La Princesse de Clèves

S’il eût su ce qu’il évitait, avec quelle ardeur serait-il retourné sur ses pas! Mais il continua à suivre l’allée, et madame de Clèves le vit sortir par une porte de derrière où l’attendait son carrosse. Quel effet produisit cette vue d’un moment dans le cœur de madame de Clèves! Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur, et avec quelle violence! Elle s’alla asseoir dans le même endroit d’où venait de sortir monsieur de Nemours; elle y demeura comme accablée. Ce prince se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui était au monde, l’aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect jusqu’à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la cour, dont il faisait les délices, pour aller regarder les murailles qui la refermaient, pour venir rêver dans des lieux où il ne pouvait prétendre de la rencontrer; enfin un homme digne d’être aimé par son seul attachement, et pour qui elle avait une inclination si violente, qu’elle l’aurait aimé, quand il ne l’aurait pas aimée; mais de plus, un homme d’une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de vertu qui s’opposassent à ses sentiments; tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de monsieur de Nemours pour elle, et que celle qu’elle avait pour lui.

Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L’affliction de la mort de monsieur de Clèves l’avait assez occupée, pour avoir empêché qu’elle n’y eût jeté les yeux. La présence de monsieur de Nemours les amena en foule dans son esprit; mais, quand il en eut été pleinement rempli, et qu’elle se souvint aussi que ce même homme, qu’elle regardait comme pouvant l’épouser, était celui qu’elle avait aimé du vivant de son mari, et qui était la cause de sa mort, que même en mourant, il lui avait témoigné de la crainte qu’elle ne l’épousât, son austère vertu était si blessée de cette imagination, qu’elle ne trouvait guère moins de crime à épouser monsieur de Nemours qu’elle en avait trouvé à l’aimer pendant la vie de son mari. Elle s’abandonna à ces réflexions si contraires à son bonheur; elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardaient son repos et les maux qu’elle prévoyait en épousant ce prince. Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle était, elle s’en revint chez elle, persuadée qu’elle devait fuir sa vue comme une chose entièrement opposée à son devoir.

Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n’entraînait pas son cœur. Il demeurait attaché à monsieur de Nemours avec une violence qui la mettait dans un état digne de compassion, et qui ne lui laissa plus de repos; elle passa une des plus cruelles nuits qu’elle eût jamais passées. Le matin, son premier mouvement fut d’aller voir s’il n’y aurait personne à la fenêtre qui donnait chez elle; elle y alla, elle y vit monsieur de Nemours. Cette vue la surprit, et elle se retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu’il avait été reconnu. Il avait souvent désiré de l’être, depuis que sa passion lui avait fait trouver ces moyens de voir madame de Clèves; et lorsqu’il n’espérait pas d’avoir ce plaisir, il allait rêver dans le même jardin où elle l’avait trouvé.

Lassé enfin d’un état si malheureux et si incertain, il résolut de tenter quelque voie d’éclaircir sa destinée. «Que veux-je attendre? disait-il; il y a longtemps que je sais que j’en suis aimé; elle est libre, elle n’a plus de devoir à m’opposer. Pourquoi me réduire à la voir sans en être vu, et sans lui parler? Est-il possible que l’amour m’ait si absolument ôté la raison et la hardiesse, et qu’il m’ait rendu si différent de ce que j’ai été dans les autres passions de ma vie? J’ai dû respecter la douleur de madame de Clèves; mais je la respecte trop longtemps, et je lui donne le loisir d’éteindre l’inclination qu’elle a pour moi.»

Après ces réflexions, il songea aux moyens dont il devait se servir pour la voir. Il crut qu’il n’y avait plus rien qui l’obligeât à cacher sa passion au vidame de Chartres; il résolut de lui en parler, et de lui dire le dessein qu’il avait pour sa nièce.

Le vidame était alors à Paris: tout le monde y était venu donner ordre à son équipage et à ses habits, pour suivre le roi, qui devait conduire la reine d’Espagne. Monsieur de Nemours alla donc chez le vidame, et lui fit un aveu sincère de tout ce qu’il lui avait caché jusqu’alors, à la réserve des sentiments de madame de Clèves dont il ne voulut pas paraître instruit.

Le vidame reçut tout ce qu’il lui dit avec beaucoup de joie, et l’assura que sans savoir ses sentiments, il avait souvent pensé, depuis que madame de Clèves était veuve, qu’elle était la seule personne digne de lui. Monsieur de Nemours le pria de lui donner les moyens de lui parler, et de savoir quelles étaient ses dispositions.

Le vidame lui proposa de le mener chez elle; mais monsieur de Nemours crut qu’elle en serait choquée parce qu’elle ne voyait encore personne. Ils trouvèrent qu’il fallait que monsieur le vidame la priât de venir chez lui, sur quelque prétexte, et que monsieur de Nemours y vînt par un escalier dérobé, afin de n’être vu de personne. Cela s’exécuta comme ils l’avaient résolu: madame de Clèves vint; le vidame l’alla recevoir, et la conduisit dans un grand cabinet, au bout de son appartement. Quelque temps après, monsieur de Nemours entra, comme si le hasard l’eût conduit. Madame de Clèves fut extrêmement surprise de le voir: elle rougit, et essaya de cacher sa rougeur. Le vidame parla d’abord de choses différentes, et sortit, supposant qu’il avait quelque ordre à donner. Il dit à madame de Clèves qu’il la priait de faire les honneurs de chez lui, et qu’il allait rentrer dans un moment.

L’on ne peut exprimer ce que sentirent monsieur de Nemours et madame de Clèves, de se trouver seuls et en état de se parler pour la première fois. Ils demeurèrent quelque temps sans rien dire; enfin, monsieur de Nemours rompant le silence:

—Pardonnerez-vous à monsieur de Chartres, Madame, lui dit-il, de m’avoir donné l’occasion de vous voir, et de vous entretenir, que vous m’avez toujours si cruellement ôtée?

—Je ne lui dois pas pardonner, répondit-elle, d’avoir oublié l’état où je suis, et à quoi il expose ma réputation.

En prononçant ces paroles, elle voulut s’en aller; et monsieur de Nemours, la retenant:

—Ne craignez rien, Madame, répliqua-t-il, personne ne sait que je suis ici, et aucun hasard n’est à craindre. Écoutez-moi, Madame, écoutez-moi; si ce n’est par bonté, que ce soit du moins pour l’amour de vous-même, et pour vous délivrer des extravagances où m’emporterait infailliblement une passion dont je ne suis plus le maître.

Madame de Clèves céda pour la première fois au penchant qu’elle avait pour monsieur de Nemours, et le regardant avec des yeux pleins de douceur et de charmes:

—Mais qu’espérez-vous, lui dit-elle, de la complaisance que vous me demandez? Vous vous repentirez, peut-être, de l’avoir obtenue, et je me repentirai infailliblement de vous l’avoir accordée. Vous méritez une destinée plus heureuse que celle que vous avez eue jusqu’ici, et que celle que vous pouvez trouver à l’avenir, à moins que vous ne la cherchiez ailleurs!

—Moi, Madame, lui dit-il, chercher du bonheur ailleurs! Et y en a-t-il d’autre que d’être aimé de vous? Quoique je ne vous aie jamais parlé, je ne saurais croire, Madame, que vous ignoriez ma passion, et que vous ne la connaissiez pour la plus véritable et la plus violente qui sera jamais. A quelle épreuve a-t-elle été par des choses qui vous sont inconnues? Et à quelle épreuve l’avez-vous mise par vos rigueurs?

—Puisque vous voulez que je vous parle, et que je m’y résous, répondit madame de Clèves en s’asseyant, je le ferai avec une sincérité que vous trouverez malaisément dans les personnes de mon sexe. Je ne vous dirai point que je n’ai pas vu l’attachement que vous avez eu pour moi; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vous le dirais. Je vous avoue donc, non seulement que je l’ai vu, mais que je l’ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu’il m’ait paru.

—Et si vous l’avez vu, Madame, interrompit-il, est-il possible que vous n’en ayez point été touchée? Et oserais-je vous demander s’il n’a fait aucune impression dans votre cœur?

—Vous en avez dû juger par ma conduite, lui répliqua-t-elle; mais je voudrais bien savoir ce que vous en avez pensé.

—Il faudrait que je fusse dans un état plus heureux pour vous l’oser dire, répondit-il; et ma destinée a trop peu de rapport à ce que je vous dirais. Tout ce que je puis vous apprendre, Madame, c’est que j’ai souhaité ardemment que vous n’eussiez pas avoué à monsieur de Clèves ce que vous me cachiez, et que vous lui eussiez caché ce que vous m’eussiez laissé voir.

—Comment avez-vous pu découvrir, reprit-elle en rougissant, que j’aie avoué quelque chose à monsieur de Clèves?

—Je l’ai su par vous-même, Madame, répondit-il; mais, pour me pardonner la hardiesse que j’ai eue de vous écouter, souvenez-vous si j’ai abusé de ce que j’ai entendu, si mes espérances en ont augmenté, et si j’ai eu plus de hardiesse à vous parler.

Il commença à lui conter comme il avait entendu sa conversation avec monsieur de Clèves; mais elle l’interrompit avant qu’il eût achevé.

—Ne m’en dites pas davantage, lui dit-elle; je vois présentement par où vous avez été si bien instruit. Vous ne me le parûtes déjà que trop chez madame la dauphine, qui avait su cette aventure par ceux à qui vous l’aviez confiée.

Monsieur de Nemours lui apprit alors de quelle sorte la chose était arrivée.

—Ne vous excusez point, reprit-elle; il y a longtemps que je vous ai pardonné, sans que vous m’ayez dit de raison. Mais puisque vous avez appris par moi-même ce que j’avais eu dessein de vous cacher toute ma vie, je vous avoue que vous m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j’avais même si peu d’idée, qu’ils me donnèrent d’abord une surprise qui augmentait encore le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je le puis faire sans crime, et que vous avez vu que ma conduite n’a pas été réglée par mes sentiments.

—Croyez-vous, Madame, lui dit monsieur de Nemours, en se jetant à ses genoux, que je n’expire pas à vos pieds de joie et de transport?

—Je ne vous apprends, lui répondit-elle en souriant, que ce que vous ne saviez déjà que trop.

—Ah! Madame, répliqua-t-il, quelle différence de le savoir par un effet du hasard, ou de l’apprendre par vous-même, et de voir que vous voulez bien que je le sache!

—Il est vrai, lui dit-elle, que je veux bien que vous le sachiez, et que je trouve de la douceur à vous le dire. Je ne sais même si je ne vous le dis point, plus pour l’amour de moi que pour l’amour de vous. Car enfin cet aveu n’aura point de suite, et je suivrai les règles austères que mon devoir m’impose.

—Vous n’y songez pas, Madame, répondit monsieur de Nemours; il n’y a plus de devoir qui vous lie, vous êtes en liberté; et si j’osais, je vous dirais même qu’il dépend de vous de faire en sorte que votre devoir vous oblige un jour à conserver les sentiments que vous avez pour moi.

—Mon devoir, répliqua-t-elle, me défend de penser jamais à personne, et moins à vous qu’à qui que ce soit au monde, par des raisons qui vous sont inconnues.

—Elles ne me le sont peut-être pas, Madame, reprit-il; mais ce ne sont point de véritables raisons. Je crois savoir que monsieur de Clèves m’a cru plus heureux que je n’étais, et qu’il s’est imaginé que vous aviez approuvé des extravagances que la passion m’a fait entreprendre sans votre aveu.

—Ne parlons point de cette aventure, lui dit-elle, je n’en saurais soutenir la pensée; elle me fait honte, et elle m’est aussi trop douloureuse par les suites qu’elle a eues. Il n’est que trop véritable que vous êtes cause de la mort de monsieur de Clèves; les soupçons que lui a donnés votre conduite inconsidérée lui ont coûté la vie, comme si vous la lui aviez ôtée de vos propres mains. Voyez ce que je devrais faire, si vous en étiez venus ensemble à ces extrémités, et que le même malheur en fût arrivé. Je sais bien que ce n’est pas la même chose à l’égard du monde; mais au mien il n’y a aucune différence, puisque je sais que c’est par vous qu’il est mort, et que c’est à cause de moi.

—Ah! Madame, lui dit monsieur de Nemours, quel fantôme de devoir opposez-vous à mon bonheur? Quoi! Madame, une pensée vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un homme que vous ne haïssez pas? Quoi! j’aurais pu concevoir l’espérance de passer ma vie avec vous; ma destinée m’aurait conduit à aimer la plus estimable personne du monde; j’aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maîtresse; elle ne m’aurait pas haï, et je n’aurais trouvé dans sa conduite que tout ce qui peut être à désirer dans une femme? Car enfin, Madame, vous êtes peut-être la seule personne en qui ces deux choses se soient jamais trouvées au degré qu’elles sont en vous. Tous ceux qui épousent des maîtresses dont ils sont aimés, tremblent en les épousant, et regardent avec crainte, par rapport aux autres, la conduite qu’elles ont eue avec eux; mais en vous, Madame, rien n’est à craindre, et on ne trouve que des sujets d’admiration. N’aurais-je envisagé, dis-je, une si grande félicité, que pour vous y voir apporter vous-même des obstacles? Ah! Madame, vous oubliez que vous m’avez distingué du reste des hommes, ou plutôt vous ne m’en avez jamais distingué: vous vous êtes trompée, et je me suis flatté.

—Vous ne vous êtes point flatté, lui répondit-elle; les raisons de mon devoir ne me paraîtraient peut-être pas si fortes sans cette distinction dont vous vous doutez, et c’est elle qui me fait envisager des malheurs à m’attacher à vous.

—Je n’ai rien à répondre, Madame, reprit-il, quand vous me faites voir que vous craignez des malheurs; mais je vous avoue qu’après tout ce que vous avez bien voulu me dire, je ne m’attendais pas à trouver une si cruelle raison.

—Elle est si peu offensante pour vous, reprit madame de Clèves, que j’ai même beaucoup de peine à vous l’apprendre.

—Hélas! Madame, répliqua-t-il, que pouvez-vous craindre qui me flatte trop, après ce que vous venez de me dire?

—Je veux vous parler encore avec la même sincérité que j’ai déjà commencé, reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et toutes les délicatesses que je devrais avoir dans une première conversation, mais je vous conjure de m’écouter sans m’interrompre.

«Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments, et de vous les laisser voir tels qu’ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître; néanmoins je ne saurais vous avouer, sans honte, que la certitude de n’être plus aimée de vous, comme je le suis, me paraît un si horrible malheur, que, quand je n’aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d’une sorte que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité? Monsieur de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage. Ma destinée n’a pas voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur; peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en aurait pas trouvé en moi. Mais je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre: je crois même que les obstacles ont fait votre constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre; et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d’espérance pour ne vous pas rebuter.

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