La Princesse de Clèves

Cependant monsieur de Nemours était sorti du lieu où il avait entendu une conversation qui le touchait si sensiblement, et s’était enfoncé dans la forêt. Ce qu’avait dit madame de Clèves de son portrait lui avait redonné la vie, en lui faisant connaître que c’était lui qu’elle ne haïssait pas. Il s’abandonna d’abord à cette joie; mais elle ne fut pas longue, quand il fit réflexion que la même chose qui lui venait d’apprendre qu’il avait touché le cœur de madame de Clèves le devait persuader aussi qu’il n’en recevrait jamais nulle marque, et qu’il était impossible d’engager une personne qui avait recours à un remède si extraordinaire. Il sentit pourtant un plaisir sensible de l’avoir réduite à cette extrémité. Il trouva de la gloire à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe; enfin, il se trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. La nuit le surprit dans la forêt, et il eut beaucoup de peine à retrouver le chemin de chez madame de Mercœur. Il y arriva à la pointe du jour. Il fut assez embarrassé de rendre compte de ce qui l’avait retenu; il s’en démêla le mieux qu’il lui fut possible, et revint ce jour même à Paris avec le vidame.

Ce prince était si rempli de sa passion, et si surpris de ce qu’il avait entendu, qu’il tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est de parler en termes généraux de ses sentiments particuliers, et de conter ses propres aventures sous des noms empruntés. En revenant il tourna la conversation sur l’amour, il exagéra le plaisir d’être amoureux d’une personne digne d’être aimée. Il parla des effets bizarres de cette passion et enfin ne pouvant renfermer en lui-même l’étonnement que lui donnait l’action de madame de Clèves, il la conta au vidame, sans lui nommer la personne, et sans lui dire qu’il y eût aucune part; mais il la conta avec tant de chaleur et avec tant d’admiration que le vidame soupçonna aisément que cette histoire regardait ce prince. Il le pressa extrêmement de le lui avouer. Il lui dit qu’il connaissait depuis longtemps qu’il avait quelque passion violente, et qu’il y avait de l’injustice de se défier d’un homme qui lui avait confié le secret de sa vie. Monsieur de Nemours était trop amoureux pour avouer son amour; il l’avait toujours caché au vidame, quoique ce fût l’homme de la cour qu’il aimât le mieux. Il lui répondit qu’un de ses amis lui avait conté cette aventure et lui avait fait promettre de n’en point parler, et qu’il le conjurait aussi de garder ce secret. Le vidame l’assura qu’il n’en parlerait point; néanmoins monsieur de Nemours se repentit de lui en avoir tant appris.

Cependant, monsieur de Clèves était allé trouver le roi, le cœur pénétré d’une douleur mortelle. Jamais mari n’avait eu une passion si violente pour sa femme, et ne l’avait tant estimée. Ce qu’il venait d’apprendre ne lui ôtait pas l’estime; mais elle lui en donnait d’une espèce différente de celle qu’il avait eue jusqu’alors. Ce qui l’occupait le plus était l’envie de deviner celui qui avait su lui plaire. Monsieur de Nemours lui vint d’abord dans l’esprit, comme ce qu’il y avait de plus aimable à la cour, et le chevalier de Guise et le maréchal de Saint-André, comme deux hommes qui avaient pensé à lui plaire et qui lui rendaient encore beaucoup de soins; de sorte qu’il s’arrêta à croire qu’il fallait que ce fût l’un des trois. Il arriva au Louvre, et le roi le mena dans son cabinet pour lui dire qu’il l’avait choisi pour conduire Madame en Espagne; qu’il avait cru que personne ne s’acquitterait mieux que lui de cette commission, et que personne aussi ne ferait tant d’honneur à la France que madame de Clèves. Monsieur de Clèves reçut l’honneur de ce choix comme il le devait, et le regarda même comme une chose qui éloignerait sa femme de la cour, sans qu’il parût de changement dans sa conduite. Néanmoins le temps de ce départ était encore trop éloigné pour être un remède à l’embarras où il se trouvait. Il écrivit à l’heure même à madame de Clèves, pour lui apprendre ce que le roi venait de lui dire, et lui manda encore qu’il voulait absolument qu’elle revînt à Paris. Elle y revint comme il l’ordonnait, et lorsqu’ils se virent, ils se trouvèrent tous deux dans une tristesse extraordinaire.

Monsieur de Clèves lui parla comme le plus honnête homme du monde, et le plus digne de ce qu’elle avait fait.

—Je n’ai nulle inquiétude de votre conduite, lui dit-il; vous avez plus de force et plus de vertu que vous ne pensez. Ce n’est point aussi la crainte de l’avenir qui m’afflige. Je ne suis affligé que de vous voir pour un autre des sentiments que je n’ai pu vous donner.

—Je ne sais que vous répondre, lui dit-elle; je meurs de honte en vous en parlant. Épargnez-moi, je vous en conjure, de si cruelles conversations; réglez ma conduite; faites que je ne voie personne. C’est tout ce que je vous demande. Mais trouvez bon que je ne vous parle plus d’une chose qui me fait paraître si peu digne de vous, et que je trouve si indigne de moi.

—Vous avez raison, Madame, répliqua-t-il; j’abuse de votre douceur et de votre confiance. Mais aussi ayez quelque compassion de l’état où vous m’avez mis, et songez que, quoi que vous m’ayez dit, vous me cachez un nom qui me donne une curiosité avec laquelle je ne saurais vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la satisfaire; mais je ne puis m’empêcher de vous dire que je crois que celui que je dois envier est le maréchal de Saint-André, le duc de Nemours ou le chevalier de Guise.

—Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous donnerai aucun lieu, par mes réponses, de diminuer ni de fortifier vos soupçons. Mais si vous essayez de les éclaircir en m’observant, vous me donnerez un embarras qui paraîtra aux yeux de tout le monde Au nom de Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, sur le prétexte de quelque maladie, je ne voie personne.

—Non, Madame, répliqua-t-il, on démêlerait bientôt que ce serait une chose supposée; et de plus, je ne me veux fier qu’à vous-même: c’est le chemin que mon cœur me conseille de prendre, et la raison me conseille aussi. De l’humeur dont vous êtes, en vous laissant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous en prescrire.

Monsieur de Clèves ne se trompait pas: la confiance qu’il témoignait à sa femme la fortifiait davantage contre monsieur de Nemours, et lui faisait prendre des résolutions plus austères qu’aucune contrainte n’aurait pu faire. Elle alla donc au Louvre et chez la reine dauphine à son ordinaire; mais elle évitait la présence et les yeux de monsieur de Nemours avec tant de soin, qu’elle lui ôta quasi toute la joie qu’il avait de se croire aimé d’elle. Il ne voyait rien dans ses actions qui ne lui persuadât le contraire. Il ne savait quasi si ce qu’il avait entendu n’était point un songe, tant il y trouvait peu de vraisemblance. La seule chose qui l’assurait qu’il ne s’était pas trompé était l’extrême tristesse de madame de Clèves, quelque effort qu’elle fît pour la cacher: peut-être que des regards et des paroles obligeantes n’eussent pas tant augmenté l’amour de monsieur de Nemours que faisait cette conduite austère.

Un soir que monsieur et madame de Clèves étaient chez la reine, quelqu’un dit que le bruit courait que le roi mènerait encore un grand seigneur de la cour, pour aller conduire Madame en Espagne. Monsieur de Clèves avait les yeux sur sa femme dans le temps que l’on ajouta que ce serait peut-être le chevalier de Guise ou le maréchal de Saint-André. Il remarqua qu’elle n’avait point été émue de ces deux noms, ni de la proposition qu’ils fissent ce voyage avec elle. Cela lui fit croire que pas un des deux n’était celui dont elle craignait la présence et voulant s’éclaircir de ses soupçons, il entra dans le cabinet de la reine, où était le roi. Après y avoir demeuré quelque temps, il revint auprès de sa femme, et lui dit tout bas qu’il venait d’apprendre que ce serait monsieur de Nemours qui irait avec eux en Espagne.

Le nom de monsieur de Nemours et la pensée d’être exposée à le voir tous les jours pendant un long voyage en présence de son mari, donna un tel trouble à madame de Clèves, qu’elle ne le put cacher; et voulant y donner d’autres raisons:

—C’est un choix bien désagréable pour vous, répondit-elle, que celui de ce prince. Il partagera tous les honneurs, et il me semble que vous devriez essayer de faire choisir quelque autre.

—Ce n’est pas la gloire, Madame, reprit monsieur de Clèves, qui vous fait appréhender que monsieur de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin que vous en avez vient d’une autre cause. Ce chagrin m’apprend ce que j’aurais appris d’une autre femme, par la joie qu’elle en aurait eue. Mais ne craignez point; ce que je viens de vous dire n’est pas véritable, et je l’ai inventé pour m’assurer d’une chose que je ne croyais déjà que trop.

Il sortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par sa présence l’extrême embarras où il voyait sa femme.

Monsieur de Nemours entra dans cet instant et remarqua d’abord l’état où était madame de Clèves. Il s’approcha d’elle, et lui dit tout bas qu’il n’osait par respect lui demander ce qui la rendait plus rêveuse que de coutume. La voix de monsieur de Nemours la fit revenir, et le regardant sans avoir entendu ce qu’il venait de lui dire, pleine de ses propres pensées et de la crainte que son mari ne le vît auprès d’elle:

—Au nom de Dieu, lui dit-elle, laissez-moi en repos.

—Hélas! Madame, répondit-il, je ne vous y laisse que trop; de quoi pouvez-vous vous plaindre? Je n’ose vous parler, je n’ose même vous regarder: je ne vous approche qu’en tremblant. Par où me suis-je attiré ce que vous venez de me dire, et pourquoi me faites-vous paraître que j’ai quelque part au chagrin où je vous vois?

Madame de Clèves fut bien fâchée d’avoir donné lieu à monsieur de Nemours de s’expliquer plus clairement qu’il n’avait fait en toute sa vie. Elle le quitta, sans lui répondre, et s’en revint chez elle, l’esprit plus agité qu’elle ne l’avait jamais eu. Son mari s’aperçut aisément de l’augmentation de son embarras. Il vit qu’elle craignait qu’il ne lui parlât de ce qui s’était passé. Il la suivit dans un cabinet où elle était entrée.

—Ne m’évitez point, Madame, lui dit-il, je ne vous dirai rien qui puisse vous déplaire; je vous demande pardon de la surprise que je vous ai faite tantôt. J’en suis assez puni, par ce que j’ai appris. Monsieur de Nemours était de tous les hommes celui que je craignais le plus. Je vois le péril où vous êtes; ayez du pouvoir sur vous pour l’amour de vous-même, et s’il est possible, pour l’amour de moi. Je ne vous le demande point comme un mari, mais comme un homme dont vous faites tout le bonheur, et qui a pour vous une passion plus tendre et plus violente que celui que votre cœur lui préfère.

Monsieur de Clèves s’attendrit en prononçant ces dernières paroles, et eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétrée et fondant en larmes elle l’embrassa avec une tendresse et une douleur qui le mirent dans un état peu différent du sien. Ils demeurèrent quelque temps sans se rien dire, et se séparèrent sans avoir la force de se parler.

Les préparatifs pour le mariage de Madame étaient achevés. Le duc d’Albe arriva pour l’épouser. Il fut reçu avec toute la magnificence et toutes les cérémonies qui se pouvaient faire dans une pareille occasion. Le roi envoya au-devant de lui le prince de Condé, les cardinaux de Lorraine et de Guise, les ducs de Lorraine, de Ferrare, d’Aumale, de Bouillon, de Guise et de Nemours. Ils avaient plusieurs gentilshommes, et grand nombre de pages vêtus de leurs livrées. Le roi attendit lui-même le duc d’Albe à la première porte du Louvre, avec les deux cents gentilshommes servants, et le connétable à leur tête. Lorsque ce duc fut proche du roi, il voulut lui embrasser les genoux; mais le roi l’en empêcha et le fit marcher à son côté jusque chez la reine et chez Madame, à qui le duc d’Albe apporta un présent magnifique de la part de son maître. Il alla ensuite chez madame Marguerite sœur du roi, lui faire les compliments de monsieur de Savoie, et l’assurer qu’il arriverait dans peu de jours. L’on fit de grandes assemblées au Louvre, pour faire voir au duc d’Albe, et au prince d’Orange qui l’avait accompagné, les beautés de la cour.

Madame de Clèves n’osa se dispenser de s’y trouver, quelque envie qu’elle en eût, par la crainte de déplaire à son mari qui lui commanda absolument d’y aller. Ce qui l’y déterminait encore davantage était l’absence de monsieur de Nemours. Il était allé au-devant de monsieur de Savoie et après que ce prince fut arrivé, il fut obligé de se tenir presque toujours auprès de lui, pour lui aider à toutes les choses qui regardaient les cérémonies de ses noces. Cela fit que madame de Clèves ne rencontra pas ce prince aussi souvent qu’elle avait accoutumé, et elle s’en trouvait dans quelque sorte de repos.

Le vidame de Chartres n’avait pas oublié la conversation qu’il avait eue avec monsieur de Nemours. Il lui était demeuré dans l’esprit que l’aventure que ce prince lui avait contée était la sienne propre, et il l’observait avec tant de soin, que peut-être aurait-il démêlé la vérité, sans que l’arrivée du duc d’Albe et celle de monsieur de Savoie firent un changement et une occupation dans la cour, qui l’empêcha de voir ce qui aurait pu l’éclairer. L’envie de s’éclaircir, ou plutôt la disposition naturelle que l’on a de conter tout ce que l’on sait à ce que l’on aime, fit qu’il redit à madame de Martigues l’action extraordinaire de cette personne, qui avait avoué à son mari la passion qu’elle avait pour un autre. Il l’assura que monsieur de Nemours était celui qui avait inspiré cette violente passion, et il la conjura de lui aider à observer ce prince. Madame de Martigues fut bien aise d’apprendre ce que lui dit le vidame; et la curiosité qu’elle avait toujours vue à madame la dauphine pour ce qui regardait monsieur de Nemours lui donnait encore plus d’envie de pénétrer cette aventure.

Peu de jour avant celui que l’on avait choisi pour la cérémonie du mariage, la reine dauphine donnait à souper au roi son beau-père et à la duchesse de Valentinois. Madame de Clèves, qui était occupée à s’habiller, alla au Louvre plus tard que de coutume. En y allant, elle trouva un gentilhomme qui la venait quérir de la part de madame la dauphine. Comme elle entrait dans la chambre, cette princesse lui cria, de dessus son lit où elle était, qu’elle l’attendait avec une grande impatience.

—Je crois, Madame, lui répondit-elle, que je ne dois pas vous remercier de cette impatience, et qu’elle est sans doute causée par quelque autre chose que par l’envie de me voir.

—Vous avez raison, répliqua la reine dauphine; mais néanmoins vous devez m’en être obligée; car je veux vous apprendre une aventure que je suis assurée que vous serez bien aise de savoir.

Madame de Clèves se mit à genoux devant son lit, et par bonheur pour elle, elle n’avait pas le jour au visage.

—Vous savez, lui dit cette reine, l’envie que nous avions de deviner ce qui causait le changement qui paraît au duc de Nemours: je crois le savoir, et c’est une chose qui vous surprendra. Il est éperdument amoureux et fort aimé d’une des plus belles personnes de la cour.

Ces paroles, que madame de Clèves ne pouvait s’attribuer, puisqu’elle ne croyait pas que personne sût qu’elle aimait ce prince, lui causèrent une douleur qu’il est aisé de s’imaginer.

—Je ne vois rien en cela, répondit-elle, qui doive surprendre d’un homme de l’âge de monsieur de Nemours et fait comme il est.

—Ce n’est pas aussi, reprit madame la dauphine, ce qui vous doit étonner; mais c’est de savoir que cette femme qui aime monsieur de Nemours ne lui en a jamais donné aucune marque, et que la peur qu’elle a eue de n’être pas toujours maîtresse de sa passion a fait qu’elle l’a avouée à son mari, afin qu’il l’ôtât de la cour. Et c’est monsieur de Nemours lui-même qui a conté ce que je vous dis.

Si madame de Clèves avait eu d’abord de la douleur par la pensée qu’elle n’avait aucune part à cette aventure, les dernières paroles de madame la dauphine lui donnèrent du désespoir, par la certitude de n’y en avoir que trop. Elle ne put répondre, et demeura la tête penchée sur le lit pendant que la reine continuait de parler, si occupée de ce qu’elle disait qu’elle ne prenait pas garde à cet embarras. Lorsque madame de Clèves fut un peu remise:

—Cette histoire ne me paraît guère vraisemblable, Madame, répondit-elle, et je voudrais bien savoir qui vous l’a contée.

—C’est madame de Martigues, répliqua madame la dauphine, qui l’a apprise du vidame de Chartres. Vous savez qu’il en est amoureux; il la lui a confiée comme un secret, et il la sait du duc de Nemours lui-même. Il est vrai que le duc de Nemours ne lui a pas dit le nom de la dame, et ne lui a pas même avoué que ce fût lui qui en fût aimé; mais le vidame de Chartres n’en doute point.

Comme la reine dauphine achevait ces paroles, quelqu’un s’approcha du lit. Madame de Clèves était tournée d’une sorte qui l’empêchait de voir qui c’était; mais elle n’en douta pas, lorsque madame la dauphine se récria avec un air de gaieté et de surprise.

—Le voilà lui-même, et je veux lui demander ce qui en est.

Madame de Clèves connut bien que c’était le duc de Nemours, comme ce l’était en effet. Sans se tourner de son côté, elle s’avança avec précipitation vers madame la dauphine, et lui dit tout bas qu’il fallait bien se garder de lui parler de cette aventure; qu’il l’avait confiée au vidame de Chartres; et que ce serait une chose capable de les brouiller. Madame la dauphine lui répondit, en riant, qu’elle était trop prudente, et se retourna vers monsieur de Nemours. Il était paré pour l’assemblée du soir, et, prenant la parole avec cette grâce qui lui était si naturelle:

—Je crois, Madame, lui dit-il, que je puis penser sans témérité, que vous parliez de moi quand je suis entré, que vous aviez dessein de me demander quelque chose, et que madame de Clèves s’y oppose.

—Il est vrai, répondit madame la dauphine; mais je n’aurai pas pour elle la complaisance que j’ai accoutumé d’avoir. Je veux savoir de vous si une histoire que l’on m’a contée est véritable, et si vous n’êtes pas celui qui êtes amoureux, et aimé d’une femme de la cour, qui vous cache sa passion avec soin et qui l’a avouée à son mari.

Le trouble et l’embarras de madame de Clèves étaient au-delà de tout ce que l’on peut s’imaginer, et si la mort se fût présentée pour la tirer de cet état, elle l’aurait trouvée agréable. Mais monsieur de Nemours était encore plus embarrassé, s’il est possible. Le discours de madame la dauphine, dont il avait eu lieu de croire qu’il n’était pas haï, en présence de madame de Clèves, qui était la personne de la cour en qui elle avait le plus de confiance, et qui en avait aussi le plus en elle, lui donnait une si grande confusion de pensées bizarres, qu’il lui fut impossible d’être maître de son visage. L’embarras où il voyait madame de Clèves par sa faute, et la pensée du juste sujet qu’il lui donnait de le haïr, lui causa un saisissement qui ne lui permit pas de répondre. Madame la dauphine voyant à quel point il était interdit:

—Regardez-le, regardez-le, dit-elle à madame de Clèves, et jugez si cette aventure n’est pas la sienne.

Cependant monsieur de Nemours revenant de son premier trouble, et voyant l’importance de sortir d’un pas si dangereux, se rendit maître tout d’un coup de son esprit et de son visage.

—J’avoue, Madame, dit-il, que l’on ne peut être plus surpris et plus affligé que je le suis de l’infidélité que m’a faite le vidame de Chartres, en racontant l’aventure d’un de mes amis que je lui avais confiée. Je pourrais m’en venger, continua-t-il en souriant avec un air tranquille, qui ôta quasi à madame la dauphine les soupçons qu’elle venait d’avoir. Il m’a confié des choses qui ne sont pas d’une médiocre importance; mais je ne sais, Madame, poursuivit-il, pourquoi vous me faites l’honneur de me mêler à cette aventure. Le vidame ne peut pas dire qu’elle me regarde, puisque je lui ai dit le contraire. La qualité d’un homme amoureux me peut convenir; mais pour celle d’un homme aimé, je ne crois pas, Madame, que vous puissiez me la donner.

Ce prince fut bien aise de dire quelque chose à madame la dauphine, qui eût du rapport à ce qu’il lui avait fait paraître en d’autres temps, afin de lui détourner l’esprit des pensées qu’elle avait pu avoir. Elle crut bien aussi entendre ce qu’il disait; mais sans y répondre, elle continua à lui faire la guerre de son embarras.

—J’ai été troublé, Madame, lui répondit-il, pour l’intérêt de mon ami, et par les justes reproches qu’il me pourrait faire d’avoir redit une chose qui lui est plus chère que la vie. Il ne me l’a néanmoins confiée qu’à demi, et il ne m’a pas nommé la personne qu’il aime. Je sais seulement qu’il est l’homme du monde le plus amoureux et le plus à plaindre.

—Le trouvez-vous si à plaindre, répliqua madame la dauphine, puisqu’il est aimé?

—Croyez-vous qu’il le soit, Madame, reprit-il, et qu’une personne, qui aurait une véritable passion, pût la découvrir à son mari? Cette personne ne connaît pas sans doute l’amour, et elle a pris pour lui une légère reconnaissance de l’attachement que l’on a pour elle. Mon ami ne se peut flatter d’aucune espérance; mais, tout malheureux qu’il est, il se trouve heureux d’avoir du moins donné la peur de l’aimer, et il ne changerait pas son état contre celui du plus heureux amant du monde.

—Votre ami a une passion bien aisée à satisfaire, dit madame la dauphine, et je commence à croire que ce n’est pas de vous dont vous parlez. Il ne s’en faut guère, continua-t-elle, que je ne sois de l’avis de madame de Clèves, qui soutient que cette aventure ne peut être véritable.

—Je ne crois pas en effet qu’elle le puisse être, reprit madame de Clèves qui n’avait point encore parlé; et quand il serait possible qu’elle le fût, par où l’aurait-on pu savoir? Il n’y a pas d’apparence qu’une femme, capable d’une chose si extraordinaire, eût la faiblesse de la raconter; apparemment son mari ne l’aurait pas racontée non plus, ou ce serait un mari bien indigne du procédé que l’on aurait eu avec lui.

Monsieur de Nemours, qui vit les soupçons de madame de Clèves sur son mari, fut bien aise de les lui confirmer. Il savait que c’était le plus redoutable rival qu’il eût à détruire.

—La jalousie, répondit-il, et la curiosité d’en savoir peut-être davantage que l’on ne lui en a dit peuvent faire faire bien des imprudences à un mari.

Madame de Clèves était à la dernière épreuve de sa force et de son courage, et ne pouvant plus soutenir la conversation, elle allait dire qu’elle se trouvait mal, lorsque, par bonheur pour elle, la duchesse de Valentinois entra, qui dit à madame la dauphine que le roi allait arriver. Cette reine passa dans son cabinet pour s’habiller. Monsieur de Nemours s’approcha de madame de Clèves, comme elle la voulait suivre.

—Je donnerais ma vie, Madame, lui dit-il, pour vous parler un moment; mais de tout ce que j’aurais d’important à vous dire, rien ne me le paraît davantage que de vous supplier de croire que si j’ai dit quelque chose où madame la dauphine puisse prendre part, je l’ai fait par des raisons qui ne la regardent pas.

Madame de Clèves ne fit pas semblant d’entendre monsieur de Nemours; elle le quitta sans le regarder et se mit à suivre le roi qui venait d’entrer. Comme il y avait beaucoup de monde, elle s’embarrassa dans sa robe, et fit un faux pas: elle se servit de ce prétexte pour sortir d’un lieu où elle n’avait pas la force de demeurer, et, feignant de ne se pouvoir soutenir, elle s’en alla chez elle.

Monsieur de Clèves vint au Louvre et fut étonné de n’y pas trouver sa femme: on lui dit l’accident qui lui était arrivé. Il s’en retourna à l’heure même pour apprendre de ses nouvelles; il la trouva au lit, et il sut que son mal n’était pas considérable. Quand il eut été quelque temps auprès d’elle, il s’aperçut qu’elle était dans une tristesse si excessive qu’il en fut surpris.

—Qu’avez-vous, Madame? lui dit-il. Il me paraît que vous avez quelque autre douleur que celle dont vous vous plaignez?

—J’ai la plus sensible affliction que je pouvais jamais avoir, répondit-elle; quel usage avez-vous fait de la confiance extraordinaire ou, pour mieux dire, folle que j’ai eue en vous? Ne méritais-je pas le secret, et quand je ne l’aurais pas mérité, votre propre intérêt ne vous y engageait-il pas? Fallait-il que la curiosité de savoir un nom que je ne dois pas vous dire vous obligeât à vous confier à quelqu’un pour tâcher de le découvrir? Ce ne peut être que cette seule curiosité qui vous ait fait faire une si cruelle imprudence, les suites en sont aussi fâcheuses qu’elles pouvaient l’être. Cette aventure est sue, et on me la vient de conter, ne sachant pas que j’y eusse le principal intérêt.

—Que me dites-vous, Madame? lui répondit-il. Vous m’accusez d’avoir conté ce qui s’est passé entre vous et moi, et vous m’apprenez que la chose est sue? Je ne me justifie pas de l’avoir redite; vous ne le sauriez croire, et il faut sans doute que vous ayez pris pour vous ce que l’on vous a dit de quelque autre.

—Ah! Monsieur, reprit-elle, il n’y a pas dans le monde une autre aventure pareille à la mienne; il n’y a point une autre femme capable de la même chose. Le hasard ne peut l’avoir fait inventer; on ne l’a jamais imaginée, et cette pensée n’est jamais tombée dans un autre esprit que le mien. Madame la dauphine vient de me conter toute cette aventure; elle l’a sue par le vidame de Chartres, qui la sait de monsieur de Nemours.

—Monsieur de Nemours! s’écria monsieur de Clèves, avec une action qui marquait du transport et du désespoir. Quoi! monsieur de Nemours sait que vous l’aimez, et que je le sais?

—Vous voulez toujours choisir monsieur de Nemours plutôt qu’un autre, répliqua-t-elle: je vous ai dit que je ne vous répondrai jamais sur vos soupçons. J’ignore si monsieur de Nemours sait la part que j’ai dans cette aventure et celle que vous lui avez donnée; mais il l’a contée au vidame de Chartres et lui a dit qu’il la savait d’un de ses amis, qui ne lui avait pas nommé la personne. Il faut que cet ami de monsieur de Nemours soit des vôtres, et que vous vous soyez fié à lui pour tâcher de vous éclaircir.

—A-t-on un ami au monde à qui on voulût faire une telle confidence, reprit monsieur de Clèves, et voudrait-on éclaircir ses soupçons au prix d’apprendre à quelqu’un ce que l’on souhaiterait de se cacher à soi-même? Songez plutôt Madame, à qui vous avez parlé. Il est plus vraisemblable que ce soit par vous que par moi que ce secret soit échappé. Vous n’avez pu soutenir toute seule l’embarras où vous vous êtes trouvée, et vous avez cherché le soulagement de vous plaindre avec quelque confidente qui vous a trahie.

—N’achevez point de m’accabler, s’écria-t-elle, et n’ayez point la dureté de m’accuser d’une faute que vous avez faite. Pouvez-vous m’en soupçonner, et puisque j’ai été capable de vous parler, suis-je capable de parler à quelque autre?

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