La Princesse de Clèves

—Ah! Madame, reprit monsieur de Nemours, je ne saurais garder le silence que vous m’imposez: vous me faites trop d’injustice, et vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d’être prévenue en ma faveur.

—J’avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire; mais elles ne sauraient m’aveugler. Rien ne me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie, et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore; je ne ferais plus votre bonheur; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi. J’en aurais une douleur mortelle, et je ne serais pas même assurée de n’avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous cacher que vous me l’avez fait connaître, et que je souffris de si cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de madame de Thémines, que l’on disait qui s’adressait à vous, qu’il m’en est demeuré une idée qui me fait croire que c’est le plus grand de tous les maux.

«Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez; mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant; mais en fait-on à un mari, quand on n’a à lui reprocher que de n’avoir plus d’amour? Quand je pourrais m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours monsieur de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes: il faut que je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolution que j’ai prises de n’en sortir jamais.

—Hé! croyez-vous le pouvoir, Madame? s’écria monsieur de Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore, et qui est assez heureux pour vous plaire? Il est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple; mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments, et j’espère que vous les suivrez malgré vous.

—Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua madame de Clèves; je me défie de mes forces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la mémoire de monsieur de Clèves serait faible, s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos; et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir. Mais quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules, et je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j’ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous.

Monsieur de Nemours se jeta à ses pieds, et s’abandonna à tous les divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses paroles et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché. Celui de madame de Clèves n’était pas insensible, et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes:

—Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de monsieur de Clèves? Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible?

—Il n’y a point d’obstacle, Madame, reprit monsieur de Nemours. Vous seule vous opposez à mon bonheur; vous seule vous imposez une loi que la vertu et la raison ne vous sauraient imposer.

—Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir qui ne subsiste que dans mon imagination. Attendez ce que le temps pourra faire. Monsieur de Clèves ne fait encore que d’expirer, et cet objet funeste est trop proche pour me laisser des vues claires et distinctes. Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d’une personne qui n’aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu; croyez que les sentiments que j’ai pour vous seront éternels, et qu’ils subsisteront également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle; voici une conversation qui me fait honte: rendez-en compte à monsieur le vidame; j’y consens, et je vous en prie.

Elle sortit en disant ces paroles, sans que monsieur de Nemours pût la retenir. Elle trouva monsieur le vidame dans la chambre la plus proche. Il la vit si troublée qu’il n’osa lui parler, et il la remit en son carrosse sans lui rien dire. Il revint trouver monsieur de Nemours, qui était si plein de joie, de tristesse, d’étonnement et d’admiration, enfin, de tous les sentiments que peut donner une passion pleine de crainte et d’espérance, qu’il n’avait pas l’usage de la raison. Le vidame fut longtemps à obtenir qu’il lui rendit compte de sa conversation. Il le fit enfin; et monsieur de Chartres, sans être amoureux, n’eut pas moins d’admiration pour la vertu, l’esprit et le mérite de madame de Clèves, que monsieur de Nemours en avait lui-même. Ils examinèrent ce que ce prince devait espérer de sa destinée; et, quelques craintes que son amour lui pût donner, il demeura d’accord avec monsieur le vidame qu’il était impossible que madame de Clèves demeurât dans les résolutions où elle était. Ils convinrent néanmoins qu’il fallait suivre ses ordres, de crainte que, si le public s’apercevait de l’attachement qu’il avait pour elle, elle ne fit des déclarations et ne prît engagements vers le monde, qu’elle soutiendrait dans la suite, par la peur qu’on ne crût qu’elle l’eût aimé du vivant de son mari.

Monsieur de Nemours se détermina à suivre le roi. C’était un voyage dont il ne pouvait aussi bien se dispenser, et il résolut à s’en aller, sans tenter même de revoir madame de Clèves du lieu où il l’avait vue quelquefois. Il pria monsieur le vidame de lui parler. Que ne lui dit-il point pour lui dire? Quel nombre infini de raisons pour la persuader de vaincre ses scrupules! Enfin, une partie de la nuit était passée devant que monsieur de Nemours songeât à le laisser en repos.

Madame de Clèves n’était pas en état d’en trouver: ce lui était une chose si nouvelle d’être sortie de cette contrainte qu’elle s’était imposée, d’avoir souffert, pour la première fois de sa vie, qu’on lui dît qu’on était amoureux d’elle, et d’avoir dit elle-même qu’elle aimait, qu’elle ne se connaissait plus. Elle fut étonnée de ce qu’elle avait fait; elle s’en repentit; elle en eut de la joie: tous ses sentiments étaient pleins de trouble et de passion. Elle examina encore les raisons de son devoir qui s’opposaient à son bonheur; elle sentit de la douleur de les trouver si fortes, et elle se repentit de les avoir si bien montrées à monsieur de Nemours. Quoique la pensée de l’épouser lui fût venue dans l’esprit sitôt qu’elle l’avait revu dans ce jardin, elle ne lui avait pas fait la même impression que venait de faire la conversation qu’elle avait eue avec lui; et il y avait des moments où elle avait de la peine à comprendre qu’elle pût être malheureuse en l’épousant. Elle eût bien voulu se pouvoir dire qu’elle était mal fondée, et dans ses scrupules du passé, et dans ses craintes de l’avenir. La raison et son devoir lui montraient, dans d’autres moments, des choses tout opposées, qui l’emportaient rapidement à la résolution de ne se point remarier et de ne voir jamais monsieur de Nemours. Mais c’était une résolution bien violente à établir dans un cœur aussi touché que le sien, et aussi nouvellement abandonné aux charmes de l’amour. Enfin, pour se donner quelque calme, elle pensa qu’il n’était point encore nécessaire qu’elle se fît la violence de prendre des résolutions; la bienséance lui donnait un temps considérable à se déterminer; mais elle résolut de demeurer ferme à n’avoir aucun commerce avec monsieur de Nemours. Le vidame la vint voir, et servit ce prince avec tout l’esprit et l’application imaginables. Il ne la put faire changer sur sa conduite, ni sur celle qu’elle avait imposée à monsieur de Nemours. Elle lui dit que son dessein était de demeurer dans l’état où elle se trouvait; qu’elle connaissait que ce dessein était difficile à exécuter; mais qu’elle espérait d’en avoir la force. Elle lui fit si bien voir à quel point elle était touchée de l’opinion que monsieur de Nemours avait causé la mort à son mari, et combien elle était persuadée qu’elle ferait une action contre son devoir en l’épousant, que le vidame craignit qu’il ne fût malaisé de lui ôter cette impression.

Il ne dit pas à ce prince ce qu’il pensait, et en lui rendant compte de sa conversation, il lui laissa toute l’espérance que la raison doit donner à un homme qui est aimé.

Ils partirent le lendemain, et allèrent joindre le roi. Monsieur le vidame écrivit à madame de Clèves, à la prière de monsieur de Nemours, pour lui parler de ce prince; et, dans une seconde lettre qui suivit bientôt la première, monsieur de Nemours y mit quelques lignes de sa main. Mais madame de Clèves, qui ne voulait pas sortir des règles qu’elle s’était imposées, et qui craignait les accidents qui peuvent arriver par les lettres, manda au vidame qu’elle ne recevrait plus les siennes, s’il continuait à lui parler de monsieur de Nemours; et elle lui manda si fortement, que ce prince le pria même de ne le plus nommer.

La cour alla conduire la reine d’Espagne jusqu’en Poitou. Pendant cette absence, madame de Clèves demeura à elle-même, et, à mesure qu’elle était éloignée de monsieur de Nemours et de tout ce qui l’en pouvait faire souvenir, elle rappelait la mémoire de monsieur de Clèves, qu’elle se faisait un honneur de conserver. Les raisons qu’elle avait de ne point épouser monsieur de Nemours lui paraissaient fortes du côté de son devoir, et insurmontables du côté de son repos. La fin de l’amour de ce prince, et les maux de la jalousie qu’elle croyait infaillibles dans un mariage, lui montraient un malheur certain où elle s’allait jeter; mais elle voyait aussi qu’elle entreprenait une chose impossible, que de résister en présence au plus aimable homme du monde, qu’elle aimait et dont elle était aimée, et de lui résister sur une chose qui ne choquait ni la vertu, ni la bienséance. Elle jugea que l’absence seule et l’éloignement pouvaient lui donner quelque force; elle trouva qu’elle en avait besoin, non seulement pour soutenir la résolution de ne se pas engager, mais même pour se défendre de voir monsieur de Nemours; et elle résolut de faire un assez long voyage, pour passer tout le temps que la bienséance l’obligeait à vivre dans la retraite. De grandes terres qu’elle avait vers les Pyrénées lui parurent le lieu le plus propre qu’elle pût choisir. Elle partit peu de jours avant que la cour revînt; et, en partant, elle écrivit à monsieur le vidame, pour le conjurer que l’on ne songeât point à avoir de ses nouvelles, ni à lui écrire.

Monsieur de Nemours fut affligé de ce voyage, comme un autre l’aurait été de la mort de sa maîtresse. La pensée d’être privé pour longtemps de la vue de madame de Clèves lui était une douleur sensible, et surtout dans un temps où il avait senti le plaisir de la voir, et de la voir touchée de sa passion. Cependant il ne pouvait faire autre chose que s’affliger, mais son affliction augmenta considérablement. Madame de Clèves, dont l’esprit avait été si agité, tomba dans une maladie violente sitôt qu’elle fut arrivée chez elle; cette nouvelle vint à la cour. Monsieur de Nemours était inconsolable; sa douleur allait au désespoir et à l’extravagance. Le vidame eut beaucoup de peine à l’empêcher de faire voir sa passion au public; il en eut beaucoup aussi à le retenir, et à lui ôter le dessein d’aller lui-même apprendre de ses nouvelles. La parenté et l’amitié de monsieur le vidame fut un prétexte à y envoyer plusieurs courriers; on sut enfin qu’elle était hors de cet extrême péril où elle avait été; mais elle demeura dans une maladie de langueur, qui ne laissait guère d’espérance de sa vie.

Cette vue si longue et si prochaine de la mort fit paraître à madame de Clèves les choses de cette vie de cet œil si différent dont on les voit dans la santé. La nécessité de mourir, dont elle se voyait si proche, l’accoutuma à se détacher de toutes choses, et la longueur de sa maladie lui en fit une habitude. Lorsqu’elle revint de cet état, elle trouva néanmoins que monsieur de Nemours n’était pas effacé de son cœur, mais elle appela à son secours, pour se défendre contre lui, toutes les raisons qu’elle croyait avoir pour ne l’épouser jamais. Il se passa un assez grand combat en elle-même. Enfin, elle surmonta les restes de cette passion qui était affaiblie par les sentiments que sa maladie lui avait donnés. Les pensées de la mort lui avaient reproché la mémoire de monsieur de Clèves. Ce souvenir, qui s’accordait à son devoir, s’imprima fortement dans son cœur. Les passions et les engagements du monde lui parurent tels qu’ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus éloignées. Sa santé, qui demeura considérablement affaiblie, lui aida à conserver ses sentiments; mais comme elle connaissait ce que peuvent les occasions sur les résolutions les plus sages, elle ne voulut pas s’exposer à détruire les siennes, ni revenir dans les lieux où était ce qu’elle avait aimé. Elle se retira, sur le prétexte de changer d’air, dans une maison religieuse, sans faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la cour.

A la première nouvelle qu’en eut monsieur de Nemours, il sentit le poids de cette retraite, et il en vit l’importance. Il crut, dans ce moment, qu’il n’avait plus rien à espérer; la perte de ses espérances ne l’empêcha pas de mettre tout en usage pour faire revenir madame de Clèves. Il fit écrire la reine, il fit écrire le vidame, il l’y fit aller; mais tout fut inutile. Le vidame la vit: elle ne lui dit point qu’elle eût pris de résolution. Il jugea néanmoins qu’elle ne reviendrait jamais. Enfin monsieur de Nemours y alla lui-même, sur le prétexte d’aller à des bains. Elle fut extrêmement troublée et surprise d’apprendre sa venue. Elle lui fit dire par une personne de mérite qu’elle aimait et qu’elle avait alors auprès d’elle, qu’elle le priait de ne pas trouver étrange si elle ne s’exposait point au péril de le voir, et de détruire par sa présence des sentiments qu’elle devait conserver; qu’elle voulait bien qu’il sût, qu’ayant trouvé que son devoir et son repos s’opposaient au penchant qu’elle avait d’être à lui, les autres choses du monde lui avaient paru si indifférentes qu’elle y avait renoncé pour jamais; qu’elle ne pensait plus qu’à celles de l’autre vie, et qu’il ne lui restait aucun sentiment que le désir de le voir dans les mêmes dispositions où elle était.

Monsieur de Nemours pensa expirer de douleur en présence de celle qui lui parlait. Il la pria vingt fois de retourner à madame de Clèves, afin de faire en sorte qu’il la vît; mais cette personne lui dit que madame de Clèves lui avait non seulement défendu de lui aller redire aucune chose de sa part, mais même de lui rendre compte de leur conversation. Il fallut enfin que ce prince repartît, aussi accablé de douleur que le pouvait être un homme qui perdait toutes sortes d’espérances de revoir jamais une personne qu’il aimait d’une passion la plus violente, la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été. Néanmoins il ne se rebuta point encore, et il fit tout ce qu’il put imaginer de capable de la faire changer de dessein. Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion. Madame de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse, et l’autre chez elle; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.

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