La Princesse de Clèves

«Je fus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le roi; je lui promis que je reviendrais bientôt. Je revins en effet, et je ne fus jamais si surpris, que de le trouver tout différent de ce que je l’avais quitté. Il était debout dans sa chambre, avec un visage furieux, marchant et s’arrêtant comme s’il eût été hors de lui-même.—Venez, venez, me dit-il, venez voir l’homme du monde le plus désespéré; je suis plus malheureux mille fois que je n’étais tantôt, et ce que je viens d’apprendre de madame de Tournon est pire que sa mort.

«Je crus que la douleur le troublait entièrement, et je ne pouvais m’imaginer qu’il y eût quelque chose de pire que la mort d’une maîtresse que l’on aime, et dont on est aimé. Je lui dis que tant que son affliction avait eu des bornes, je l’avais approuvée, et que j’y étais entré; mais que je ne le plaindrais plus s’il s’abandonnait au désespoir, et s’il perdait la raison.

—Je serais trop heureux de l’avoir perdue, et la vie aussi, s’écria-t-il: madame de Tournon m’était infidèle, et j’apprends son infidélité et sa trahison le lendemain que j’ai appris sa mort, dans un temps où mon âme est remplie et pénétrée de la plus vive douleur et de la plus tendre amour que l’on ait jamais senties; dans un temps où son idée est dans mon cœur comme la plus parfaite chose qui ait jamais été, et la plus parfaite à mon égard; je trouve que je suis trompé, et qu’elle ne mérite pas que je la pleure; cependant j’ai la même affection de sa mort que si elle m’était fidèle, et je sens son infidélité comme si elle n’était point morte. Si j’avais appris son changement avant sa mort, la jalousie, la colère, la rage m’auraient rempli, et m’auraient endurci en quelque sorte contre la douleur de sa perte; mais je suis dans un état où je ne puis ni m’en consoler, ni la haïr.

«Vous pouvez juger si je fus surpris de ce que me disait Sancerre; je lui demandai comment il avait su ce qu’il venait de me dire. Il me conta qu’un moment après que j’étais sorti de sa chambre, Estouteville, qui est son ami intime, mais qui ne savait pourtant rien de son amour pour madame de Tournon, l’était venu voir; que d’abord qu’il avait été assis, il avait commencé à pleurer et qu’il lui avait dit qu’il lui demandait pardon de lui avoir caché ce qu’il lui allait apprendre; qu’il le priait d’avoir pitié de lui; qu’il venait lui ouvrir son cœur, et qu’il voyait l’homme du monde le plus affligé de la mort de madame de Tournon.

«Ce nom, me dit Sancerre, m’a tellement surpris, que, quoique mon premier mouvement ait été de lui dire que j’en étais plus affligé que lui, je n’ai pas eu néanmoins la force de parler. Il a continué, et m’a dit qu’il était amoureux d’elle depuis six mois; qu’il avait toujours voulu me le dire, mais qu’elle le lui avait défendu expressément, et avec tant d’autorité, qu’il n’avait osé lui désobéir; qu’il lui avait plu quasi dans le même temps qu’il l’avait aimée; qu’ils avaient caché leur passion à tout le monde; qu’il n’avait jamais été chez elle publiquement; qu’il avait eu le plaisir de la consoler de la mort de son mari; et qu’enfin il l’allait épouser dans le temps qu’elle était morte; mais que ce mariage, qui était un effet de passion, aurait paru un effet de devoir et d’obéissance; qu’elle avait gagné son père pour se faire commander de l’épouser, afin qu’il n’y eût pas un trop grand changement dans sa conduite, qui avait été si éloignée de se remarier.

«Tant qu’Estouteville m’a parlé, me dit Sancerre, j’ai ajouté foi a ses paroles, parce que j’y ai trouvé de la vraisemblance, et que le temps où il m’a dit qu’il avait commencé à aimer madame de Tournon est précisément celui où elle m’a paru changée; mais un moment après, je l’ai cru un menteur, ou du moins un visionnaire. J’ai été prêt à le lui dire; j’ai passé ensuite à vouloir m’éclaircir, je l’ai questionné, je lui ai fait paraître des doutes; enfin j’ai tant fait pour m’assurer de mon malheur, qu’il m’a demandé si je connaissais l’écriture de madame de Tournon. Il a mis sur mon lit quatre de ses lettres et son portrait; mon frère est entré dans ce moment. Estouteville avait le visage si plein de larmes, qu’il a été contraint de sortir pour ne se pas laisser voir; il m’a dit qu’il reviendrait ce soir requérir ce qu’il me laissait; et moi je chassai mon frère, sur le prétexte de me trouver mal, par l’impatience de voir ces lettres que l’on m’avait laissées, et espérant d’y trouver quelque chose qui ne me persuaderait pas tout ce qu’Estouteville venait de me dire. Mais hélas! que n’y ai-je point trouvé? Quelle tendresse! quels serments! quelles assurances de l’épouser! quelles lettres! Jamais elle ne m’en a écrit de semblables. Ainsi, ajouta-t-il, j’éprouve à la fois la douleur de la mort et celle de l’infidélité; ce sont deux maux que l’on a souvent comparés, mais qui n’ont jamais été sentis en même temps par la même personne. J’avoue, à ma honte, que je sens encore plus sa perte que son changement, je ne puis la trouver assez coupable pour consentir à sa mort. Si elle vivait, j’aurais le plaisir de lui faire des reproches, et de me venger d’elle en lui faisant connaître son injustice. Mais je ne la verrai plus, reprenait-il, je ne la verrai plus; ce mal est le plus grand de tous les maux. Je souhaiterais de lui rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel souhait! si elle revenait elle vivrait pour Estouteville. Que j’étais heureux hier! s’écriait-il, que j’étais heureux! j’étais l’homme du monde le plus affligé; mais mon affliction était raisonnable, et je trouvais quelque douceur à penser que je ne devais jamais me consoler. Aujourd’hui, tous mes sentiments sont injustes. Je paye à une passion feinte qu’elle a eue pour moi le même tribut de douleur que je croyais devoir à une passion véritable. Je ne puis ni haïr, ni aimer sa mémoire; je ne puis me consoler ni m’affliger. Du moins, me dit-il, en se retournant tout d’un coup vers moi, faites, je vous en conjure, que je ne voie jamais Estouteville; son nom seul me fait horreur. Je sais bien que je n’ai nul sujet de m’en plaindre; c’est ma faute de lui avoir caché que j’aimais madame de Tournon; s’il l’eût su il ne s’y serait peut-être pas attaché, elle ne m’aurait pas été infidèle; il est venu me chercher pour me confier sa douleur; il me fait pitié. Et! c’est avec raison, s’écriait-il; il aimait madame de Tournon, il en était aimé, et il ne la verra jamais; je sens bien néanmoins que je ne saurais m’empêcher de le haïr. Et encore une fois, je vous conjure de faire en sorte que je ne le voie point.

«Sancerre se remit ensuite à pleurer, à regretter madame de Tournon, à lui parler, et à lui dire les choses du monde les plus tendres; il repassa ensuite à la haine, aux plaintes, aux reproches et aux imprécations contre elle. Comme je le vis dans un état si violent, je connus bien qu’il me fallait quelque secours pour m’aider à calmer son esprit. J’envoyai quérir son frère, que je venais de quitter chez le roi; j’allai lui parler dans l’antichambre avant qu’il entrât, et je lui contai l’état où était Sancerre. Nous donnâmes des ordres pour empêcher qu’il ne vît Estouteville, et nous employâmes une partie de la nuit à tâcher de le rendre capable de raison. Ce matin je l’ai encore trouvé plus affligé; son frère est demeuré auprès de lui, et je suis revenu auprès de vous.»

—L’on ne peut être plus surprise que je le suis, dit alors madame de Clèves, et je croyais madame de Tournon incapable d’amour et de tromperie.

—L’adresse et la dissimulation, reprit monsieur de Clèves, ne peuvent aller plus loin qu’elle les a portées. Remarquez que quand Sancerre crut qu’elle était changée pour lui, elle l’était véritablement, et qu’elle commençait à aimer Estouteville. Elle disait à ce dernier qu’il la consolait de la mort de son mari, et que c’était lui qui était cause qu’elle quittait cette grande retraite, et il paraissait à Sancerre que c’était parce que nous avions résolu qu’elle ne témoignerait plus d’être si affligée. Elle faisait valoir à Estouteville de cacher leur intelligence, et de paraître obligée à l’épouser par le commandement de son père, comme un effet du soin qu’elle avait de sa réputation; et c’était pour abandonner Sancerre, sans qu’il eût sujet de s’en plaindre. Il faut que je m’en retourne, continua monsieur de Clèves, pour voir ce malheureux, et je crois qu’il faut que vous reveniez aussi à Paris. Il est temps que vous voyiez le monde, et que vous receviez ce nombre infini de visites, dont aussi bien vous ne sauriez vous dispenser.

Madame de Clèves consentit à son retour, et elle revint le lendemain. Elle se trouva plus tranquille sur monsieur de Nemours qu’elle n’avait été; tout ce que lui avait dit madame de Chartres en mourant, et la douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses sentiments, qui lui faisait croire qu’ils étaient entièrement effacés.

Dès le même soir qu’elle fut arrivée, madame la dauphine la vint voir, et après lui avoir témoigné la part qu’elle avait prise à son affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ces tristes pensées, elle voulait l’instruire de tout ce qui s’était passé à la cour en son absence; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières.

—Mais ce que j’ai le plus d’envie de vous apprendre, ajouta-t-elle, c’est qu’il est certain que monsieur de Nemours est passionnément amoureux, et que ses amis les plus intimes, non seulement ne sont point dans sa confidence, mais qu’ils ne peuvent deviner qui est la personne qu’il aime. Cependant cet amour est assez fort pour lui faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les espérances d’une couronne.

Madame la dauphine conta ensuite tout ce qui s’était passé sur l’Angleterre.

—J’ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de monsieur d’Anville; et il m’a dit ce matin que le roi envoya quérir, hier au soir, monsieur de Nemours, sur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, et qui écrit au roi qu’il ne peut plus soutenir auprès de la reine d’Angleterre les retardements de monsieur de Nemours; qu’elle commence à s’en offenser, et qu’encore qu’elle n’eût point donné de parole positive, elle en avait assez dit pour faire hasarder un voyage. Le roi lut cette lettre à monsieur de Nemours, qui, au lieu de parler sérieusement, comme il avait fait dans les commencements, ne fit que rire, que badiner, et se moquer des espérances de Lignerolles. Il dit que toute l’Europe condamnerait son imprudence, s’il hasardait d’aller en Angleterre comme un prétendu mari de la reine, sans être assuré du succès. «Il me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrais mal mon temps, de faire ce voyage présentement que le roi d’Espagne fait de si grandes instances pour épouser cette reine. Ce ne serait peut-être pas un rival bien redoutable dans une galanterie; mais je pense que dans un mariage Votre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer quelque chose.—Je vous le conseillerais en cette occasion, reprit le roi; mais vous n’aurez rien à lui disputer; je sais qu’il a d’autres pensées; et quand il n’en aurait pas, la reine Marie s’est trop mal trouvée du joug de l’Espagne, pour croire que sa sœur le veuille reprendre, et qu’elle se laisse éblouir à l’éclat de tant de couronnes jointes ensemble.—Si elle ne s’en laisse pas éblouir, repartit monsieur de Nemours, il y a apparence qu’elle voudra se rendre heureuse par l’amour. Elle a aimé le milord Courtenay, il y a déjà quelques années; il était aussi aimé de la reine Marie, qui l’aurait épousé du consentement de toute l’Angleterre, sans qu’elle connût que la jeunesse et la beauté de sa sœur Élisabeth le touchaient davantage que l’espérance de régner. Votre Majesté sait que les violentes jalousies qu’elle en eut la portèrent à les mettre l’un et l’autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la déterminèrent enfin à épouser le roi d’Espagne. Je crois qu’Élisabeth, qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce milord et qu’elle choisira un homme qu’elle a aimé, qui est fort aimable, qui a tant souffert pour elle, plutôt qu’un autre qu’elle n’a jamais vu.—Je serais de votre avis, repartit le roi, si Courtenay vivait encore; mais j’ai su, depuis quelques jours, qu’il est mort à Padoue, où il était relégué. Je vois bien, ajouta-t-il, en quittant monsieur de Nemours, qu’il faudrait faire votre mariage comme on ferait celui de monsieur le dauphin, et envoyer épouser la reine d’Angleterre par des ambassadeurs.

«Monsieur d’Anville et monsieur le vidame, qui étaient chez le roi avec monsieur de Nemours, sont persuadés que c’est cette même passion dont il est occupé, qui le détourne d’un si grand dessein. Le vidame, qui le voit de plus près que personne, a dit à madame de Martigues que ce prince est tellement changé qu’il ne le reconnaît plus; et ce qui l’étonne davantage, c’est qu’il ne lui voit aucun commerce, ni aucunes heures particulières où il se dérobe, en sorte qu’il croit qu’il n’a point d’intelligence avec la personne qu’il aime; et c’est ce qui fait méconnaître monsieur de Nemours de lui voir aimer une femme qui ne répond point à son amour.»

Quel poison pour madame de Clèves, que le discours de madame la dauphine! Le moyen de ne se pas reconnaître pour cette personne dont on ne savait point le nom? et le moyen de n’être pas pénétrée de reconnaissance et de tendresse, en apprenant, par une voie qui ne lui pouvait être suspecte, que ce prince, qui touchait déjà son cœur, cachait sa passion à tout le monde, et négligeait pour l’amour d’elle les espérances d’une couronne. Aussi ne peut-on représenter ce qu’elle sentit, et le trouble qui s’éleva dans son âme. Si madame la dauphine l’eut regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses qu’elle venait de dire ne lui étaient pas indifférentes; mais comme elle n’avait aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler, sans y faire de réflexion.

—Monsieur d’Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de dire, m’a appris tout ce détail, m’en croit mieux instruite que lui; et il a une si grande opinion de mes charmes, qu’il est persuadé que je suis la seule personne qui puisse faire de si grands changements en monsieur de Nemours.

Ces dernières paroles de madame la dauphine donnèrent une autre sorte de trouble à madame de Clèves, que celui qu’elle avait eu quelques moments auparavant.

—Je serais aisément de l’avis de monsieur d’Anville, répondit-elle; et il y a beaucoup d’apparence, Madame, qu’il ne faut pas moins qu’une princesse telle que vous, pour faire mépriser la reine d’Angleterre.

—Je vous l’avouerais si je le savais, repartit madame la dauphine, et je le saurais s’il était véritable. Ces sortes de passions n’échappent point à la vue de celles qui les causent; elles s’en aperçoivent les premières. Monsieur de Nemours ne m’a jamais témoigné que de légères complaisances; mais il y a néanmoins une si grande différence de la manière dont il a vécu avec moi, à celle dont il y vit présentement, que je puis vous répondre que je ne suis pas la cause de l’indifférence qu’il a pour la couronne d’Angleterre.

«Je m’oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, et je ne me souviens pas qu’il faut que j’aille voir Madame. Vous savez que la paix est quasi conclue; mais vous ne savez pas que le roi d’Espagne n’a voulu passer aucun article qu’à condition d’épouser cette princesse, au lieu du prince don Carlos, son fils. Le roi a eu beaucoup de peine à s’y résoudre; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu’elle sera inconsolable; ce n’est pas une chose qui puisse plaire d’épouser un homme de l’âge et de l’humeur du roi d’Espagne, surtout à elle qui a toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté, et qui s’attendait d’épouser un jeune prince pour qui elle a de l’inclination sans l’avoir vu. Je ne sais si le roi en elle trouvera toute l’obéissance qu’il désire; il m’a chargée de la voir parce qu’il sait qu’elle m’aime, et qu’il croit que j’aurai quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien différente; j’irai me réjouir avec Madame, sœur du roi. Tout est arrêté pour son mariage avec monsieur de Savoie; et il sera ici dans peu de temps. Jamais personne de l’âge de cette princesse n’a eu une joie si entière de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu’on ne l’a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire voir aux étrangers que nous n’avons pas de médiocres beautés.»

Après ces paroles, madame la dauphine quitta madame de Clèves, et, le lendemain, le mariage de Madame fut su de tout le monde. Les jours suivants, le roi et les reines allèrent voir madame de Clèves. Monsieur de Nemours, qui avait attendu son retour avec une extrême impatience, et qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit pour aller chez elle l’heure que tout le monde en sortirait, et qu’apparemment il ne reviendrait plus personne. Il réussit dans son dessein, et il arriva comme les dernières visites en sortaient.

Cette princesse était sur son lit; il faisait chaud, et la vue de monsieur de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté. Il s’assit vis-à-vis d’elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Madame de Clèves n’était pas moins interdite, de sorte qu’ils gardèrent assez longtemps le silence. Enfin monsieur de Nemours prit la parole, et lui fit des compliments sur son affliction; madame de Clèves, étant bien aise de continuer la conversation sur ce sujet, parla assez longtemps de la perte qu’elle avait faite; et enfin, elle dit que, quand le temps aurait diminué la violence de sa douleur, il lui en demeurerait toujours une si forte impression, que son humeur en serait changée.

—Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit monsieur de Nemours, font de grands changements dans l’esprit; et pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même madame la dauphine m’en parlait encore hier.

—Il est vrai, repartit madame de Clèves, qu’elle l’a remarqué, et je crois lui en avoir ouï dire quelque chose.

—Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua monsieur de Nemours, qu’elle s’en soit aperçue; mais je voudrais qu’elle ne fût pas seule à s’en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n’ose donner d’autres marques de la passion qu’on a pour elles, que par les choses qui ne les regardent point; et, n’osant leur faire paraître qu’on les aime, on voudrait du moins qu’elles vissent que l’on ne veut être aimé de personne. L’on voudrait qu’elles sussent qu’il n’y a point de beauté, dans quelque rang qu’elle pût être, que l’on ne regardât avec indifférence, et qu’il n’y a point de couronne que l’on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les chercher; mais ce n’est pas une chose difficile pour peu qu’elles soient aimables; ce qui est difficile, c’est de ne s’abandonner pas au plaisir de les suivre; c’est de les éviter, par la peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les sentiments que l’on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c’est de devenir entièrement opposé à ce que l’on était, et de n’avoir plus d’ambition, ni de plaisir, après avoir été toute sa vie occupé de l’un et de l’autre.

Madame de Clèves entendait aisément la part qu’elle avait à ces paroles. Il lui semblait qu’elle devait y répondre, et ne les pas souffrir. Il lui semblait aussi qu’elle ne devait pas les entendre, ni témoigner qu’elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler, et croyait ne devoir rien dire. Le discours de monsieur de Nemours lui plaisait et l’offensait quasi également; elle y voyait la confirmation de tout ce que lui avait fait penser madame la dauphine; elle y trouvait quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et de trop intelligible. L’inclination qu’elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n’était pas maîtresse. Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que les déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas. Elle demeurait donc sans répondre, et monsieur de Nemours se fût aperçu de son silence, dont il n’aurait peut-être pas tiré de mauvais présages, si l’arrivée de monsieur de Clèves n’eût fini la conversation et sa visite.

Ce prince venait conter à sa femme des nouvelles de Sancerre; mais elle n’avait pas une grande curiosité pour la suite de cette aventure. Elle était si occupée de ce qui se venait de passer, qu’à peine pouvait-elle cacher la distraction de son esprit. Quand elle fut en liberté de rêver, elle connut bien qu’elle s’était trompée, lorsqu’elle avait cru n’avoir plus que de l’indifférence pour monsieur de Nemours. Ce qu’il lui avait dit avait fait toute l’impression qu’il pouvait souhaiter, et l’avait entièrement persuadée de sa passion. Les actions de ce prince s’accordaient trop bien avec ses paroles, pour laisser quelque doute à cette princesse. Elle ne se flatta plus de l’espérance de ne le pas aimer; elle songea seulement à ne lui en donner jamais aucune marque. C’était une entreprise difficile, dont elle connaissait déjà les peines; elle savait que le seul moyen d’y réussir était d’éviter la présence de ce prince; et comme son deuil lui donnait lieu d’être plus retirée que de coutume, elle se servit de ce prétexte pour n’aller plus dans les lieux où il la pouvait voir. Elle était dans une tristesse profonde; la mort de sa mère en paraissait la cause, et l’on n’en cherchait point d’autre.

Monsieur de Nemours était désespéré de ne la voir presque plus; et sachant qu’il ne la trouverait dans aucune assemblée et dans aucun des divertissements ou était toute la cour, il ne pouvait se résoudre d’y paraître; il feignit une passion grande pour la chasse, et il en faisait des parties les mêmes jours qu’il y avait des assemblées chez les reines. Une légère maladie lui servit longtemps de prétexte pour demeurer chez lui, et pour éviter d’aller dans tous les lieux où il savait bien que madame de Clèves ne serait pas.

Monsieur de Clèves fut malade à peu près dans le même temps. Madame de Clèves ne sortit point de sa chambre pendant son mal; mais quand il se porta mieux, qu’il vit du monde, et entre autres monsieur de Nemours qui, sur le prétexte d’être encore faible, y passait la plus grande partie du jour, elle trouva qu’elle n’y pouvait plus demeurer; elle n’eut pas néanmoins la force d’en sortir les premières fois qu’il y vint. Il y avait trop longtemps qu’elle ne l’avait vu, pour se résoudre à ne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de lui faire entendre par des discours qui ne semblaient que généraux, mais qu’elle entendait néanmoins parce qu’ils avaient du rapport à ce qu’il lui avait dit chez elle, qu’il allait à la chasse pour rêver, et qu’il n’allait point aux assemblées parce qu’elle n’y était pas.

Elle exécuta enfin la résolution qu’elle avait prise de sortir de chez son mari, lorsqu’il y serait; ce fut toutefois en se faisant une extrême violence. Ce prince vit bien qu’elle le fuyait, et en fut sensiblement touché.

Monsieur de Clèves ne prit pas garde d’abord à la conduite de sa femme: mais enfin il s’aperçut qu’elle ne voulait pas être dans sa chambre lorsqu’il y avait du monde. Il lui en parla, et elle lui répondit qu’elle ne croyait pas que la bienséance voulût qu’elle fût tous les soirs avec ce qu’il y avait de plus jeune à la cour; qu’elle le suppliait de trouver bon qu’elle fît une vie plus retirée qu’elle n’avait accoutumé; que la vertu et la présence de sa mère autorisaient beaucoup de choses, qu’une femme de son âge ne pouvait soutenir.

Monsieur de Clèves, qui avait naturellement beaucoup de douceur et de complaisance pour sa femme, n’en eut pas en cette occasion, et il lui dit qu’il ne voulait pas absolument qu’elle changeât de conduite. Elle fut prête de lui dire que le bruit était dans le monde, que monsieur de Nemours était amoureux d’elle; mais elle n’eut pas la force de le nommer. Elle sentit aussi de la honte de se vouloir servir d’une fausse raison, et de déguiser la vérité à un homme qui avait si bonne opinion d’elle. Quelques jours après, le roi était chez la reine à l’heure du cercle; l’on parla des horoscopes et des prédictions. Les opinions étaient partagées sur la croyance que l’on y devait donner. La reine y ajoutait beaucoup de foi; elle soutint qu’après tant de choses qui avaient été prédites, et que l’on avait vu arriver, on ne pouvait douter qu’il n’y eût quelque certitude dans cette science. D’autres soutenaient que, parmi ce nombre infini de prédictions, le peu qui se trouvaient véritables faisait bien voir que ce n’était qu’un effet du hasard.

—J’ai eu autrefois beaucoup de curiosité pour l’avenir, dit le roi; mais on m’a dit tant de choses fausses et si peu vraisemblables, que je suis demeuré convaincu que l’on ne peut rien savoir de véritable. Il y a quelques années qu’il vint ici un homme d’une grande réputation dans l’astrologie. Tout le monde l’alla voir; j’y allai comme les autres, mais sans lui dire qui j’étais, et je menai monsieur de Guise, et d’Escars; je les fis passer les premiers. L’astrologue néanmoins s’adressa d’abord à moi, comme s’il m’eût jugé le maître des autres. Peut-être qu’il me connaissait; cependant il me dit une chose qui ne me convenait pas, s’il m’eût connu. Il me prédit que je serais tué en duel. Il dit ensuite à monsieur de Guise qu’il serait tué par derrière et à d’Escars qu’il aurait la tête cassée d’un coup de pied de cheval. Monsieur de Guise s’offensa quasi de cette prédiction, comme si on l’eût accusé de devoir fuir. D’Escars ne fut guère satisfait de trouver qu’il devait finir par un accident si malheureux. Enfin nous sortîmes tous très malcontents de l’astrologue. Je ne sais ce qui arrivera à monsieur de Guise et à d’Escars; mais il n’y a guère d’apparence que je sois tué en duel. Nous venons de faire la paix, le roi d’Espagne et moi; et quand nous ne l’aurions pas faite, je doute que nous nous battions, et que je le fisse appeler comme le roi mon père fit appeler Charles-Quint.

Après le malheur que le roi conta qu’on lui avait prédit, ceux qui avaient soutenu l’astrologie en abandonnèrent le parti, et tombèrent d’accord qu’il n’y fallait donner aucune croyance.

—Pour moi, dit tout haut monsieur de Nemours, je suis l’homme du monde qui dois le moins y en avoir; et se tournant vers madame de Clèves, auprès de qui il était: On m’a prédit, lui dit-il tout bas, que je serais heureux par les bontés de la personne du monde pour qui j’aurais la plus violente et la plus respectueuse passion. Vous pouvez juger, Madame, si je dois croire aux prédictions.

Madame la dauphine qui crut par ce que monsieur de Nemours avait dit tout haut, que ce qu’il disait tout bas était quelque fausse prédiction qu’on lui avait faite, demanda à ce prince ce qu’il disait à madame de Clèves. S’il eût eu moins de présence d’esprit, il eût été surpris de cette demande. Mais prenant la parole sans hésiter:

—Je lui disais, Madame, répondit-il, que l’on m’a prédit que je serais élevé à une si haute fortune, que je n’oserais même y prétendre.

—Si l’on ne vous a fait que cette prédiction, repartit madame la dauphine en souriant, et pensant à l’affaire d’Angleterre, je ne vous conseille pas de décrier l’astrologie, et vous pourriez trouver des raisons pour la soutenir.

Madame de Clèves comprit bien ce que voulait dire madame la dauphine; mais elle entendait bien aussi que la fortune dont monsieur de Nemours voulait parler n’était pas d’être roi d’Angleterre.

Comme il y avait déjà assez longtemps de la mort de sa mère, il fallait qu’elle commençât à paraître dans le monde, et à faire sa cour comme elle avait accoutumé. Elle voyait monsieur de Nemours chez madame la dauphine, elle le voyait chez monsieur de Clèves, où il venait souvent avec d’autres personnes de qualité de son âge, afin de ne se pas faire remarquer; mais elle ne le voyait plus qu’avec un trouble dont il s’apercevait aisément.

Quelque application qu’elle eût à éviter ses regards, et à lui parler moins qu’à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient d’un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince qu’il ne lui était pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s’en fût peut-être pas aperçu; mais il avait déjà été aimé tant de fois, qu’il était difficile qu’il ne connût pas quand on l’aimait. Il voyait bien que le chevalier de Guise était son rival, et ce prince connaissait que monsieur de Nemours était le sien. Il était le seul homme de la cour qui eût démêlé cette vérité; son intérêt l’avait rendu plus clairvoyant que les autres; la connaissance qu’ils avaient de leurs sentiments leur donnait une aigreur qui paraissait en toutes choses, sans éclater néanmoins par aucun démêlé; mais ils étaient opposés en tout. Ils étaient toujours de différent parti dans les courses de bague, dans les combats, à la barrière et dans tous les divertissements où le roi s’occupait; et leur émulation était si grande, qu’elle ne se pouvait cacher.

L’affaire d’Angleterre revenait souvent dans l’esprit de madame de Clèves: il lui semblait que monsieur de Nemours ne résisterait point aux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avec peine que ce dernier n’était point encore de retour, et elle l’attendait avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait informée avec soin de l’état de cette affaire, mais le même sentiment qui lui donnait de la curiosité l’obligeait à la cacher, et elle s’enquérait seulement de la beauté, de l’esprit et de l’humeur de la reine Élisabeth. On apporta un de ses portraits chez le roi, qu’elle trouva plus beau qu’elle n’avait envie de le trouver; et elle ne put s’empêcher de dire qu’il était flatté.

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