La Princesse de Clèves

Le premier valet de chambre dit encore beaucoup d’autres choses au vidame de Chartres, qui achevèrent de lui donner un grand trouble. Il sortit à l’heure même pour aller chez un gentilhomme qui était ami intime de Châtelart; il le fit lever, quoique l’heure fût extraordinaire, pour aller demander cette lettre, sans dire qui était celui qui la demandait, et qui l’avait perdue. Châtelart, qui avait l’esprit prévenu qu’elle était à monsieur de Nemours, et que ce prince était amoureux de madame la dauphine, ne douta point que ce ne fût lui qui la faisait redemander. Il répondit avec une maligne joie, qu’il avait remis la lettre entre les mains de la reine dauphine. Le gentilhomme vint faire cette réponse au vidame de Chartres. Elle augmenta l’inquiétude qu’il avait déjà, et y en joignit encore de nouvelles; après avoir été longtemps irrésolu sur ce qu’il devait faire, il trouva qu’il n’y avait que monsieur de Nemours qui pût lui aider à sortir de l’embarras où il était.

Il s’en alla chez lui, et entra dans sa chambre que le jour ne commençait qu’à paraître. Ce prince dormait d’un sommeil tranquille; ce qu’il avait vu, le jour précédent, de madame de Clèves, ne lui avait donné que des idées agréables. Il fut bien surpris de se voir éveillé par le vidame de Chartres; et il lui demanda si c’était pour se venger de ce qu’il lui avait dit pendant le souper, qu’il venait troubler son repos. Le vidame lui fit bien juger par son visage, qu’il n’y avait rien que de sérieux au sujet qui l’amenait.

—Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, lui dit-il. Je sais bien que vous ne m’en devez pas être obligé, puisque c’est dans un temps où j’ai besoin de votre secours; mais je sais bien aussi que j’aurais perdu de votre estime, si je vous avais appris tout ce que je vais vous dire, sans que la nécessité m’y eût contraint. J’ai laissé tomber cette lettre dont je parlais hier au soir; il m’est d’une conséquence extrême, que personne ne sache qu’elle s’adresse à moi. Elle a été vue de beaucoup de gens qui étaient dans le jeu de paume où elle tomba hier; vous y étiez aussi et je vous demande en grâce, de vouloir bien dire que c’est vous qui l’avez perdue.

—Il faut que vous croyiez que je n’ai point de maîtresse, reprit monsieur de Nemours en souriant, pour me faire une pareille proposition, et pour vous imaginer qu’il n’y ait personne avec qui je me puisse brouiller en laissant croire que je reçois de pareilles lettres.

—Je vous prie, dit le vidame, écoutez-moi sérieusement. Si vous avez une maîtresse, comme je n’en doute point, quoique je ne sache pas qui elle est, il vous sera aisé de vous justifier, et je vous en donnerai les moyens infaillibles; quand vous ne vous justifieriez pas auprès d’elle, il ne vous en peut coûter que d’être brouillé pour quelques moments. Mais moi, par cette aventure, je déshonore une personne qui m’a passionnément aimé, et qui est une des plus estimables femmes du monde; et d’un autre côté, je m’attire une haine implacable, qui me coûtera ma fortune, et peut-être quelque chose de plus.

—Je ne puis entendre tout ce que vous me dites répondit monsieur de Nemours; mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont couru de l’intérêt qu’une grande princesse prenait à vous ne sont pas entièrement faux.

—Ils ne le sont pas aussi, repartit le vidame de Chartres; et plût à Dieu qu’ils le fussent: je ne me trouverais pas dans l’embarras où je me trouve; mais il faut vous raconter tout ce qui s’est passé, pour vous faire voir tout ce que j’ai à craindre.

«Depuis que je suis à la cour, la reine m’a toujours traité avec beaucoup de distinction et d’agrément, et j’avais eu lieu de croire qu’elle avait de la bonté pour moi; néanmoins, il n’y avait rien de particulier, et je n’avais jamais songé à avoir d’autres sentiments pour elle que ceux du respect. J’étais même fort amoureux de madame de Thémines; il est aisé de juger en la voyant, qu’on peut avoir beaucoup d’amour pour elle quand on en est aimé; et je l’étais. Il y a près de deux ans que, comme la cour était à Fontainebleau, je me trouvai deux ou trois fois en conversation avec la reine, à des heures où il y avait très peu de monde. Il me parut que mon esprit lui plaisait, et qu’elle entrait dans tout ce que je disais. Un jour entre autres, on se mit à parler de la confiance. Je dis qu’il n’y avait personne en qui j’en eusse une entière; que je trouvais que l’on se repentait toujours d’en avoir, et que je savais beaucoup de choses dont je n’avais jamais parlé. La reine me dit qu’elle m’en estimait davantage, qu’elle n’avait trouvé personne en France qui eût du secret, et que c’était ce qui l’avait le plus embarrassée, parce que cela lui avait ôté le plaisir de donner sa confiance; que c’était une chose nécessaire dans la vie, que d’avoir quelqu’un à qui on pût parler, et surtout pour les personnes de son rang. Les jours suivants, elle reprit encore plusieurs fois la même conversation; elle m’apprit même des choses assez particulières qui se passaient. Enfin, il me sembla qu’elle souhaitait de s’assurer de mon secret, et qu’elle avait envie de me confier les siens. Cette pensée m’attacha à elle, je fus touché de cette distinction, et je lui fis ma cour avec beaucoup plus d’assiduité que je n’avais accoutumé. Un soir que le roi et toutes les dames s’étaient allés promener à cheval dans la forêt, où elle n’avait pas voulu aller parce qu’elle s’était trouvée un peu mal, je demeurai auprès d’elle; elle descendit au bord de l’étang, et quitta la main de ses écuyers pour marcher avec plus de liberté. Après qu’elle eut fait quelques tours, elle s’approcha de moi, et m’ordonna de la suivre. «Je veux vous parler, me dit-elle; et vous verrez par ce que je veux vous dire, que je suis de vos amies.» Elle s’arrêta à ces paroles, et me regardant fixement: «Vous êtes amoureux, continua-t-elle, et parce que vous ne vous fiez peut-être à personne, vous croyez que votre amour n’est pas su; mais il est connu, et même des personnes intéressées. On vous observe, on sait les lieux où vous voyez votre maîtresse, on a dessein de vous y surprendre. Je ne sais qui elle est; je ne vous le demande point, et je veux seulement vous garantir des malheurs où vous pouvez tomber.» Voyez, je vous prie, quel piège me tendait la reine, et combien il était difficile de n’y pas tomber. Elle voulait savoir si j’étais amoureux; et en ne me demandant point de qui je l’étais, et en ne me laissant voir que la seule intention de me faire plaisir, elle m’ôtait la pensée qu’elle me parlât par curiosité ou par dessein.

«Cependant, contre toutes sortes d’apparences, je démêlai la vérité. J’étais amoureux de madame de Thémines; mais quoiqu’elle m’aimât, je n’étais pas assez heureux pour avoir des lieux particuliers à la voir, et pour craindre d’y être surpris; et ainsi je vis bien que ce ne pouvait être elle dont la reine voulait parler. Je savais bien aussi que j’avais un commerce de galanterie avec une autre femme moins belle et moins sévère que madame de Thémines, et qu’il n’était pas impossible que l’on eût découvert le lieu où je la voyais; mais comme je m’en souciais peu, il m’était aisé de me mettre à couvert de toutes sortes de périls en cessant de la voir. Ainsi je pris le parti de ne rien avouer à la reine, et de l’assurer au contraire, qu’il y avait très longtemps que j’avais abandonné le désir de me faire aimer des femmes dont je pouvais espérer de l’être, parce que je les trouvais quasi toutes indignes d’attacher un honnête homme, et qu’il n’y avait que quelque chose fort au-dessus d’elles qui pût m’engager. «Vous ne me répondez pas sincèrement, répliqua la reine; je sais le contraire de ce que vous me dites. La manière dont je vous parle vous doit obliger à ne me rien cacher. Je veux que vous soyez de mes amis, continua-t-elle; mais je ne veux pas, en vous donnant cette place, ignorer quels sont vos attachements. Voyez si vous la voulez acheter au prix de me les apprendre: je vous donne deux jours pour y penser; mais après ce temps-là, songez bien à ce que vous me direz, et souvenez-vous que si, dans la suite, je trouve que vous m’ayez trompée, je ne vous le pardonnerai de ma vie.»

«La reine me quitta après m’avoir dit ces paroles sans attendre ma réponse. Vous pouvez croire que je demeurai l’esprit bien rempli de ce qu’elle me venait de dire. Les deux jours qu’elle m’avait donnés pour y penser ne me parurent pas trop longs pour me déterminer. Je voyais qu’elle voulait savoir si j’étais amoureux, et qu’elle ne souhaitait pas que je le fusse. Je voyais les suites et les conséquences du parti que j’allais prendre; ma vanité n’était pas peu flattée d’une liaison particulière avec une reine, et une reine dont la personne est encore extrêmement aimable. D’un autre côté, j’aimais madame de Thémines, et quoique je lui fisse une espèce d’infidélité pour cette autre femme dont je vous ai parlé, je ne me pouvais résoudre à rompre avec elle. Je voyais aussi le péril où je m’exposais en trompant la reine, et combien il était difficile de la tromper; néanmoins, je ne pus me résoudre à refuser ce que la fortune m’offrait, et je pris le hasard de tout ce que ma mauvaise conduite pouvait m’attirer. Je rompis avec cette femme dont on pouvait découvrir le commerce, et j’espérai de cacher celui que j’avais avec madame de Thémines.

«Au bout des deux jours que la reine m’avait donnés, comme j’entrais dans la chambre où toutes les dames étaient au cercle, elle me dit tout haut, avec un air grave qui me surprit: «Avez-vous pensé à cette affaire dont je vous ai chargé, et en savez-vous la vérité?—Oui, Madame, lui répondis-je, et elle est comme je l’ai dite à Votre Majesté.—Venez ce soir à l’heure que je dois écrire, répliqua-t-elle, et j’achèverai de vous donner mes ordres.» Je fis une profonde révérence sans rien répondre, et ne manquai pas de me trouver à l’heure qu’elle m’avait marquée. Je la trouvai dans la galerie où était son secrétaire et quelqu’une de ses femmes. Sitôt qu’elle me vit, elle vint à moi, et me mena à l’autre bout de la galerie. «Eh bien! me dit-elle, est-ce après y avoir bien pensé que vous n’avez rien à me dire? et la manière dont j’en use avec vous ne mérite-t-elle pas que vous me parliez sincèrement?—C’est parce que je vous parle sincèrement, Madame, lui répondis-je, que je n’ai rien à vous dire; et je jure à Votre Majesté, avec tout le respect que je lui dois, que je n’ai d’attachement pour aucune femme de la cour.—Je le veux croire, repartit la reine, parce que je le souhaite; et je le souhaite, parce que je désire que vous soyez entièrement attaché à moi, et qu’il serait impossible que je fusse contente de votre amitié si vous étiez amoureux. On ne peut se fier à ceux qui le sont; on ne peut s’assurer de leur secret. Ils sont trop distraits et trop partagés, et leur maîtresse leur fait une première occupation qui ne s’accorde point avec la manière dont je veux que vous soyez attaché à moi. Souvenez-vous donc que c’est sur la parole que vous me donnez, que vous n’avez aucun engagement, que je vous choisis pour vous donner toute ma confiance. Souvenez-vous que je veux la vôtre tout entière; que je veux que vous n’ayez ni ami, ni amie, que ceux qui me seront agréables, et que vous abandonniez tout autre soin que celui de me plaire. Je ne vous ferai pas perdre celui de votre fortune; je la conduirai avec plus d’application que vous-même, et, quoi que je fasse pour vous, je m’en tiendrai trop bien récompensée, si je vous trouve pour moi tel que je l’espère. Je vous choisis pour vous confier tous mes chagrins, et pour m’aider à les adoucir. Vous pouvez juger qu’ils ne sont pas médiocres. Je souffre en apparence, sans beaucoup de peine, l’attachement du roi pour la duchesse de Valentinois; mais il m’est insupportable. Elle gouverne le roi, elle le trompe, elle me méprise, tous mes gens sont à elle. La reine, ma belle-fille, fière de sa beauté et du crédit de ses oncles, ne me rend aucun devoir. Le connétable de Montmorency est maître du roi et du royaume; il me hait, et m’a donné des marques de sa haine, que je ne puis oublier. Le maréchal de Saint-André est un jeune favori audacieux, qui n’en use pas mieux avec moi que les autres. Le détail de mes malheurs vous ferait pitié; je n’ai osé jusqu’ici me fier à personne, je me fie à vous; faites que je ne m’en repente point, et soyez ma seule consolation.» Les yeux de la reine rougirent en achevant ces paroles; je pensai me jeter à ses pieds, tant je fus véritablement touché de la bonté qu’elle me témoignait. Depuis ce jour-là, elle eut en moi une entière confiance, elle ne fit plus rien sans m’en parler, et j’ai conservé une liaison qui dure encore.»


TROISIEME PARTIE

Cependant, quelque rempli et quelque occupé que je fusse de cette nouvelle liaison avec la reine, je tenais à madame de Thémines par une inclination naturelle que je ne pouvais vaincre. Il me parut qu’elle cessait de m’aimer, et, au lieu que, si j’eusse été sage, je me fusse servi du changement qui paraissait en elle pour aider à me guérir, mon amour en redoubla, et je me conduisais si mal, que la reine eut quelque connaissance de cet attachement. La jalousie est naturelle aux personnes de sa nation, et peut-être que cette princesse a pour moi des sentiments plus vifs qu’elle ne pense elle-même. Mais enfin le bruit que j’étais amoureux lui donna de si grandes inquiétudes et de si grands chagrins que je me crus cent fois perdu auprès d’elle. Je la rassurai enfin à force de soins, de soumissions et de faux serments; mais je n’aurais pu la tromper longtemps, si le changement de madame de Thémines ne m’avait détaché d’elle malgré moi. Elle me fit voir qu’elle ne m’aimait plus; et j’en fus si persuadé, que je fus contraint de ne la pas tourmenter davantage, et de la laisser en repos. Quelque temps après, elle m’écrivit cette lettre que j’ai perdue. J’appris par là qu’elle avait su le commerce que j’avais eu avec cette autre femme dont je vous ai parlé, et que c’était la cause de son changement. Comme je n’avais plus rien alors qui me partageât, la reine était assez contente de moi; mais comme les sentiments que j’ai pour elle ne sont pas d’une nature à me rendre incapable de tout autre attachement, et que l’on n’est pas amoureux par sa volonté, je le suis devenu de madame de Martigues, pour qui j’avais déjà eu beaucoup d’inclination pendant qu’elle était Villemontais, fille de la reine dauphine. J’ai lieu de croire que je n’en suis pas haï; la discrétion que je lui fais paraître, et dont elle ne sait pas toutes les raisons, lui est agréable. La reine n’a aucun soupçon sur son sujet; mais elle en a un autre qui n’est guère moins fâcheux. Comme madame de Martigues est toujours chez la reine dauphine, j’y vais aussi beaucoup plus souvent que de coutume. La reine s’est imaginé que c’est de cette princesse que je suis amoureux. Le rang de la reine dauphine qui est égal au sien, et la beauté et la jeunesse qu’elle a au-dessus d’elle, lui donnent une jalousie qui va jusqu’à la fureur, et une haine contre sa belle-fille qu’elle ne saurait plus cacher. Le cardinal de Lorraine, qui me paraît depuis longtemps aspirer aux bonnes grâces de la reine, et qui voit bien que j’occupe une place qu’il voudrait remplir, sous prétexte de raccommoder madame la dauphine avec elle, est entré dans les différends qu’elles ont eu ensemble. Je ne doute pas qu’il n’ait démêlé le véritable sujet de l’aigreur de la reine, et je crois qu’il me rend toutes sortes de mauvais offices, sans lui laisser voir qu’il a dessein de me les rendre. Voilà l’état où sont les choses à l’heure que je vous parle. Jugez quel effet peut produire la lettre que j’ai perdue, et que mon malheur m’a fait mettre dans ma poche, pour la rendre à madame de Thémines. Si la reine voit cette lettre, elle connaîtra que je l’ai trompée, et que presque dans le temps que je la trompais pour madame de Thémines, je trompais madame de Thémines pour une autre; jugez quelle idée cela lui peut donner de moi, et si elle peut jamais se fier à mes paroles. Si elle ne voit point cette lettre, que lui dirai-je? Elle sait qu’on l’a remise entre les mains de madame la dauphine; elle croira que Châtelart a reconnu l’écriture de cette reine, et que la lettre est d’elle; elle s’imaginera que la personne dont on témoigne de la jalousie est peut-être elle-même; enfin, il n’y a rien qu’elle n’ait lieu de penser, et il n’y a rien que je ne doive craindre de ses pensées. Ajoutez à cela que je suis vivement touché de madame de Martigues; qu’assurément madame la dauphine lui montrera cette lettre qu’elle croira écrite depuis peu; ainsi je serai également brouillé, et avec la personne du monde que j’aime le plus, et avec la personne du monde que je dois le plus craindre. Voyez après cela si je n’ai pas raison de vous conjurer de dire que la lettre est à vous, et de vous demander, en grâce, de l’aller retirer des mains de madame la dauphine.»

—Je vois bien, dit monsieur de Nemours, que l’on ne peut être dans un plus grand embarras que celui où vous êtes, et il faut avouer que vous le méritez. On m’a accusé de n’être pas un amant fidèle, et d’avoir plusieurs galanteries à la fois; mais vous me passez de si loin, que je n’aurais seulement osé imaginer les choses que vous avez entreprises. Pouviez-vous prétendre de conserver madame de Thémines en vous engageant avec la reine? et espériez-vous de vous engager avec la reine et de la pouvoir tromper? Elle est italienne et reine, et par conséquent pleine de soupçons, de jalousie et d’orgueil; quand votre bonne fortune, plutôt que votre bonne conduite, vous a ôté des engagements où vous étiez, vous en avez pris de nouveaux, et vous vous êtes imaginé qu’au milieu de la cour, vous pourriez aimer madame de Martigues, sans que la reine s’en aperçût. Vous ne pouviez prendre trop de soins de lui ôter la honte d’avoir fait les premiers pas. Elle a pour vous une passion violente: votre discrétion vous empêche de me le dire, et la mienne de vous le demander; mais enfin elle vous aime, elle a de la défiance, et la vérité est contre vous.

—Est-ce à vous à m’accabler de réprimandes, interrompit le vidame, et votre expérience ne vous doit-elle pas donner de l’indulgence pour mes fautes? Je veux pourtant bien convenir que j’ai tort; mais songez, je vous conjure, à me tirer de l’abîme où je suis. Il me paraît qu’il faudrait que vous vissiez la reine dauphine sitôt qu’elle sera éveillée, pour lui redemander cette lettre, comme l’ayant perdue.

—Je vous ai déjà dit, reprit monsieur de Nemours, que la proposition que vous me faites est un peu extraordinaire, et que mon intérêt particulier m’y peut faire trouver des difficultés; mais de plus, si l’on a vu tomber cette lettre de votre poche, il me paraît difficile de persuader qu’elle soit tombée de la mienne.

—Je croyais vous avoir appris, répondit le vidame, que l’on a dit à la reine dauphine que c’était de la vôtre qu’elle était tombée.

—Comment! reprit brusquement monsieur de Nemours, qui vit dans ce moment les mauvais offices que cette méprise lui pouvait faire auprès de madame de Clèves, l’on a dit à la reine dauphine que c’est moi qui ai laissé tomber cette lettre?

—Oui, reprit le vidame, on le lui a dit. Et ce qui a fait cette méprise, c’est qu’il y avait plusieurs gentilshommes des reines dans une des chambres du jeu de paume où étaient nos habits, et que vos gens et les miens les ont été quérir. En même temps la lettre est tombée; ces gentilshommes l’ont ramassée et l’ont lue tout haut. Les uns ont cru qu’elle était à vous, et les autres à moi. Châtelart qui l’a prise et à qui je viens de la faire demander, a dit qu’il l’avait donnée à la reine dauphine, comme une lettre qui était à vous; et ceux qui en ont parlé à la reine ont dit par malheur qu’elle était à moi; ainsi vous pouvez faire aisément ce que je souhaite, et m’ôter de l’embarras où je suis.

Monsieur de Nemours avait toujours fort aimé le vidame de Chartres, et ce qu’il était à madame de Clèves le lui rendait encore plus cher. Néanmoins il ne pouvait se résoudre à prendre le hasard qu’elle entendît parler de cette lettre, comme d’une chose où il avait intérêt. Il se mit à rêver profondément, et le vidame se doutant à peu près du sujet de sa rêverie:

—Je crois bien, lui dit-il, que vous craignez de vous brouiller avec votre maîtresse, et même vous me donneriez lieu de croire que c’est avec la reine dauphine, si le peu de jalousie que je vous vois de monsieur d’Anville ne m’en ôtait la pensée; mais, quoi qu’il en soit, il est juste que vous ne sacrifiez pas votre repos au mien, et je veux bien vous donner les moyens de faire voir à celle que vous: voilà un billet de madame d’Amboise, qui est amie de madame de Thémines, et à qui elle s’est fiée de tous les sentiments qu’elle a eus pour moi. Par ce billet elle me redemande cette lettre de son amie, que j’ai perdue; mon nom est sur le billet; et ce qui est dedans prouve sans aucun doute que la lettre que l’on me redemande est la même que l’on a trouvée. Je vous remets ce billet entre les mains, et je consens que vous le montriez à votre maîtresse pour vous justifier. Je vous conjure de ne perdre pas un moment, et d’aller dès ce matin chez madame la dauphine.

Monsieur de Nemours le promit au vidame de Chartres, et prit le billet de madame d’Amboise; néanmoins son dessein n’était pas de voir la reine dauphine, et il trouvait qu’il avait quelque chose de plus pressé à faire. Il ne doutait pas qu’elle n’eût déjà parlé de la lettre à madame de Clèves, et il ne pouvait supporter qu’une personne qu’il aimait si éperdument eût lieu de croire qu’il eût quelque attachement pour une autre.

Il alla chez elle à l’heure qu’il crut qu’elle pouvait être éveillée, et lui fit dire qu’il ne demanderait pas à avoir l’honneur de la voir à une heure si extraordinaire, si une affaire de conséquence ne l’y obligeait. Madame de Clèves était encore au lit, l’esprit aigri et agité de tristes pensées, qu’elle avait eues pendant la nuit. Elle fut extrêmement surprise, lorsqu’on lui dit que monsieur de Nemours la demandait; l’aigreur où elle était ne la fit pas balancer à répondre qu’elle était malade, et qu’elle ne pouvait lui parler.

Ce prince ne fut pas blessé de ce refus, une marque de froideur dans un temps où elle pouvait avoir de la jalousie n’était pas un mauvais augure. Il alla à l’appartement de monsieur de Clèves, et lui dit qu’il venait de celui de madame sa femme: qu’il était bien fâché de ne la pouvoir entretenir, parce qu’il avait à lui parler d’une affaire importante pour le vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de mots à monsieur de Clèves la conséquence de cette affaire, et monsieur de Clèves le mena à l’heure même dans la chambre de sa femme. Si elle n’eût point été dans l’obscurité, elle eût eu peine à cacher son trouble et son étonnement de voir entrer monsieur de Nemours conduit par son mari. Monsieur de Clèves lui dit qu’il s’agissait d’une lettre, où l’on avait besoin de son secours pour les intérêts du vidame, qu’elle verrait avec monsieur de Nemours ce qu’il y avait à faire, et que, pour lui, il s’en allait chez le roi qui venait de l’envoyer quérir.

Monsieur de Nemours demeura seul auprès de madame de Clèves, comme il le pouvait souhaiter.

—Je viens vous demander, Madame, lui dit-il, si madame la dauphine ne vous a point parlé d’une lettre que Châtelart lui remit hier entre les mains.

—Elle m’en a dit quelque chose, répondit madame de Clèves; mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêts de mon oncle, et je vous puis assurer qu’il n’y est pas nommé.

—Il est vrai, Madame, répliqua monsieur de Nemours, il n’y est pas nommé, néanmoins elle s’adresse à lui, et il lui est très important que vous la retiriez des mains de madame la dauphine.

—J’ai peine à comprendre, reprit madame de Clèves, pourquoi il lui importe que cette lettre soit vue, et pourquoi il faut la redemander sous son nom.

—Si vous voulez vous donner le loisir de m’écouter, Madame, dit monsieur de Nemours, je vous ferai bientôt voir la vérité, et vous apprendrez des choses si importantes pour monsieur le vidame, que je ne les aurais pas même confiées à monsieur le prince de Clèves, si je n’avais eu besoin de son secours pour avoir l’honneur de vous voir.

—Je pense que tout ce que vous prendriez la peine de me dire serait inutile, répondit madame de Clèves avec un air assez sec, et il vaut mieux que vous alliez trouver la reine dauphine et que, sans chercher de détours, vous lui disiez l’intérêt que vous avez à cette lettre, puisque aussi bien on lui a dit qu’elle vient de vous.

L’aigreur que monsieur de Nemours voyait dans l’esprit de madame de Clèves lui donnait le plus sensible plaisir qu’il eût jamais eu, et balançait son impatience de se justifier.

—Je ne sais, Madame, reprit-il, ce qu’on peut avoir dit à madame la dauphine; mais je n’ai aucun intérêt à cette lettre, et elle s’adresse à monsieur le vidame.

—Je le crois, répliqua madame de Clèves; mais on a dit le contraire à la reine dauphine, et il ne lui paraîtra pas vraisemblable que les lettres de monsieur le vidame tombent de vos poches. C’est pourquoi à moins que vous n’ayez quelque raison que je ne sais point, à cacher la vérité à la reine dauphine, je vous conseille de la lui avouer.

—Je n’ai rien à lui avouer, reprit-il, la lettre ne s’adresse pas à moi, et s’il y a quelqu’un que je souhaite d’en persuader, ce n’est pas madame la dauphine. Mais Madame, comme il s’agit en ceci de la fortune de monsieur le vidame, trouvez bon que je vous apprenne des choses qui sont même dignes de votre curiosité.

Madame de Clèves témoigna par son silence qu’elle était prête à l’écouter, et monsieur de Nemours lui conta le plus succinctement qu’il lui fut possible, tout ce qu’il venait d’apprendre du vidame. Quoique ce fussent des choses propres à donner de l’étonnement, et à être écoutées avec attention, madame de Clèves les entendit avec une froideur si grande qu’il semblait qu’elle ne les crût pas véritables, ou qu’elles lui fussent indifférentes. Son esprit demeura dans cette situation, jusqu’à ce que monsieur de Nemours lui parlât du billet de madame d’Amboise, qui s’adressait au vidame de Chartres et qui était la preuve de tout ce qu’il lui venait de dire. Comme madame de Clèves savait que cette femme était amie de madame de Thémines, elle trouva une apparence de vérité à ce que lui disait monsieur de Nemours, qui lui fit penser que la lettre ne s’adressait peut être pas à lui. Cette pensée la tira tout d’un coup et malgré elle, de là froideur qu’elle avait eue jusqu’alors. Ce prince, après lui avoir lu ce billet qui faisait sa justification, le lui présenta pour le lire et lui dit qu’elle en pouvait connaître l’écriture; elle ne put s’empêcher de le prendre, de regarder le dessus pour voir s’il s’adressait au vidame de Chartres, et de le lire tout entier pour juger si la lettre que l’on redemandait était la même qu’elle avait entre les mains. Monsieur de Nemours lui dit encore tout ce qu’il crut propre à la persuader; et comme on persuade aisément une vérité agréable, il convainquit madame de Clèves qu’il n’avait point de part à cette lettre.

Elle commença alors à raisonner avec lui sur l’embarras et le péril où était le vidame, à le blâmer de sa méchante conduite, à chercher les moyens de le secourir; elle s’étonna du procédé de la reine, elle avoua à monsieur de Nemours qu’elle avait la lettre, enfin sitôt qu’elle le crut innocent, elle entra avec un esprit ouvert et tranquille dans les mêmes choses qu’elle semblait d’abord ne daigner pas entendre. Ils convinrent qu’il ne fallait point rendre la lettre à la reine dauphine, de peur qu’elle ne la montrât à madame de Martigues, qui connaissait l’écriture de madame de Thémines et qui aurait aisément deviné par l’intérêt qu’elle prenait au vidame, qu’elle s’adressait à lui. Ils trouvèrent aussi qu’il ne fallait pas confier à la reine dauphine tout ce qui regardait la reine, sa belle-mère. Madame de Clèves, sous le prétexte des affaires de son oncle, entrait avec plaisir à garder tous les secrets que monsieur de Nemours lui confiait.

Ce prince ne lui eût pas toujours parlé des intérêts du vidame, et la liberté où il se trouvait de l’entretenir lui eût donné une hardiesse qu’il n’avait encore osé prendre, si l’on ne fût venu dire à madame de Clèves que la reine dauphine lui ordonnait de l’aller trouver. Monsieur de Nemours fut contraint de se retirer; il alla trouver le vidame pour lui dire qu’après l’avoir quitté, il avait pensé qu’il était plus à propos de s’adresser à madame de Clèves qui était sa nièce, que d’aller droit à madame la dauphine. Il ne manqua pas de raisons pour faire approuver ce qu’il avait fait et pour en faire espérer un bon succès.

Cependant madame de Clèves s’habilla en diligence pour aller chez la reine. A peine parut-elle dans sa chambre, que cette princesse la fit approcher et lui dit tout bas:

—Il y a deux heures que je vous attends, et jamais je n’ai été si embarrassée à déguiser la vérité que je l’ai été ce matin. La reine a entendu parler de la lettre que je vous donnai hier; elle croit que c’est le vidame de Chartres qui l’a laissé tomber. Vous savez qu’elle y prend quelque intérêt: elle a fait chercher cette lettre, elle l’a fait demander à Châtelart; il a dit qu’il me l’avait donnée: on me l’est venu demander sur le prétexte que c’était une jolie lettre qui donnait de la curiosité à la reine. Je n’ai osé dire que vous l’aviez, je crus qu’elle s’imaginerait que je vous l’avais mise entre les mains à cause du vidame votre oncle, et qu’il y aurait une grande intelligence entre lui et moi. Il m’a déjà paru qu’elle souffrait avec peine qu’il me vît souvent, de sorte que j’ai dit que la lettre était dans les habits que j’avais hier, et que ceux qui en avaient la clef étaient sortis. Donnez-moi promptement cette lettre, ajouta-t-elle, afin que je la lui envoie, et que je la lise avant que de l’envoyer pour voir si je n’en connaîtrai point l’écriture.

Madame de Clèves se trouva encore plus embarrassée qu’elle n’avait pensé.

—Je ne sais, Madame comment vous ferez, répondit-elle; car monsieur de Clèves, à qui je l’avais donnée à lire, l’a rendue à monsieur de Nemours qui est venu dès ce matin le prier de vous la redemander. Monsieur de Clèves a eu l’imprudence de lui dire qu’il l’avait, et il a eu la faiblesse de céder aux prières que monsieur de Nemours lui a faites de la lui rendre.

—Vous me mettez dans le plus grand embarras où je puisse jamais être, repartit madame la dauphine, et vous avez tort d’avoir rendu cette lettre à monsieur de Nemours; puisque c’était moi qui vous l’avais donnée, vous ne deviez point la rendre sans ma permission. Que voulez-vous que je dise à la reine, et que pourra-t-elle s’imaginer? Elle croira et avec apparence que cette lettre me regarde, et qu’il y a quelque chose entre le vidame et moi. Jamais on ne lui persuadera que cette lettre soit à monsieur de Nemours.

—Je suis très affligée, répondit madame de Clèves, de l’embarras que je vous cause. Je le crois aussi grand qu’il est; mais c’est la faute de monsieur de Clèves et non pas la mienne.

—C’est la vôtre, répliqua madame la dauphine, de lui avoir donné la lettre, et il n’y a que vous de femme au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu’elle sait.

—Je crois que j’ai tort, Madame, répliqua madame de Clèves; mais songez à réparer ma faute et non pas à l’examiner.

—Ne vous souvenez-vous point, à peu près, de ce qui est dans cette lettre? dit alors la reine dauphine.

—Oui, Madame, répondit-elle, je m’en souviens, et l’ai relue plus d’une fois.

—Si cela est, reprit madame la dauphine, il faut que vous alliez tout à l’heure la faire écrire d’une main inconnue. Je l’enverrai à la reine: elle ne la montrera pas à ceux qui l’ont vue. Quand elle le ferait, je soutiendrai toujours que c’est celle que Châtelart m’a donnée, et il n’oserait dire le contraire.

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