraître à monsieur de Nemours, tant qu’elle avait cru que la lettre de madame de Thémines s’adressait à lui; quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu’il l’avait persuadée que cette lettre ne le regardait pas. Quand elle pensait qu’elle s’était reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait naître et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand elle pensait encore que monsieur de Nemours voyait bien qu’elle connaissait son amour, qu’il voyait bien aussi que malgré cette connaissance elle ne l’en traitait pas plus mal en présence même de son mari, qu’au contraire elle ne l’avait jamais regardé si favorablement, qu’elle était cause que monsieur de Clèves l’avait envoyé quérir, et qu’ils venaient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle trouvait qu’elle était d’intelligence avec monsieur de Nemours, qu’elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d’être trompé, et elle était honteuse de paraître si peu digne d’estime aux yeux même de son amant. Mais ce qu’elle pouvait moins supporter que tout le reste, était le souvenir de l’état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que monsieur de Nemours aimait ailleurs et qu’elle était trompée.

Elle avait ignoré jusqu’alors les inquiétudes mortelles de la défiance et de la jalousie; elle n’avait pensé qu’à se défendre d’aimer monsieur de Nemours, et elle n’avait point encore commencé à craindre qu’il en aimât une autre. Quoique les soupçons que lui avait donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir les yeux sur le hasard d’être trompée, et de lui donner des impressions de défiance et de jalousie qu’elle n’avait jamais eues. Elle fut étonnée de n’avoir point encore pensé combien il était peu vraisemblable qu’un homme comme monsieur de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d’un attachement sincère et durable. Elle trouva qu’il était presque impossible qu’elle pût être contente de sa passion. «Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu’en veux-je faire? Veux-je la souffrir? Veux-je y répondre? Veux-je m’engager dans une galanterie? Veux-je manquer à monsieur de Clèves? Veux-je me manquer à moi-même? Et veux-je enfin m’exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l’amour? Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles; je pensai hier tout ce que je pense aujourd’hui, et je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m’arracher de la présence de monsieur de Nemours; il faut m’en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage; et si monsieur de Clèves s’opiniâtre à l’empêcher ou à en vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre.» Elle demeura dan cette résolution, et passa tout le soir chez elle, sans aller savoir de madame la dauphine ce qui était arrivé de la fausse lettre du vidame.

Quand monsieur de Clèves fut revenu, elle lui dit qu’elle voulait aller à la campagne, qu’elle se trouvait mal et qu’elle avait besoin de prendre l’air. Monsieur de Clèves, à qui elle paraissait d’une beauté qui ne lui persuadait pas que ses maux fussent considérables, se moqua d’abord de la proposition de ce voyage, et lui répondit qu’elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s’allaient faire, et qu’elle n’avait pas trop de temps pour se préparer à y paraître avec la même magnificence que les autres femmes. Les raisons de son mari ne la firent pas changer de dessein; elle le pria de trouver bon que pendant qu’il irait à Compiègne avec le roi, elle allât à Coulommiers, qui était une belle maison à une journée de Paris, qu’ils faisaient bâtir avec soin. Monsieur de Clèves y consentit; elle y alla dans le dessein de n’en pas revenir sitôt, et le roi partit pour Compiègne, où il ne devait être que peu de jours.

Monsieur de Nemours avait eu bien de la douleur de n’avoir point revu madame de Clèves depuis cette après-dînée qu’il avait passée avec elle si agréablement et qui avait augmenté ses espérances. Il avait une impatience de la revoir qui ne lui donnait point de repos, de sorte que quand le roi revint à Paris, il résolut d’aller chez sa sœur, la duchesse de Mercœur, qui était à la campagne assez près de Coulommiers. Il proposa au vidame d’y aller avec lui, qui accepta aisément cette proposition; et monsieur de Nemours la fit dans l’espérance de voir madame de Clèves et d’aller chez elle avec le vidame.

Madame de Mercœur les reçut avec beaucoup de joie, et ne pensa qu’à les divertir et à leur donner tous les plaisirs de la campagne. Comme ils étaient à la chasse à courir le cerf, monsieur de Nemours s’égara dans la forêt. En s’enquérant du chemin qu’il devait tenir pour s’en retourner, il sut qu’il était proche de Coulommiers. A ce mot de Coulommiers, sans faire aucune réflexion et sans savoir quel était son dessein, il alla à toute bride du côté qu’on le lui montrait. Il arriva dans la forêt, et se laissa conduire au hasard par des routes faites avec soin, qu’il jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont le dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un était ouvert sur un jardin de fleurs, qui n’était séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnait sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu’il vit venir par cette allée du parc monsieur et madame de Clèves, accompagnés d’un grand nombre de domestiques. Comme il ne s’était pas attendu à trouver monsieur de Clèves, qu’il avait laissé auprès du roi, son premier mouvement le porta à se cacher: il entra dans le cabinet qui donnait sur le jardin de fleurs, dans la pensée d’en ressortir par une porte qui était ouverte sur la forêt; mais voyant que madame de Clèves et son mari s’étaient assis sous le pavillon, que leurs domestiques demeuraient dans le parc, et qu’ils ne pouvaient venir à lui sans passer dans le lieu où étaient monsieur et madame de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la curiosité d’écouter la conversation avec un mari qui lui donnait plus de jalousie qu’aucun de ses rivaux.

Il entendit que monsieur de Clèves disait à sa femme:

—Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris? Qui vous peut retenir à la campagne? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m’étonne et qui m’afflige parce qu’il nous sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutume, et je crains que vous n’ayez quelque sujet d’affliction.

—Je n’ai rien de fâcheux dans l’esprit, répondit-elle avec un air embarrassé; mais le tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours un si grand monde chez vous, qu’il est impossible que le corps et l’esprit ne se lassent, et que l’on ne cherche du repos.

—Le repos, répliqua-t-il, n’est guère propre pour une personne de votre âge. Vous êtes chez vous et dans la cour, d’une sorte à ne vous pas donner de lassitude, et je craindrais plutôt que vous ne fussiez bien aise d’être séparée de moi.

—Vous me feriez une grande injustice d’avoir cette pensée, reprit-elle avec un embarras qui augmentait toujours; mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j’en aurais beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous voulussiez bien n’y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais.

—Ah! Madame! s’écria monsieur de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d’être seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me les dire.

Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger; et après qu’elle se fût défendue d’une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés; puis tout d’un coup prenant la parole et le regardant:

—Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour.

—Que me faites-vous envisager, Madame! s’écria monsieur de Clèves. Je n’oserais vous le dire de peur de vous offenser.

Madame de Clèves ne répondit point; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu’il avait pensé:

—Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me trompe pas.

—Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari, mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire.

Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.

Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle qu’il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant:

—Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne; et pardonnez si dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue, vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre: elle dure encore; je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte? Depuis quand vous plaît-il? Qu’a-t-il fait pour vous plaire? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini: vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. Mais, Madame, achevez et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter.

—Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle; je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.

—Ne craignez point, Madame, reprit monsieur de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que la considération d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont, et non pas s’en plaindre; et encore une fois, Madame, je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de savoir.

—Vous m’en presseriez inutilement, répliqua-t-elle; j’ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L’aveu que je vous ai fait n’a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher.

Monsieur de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation; et ce que venait de dire madame de Clèves ne lui donnait guère moins de jalousie qu’à son mari. Il était si éperdument amoureux d’elle, qu’il croyait que tout le monde avait les mêmes sentiments. Il était véritable aussi qu’il avait plusieurs rivaux; mais il s’en imaginait encore davantage, et son esprit s’égarait à chercher celui dont madame de Clèves voulait parler. Il avait cru bien des fois qu’il ne lui était pas désagréable, et il avait fait ce jugement sur des choses qui lui parurent si légères dans ce moment, qu’il ne put s’imaginer qu’il eût donné une passion qui devait être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était si transporté qu’il ne savait quasi ce qu’il voyait, et il ne pouvait pardonner à monsieur de Clèves de ne pas assez presser sa femme de lui dire ce nom qu’elle lui cachait.

Monsieur de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour le savoir; et, après qu’il l’en eut pressée inutilement:

—Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma sincérité; ne m’en demandez pas davantage, et ne me donnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de l’assurance que je vous donne encore, qu’aucune de mes actions n’a fait paraître mes sentiments, et que l’on ne m’a jamais rien dit dont j’aie pu m’offenser.

—Ah! Madame, reprit tout d’un coup monsieur de Clèves, je ne vous saurais croire. Je me souviens de l’embarras où vous fûtes le jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, Madame, vous avez donné ce portrait qui m’était si cher et qui m’appartenait si légitimement. Vous n’avez pu cacher vos sentiments; vous aimez, on le sait; votre vertu vous a jusqu’ici garantie du reste.

—Est-il possible, s’écria cette princesse, que vous puissiez penser qu’il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mien, qu’aucune raison ne m’obligeait à vous faire! Fiez-vous à mes paroles; c’est par un assez grand prix que j’achète la confiance que je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n’ai point donné mon portrait: il est vrai que je le vis prendre; mais je ne voulus pas faire paraître que je le voyais, de peur de m’exposer à me faire dire des choses que l’on ne m’a encore osé dire.

—Par où vous a-t-on donc fait voir qu’on vous aimait, reprit monsieur de Clèves, et quelles marques de passion vous a-t-on données?

—Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués, et qui ne m’ont que trop persuadée de ma faiblesse.

—Vous avez raison, Madame, reprit-il; je suis injuste. Refusez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses; mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande.

Dans ce moment plusieurs de leurs gens, qui étaient demeurés dans les allées, vinrent avertir monsieur de Clèves qu’un gentilhomme venait le chercher de la part du roi, pour lui ordonner de se trouver le soir à Paris.

Monsieur de Clèves fut contraint de s’en aller, et il ne put rien dire à sa femme, sinon qu’il la suppliait de venir le lendemain, et qu’il la conjurait de croire que quoiqu’il fût affligé, il avait pour elle une tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite.

Lorsque ce prince fut parti, que madame de Clèves demeura seule, qu’elle regarda ce qu’elle venait de faire, elle en fut si épouvantée, qu’à peine put-elle s’imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva qu’elle s’était ôté elle-même le cœur et l’estime de son mari, et qu’elle s’était creusé un abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle trouvait qu’elle s’y était engagée sans en avoir presque eu le dessein. La singularité d’un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d’exemple, lui en faisait voir tout le péril.

Mais quand elle venait à penser que ce remède, quelque violent qu’il fût, était le seul qui la pouvait défendre contre monsieur de Nemours, elle trouvait qu’elle ne devait point se repentir, et qu’elle n’avait point trop hasardé. Elle passa toute la nuit, pleine d’incertitude, de trouble et de crainte, mais enfin le calme revint dans son esprit. Elle trouva même de la douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un mari qui le méritait si bien, qui avait tant d’estime et tant d’amitié pour elle, et qui venait de lui en donner encore des marques par la manière dont il avait reçu ce qu’elle lui avait avoué.

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