Lady Roxana

Chapitre 1

 

SOMMAIRE. – Je suis mariée à un riche brasseur. – Mort demon père et du père de mon mari. – Mystérieuse disparition de monmari. – Je vends mes effets pour vivre. – Attachement de maservante, Amy. – Conseils de deux amies. – Mes enfants sont envoyésà leur tante. – Conduite haineuse de la tante. – Caractère aimablede l’oncle. – Générosité de mon propriétaire. – Mon propriétairedîne avec moi. – Le mobilier de ma maison est restauré. –Déclaration d’amour. – Mon propriétaire devient mon locataire. – Lepiège de la pauvreté. – Je me résous à partager le lit de monpropriétaire. – Nous nous prenons comme époux.

Je suis née, comme je l’ai appris de mes amis,dans la ville de Poitiers, province ou comté de Poitou, en France,d’où je fus amenée en Angleterre par mes parents, qui s’enfuirent àcause de leur religion vers l’an 1683, époque où les protestantsfurent bannis de France par la cruauté de leurs persécuteurs.

Moi, qui ne savais que peu de chose, ou riendu tout, de ce qui m’avait fait amener ici, j’étais assez contentede m’y trouver. Londres, ville grande et gaie, me plutinfiniment; car, en ma qualité d’enfant, j’aimais la foule,et à voir beaucoup de beau monde.

Je ne conservai rien de la France que lelangage, mon père et ma mère étant de meilleur ton que ne l’étaientordinairement, en ce temps-là, ceux qu’on appelle réfugiés. Ayantfui de bonne heure, lorsqu’il était encore facile de réaliser leursressources, ils avaient, avant leur traversée, envoyé ici dessommes importantes, ou, autant que je m’en souviens, des valeursconsidérables en eau-de-vie de France, papier et autresmarchandises. Tout cela se vendit dans des conditions trèsavantageuses, et mon père se trouva fort à l’aise en arrivant, desorte qu’il s’en fallait qu’il eût à s’adresser aux autrespersonnes de notre nation qui étaient ici, pour en obtenirprotection ou secours. Au contraire, sa porte était continuellementassiégée d’une foule de pauvres misérables créatures mourant defaim, qui, en ce temps-là, s’étaient réfugiées ici, pour desraisons de conscience ou pour quelque autre cause.

J’ai même entendu mon père dire qu’il étaitharcelé par bien des gens qui, pour la religion qu’ils avaient,auraient aussi bien pu rester où ils étaient auparavant. Mais ilsaccouraient ici par troupeaux, pour y trouver ce qu’on appelle enanglais a livelihood, c’est-à-dire leur subsistance, ayantappris que les réfugiés étaient reçus à bras ouverts en Angleterre,qu’ils trouvaient promptement de l’ouvrage, car la charité dupeuple de Londres leur facilitait les moyens de travailler dans lesmanufactures de Spitalfields, de Canterbury et autres lieux, –qu’ils avaient pour leur travail un salaire bien plus élevé qu’enFrance, et autres choses semblables.

Mon père, disais-je, m’a raconté qu’il étaitplus harcelé des cris de ces gens-là que de ceux qui étaient devrais réfugiés, ayant fui dans la misère pour obéir à leurconscience.

J’avais à peu près dix ans lorsqu’on m’amenadans ce pays où, comme je l’ai dit, mon père vécut fort à l’aise,et où il mourut environ onze ans plus tard. Pendant ce temps, jem’étais formée pour la vie mondaine, et liée avec quelques-unes denos voisines anglaises, comme c’est la coutume à Londres. Toutenfant, j’avais choisi trois ou quatre compagnes et camarades dejeux d’un âge assorti au mien, de sorte qu’en grandissant nous noushabituâmes à nous appeler amies et intimes; et ceci contribuabeaucoup à me perfectionner pour la conversation et pour lemonde.

J’allais à des écoles anglaises, et, commej’étais jeune, j’appris la langue parfaitement bien, ainsi quetoutes les manières des jeunes filles anglaises. Je ne conservaidonc rien des Françaises que la connaissance du langage;encore n’allai-je pas jusqu’à garder des restes de locutionsfrançaises cousues dans mes discours, comme la plupart desétrangers; mais je parlais ce que nous appelons le puranglais, aussi bien que si j’étais née ici.

Puisque j’ai à donner la description de mapersonne, il faut qu’on m’excuse de la donner aussi impartialementque possible, et comme si je parlais d’une autre. La suite vousfera juger si je me flatte ou non.

J’étais (je parle de moi lorsque j’avaisenviron quatorze ans) grande, et très bien faite; d’unesagacité de faucon dans les questions qui ne dépassent pas leniveau ordinaire des connaissances; prompte et vive dans mesdiscours, portée à la satire, toujours prête à la repartie, et unpeu trop libre dans la conversation, ou, comme nous disons enanglais, un peu trop hardie (bold), bien que d’unemodestie parfaite dans ma conduite. Étant née Française, je devaisdanser, comme quelques-uns le prétendent, naturellement; eneffet, j’aimais extrêmement la danse; je chantais bienégalement, et si bien que, comme vous le verrez, cela me fut plustard de quelque avantage. Avec tout cela, je ne manquais nid’esprit, ni de beauté, ni d’argent. C’est ainsi que j’entrai dansle monde, possédant tous les avantages qu’une jeune femme pouvaitdésirer pour se faire bien venir des autres et se promettre une vieheureuse pour l’avenir.

Vers l’âge de quinze ans, mon père me donnaune dot de 25,000 livres, comme il disait en français, c’est-à-diredeux mille livres sterling, et me maria à un gros brasseur de lacité. Excusez-moi si je tais son nom, car bien qu’il soit la causepremière de ma ruine, je ne saurais me venger de lui sicruellement.

Avec cette chose qu’on appelle un mari, jevécus huit années fort convenablement, et pendant une partie de cetemps j’eus une voiture, c’est-à-dire une sorte de caricature devoiture, car toute la semaine les chevaux travaillaient auxcamions; mais, le dimanche, j’avais le privilège de sortirdans mon carrosse, pour aller soit à l’église, soit ailleurs,suivant que mon mari et moi pouvions en tomber d’accord, ce qui,soit dit en passant, n’arrivait pas souvent. Mais nous reparleronsde cela.

Avant de m’engager davantage dans l’histoirede la partie matrimoniale de mon existence, il faut me permettre defaire le portrait de mon mari aussi impartialement que j’ai fait lemien. C’était un gaillard jovial et beau garçon autant qu’aucunefemme peut en désirer un pour le compagnon de sa vie; grandet bien fait; peut-être de dimensions un peu trop fortes,mais pas jusqu’à avoir l’air vulgaire. Il dansait bien, et c’est,je crois, ce qui nous rapprocha tout d’abord. Il avait un vieuxpère qui dirigeait les affaires avec soin, de sorte qu’il n’avait,de ce côté-là, pas grand’chose à faire, si ce n’est, de temps entemps, de faire une apparition et de se montrer. Et il enprofitait; car il s’inquiétait très peu de son commerce, maisil sortait, voyait du monde, chassait beaucoup et aimaitexcessivement ce dernier plaisir.

Après vous avoir dit que c’était un bel hommeet un bon sportsman,j’ai vraiment tout dit. Je fus assezmalheureuse, comme tant d’autres jeunes personnes de notre sexe, dele choisir parce qu’il était bel homme et bon vivant, comme je l’aidit; car, pour le reste, c’était un être aussi faible, à têteaussi vide, et aussi dénué d’instruction qu’une femme ait jamais puen désirer pour son compagnon. Et ici, il faut que je prenne laliberté, quelques reproches que j’aie d’ailleurs à me faire dans maconduite ultérieure, de m’adresser à mes sœurs, les jeunes fillesde ce pays, et de les prémunir en quelques mots. Si vous avezquelque considération pour votre bonheur futur, quelque désir devivre bien avec un mari, quelque espoir de conserver votre fortuneou de la rétablir après un désastre, jamais, mesdemoiselles,n’épousez un sot; un mari quelconque, mais pas un sot;avec certains autres maris vous pouvez être malheureuses, mais avecun sot vous serez misérables; avec un autre mari vous pouvez,dis-je, être malheureuses, mais avec un sot vous le sereznécessairement. Il y a plus: le voudrait-il, il ne sauraitvous rendre heureuse; tout ce qu’il fait est si gauche, toutce qu’il dit est si vide, qu’une femme de quelque intelligence nepeut s’empêcher d’être fatiguée et dégoûtée de lui vingt fois parjour. Quoi de plus contrariant pour une femme que de mener dans lemonde un grand gaillard de mari, bel homme et joli garçon, etd’être obligée de rougir de lui chaque fois qu’elle l’entendparler? D’entendre les autres hommes causer sensément, quandlui n’est capable de rien dire, et a l’air d’un sot? Ou, cequi est pire, de l’entendre dire des stupidités et faire rire delui comme d’un sot?

D’un autre côté, il y a tant de sortes desots, une si infinie variété de sots, et il est si difficile desavoir quel est le pire de l’espèce, que je suis obligée de vousdire: Pas de sot, mesdemoiselles, absolument, aucune espècede sot, sot furieux ou sot modéré, sot sage ou sot idiot;prenez n’importe quoi, si ce n’est un sot; bien plus, soyezn’importe quoi vous-même, soyez même vieille fille, la pire desmalédictions de la nature, plutôt que de ramasser un sot.

Mais laissons cela un moment, car j’aurail’occasion d’en reparler. Mon cas était particulièrement pénible,et je trouvais, dans cette malheureuse union, toute unecomplication de sottises variées.

D’abord, – et la chose, il faut l’avouer, estparfaitement insupportable, – mon mari était un sot vaniteux,tout opiniâtre[1]. Tout cequ’il disait était juste, était le mieux dit et décidait laquestion, sans la moindre considération pour aucune des personnesprésentes, ni pour rien de ce qui pouvait avoir été avancé pard’autres, même avec toute la modestie imaginable. Et néanmoins,quand il en venait à défendre son avis par l’argumentation et laraison, il le faisait d’une façon si faible, si vide, et siéloignée de son but, que c’en était assez pour dégoûter ceux quil’écoutaient et les faire rougir de lui.

En second lieu, il était affirmatif et entêté,et il l’était surtout dans les choses les plus simples ou les pluscontradictoires et telles qu’il était impossible d’avoir lapatience de les entendre énoncer.

Ces deux qualités, même s’il n’y en avait paseu d’autres, suffisaient à le rendre la plus insupportable créaturequ’on pût avoir pour époux; et l’on imagine, à première vue,l’espèce de vie que je menais. Cependant, je m’en tirais aussi bienque je pouvais, et retenais ma langue; ce qui était la seulevictoire que je remportasse sur lui. En effet, lorsqu’il voulaitm’entretenir de son bavardage bruyant et vide, et que je ne voulaispas lui répondre ou entrer en conversation avec lui sur le pointqu’il avait choisi, il se levait dans une rage inimaginable, ets’en allait. C’était ainsi que je me délivrais à meilleurmarché.

Je pourrais m’étendre ici sur la méthode quej’adoptai pour me faire une vie passable et facile avec lecaractère le plus incorrigible du monde; mais ce serait troplong, et les détails trop frivoles. Je me bornerai à en mentionnerquelques-uns que les événements que j’ai à raconter rendentnécessaires à mon récit.

J’étais mariée depuis quatre ans environ,lorsque je perdis mon père. – Ma mère était morte auparavant. – Monunion lui plaisait si peu, et il voyait si peu de motifs d’êtresatisfait de la conduite de mon mari, que, tout en me laissant, àsa mort, cinq mille livres et plus, il les laissa entre les mainsde mon frère aîné. Celui-ci, s’étant témérairement aventuré dansses opérations commerciales, fit faillite, et perdit, non seulementce qu’il avait à lui, mais aussi ce qu’il avait à moi, comme vousl’apprendrez tout à l’heure.

Ainsi je perdis la dernière marque de lalibéralité de mon père, parce que j’avais un mari à qui l’on nepouvait se fier: voilà un des avantages d’épouser un sot.

Dans la seconde année qui suivit la mort demon père, le père de mon mari mourut aussi. Je crus que sa fortunes’en trouvait considérablement augmentée, car tout le commerce dela brasserie, lequel était excellent, lui appartenait désormais enpropre.

Mais cette augmentation de propriété fut saruine, car il n’avait pas le génie des affaires. Il n’avait aucuneconnaissance des comptes de sa maison. Il eut bien l’air de seremuer à ce sujet, dans les commencements, et il prit un visaged’homme affairé. Mais il se relâcha vite. C’était chose au-dessousde lui que d’examiner ses livres; il laissait ce soin à sescommis et à ses comptables; et tant qu’il trouvait del’argent en caisse pour payer le malteur et les droits et pour enmettre un peu dans sa poche, il se sentait parfaitement à l’aise etsans souci, laissant le plus important aller au hasard.

Je prévoyais les conséquences, et plusieursfois j’essayai de le persuader de s’appliquer à ses affaires. Jelui rappelai combien ses clients se plaignaient de la négligence deses employés d’un côté, et combien, de l’autre, augmentait lenombre de ses débiteurs, par suite de l’insouciance de son commis àassurer les rentrées, et autres choses semblables. Mais il merepoussait soit avec de dures paroles, soit d’une façon détournée,en me représentant les choses autrement qu’elles n’étaient.

Quoi qu’il en soit, pour couper court à uneennuyeuse histoire qui n’a pas le droit d’être longue, il finit partrouver que son commerce déclinait, que son capital diminuait,bref, qu’il ne pouvait pas continuer les affaires. Une ou deux foisil dut mettre en gages ses ustensiles de brasseur pour satisfairel’excise; et, la dernière fois, il eut toutes les peines dumonde à les dégager.

Il en fut alarmé, et résolut de cesser lecommerce. Il n’en était pas fâché, d’ailleurs, prévoyant que s’ilne le faisait pas à temps, il serait forcé de cesser d’une autremanière, je veux dire en faisant banqueroute. De mon côté, je nedemandais pas mieux qu’il s’en retirât pendant qu’il lui restaitencore quelque chose, de peur de me trouver dépouillée dans mapropre maison et mise à la porte avec mes enfants; carj’avais maintenant cinq enfants. C’est le seul ouvrage, peut-être,à quoi les sots soient bons.

Je me considérais comme heureuse lorsqu’il euttrouvé quelqu’un à qui céder la brasserie.

En effet, après avoir payé une grosse somme,mon mari se trouva libéré, toutes ses dettes acquittées, et ayantencore de deux à trois mille livres sterling en poche. Obligés dedéménager de la brasserie, nous prîmes une maison à X***, villagesitué à dix milles de la ville environ. Tout bien considéré, je mecrus heureuse, je le répète, d’être sortie d’embarras à d’aussibonnes conditions; et si mon bel homme avait eu seulement sonplein bonnet de bon sens, je n’aurais pas encore été trop mal.

Je lui proposai d’acheter quelque bien avecl’argent, ou avec une partie, lui offrant d’apporter ma part quiexistait encore et qui pouvait se réaliser sûrement. De cette façonnous aurions pu vivre tolérablement, au moins pendant sa vie. Maiscomme c’est le propre d’un sot de ne pas prendre d’avis, ilnégligea celui-là, vécut comme auparavant, garda ses chevaux et sesgens, sortit tous les jours à cheval pour chasser dans laforêt; et, pendant ce temps-là, rien ne se faisait. Maisl’argent filait bon train, et il me semblait que je voyais la ruineaccourir, sans aucun moyen praticable de l’arrêter.

Je ne négligeai rien de tout ce que lapersuasion et les prières peuvent tenter; mais tout futinutile. Lui représenter comme notre argent s’en allait vite et ceque serait notre situation quand il n’y en aurait plus, cela nefaisait aucune impression sur lui. Comme un insensé, il continuaitsans nul souci de tout ce qu’on pourrait supposer que les larmes etles lamentations sont capables de faire. Il ne diminuait ni sadépense personnelle, ni son train, ni ses chevaux, ni sondomestique, jusqu’à la fin, où il ne lui resta plus même centlivres sterling au monde.

Il ne fallut pas plus de trois ans pourdépenser ainsi tout l’argent comptant. Et il le dépensa, je puis ledire, sottement; car les compagnies qu’il fréquentaitn’avaient rien d’estimable; c’étaient généralement deschasseurs, des maquignons et des gens inférieurs à lui: autreconséquence de la sottise chez un homme. Les sots, en effet, nesauraient trouver d’attrait à la société d’hommes plus sages etplus capables qu’eux; ce qui fait qu’ils entretiennentcommerce avec des coquins, boivent de la bière avec les portefaix,et font toujours leur compagnie de gens au dessous d’eux.

C’était là ma triste situation, lorsqu’unmatin mon mari me dit qu’il comprenait qu’il en était arrivé à unétat misérable, et qu’il voulait aller chercher fortune quelquepart, ou ailleurs. Il avait déjà dit des choses semblablesplusieurs fois auparavant, lorsque je le pressais de considérer sesressources et les ressources de sa famille avant qu’il fût troptard; mais, comme j’avais vu que dans tout cela il n’y avaitaucune idée sérieuse, – et, à la vérité, il n’y avait guère jamaisaucune idée dans ses paroles, quoi qu’il dît, – je pensai encorecette fois-ci que ce n’était que des mots en l’air. Lorsqu’il avaitbien répété qu’il voulait s’en aller, je souhaitais d’ordinairesecrètement à part moi, et même je me le disais nettement enpensée: Que ne le faites-vous donc! car si vouscontinuez ainsi, vous nous ferez tous mourir de faim.

Cependant il resta à la maison toute lajournée, et y passa la nuit. Le lendemain, de grand matin, il selève du lit, va à une fenêtre qui donnait sur les écuries, et sonnede son cor français, comme il l’appelait. C’était son signalordinaire pour appeler ses gens quand il sortait pour lachasse.

On était vers la fin d’août; il faisaitdonc encore clair dès cinq heures, et ce fut à peu près à cetteheure-là que je l’entendis, lui et deux de ses gens, sortir, etfermer les portes de la cour derrière eux. Il ne m’avait rien ditde plus qu’il ne le faisait d’ordinaire lorsqu’il sortait pour sonexercice favori. De mon côté, je ne me levai pas, et ne lui disrien de particulier; mais je repris mon sommeil après sondépart, et dormis pendant deux heures, ou environ.

Le lecteur sera sans doute un peu surprisd’apprendre brusquement que, depuis, je n’ai plus jamais revu monépoux. Il y a plus: non seulement je ne l’ai jamais revu,mais je n’ai jamais eu de ses nouvelles, ni directement, niindirectement, non plus que d’aucun de ses deux domestiques, ni deschevaux; je n’ai jamais su ce qu’ils devinrent, ou ni dansquelle direction ils étaient allés, ce qu’ils firent ou avaientl’intention de faire, pas plus que si le sol s’était ouvert et lesavait engloutis, et que personne n’en eût eu connaissance, si cen’est comme je le dirai ci-après.

Je ne fus aucunement surprise, ni le premier,ni le second soir; non, et même je ne le fus guère pendantles deux premières semaines, pensant que s’il lui était arrivéquelque malheur, j’en entendrais toujours parler assez tôt. Jesavais, d’un autre côté, qu’ayant avec lui deux domestiques ettrois chevaux, ce serait la chose la plus étrange du monde qu’illeur arrivât quelque chose à eux tous, sans que je l’apprisse tôtou tard.

Mais vous comprendrez facilement que, comme letemps s’écoulait, une semaine, deux semaines, un mois, deux mois,et ainsi de suite, je fus à la fin épouvantablement effrayée,surtout lorsque je réfléchissais à ma position, et que jeconsidérais dans quelle condition l’on m’abandonnait, avec cinqenfants, et sans un liard pour subvenir à leurs besoins, en dehorsde soixante-dix livres d’argent comptant environ, et des quelquesobjets précieux que j’avais sur moi, mais qui, quelle que fût leurvaleur, n’étaient rien pour entretenir une famille, surtout pendantlongtemps.

Que faire, je ne le savais; ni à quiavoir recours. Demeurer dans la maison où j’étais, je ne le pouvaispas: le loyer était trop élevé. La quitter sans les ordres demon mari, au cas où il reviendrait, je ne pouvais non plus ysonger. De sorte que je restai extrêmement perplexe, triste etdécouragée au plus haut point.

Cet état d’abattement dura près d’un an. Monmari avait deux sœurs, mariées, et très à leur aise, ainsi quequelques autres proches parents que je connaissais, et qui, jel’espérais, feraient quelque chose pour moi. J’envoyais souventauprès d’eux demander s’ils pouvaient me donner quelquerenseignement sur mon vagabond; mais ils répondaient tousqu’ils ne savaient rien à son sujet; et, après de nombreusescommissions de ce genre, ils finirent par me trouver importune, etpar me faire savoir qu’ils le trouvaient en donnant aux demandes dema bonne des réponses dédaigneuses et peu polies.

Cela me blessa fort et ajouta à monchagrin; mais je n’avais d’autre recours que les larmes, caril ne me restait plus un ami au monde. J’aurais dû faire remarquerque ce fut six mois environ avant cette disparition de mon mari quele désastre dont j’ai parlé frappa mon frère; il fitfaillite, et, dans ces tristes circonstances, j’eus lamortification d’apprendre, non seulement qu’il était en prison,mais qu’il n’y aurait que peu ou rien à retirer par voied’arrangement.

Les malheurs arrivent rarement seuls;celui-ci fut l’avant-coureur de la fuite de mon mari. Ainsi, mesespérances détruites de ce côté, mon mari parti, mes enfants surles bras et rien pour leur entretien, j’étais dans la condition laplus déplorable que puisse exprimer la parole humaine.

J’avais quelque argenterie et quelques bijoux,comme on peut le supposer d’après ma fortune et mon premierétat; et mon mari, qui ne s’était jamais arrêté à l’idée deses embarras, ne s’était pas trouvé dans la nécessité de medépouiller comme le font d’ordinaire les maris en des cassemblables. Mais comme j’avais vu la fin de tout mon argentcomptant pendant les longs jours passés à l’attendre, je commençaià me défaire d’une chose après l’autre. Ces quelques objets devaleur se mirent à disparaître à grande vitesse. Je ne vis plusrien devant moi que la misère et le plus profond désespoir, et mêmemes enfants mourant de faim sous mes yeux. Je laisse à toutescelles qui ont été mères et qui ont vécu dans l’abondance et dansle monde, à considérer et à apprécier ma position. Mon mari, je nem’attendais plus à le revoir jamais, ni ne l’espérais,d’ailleurs; c’était, en effet, de tous les hommes du monde,le moins capable de me venir en aide, ou de faire un mouvement dela main pour gagner un shilling qui soulageât notre misère. Il n’enavait ni les capacités, ni l’inclination. Il n’aurait pu êtrecommis, car à peine s’il avait une écriture lisible. Bien loin depouvoir écrire quelque chose qui eût du sens, il ne pouvait tireraucun sens de ce qu’écrivaient les autres; bien loin decomprendre le bon anglais, il ne savait pas même épeler le bonanglais. Être débarrassé de toute affaire faisait sesdélices; il restait appuyé contre un poteau pendant unedemi-heure de suite, une pipe à la bouche, dans la plus grandetranquillité du monde, fumant comme le paysan de Dryden quisifflait en marchant faute de pensées, et cela lorsque sa famille,pour ainsi dire, mourait de faim; gaspillant le peu qu’ilavait; ne sachant pas que nous étions saignés aux quatremembres et s’inquiétant aussi peu de savoir où il trouverait unautre shilling quand son dernier serait dépensé.

Le caractère et l’étendue de ses capacitésétant tels, j’avoue que je ne crus plus avoir fait une si grosseperte par son départ que je me l’étais figuré d’abord. Il n’enétait pas moins de sa part dur et cruel au suprême degré de ne pasme donner le moindre avis de ses projets. Et, à la vérité, ce quim’étonnait le plus, c’était qu’ayant certainement dû avoir eul’idée de son excursion au moins quelques moments avant del’entreprendre, il ne fût pas venu chercher la petite réserved’argent qui nous restait, ou du moins une partie, pour subvenir àses dépenses pendant quelque temps. Mais il ne le fit point;et je suis moralement certaine qu’il n’avait pas cinq guinéesvaillant quand il me quitta. Tout ce que je pus arriver à savoir àson sujet fut qu’il avait laissé son cor de chasse, qu’il appelaitcor français, dans l’écurie, ainsi que sa selle de chasse, et qu’ilétait parti en bel équipage, comme l’on dit, ayant une houssebrodée, une boîte à pistolets, et autres accessoires; un deses domestiques avait aussi une selle à pistolets, mais ordinaire,et l’autre un long fusil; en sorte qu’ils étaient sortiséquipés, non pas en chasseurs, mais plutôt en voyageurs. Quant à lapartie du monde où ils allèrent, je n’en entendis jamais parlerpendant maintes années.

Comme je l’ai dit, j’envoyai auxrenseignements près de ses parents; mais ils me renvoyaientdes réponses brèves et bourrues. Aucun d’eux ne proposa de venir mevoir, ni de voir les enfants; ils ne s’en informaient mêmepas, comprenant bien que j’étais dans une position à leur devenirbientôt, sans doute, un objet d’embarras. Mais il n’était plustemps de tergiverser avec eux, pas plus qu’avec le reste du monde.Je cessai d’envoyer; j’allai moi-même; je leur exposaicomplètement ma situation et la condition à laquelle j’étaisréduite; je les priai de me conseiller sur le parti quej’avais à prendre; je me fis aussi humble qu’ils le pouvaientdésirer, et les suppliai de considérer que je n’étais pas enposition de me suffire, et que, sans quelque secours, nouspéririons tous inévitablement. Je leur dis que si je n’avais qu’unenfant, ou deux enfants, j’aurais fait mes efforts pour les nourrirde mon aiguille, et que je ne serais venue à eux que pour les prierde m’aider à trouver de l’ouvrage, afin de pouvoir gagner mon painen travaillant. Mais imaginer une femme seule, qui n’a pas étéélevée à travailler, ne sachant où trouver de l’occupation et ayantà gagner le pain de cinq enfants, cela n’était pas possible;d’autant plus que quelques-uns de mes enfants étaient encorejeunes, et qu’il n’y en avait pas d’assez grands pour s’aider lesuns les autres.

Ce fut partout la même chose: je nereçus pas un liard de personne; à peine m’engagea-t-on àm’asseoir chez les deux sœurs; et, chez les deux plus prochesparents, on ne m’offrit ni à manger, ni à boire. Dans la cinquièmemaison, une vieille dame distinguée, tante de mon mari paralliance, veuve, et la moins à l’aise de toute ma parenté, me priade m’asseoir, me donna à dîner, et me ranima en me traitant avecplus de bienveillance que tous les autres; elle ajoutaseulement cette mélancolique réflexion qu’elle m’aurait biensecourue, mais qu’en vérité elle ne le pouvait pas, ce que,d’ailleurs, je savais être parfaitement vrai.

Chez elle, je me livrai au soulagement desaffligés, je veux dire les larmes; car, en lui racontantcomment j’avais été reçue par les autres parents de mon mari, cerécit me fit fondre en larmes, et je pleurai longtemps avecviolence, tant que je fis aussi pleurer la bonne vieille dame àplusieurs reprises.

Cependant, après toutes mes visites, je revinsà la maison sans aucun secours, et j’y restai jusqu’à ce que jefusse réduite à une misère qui défie toute description. J’étaisretournée plusieurs fois chez la vieille tante, et je l’avaisamenée à me promettre d’aller parler aux autres parents, pourpersuader quelqu’un d’entre eux, si c’était possible, de prendre aumoins les enfants, ou de contribuer pour quelque chose à leurentretien. Je dois lui rendre cette justice qu’elle fit tous sesefforts auprès d’eux; mais tout fut inutile, ils ne voulurentrien faire, du moins de ce côté-là. Je crois, qu’après bien dessollicitations, elle obtint, par une sorte de collecte faite entreeux tous, environ onze ou douze shillings: ce fut, sansdoute, un soulagement momentané, mais ce n’était pas cela, il estinutile de le dire, qui pouvait me délivrer d’une partie quelconquedu fardeau qui pesait sur moi.

Il y avait une pauvre femme qui avait été unesorte de cliente de notre famille, et pour laquelle j’avais, entretous nos autres parents, eu souvent beaucoup de bontés. Ma servanteme mit en tête un matin d’envoyer parler à cette pauvre femme et devoir si elle ne pourrait pas m’aider dans mon épouvantablesituation.

Il faut que je rappelle ici, à la louange decette pauvre fille, ma servante, que, bien que je ne pusse plus luidonner de gages, comme je le lui avais déclaré, et que je ne pussemême pas lui en payer l’arriéré, elle ne voulut pas me quitter. Ily a pas[2]: tant qu’elle eut quelque argent,lorsque je n’en avais pas, elle voulut m’aider du sien. J’aireconnu son attachement et sa fidélité; mais néanmoins ellene fut, à la fin, payée de tout cela qu’en mauvaise monnaie, commeon le verra en son lieu.

Amy (c’était son nom) me fit donc penser àenvoyer dire à cette pauvre femme de venir me trouver. J’étaisalors dans une grande misère, et je m’y résolus. Mais précisémentle matin que j’avais l’intention de le faire, la vieille tante vintme voir, accompagnée de la pauvre femme. La bonne vieille dameparaissait être en grande inquiétude à mon sujet; et elleavait encore parlé à ces gens, pour voir ce qu’ils pourraient fairepour moi, mais avec bien peu de résultat.

Vous aurez quelque idée de ma misère d’alorspar la situation dans laquelle elle me trouva: j’avais cinqenfants dont le plus âgé n’avait pas dix ans, et pas un shillingdans la maison pour leur acheter des aliments; mais j’avaisenvoyé Amy pour vendre une cuiller d’argent et rapporter quelquechose de chez le boucher, et j’étais dans un petit salon, assisesur le sol, avec un gros tas de vieux chiffons, de linge etd’autres objets autour de moi, examinant si je n’avais rien làdedans qui pût se vendre ou s’engager pour un peu d’argent;et je pleurais jusqu’à éclater à force de sanglots, en songeant àce que je ferais ensuite.

C’est à ce moment qu’elles frappèrent à laporte. Je crus que c’était Amy, et je ne me levai pas. Un desenfants alla ouvrir, et elles entrèrent aussitôt dans la chambre oùj’étais et où elles me trouvèrent dans cette posture, sanglotant detoutes mes forces. Je fus surprise de leur arrivée, vous pouvez lecroire, surtout en voyant la personne même que je venais de medécider à envoyer chercher. Mais quand elles me virent, avec lamine que j’avais, car mes yeux étaient enflés à force de pleurer,ainsi que l’état de la maison où je demeurais et les tas d’objetsqui se trouvaient autour de moi, surtout quand je leur eus dit ceque je faisais, et pour quel motif, elles s’assirent, comme lestrois consolateurs de Job, et ne me dirent pas un mot pendant unlong espace de temps; mais toutes les deux pleuraient aussiabondamment et aussi sincèrement que moi.

À la vérité, mon cas ne demandait pas beaucoupde discours; les choses parlaient d’elles-mêmes. Elles mevoyaient au milieu des haillons et de la saleté, moi qui, naguèreencore, avais ma voiture; maigre, et ayant presque l’aird’une morte de faim, moi qui étais auparavant grasse et de bellemine. La maison, autrefois garnie d’un beau mobilier, de tableaux,d’ornements, de buffets, de trumeaux et de tout ce qu’il fallait,était maintenant dépouillée et nue, presque tout ayant été saisipar le propriétaire pour le loyer ou vendu pour acheter lenécessaire. En un mot, tout était misère et dénuement;partout on voyait l’image de la ruine. Nous avions à peu près toutmangé, et il ne restait plus guère rien, à moins que, semblable àl’une des pitoyables femmes de Jérusalem, je ne mangeasse jusqu’àmes propres enfants.

Ces deux bonnes créatures étaient, comme jel’ai dit, assises en silence depuis quelque temps, et elles avaientbien tout regardé autour d’elles, lorsque ma servante, Amy, rentra.Elle rapportait une petite poitrine de mouton et deux gros paquetsde navets, dont elle voulait faire un ragoût pour notre dîner. Pourmoi, mon cœur était si accablé de voir ces deux amies, – carc’étaient des amies, quoique pauvres. – et d’être vue par elles enun tel état, que je tombai dans une autre violente crise de larmes,si bien que je ne pus leur parler encore de longtemps.

Pendant que j’étais dans ce désespoir, ellesprirent à part ma servante Amy dans un coin de la chambre etcausèrent avec elle. Amy leur donna tous les détails de masituation et les exprima en termes si touchants et si naturels queje n’aurais pu, dans aucune circonstance, en faire autantmoi-même; bref, elle les émut si bien l’une et l’autre que lavieille tante vint à moi, et que, malgré les larmes qui larendaient presque incapable de parler, elle me ditrapidement:

«Voyez-vous, cousine; ça ne peutpas rester comme ça; il faut prendre un parti, etimmédiatement. Où sont nés ces enfants, je vousprie?»

Je lui dis la paroisse où nous demeurionsauparavant, que quatre d’entre eux y étaient nés, et que l’autreétait né dans la maison où j’étais et dont le propriétaire, aprèsavoir, avant de connaître ma situation, saisi mes meubles pour leloyer arriéré, m’avait ensuite autorisée à demeurer toute une annéesans rien payer; et cette année, ajoutai-je, était presqueexpirée maintenant.

Après avoir entendu ce récit, elles décidèrentqu’elles porteraient elles-mêmes tous les enfants à la porte dequelqu’un des parents dont j’ai parlé plus haut, qu’ils y seraientdéposés par la servante Amy, et que moi, la mère, je m’en iraispour quelques jours, fermerais la maison, et disparaîtrais. Ondirait à ces gens, que s’ils ne jugeaient pas convenable de prendreun peu soin des enfants, ils pouvaient envoyer chercher lesmarguilliers au cas où ils croiraient que cela valait mieux;car ces enfants étaient nés dans leur paroisse, et il fallaitpourvoir à leur subsistance. Quant à l’autre enfant, né dans laparoisse de ***, les autorités en prenaient déjà soin; et, eneffet, ils avaient si bien compris la misère de la famille, qu’ilsavaient, au premier mot, fait ce qui leur incombait de faire.

Voilà ce que me proposèrent ces excellentesfemmes, et elles me prièrent de m’en remettre à elles pour lereste. Je fus, tout d’abord, vivement affligée de l’idée de meséparer de mes enfants, surtout à l’idée de cette chose terrible,qu’ils seraient à la garde de la paroisse. Puis, cent mille choseshorribles me vinrent à l’esprit, des histoires d’enfants de laparoisse morts de faim en nourrice; d’autres ruinés de santé,déviés, boiteux, etc., parce qu’on n’avait pas pris assez soind’eux. Et ces pensées faisaient défaillir mon cœur au dedansmoi.

Mais la misère de ma position m’endurcit lecœur vis-à-vis de ma propre chair et de mon propre sang.Considérant qu’ils mourraient de faim infailliblement, et moiaussi, si je continuais à les garder près de moi, je commençai à mefaire à l’idée de me séparer d’eux tous, n’importe comment etn’importe où, afin de me délivrer de l’épouvantable nécessité deles voir tous périr et de périr moi-même avec eux. Je consentisdonc à m’en aller de la maison, et à laisser l’exécution de toutecette affaire à ma servante Amy et à elles. Je fis comme c’étaitconvenu; et, dans l’après-midi même, elles les portèrent tousà une des tantes.

Amy, fille résolue, frappa à la porte, ayanttous les enfants avec elle; et elle dit à l’aîné, aussitôtque la porte serait ouverte, de se précipiter à l’intérieur, ettout le reste après lui. Elle les déposa tous devant la porte avantde frapper, et, quand elle eut frappé, elle attendit qu’uneservante vînt à la porte.

«Mon cœur, dit-elle, allez, je vousprie, dire à votre maîtresse que voici ses petits cousins quiviennent de ***, pour la voir;» – et elle nommait laville où nous demeurions.

Là dessus la servante se mit en devoir deretourner.

«Tenez, enfant, dit Amy, donnez la mainà l’un d’eux, et je mènerai le reste.»

Elle lui donne donc le plus petit, et la fillerentre en toute innocence, avec le petit à la main. Amy alorsintroduit les autres derrière elle, ferme la porte doucement, ets’éloigne aussi vite qu’elle peut.

Juste pendant que ceci se passait, au momentmême où la servante et sa maîtresse se querellaient (car lamaîtresse s’emportait contre elle et la grondait comme unefurie: elle lui avait ordonné de courir après Amy; lafille était allée jusqu’à la porte, mais Amy avait disparu, et laservante était hors d’elle-même, et la maîtresse aussi),précisément sur ces entrefaites, disais-je, arrive la pauvrevieille femme, pas ma tante, mais l’autre qui était venue en mêmetemps chez moi. Elle frappe à la porte. La tante n’était pas venue,parce qu’elle s’était mise en avant comme mon avocat, et qu’onl’aurait soupçonnée de quelque machination. Quant à l’autre femme,on ne savait même pas qu’elle eût eu aucune relation avec moi.

Amy et elle avaient concerté ceci entre elles,et c’était assez bien imaginé.

Quand elle entra dans la maison, la maîtressefumait et rageait comme une folle furieuse; elle appelait saservante de tous les synonymes qu’elle pouvait trouver, à coquineet péronnelle; elle criait qu’elle prendrait les enfants etles jetterait tous à la rue. La pauvre bonne femme, la voyant dansun tel emportement, se retourna comme si elle eût voulu être déjàdehors, et dit:

«Madame, je reviendrai une autre fois.Je vois que vous êtes occupée.

»–Non, non, madame, dit lamaîtresse, je ne suis pas très occupée; asseyez-vous. Cettesotte créature, qui est là, m’a fait entrer et m’a mis sur le dostoute la maisonnée d’enfants de mon imbécile de frère, et elle medit qu’une fille les avait amenés jusqu’à la porte, les avaitpoussés dans la maison, et lui avait demandé de les conduire à moi.Mais cela ne me gênera guère, car j’ai donné l’ordre de les déposerdans la rue, dehors; et ainsi les marguilliers de la paroisseprendront soin d’eux ou obligeront cette stupide femelle de lesramener à ***. Que celle qui les a mis au monde s’occupe d’eux sielle veut. Pourquoi m’envoie-t-elle sa marmaille?

»–C’est véritablement le secondparti qui serait le meilleur des deux, dit la pauvre femme, si lachose était faisable; et cela m’amène à vous dire macommission et la cause de ma visite, car je venais précisément àpropos de cette affaire, pour empêcher qu’on ne vous mette toutceci sur les bras; mais je vois que je suis venue troptard.

»–Que voulez-vous dire par troptard? dit la maîtresse. Quoi! Vous avez donc un intérêtdans cette affaire? Quoi? Avez-vous contribué à attirersur nous cet opprobre de famille?

»–J’espère que vous ne pensez pasune telle chose de moi, madame, dit la pauvre femme. Mais je suisallée ce matin à ***, voir mon ancienne maîtresse et bienfaitrice,– car elle a été bien bonne pour moi; et quand je suisarrivée à la porte, j’ai trouvé tout soigneusement fermé à la clefet au verrou, et la maison paraissant comme si personne n’yétait.

»J’ai frappé à la porte, mais personnen’est venu. À la fin, quelques servantes du voisinage m’ontcrié: «Personne ne demeure là, maîtresse. Pourquoifrappez-vous? – J’eus l’air surprise. – Quoi, personne nedemeure là? dis-je. Que voulez-vous dire? Est-ce queMrs*** ne demeure pas là? – Non,répondit-on, elle est partie. – Alors j’entrai en conversation avecl’une d’elles, et lui demandai ce qu’il y avait. – Ce qu’il ya! dit-elle. Eh bien! il y en a assez: la pauvredame a vécu là toute seule, sans rien pour subsister, pendantlongtemps, et, ce matin, le propriétaire l’a jetée à la porte.

»Jetée à la porte? dis-je. Etquoi? avec tous ses enfants? Pauvres agneaux, quedeviennent-ils?

»Et bien, en vérité, me dit-on, rien depire ne pouvait leur arriver que de rester ici, car ils étaient àpeu près morts de faim; aussi les voisins, voyant la pauvredame dans une telle misère, – elle pleurait et se tordait les mainssur ses enfants, comme une folle, – envoyèrent chercher lesofficiers de la paroisse pour prendre soin des enfants. Ils vinrentet prirent le plus jeune, qui était né dans cette paroisse;ils lui ont donné une très bonne nourrice et prennent soin de lui.Mais, quant aux quatre autres, ils les ont envoyés à quelquesparents du père, qui sont des gens très à l’aise, et qui, de plus,demeurent dans la paroisse où les enfants sont nés.

»La surprise ne m’empêcha pas de prévoirimmédiatement que cet ennui retomberait sur vous ou surM.***. Aussi venais-je sans tarder vous en avertir afin quevous y fussiez préparée et que vous ne fussiez pas surprisevous-même; mais je vois qu’ils ont été plus prompts que moi,et je ne sais que conseiller. La pauvre femme, à ce qu’il paraît, aété jetée à la porte, dans la rue. Un autre voisin m’a dit qu’en sevoyant enlever ses enfants elle s’évanouit; et lorsqu’elleeut repris ses sens, elle était devenue folle. La paroisse l’a faitmettre dans la maison de fous, car il n’y a plus personne pours’occuper d’elle.»

Tout ceci fut représenté au naturel par cettepauvre bonne et affectueuse créature. Son intention étaitparfaitement bonne et charitable; mais encore n’y avait-ilpas un mot de vrai dans ce qu’elle racontait; car monpropriétaire ne m’avait pas mise à la porte, et je n’étais pasdevenue folle. Il était vrai, pourtant, qu’en me séparant de mespauvres enfants, je m’étais évanouie, et que je fus comme insenséelorsque je revins à moi et trouvai qu’ils étaient partis. Mais jerestai longtemps encore dans la maison, comme vous le verrez.

Pendant que la pauvre femme contait sa lugubrehistoire, le mari de la dame entra. Bien que le cœur de celle-cifut endurci contre toute pitié, elle qui était la véritable etproche parente des enfants, puisque c’étaient les enfants de sonpropre frère, – l’excellent homme fut tout attendri par le sombretableau de la situation de la famille, et lorsque la pauvre femmeeut terminé, il dit à sa femme:

«C’est un cas bien triste, ma chère,vraiment; et il faut faire quelque chose.»

Sa femme se tourna vers lui, furieuse.

«Quoi! dit-elle. Voulez-vous avoirquatre enfants à entretenir? N’avons-nous pas lesnôtres? Voudriez-vous que cette marmaille vînt manger le painde mes enfants? Non, non; qu’ils aillent à la paroisse,et que celle-ci se charge d’eux, je me charge des miens.

»–Allons, allons, ma chère, dit lemari; la charité envers les pauvres est un devoir, et quidonne aux pauvres prête au Seigneur. Prêtons à notre Père célesteun peu du pain de nos enfants, comme vous dites; ce sera poureux une réserve bien placée; ce sera la meilleure garantieque nos enfants n’en viendront jamais à avoir besoin de la charité,ni à être jetés dehors, comme le sont ces pauvres innocentescréatures.

»–Que me parlez-vous degaranties? dit la femme. Une bonne garantie pour nos enfants,c’est de garder ce que nous avons, et de pourvoir à leurs besoins.Il sera toujours temps d’aider à l’entretien des enfants desautres. Charité bien ordonnée commence par soi-même.

»–Mais, ma chère, reprit-il, je neparle que de placer un peu d’argent à intérêt: notre Créateurest un emprunteur solvable; il n’y a jamais à craindred’avoir de mauvaises créances de ce côté-là, j’en réponds,enfant.

»–Ne vous moquez pas de moi avecvotre charité et vos allégories, dit la femme en colère. Je vousdis que ce sont des parents à moi, et non à vous, et qu’ils nepercheront pas ici. Ils iront à la paroisse.

«–Tous vos parents sont les miensà présent, dit le bon gentleman avec un grand calme; et je neverrai pas vos parents dans la misère sans en prendre pitié, nonplus que je ne verrais les miens. Non, vraiment, ma chère, ilsn’iront pas à la paroisse. Je vous l’affirme, aucun des parents dema femme n’ira à la paroisse, si je peux l’empêcher.

»–Et quoi? voulez-vousprendre quatre enfants à élever? dit la femme.

»–Non, non, ma chère. Il y a votresœur ***: j’irai lui parler; et votre oncle ***;je l’enverrai chercher, lui et les autres. Je vous promets que,lorsque nous serons tous ensemble, nous trouverons les voies etmoyens pour garantir ces quatre pauvres petits êtres de lamendicité et de la faim; autrement ce serait bien dur. Nousne sommes, personne de nous, en si mauvaise position de fortune quenous ne puissions mettre de côté quelques miettes pour lesorphelins. Ne fermez pas vos entrailles à la pitié devant votrepropre chair et votre propre sang. Pourriez-vous entendre cespauvres enfants innocents crier la faim à votre porte, et ne pasleur donner du pain?

»–Et quel besoin qu’ils crient ànotre porte, s’il vous plaît? dit-elle. C’est l’affaire de laparoisse de s’occuper d’eux. Ils ne crieront pas à notre porte. Ets’ils crient, je ne leur donnerai rien.

»–Vous ne leur donnerezrien? dit-il. Mais moi, je leur donnerai. Rappelez-vous quel’Écriture a une parole terrible dirigée contre nous. Proverbes,chapitre XXI, verset 13: «Quiconque se bouche lesoreilles aux cris des pauvres, celui-là criera aussi lui-même, maispersonne ne l’entendra.»

»–C’est bien, c’est bien,dit-elle. Il faut bien que vous fassiez ce que vous voulez, puisquevous prétendez être le maître. Mais si j’étais libre, je lesenverrais où ils doivent être envoyés. Je les enverrais d’où ilsviennent.

La pauvre femme mit alors son mot.

» – Mais, madame, dit-elle, ce serait lesenvoyer mourir de faim, en vérité; car cette paroisse d’oùils viennent, n’est point obligée à se charger d’eux, et parconséquent, ils coucheraient et périraient dans la rue.

»–Ou on les renverrait à notreparoisse dans la voiture de l’hôpital, en vertu d’un mandat du jugede paix, dit le mari; et nous serions ainsi, nous et tous nosparents, couverts de honte aux yeux de nos voisins et de ceux quiont connu le bon vieux gentleman, leur grand-père, qui a demeuré etfleuri dans cette paroisse pendant tant d’années, si aimé de toutle monde, et le méritant si bien.

»–Je me soucie de tout cela moinsque d’un liard, quant à moi, dit la femme. Je n’en garderai pasun.

»–Bien, ma chère, dit lemari; mais moi, je m’en soucie, et je ne veux pas avoir cettetache sur ma famille et sur nos enfants. C’était un ancien, unhomme digne et bon, et son nom est respecté de tous ses voisins. Onreprochera, à vous qui êtes sa fille, et à nos enfants qui sont sespetits-enfants, de laisser les enfants de votre frère périr, outomber à la charge du public, au lieu même où florissait autrefoisvotre famille. Allons, n’en dites pas davantage. Je vais voir cequ’on peut faire.»

Là-dessus, il convoque et rassemble tous lesparents à une taverne près de là.

Il envoya chercher les quatre petits enfants,pour qu’on les vît. Dès le premier mot, tous convinrent qu’ils s’enchargeraient; et, comme sa femme était dans une rage tellequ’elle ne voulait pas permettre qu’on en gardât un seul chez elle,ils convinrent de les garder tous ensemble momentanément. Enconséquence, ils les confièrent à la pauvre femme qui avait préparél’affaire, et ils s’obligèrent, vis-à-vis les uns des autres, àfournir les sommes nécessaires pour leur entretien. Enfin, pourqu’aucun des enfants ne fût séparé des autres, ils envoyèrentchercher le plus jeune dans la paroisse où on l’avait accepté, etils les firent tous élever ensemble.

J’empièterais trop sur le reste de mon récitsi je racontais en détail la tendresse charitable avec laquelle cetexcellent homme, qui n’était que l’oncle par alliance de mesenfants, conduisit toute l’affaire, et quel soin il pritd’eux: allant constamment les voir, s’assurant qu’ils avaienttout ce qu’il leur fallait, qu’ils étaient bien vêtus, qu’ilsallaient à l’école, et finalement qu’ils entraient dans le mondedans de bonnes conditions. Il suffit de dire qu’il se conduisitplutôt comme un père envers eux que comme un oncle par alliance,bien que ce fût toujours tout à fait en opposition à la volonté desa femme, qui n’avait point le cœur si tendre et si compatissantque son mari.

Vous pouvez croire que j’appris tout cela avecle même plaisir que j’en ressens maintenant à le rapporter;car j’avais une peur terrible en pensant que mes enfants seraientélevés dans le malheur et la misère, comme il doit arriver à ceuxqui n’ont pas d’amis, mais qui sont abandonnés à la bienfaisanced’une paroisse.

Cependant, je commençais une nouvelle phase demon existence. J’avais sur les bras une grande maison et quelquemobilier de reste; mais je ne pouvais pas plus y subvenir àmes besoins et à ceux d’Amy, que lorsque j’y étais avec mes cinqenfants. Je n’avais rien pour vivre que ce que je pouvais gagnerpar mon travail, et ce n’était pas une ville où il fût possible dese procurer beaucoup d’ouvrage.

Mon propriétaire avait été véritablement trèsbon après avoir appris la position où j’étais, bien qu’avantd’avoir été informé de ces circonstances, il fût allé jusqu’àsaisir mes effets et même jusqu’à m’en enlever quelques-uns.

Mais, depuis, il y avait trois trimestres quej’habitais sa maison et que je ne lui payais pas de loyer, et, cequi était pire, je n’étais pas en position de lui en payer aucun.Cependant, je remarquais qu’il venait me voir plus souvent, qu’ilse montrait de plus en plus bienveillant à mon égard, et qu’il meparlait plus amicalement qu’il n’avait l’habitude de le faire. Plusparticulièrement, les deux ou trois dernières fois qu’il étaitvenu, il avait remarqué, avait-il dit, comme je vivais pauvrement,combien bas j’étais réduite, et autres choses semblables. Il medisait que cela l’affligeait pour moi. La dernière fois, il futplus tendre encore: il me dit qu’il venait dîner avec moi, etqu’il fallait que je lui donne congé de me régaler. Il fit venir maservante Amy, et l’envoya acheter un rôti. Il lui expliqua cequ’elle devait acheter. Mais comme il nommait deux ou trois chosesparmi lesquelles elle pouvait choisir, la servante, fille rusée quim’était attachée comme l’ongle au doigt, n’acheta riendéfinitivement; mais elle amena avec elle le boucher, portantles deux choses qu’elle avait choisies, pour qu’il prît celle quiserait le plus à son goût. L’une était un gros et très bon cuissotde veau; l’autre un carré de côtes de bœuf, à rôtir. Il lesregarda; mais il me pria de faire marché à sa place avec leboucher, ce que je fis; puis je revins lui dire ce que leboucher demandait pour les deux morceaux, et le prix de chacun desdeux. Il tira alors onze shillings et trois pence, prix des deuxpièces ensemble, et me pria de les prendre toutes les deux. Lereste, dit-il, servirait une autre fois.

J’étais étonnée, vous pouvez le croire, de lalibéralité d’un homme qui faisait naguère encore ma terreur et quiavait arraché les meubles de la maison comme une furie. Toutefois,je me rappelai que ma misère avait attendri son cœur, et lui avaitinspiré ensuite assez de compassion pour me permettre d’habiter samaison sans payer de loyer pendant une année entière.

Mais voilà qu’il prenait la figure, non passeulement d’un homme charitable, mais d’un homme mû par l’amitié etla tendresse; et la chose était assez inattendue poursurprendre. Nous bavardâmes ensemble, et fûmes ce que je pourraisappeler gais; et je puis bien dire que je ne l’avais pas étédepuis trois ans. Il envoya chercher du vin, et aussi de la bière,car nous n’en avions pas. La pauvre Amy et moi, nous ne buvions quede l’eau depuis bien des semaines, et vraiment, j’ai souvent admiréla nature fidèle de la pauvre fille, dont elle fut finalement assezmal payée par moi.

Lorsque Amy fut revenue avec le vin, il lui enfit remplir un verre, et, ce verre à la main, il vint à moi etm’embrassa, ce qui, je le confesse, me surprit un peu. Mais ce quisuivit me surprit bien davantage; car il me dit que, si latriste condition à laquelle j’étais réduite l’avait fait me prendreen pitié, ma conduite et le courage avec lequel je la supportaislui avaient donné pour moi un respect plus qu’ordinaire, et lerendaient très soucieux de mes intérêts; qu’il était décidépour le moment à faire quelque chose pour me soulager, et àréfléchir en même temps pour voir s’il pourrait, à l’avenir, memettre en chemin de me suffire à moi-même.

Me voyant changer de couleur et paraîtresurprise de son discours, – car je l’étais, à coup sûr, – il setourne vers ma servante, Amy, et, tout en la regardant, medit:

«Je dis tout ceci devant votre bonne,madame, parce que vous devez toutes les deux, elle et vous, savoirque je n’ai pas de mauvais desseins, et que c’est par pureaffection que j’ai résolu de faire, si je peux, quelque chose pourvous. Comme j’ai été témoin de l’honnêteté et de la fidélité peucommunes de MrsAmy, vis-à-vis de vous, dans votremisère, je sais qu’on peut lui confier un projet honnête comme lemien; car, je vous le déclare, j’ai aussi un certain degré derespect pour votre servante, à cause de l’attachement qu’elle vousporte.

Amy fit la révérence, et la pauvre fille parutsi confuse de joie, qu’elle ne put parler. Elle changeait à toutmoment de couleur; tantôt elle rougissait comme del’écarlate, et, la minute suivante, elle était aussi pâle que lamort.

Ayant donc ainsi parlé, il s’assit, me fitasseoir, but à ma santé, et me fit boire deux verres de vin coupsur coup.

«Vous en avez besoin»,disait-il.

Et, en effet, j’en avais besoin. Lorsque j’eusfini:

«Allons, Amy, dit-il, avec la permissionde votre maîtresse, vous aurez aussi un verre.»

Et il lui fit boire deux verres de suiteégalement. Puis, se levant:

«Et maintenant, Amy, dit-il, allezdîner. Et vous, madame, continua-t-il, allez faire votre toilette,et vous redescendrez souriante et gaie». Il ajouta:«–Je vous mettrai à l’aise, si je puis». Enattendant, il allait, dit-il, faire un tour dans le jardin.

Lorsqu’il fut parti, Amy changea tout à faitde physionomie: de sa vie, elle n’avait eu l’air plusgai.

«Chère madame, dit-elle, que veut fairece gentleman?

»–Eh bien, Amy, répondis-je, ilveut nous faire du bien, n’est-ce pas cela? Je ne sacheaucune autre intention qu’il puisse avoir, car il n’a rien àespérer de moi.

»–Je vous garantis, madame, qu’ilvous demandera une faveur avant longtemps.

»–Non, non, vous vous trompez,Amy, j’en suis sûre, répondis-je. Vous avez entendu ce qu’il a dit,n’est-ce pas?

»–Oui, dit Amy. Mais c’est égal,vous verrez ce qu’il fera après dîner.

»–Bien, bien, Amy, dis-je, vousavez une mauvaise opinion de lui. Je ne saurais être de votre avis.Je ne vois encore rien en lui qui l’annonce.

»–Pour cela, madame, dit Amy, jene vois rien non plus. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser ungentleman à avoir pitié de nous, comme il le fait?

»–Oui, dis-je; mais c’estaussi porter les choses trop loin que de supposer un homme méchantparce qu’il est charitable, et vicieux parce qu’il est bon.

»–Oh! madame, dit Amy, il ya toute une source de charité dans ce vice-là. Il n’est pas siétranger aux choses du monde qu’il ne sache bien que la pauvretéest l’aiguillon le plus fort, une tentation à laquelle nulle vertun’est assez puissante pour résister. Il connaît notre conditionaussi bien que nous.

»– Eh bien! et après,quoi?

»–Eh bien! après, il saitaussi que vous êtes jeune et belle, et il a la plus sûre amorce dumonde pour vous prendre avec.

»–Soit, Amy, dis-je; mais ilpeut aussi se trouver déçu dans une affaire comme celle-là.

»–Ah! madame, dit Amy,j’espère que vous ne le refuserez pas, s’il l’offre.

»–Qu’entendez-vous par là,friponne? lui dis-je. Non. Je mourrais de faimauparavant.

»–J’espère que non, madame.J’espère que vous seriez plus sage. Je suis sûre que s’il veut vousremettre sur pied, comme il le dit, vous ne devez rien lui refuser.Mais vous mourrez de faim si vous n’y consentez pas, c’estcertain.

»–Quoi! consentir à coucheravec lui pour avoir du pain? Amy, comment pouvez-vous parlerainsi? lui dis-je.

»–Eh! madame, dit Amy, je necrois pas que vous le fassiez pour rien autre chose. Ce ne seraitlégitime pour rien autre chose. Mais pour avoir du pain,madame! Eh! personne ne saurait mourir de faim. Il n’ya pas de moyen de se soumettre à cela, à coup sûr!

»–Oui, dis-je. Mais s’il veut medonner assez de bien pour vivre, il ne couchera pas avec moi, jevous en réponds.

»–Eh bien, voyez-vous, madame,s’il voulait vous donner assez pour vivre à l’aise, en retour, ilpourrait coucher avec moi, de tout mon cœur.

»–Voilà un témoignaged’incomparable affection pour moi, Amy, lui dis-je; et jesais l’apprécier à sa valeur. Mais il y a là plus d’amitié qued’honnêteté, Amy.

» – Oh! madame, dit Amy, je feraisn’importe quoi pour vous retirer de cette triste position. Quant àl’honnêteté, je crois l’honnêteté hors de question lorsqu’on estdans le cas de mourir de faim. N’est-ce pas à quoi nous sommespresque réduites?

«–Je le sais, il est vrai, dis-je,et tu l’es pour l’amour de moi. Mais se prostituer, Amy!… etje m’arrêtai.

»–Chère madame, dit Amy, si jesuis capable de mourir de faim pour l’amour de vous, je suiscapable de me prostituer, ou de faire n’importe quoi, pour l’amourde vous. Ah! je mourrais bien pour vous, s’il lefallait!

»–C’est là un excès d’affectionque je n’ai jamais montré encore, Amy, lui dis-je. Je souhaited’être quelque jour en état de le reconnaître comme il convient.Mais cependant, Amy, vous ne vous prostituerez pas à lui, pourl’obliger à être bon pour moi; non, Amy, pas plus que je neme prostituerai à lui, quand même il me donnerait beaucoup plusqu’il ne peut me donner ou faire pour moi.

»–Ah! madame, reprit Amy, jene dis pas que j’irai l’en prier; mais je dis que s’ilpromettait de faire ça et ça pour vous, et qu’il y mît cettecondition qu’il ne vous servirait qu’autant que je le laisseraiscoucher avec moi, il coucherait avec moi aussi souvent qu’il levoudrait, plutôt que de vous priver de son assistance. Mais toutcela n’est que du bavardage, madame. Je ne vois aucune nécessité detenir de tels discours, et vous êtes d’avis que cela ne sera pointnécessaire.

»–Oui, je le crois, Amy;mais si c’était nécessaire, je vous le répète, je mourrais avant deconsentir, ou avant que vous consentiez pour l’amour demoi.»

Jusque-là j’avais conservé non seulement lavertu elle-même, mais encore les inclinations et les résolutionsvertueuses. Si je m’y étais tenue, j’aurais été heureuse, quandmême j’eusse littéralement péri de faim. Car il est hors dequestion qu’une femme devrait plutôt mourir que de prostituer savertu et son honneur, quelle que puisse être la tentation.

Mais revenons à notre histoire. Il se promenadans le jardin, lequel était, il est vrai, tout en désordre, etenvahi par les mauvaises herbes, parce que je n’avais pu louer unjardinier pour y faire aucun travail, pas même pour y défoncer lesol de manière à y semer quelques navets et quelques carottes pourles besoins de la famille. Lorsqu’il l’eut examiné, il rentra, etenvoya Amy chercher un pauvre homme, qui était jardinier et aidaitautrefois notre domestique; il l’amena dans le jardin et luiordonna d’y faire plusieurs choses pour le remettre un peu enordre. Ceci lui prit bien près d’une heure.

Pendant ce temps, je m’étais habillée aussibien que je le pouvais. J’avais encore d’assez bon linge;mais je n’avais qu’une pauvre coiffure; pas de nœuds,seulement de vieux morceaux; pas de collier: pas deboucles d’oreilles; tant cela était parti depuis longtemps,pour avoir un peu de pain.

Cependant, j’étais proprement et soigneusementmise, et en meilleur état qu’il ne m’avait vue depuis bienlongtemps; et il parut enchanté de me voir ainsi; car,dit-il, je paraissais si inconsolable et si désespérée auparavant,que cela l’affligeait de me regarder. Il m’engagea à reprendre boncourage, parce qu’il espérait me mettre en position de vivre dansle monde, sans rien devoir à personne.

Je lui dis que c’était impossible, car il mefaudrait nécessairement être redevable à lui, puisque tous les amisque j’avais au monde ne voulaient ou ne pouvaient faire pour moiautant que ce qu’il disait.

«Eh bien, dit-il, pauvre veuve (c’estainsi qu’il m’appelait, et je l’étais bien véritablement dans leplus mauvais sens où l’on puisse employer ce mot de désolation), sivous êtes redevable à moi, vous ne le serez à personneautre.»

Cependant le dîner était prêt, et Amy entrapour mettre la nappe. C’était un bonheur, en vérité, qu’il n’y eûtque lui et moi à dîner, car je n’avais plus que six assiettes etdeux plats dans la maison. Mais il savait l’état des choses, et ilme pria de ne pas faire de cérémonie et de me servir de ce quej’avais. Il espérait, ajoutait-il, me voir dans un meilleuréquipage. Il n’était pas venu pour être traité, mais pour metraiter, me raffermir et m’encourager. Il continua ainsi, meparlant si gaiement et de choses si gaies que c’était pour mon âmeun vrai cordial que de l’entendre parler.

Nous commençâmes donc à dîner. Je suis sûreque j’avais à peine fait un bon repas depuis un an; du moinsje n’avais jamais eu un rôti comparable à cette longe de veau. Jemangeai de fort bon appétit, vraiment; et ainsi fit-il, touten me faisant boire trois ou quatre verres de vin. Bref, mesesprits étaient excités au-delà de l’ordinaire; j’étais nonseulement gaie, mais pleine d’entrain, et il m’encourageait àl’être.

Je lui dis que j’avais une foule de bonnesraisons pour être si gaie, voyant qu’il était si bon pour moi etqu’il me donnait l’espoir de me relever de la situation la plusdéplorable dans laquelle une femme de n’importe quel rang fûtjamais tombée. Il devait bien croire que ce qu’il m’avait dit étaitcomme s’il m’avait ressuscitée d’entre les morts. C’était commeramener un malade du bord de la tombe. Comment je lui en rendraisjamais l’équivalent, je n’avais pas encore eu le temps d’y songer.Tout ce que je pouvais dire, c’était que je ne l’oublierais jamaistant que j’aurais un souffle de vie, et que je serais toujoursprête à le proclamer.

Il me répondit que c’était tout ce qu’ildésirait de moi. Sa récompense serait la satisfaction de m’avoirsauvée de la misère. Il voyait qu’il obligeait une personne quisavait ce que c’est que la gratitude. Il faisait son affaire de memettre complètement à l’aise, tôt ou tard, si cela était en sonpouvoir. En attendant, il me priait de songer à ce qu’il pouvaitfaire pour moi, dans mon intérêt, et afin de me mettre dans unesituation parfaitement aisée.

Lorsque nous eûmes ainsi causé, il m’invita àla gaîté.

«Allons, dit-il, mettez de côté ceschoses mélancoliques, et soyons joyeux.»

Amy servait. Elle souriait, riait, et était siheureuse qu’elle avait peine à se retenir; car c’était unefille qui m’aimait à un point qu’on ne saurait dire. C’était chosesi inattendue que d’entendre quelqu’un causer avec sa maîtresse,que la pauvre fille était presque hors d’elle. Dès que le dîner futterminé, elle monta à sa chambre, mit ses plus beaux habits, etredescendit vêtue comme une femme du monde.

Nous passâmes à causer de mille choses, de cequi avait été, de ce qui devait être, tout le reste du jour. Lesoir, il prit congé de moi avec mille expressions de bonté, detendresse, et de véritable affection. Mais il ne me fit pas lamoindre proposition du genre de celles dont ma servante Amy m’avaitparlé.

En s’en allant, il me prit dans sesbras; il protesta de son honnête tendresse pour moi; ilme dit mille choses aimables que je ne peux me rappeleraujourd’hui; et après m’avoir embrassée vingt fois, à peuprès, il me mit dans la main une guinée, pour mes besoins présents,dit-il. Il ajouta qu’il me reverrait avant que cette somme fûtépuisée. Il donna en outre une demi-couronne à Amy.

Lorsqu’il fut parti: «Ehbien! Amy, dis-je, êtes-vous maintenant convaincue que c’estun ami aussi honnête que véritable, et que, dans sa conduite, iln’y a rien, pas même la moindre apparence, de ce que vousimaginiez?»

»–Oui, dit Amy, j’en suisconvaincue, et c’est ce que j’admire. C’est un ami tel que le mondeen a peu de semblables.

»–À coup sûr, repris-je, c’est unami comme j’en désire un depuis longtemps, et comme j’en ai besoinautant qu’aucune créature qui soit ou qui ait jamais été aumonde.»

Pour abréger, j’étais si émue de mon bonheur,que je m’assis et pleurai de joie un bon moment, comme j’avaisnaguère pleuré de chagrin. Amy et moi, nous allâmes nous coucher cesoir là d’assez bonne heure (Amy couchait avec moi); maisnous jacassâmes presque toute la nuit sur ce qui arrivait; etla fille était dans de tels transports, qu’elle se leva deux outrois fois dans la nuit, pour danser au milieu de la chambre enchemise. En un mot, elle était à moitié folle de joie, nouvellepreuve de sa violente affection pour sa maîtresse, en quoi jamaisservante ne la surpassa.

Nous n’entendîmes plus parler de lui pendantdeux jours; mais le troisième jour, il revint. Il me ditalors, avec la même bonté, qu’il avait commandé les chosesnécessaires pour meubler la maison. Spécialement, il me renvoyaittous les effets qu’il avait fait saisir en payement du loyer et quifaisaient la meilleure part de mon ancien mobilier.

»–Et maintenant, ajouta-t-il, jevais vous dire ce que j’ai imaginé dans ma tête pour subvenir à vosbesoins présents. Voici ce que c’est. La maison étant bien meublée,vous la louerez en garni aux bonnes familles qui viennent l’été.Vous vous assurerez promptement ainsi des moyens d’existencesuffisants; d’autant plus que vous ne me payerez pas de loyerpendant deux ans, ni même après, à moins que vous ne lepuissiez.»

C’était vraiment le premier espoir qui me fûtdonné de vivre tranquille; le moyen, je dois l’avouer, avaittoute chance d’être bon, car nous avions de très grandes facilités,notre maison étant à trois étages avec six chambres à chacun d’eux.Pendant qu’il m’exposait le plan de mon administration, unecharrette s’arrêta à la porte, avec un chargement de meubles et unouvrier tapissier pour les mettre en place. Cela se composaitsurtout du mobilier de deux chambres qu’il avait enlevé pour sesdeux années de loyer, avec deux beaux buffets, quelques trumeaux dusalon et plusieurs autres objets de prix.

Toutes ces choses furent mises en place. Il medit qu’il me les donnait en toute propriété, pour compenser lacruauté dont il avait jadis usé envers moi; et, l’ameublementd’une pièce étant fini et arrangé, il me déclara qu’il voulaitmeubler une chambre pour lui-même, et qu’il viendrait être un demes locataires, si je voulais le lui permettre.

Je lui répondis qu’il n’avait point à medemander de permission lorsqu’il avait tant de droits à être lebienvenu.

Cependant, la maison commençait à fairetolérable figure, et à être propre. Le jardin, également, au boutd’un travail d’une quinzaine de jours environ, commençait àressembler moins à un lieu sauvage qu’il ne le faisait d’ordinaire.Enfin, il me donna l’ordre de mettre un écriteau pour louer deschambres, s’en réservant une, où il viendrait quand il en auraitl’occasion.

Lorsque tout fut fini à son idée quant à lapose du mobilier, il parut très content, et nous dînâmes encoreensemble des provisions qu’il avait achetées. Une fois l’ouvriertapissier parti, après dîner, il me prit par la main:

«Allons, madame, me dit-il; ilfaut me faire voir votre maison» (car il avait envie derevoir tout à nouveau).

»–Non, monsieur, lui dis-je. C’estvotre maison, à vous, que je vais vous faire voir, s’il vousplaît.»

Nous passâmes donc dans toutes les chambres.Dans celle qui lui était destinée, Amy était en train d’arrangerquelque chose.

«Eh bien, Amy, lui dit-il, j’ail’intention de coucher dans votre lit demain soir.

»–Ce soir, si vous voulez,monsieur, dit Amy très innocemment; votre chambre est touteprête.

»–Eh bien, Amy, dit-il, je suisbien aise que vous soyez si bien disposée.

»–Non, reprit Amy. Je veux direque votre chambre est prête pour ce soir.» Et elle s’enfuitde la pièce, assez honteuse, car elle ne songeait pas à mal, quoiqu’elle m’eût dit en particulier.

Il n’en dit pas davantage alors. Mais, quandAmy fut partie, il parcourut la chambre, regarda tout en détail,puis il me prit par la main, m’embrassa et me dit beaucoup dechoses tendres et affectueuses: les mesures qu’il avaitprises dans mon intérêt, et ce qu’il voulait faire pour me releverdans le monde. Il me dit que mes chagrins et la conduite quej’avais tenue en les supportant jusqu’à une telle extrémité,l’avaient tellement attaché à moi, qu’il me mettait infinimentau-dessus de toutes les femmes du monde. Bien qu’il eût desengagements qui ne lui permettaient pas de m’épouser (sa femme etlui s’étaient séparés pour certaines raisons dont l’histoire, mêléeà la mienne, serait trop longue), il voulait être pour moi, exceptéce point, tout ce qu’une femme peut demander que soit un mari. Enmême temps, il me donnait encore des baisers et me prenait dans sesbras; mais il ne se porta à aucune action le moindrementmalhonnête envers moi. Il espérait, me dit-il, que je ne luirefuserais pas les faveurs qu’il demanderait, parce qu’il étaitrésolu à ne me demander rien qu’une femme vertueuse et modestecomme il savait que j’étais, ne pût convenablement accorder.

Je confesse que l’horrible poids de monancienne misère, le souvenir qui en restait lourd sur mon esprit,la bonté surprenante avec laquelle il m’en avait délivrée, et, enoutre, l’attente de ce qu’il pourrait encore faire pour moi,étaient des mobiles puissants, et m’enlevaient presque la force delui rien refuser de ce qu’il demanderait. Je lui dis donc, sur unton de tendresse également, qu’il avait tant fait pour moi que jecroyais ne devoir lui rien refuser; seulement j’espérais, etje m’en remettais à lui pour cela, qu’il ne se prévaudrait pas desobligations infinies que je lui avais pour désirer rien de moi quipût, si je l’accordais, me mettre plus bas dans son estime que jene souhaitais d’être. Je le prenais pour un homme d’honneur, et,comme tel, je savais qu’il ne saurait m’aimer davantage pour avoirfait quelque chose qui serait au-dessous d’une femme honnête etbien élevée.

Il me répondit qu’il avait fait tout cela pourmoi, sans même me dire quelle tendresse et quelle affection il meportait, afin que je ne fusse pas dans la nécessité de lui accorderrien faute de pain à manger. Il n’opprimerait pas plus ma gratitudequ’il n’avait fait auparavant ma misère, et jamais il ne medemanderait quelque chose, en laissant supposer qu’il suspendraitses faveurs et retirerait son affection s’il était refusé. Il estvrai, ajouta-t-il, qu’il me dirait ses pensées plus librementmaintenant qu’autrefois, puisque je lui avais montré quej’acceptais son assistance, et que je voyais qu’il était sincèredans son dessein de m’être utile. Il s’était avancé jusqu’à cepoint pour me prouver qu’il était bon à mon égard; maismaintenant, il me disait qu’il m’aimait, et il montrerait que sonamour était honorable, que ce qu’il désirait, il pouvaithonnêtement le demander et que je pouvais l’accorder honnêtementaussi.

Je lui répondis que, sous cette doubleréserve, je ne devais assurément lui rien refuser, et que je meconsidèrerais, non seulement comme ingrate, mais comme trèsinjuste, si je le faisais.

Il ne dit plus rien; mais je remarquaiqu’il me donnait plus de baisers et qu’il me prenait dans ses brasfamilièrement, plus qu’à l’ordinaire; ce qui rappela deux outrois fois à mon esprit les paroles de ma servante Amy. Cependant,je dois le reconnaître, j’étais si touchée de sa bonté en tant dechoses charitables qu’il avait faites, que, non seulement ce qu’ilfaisait me laissait tranquille et que je n’y offrais aucunerésistance, mais encore que j’étais disposée à n’en pas offrirdavantage, quoi qu’il eût entrepris. Mais il n’alla pas plus loinque je ne l’ai dit, et n’essaya même pas de s’asseoir sur le borddu lit avec moi. Il prit congé, en me disant qu’il m’aimaittendrement, et qu’il m’en convaincrait par des preuves dont jeserais satisfaite. Je lui répondis que j’avais beaucoup de motifsde le croire, qu’il était le maître absolu de la maison et demoi-même, du moins dans les limites dont nous avions parlé et queje croyais qu’il ne franchirait pas; et je lui demandai s’ilne voulait pas coucher là cette nuit.

Il ne pouvait guère, me dit-il, rester cettenuit, des affaires l’appelant à Londres; mais il ajouta ensouriant qu’il viendrait le lendemain et logerait une nuit chezmoi. Je le pressai de rester, lui disant que je serais heureusequ’un ami aussi précieux fût sous le même toit que moi; et lefait est que je commençai dès lors, non seulement à lui être trèsreconnaissante, mais encore à l’aimer, et cela d’une manière que jen’avais jamais connue.

Oh! qu’aucune femme ne fasse bon marchéde la tentation que donne à tout esprit doué de gratitude et deprincipes de justice le fait d’être généreusement tiré depeine! Ce gentleman m’avait librement et volontairementarrachée au malheur, à la pauvreté, aux haillons; il m’avaitfaite ce que j’étais, et m’avait mise en passe d’être plus encoreque je n’avais été jamais, je veux dire, de vivre heureuse etsatisfaite; et je n’avais à compter que sur sa libéralité.Que pouvais-je dire à ce gentleman quand il me pressait de luicéder, et raisonnait la légitimité de sa demande? Mais nousreparlerons de cela en son lieu.

J’insistai encore pour qu’il restât cette nuitlà, lui disant que c’était la première nuit complètement heureusede ma vie que j’aurais passée dans la maison, et que je serais trèsfâchée de la passer sans la compagnie de celui qui était la causeet la base de tout. Nous nous amuserions innocemment; mais,sans lui, c’était impossible. Bref, je lui fis si bien ma cour,qu’il finit par dire qu’il ne pouvait me refuser, mais qu’il allaitprendre son cheval et aller à Londres pour l’affaire qu’il avait àfaire – c’était je crois le payement d’une traite de l’étranger quiétait échue ce soir-là et qui autrement aurait été protestée. – Ilserait de retour dans trois heures au plus, et souperait avec moi.Il me pria toutefois de ne rien acheter, car, puisque je voulais meréjouir, ce qui était ce qu’il désirait par dessus tout, ilm’enverrait quelque chose de Londres.

«Et nous en ferons notre souper denoces, ma chère,» dit-il. Et sur ce mot il me prit dans sesbras et me donna des baisers si ardents que je ne doutai pas qu’iln’eût l’intention de faire toutes les autres choses dont Amy avaitparlé.

J’eus un léger mouvement de surprise au mot denoces.

«Que voulez-vous dire, d’appeler celad’un tel nom? m’écriai-je. Et j’ajoutai: – «Noussouperons; mais l’autre chose est impossible, autant de votrecôté que du mien.»

Il se mit à rire.

«Bien, dit-il; vous l’appellerezcomme vous voudrez; mais il se pourra bien que ce soit lamême chose, car je vous convaincrai que ce n’est pas aussiimpossible que vous le faites.

»–Je ne vous comprends pas,dis-je. N’ai-je pas un mari, et vous une femme?

»–Bien, bien, dit-il; nouscauserons de cela après souper.» Puis il se leva, me donna unautre baiser, et partit à cheval pour Londres.

Ce genre de discours m’avait mis le feu dansle sang, je le confesse; et je ne savais qu’en penser. Ilétait clair maintenant qu’il avait l’intention de coucher avecmoi; mais comment il concilierait cela avec la légalité ouavec quelque chose qui ressemblât à un mariage, c’était ce que jene pouvais imaginer. Nous avions l’un et l’autre traité Amy sifamilièrement et nous lui avions tellement confié tout, à cause despreuves que nous avions de sa fidélité sans exemple, qu’il ne sefit aucun scrupule de m’embrasser et de dire tout cela devantelle; et même, si j’avais voulu le laisser coucher avec moi,il se serait soucié comme d’un liard d’avoir Amy présente toute lanuit. Lorsqu’il fut parti: – «Eh bien, Amy!dis-je. Que va-t-il arriver de tout ceci, maintenant? Il mepasse des sueurs rien que d’y penser.

»–Ce qui va arriver, madame, ditAmy. Je vois ce qui va arriver; c’est qu’il me faudra vousmettre au lit tous les deux ensemble ce soir.

»–Quoi! Vous ne voudriez paspousser l’impudence si loin, coquine, lui dis-je; n’est-cepas?

»–Si, je le voudrais,répondit-elle, de tout mon cœur, et je vous croirais l’un etl’autre aussi honnêtes que vous le fûtes jamais dans toute votrevie.

»–Qu’est-ce qui prend la gueuse,de parler ainsi? dis-je. Honnête! Comment cela peut-ilêtre honnête?

»–Eh bien! je vais vous ledire, madame, reprit Amy. J’y ai réfléchi dès que je l’ai entenduparler, et c’est très vrai. Il vous appelle veuve; veuve vousêtes véritablement, car, puisque mon maître vous a quittée depuistant d’années, il est sûr qu’il est mort; du moins est-ilmort pour vous. Ce n’est pas un mari. Vous êtes et devez être libred’épouser qui vous voulez. Quant à lui, puisque sa femme est partied’avec lui et ne veut pas coucher avec lui, il est alors aussicélibataire qu’il l’a jamais été; et, quoique vous nepuissiez obtenir de la loi du pays d’être unis ensemble, cependant,puisque la femme de l’un et le mari de l’autre refusent de remplirleurs devoirs, vous pouvez certainement vous prendre l’un l’autrehonnêtement.

»–Ah! Amy! dis-je. Sije pouvais le prendre honnêtement, vous pouvez être sûre que je leprendrais de préférence à tous les hommes du monde. Cela m’aretourné le cœur en moi, lorsque je l’ai entendu dire qu’ilm’aimait. Comment pourrait-il en être autrement? Car voussavez dans quelle condition j’étais, auparavant, méprisée, fouléeaux pieds par tout le monde. Je l’aurais pris dans mes bras etbaisé aussi librement qu’il l’a fait de moi, n’avait été lapudeur.

»–Oui, et tout ce qui s’ensuit,dit Amy dès le premier mot. Je ne vois pas comment vous pouvezsonger à lui refuser quoi que ce soit. Ne vous a-t-il pas retiréedes griffes du diable, sortie de la plus noire misère à laquelleune pauvre femme puisse être réduite? Est-ce qu’une femmepeut rien refuser à un tel homme?

»–Ah! je ne sais que faire,Amy, lui dis-je. J’espère qu’il ne me demandera rien de semblable.J’espère qu’il ne l’essayera pas. S’il le fait, je ne sais ce queje lui dirai.

»–Il ne vous demandera rien?dit Amy. Comptez qu’il vous le demandera, et même que vousl’accorderez. Je suis sûre que ma maîtresse n’est pas une sotte.Allons, madame, je vous prie, laissez-moi vous sortir une chemisepropre. Qu’il ne vous trouve pas avec du linge sale, la nuit desnoces.

»–Si je ne savais que vous êtesune très honnête fille, Amy, lui dis-je, vous me feriez avoirhorreur de vous. Vous plaidez pour le diable comme si vous étiez unde ses conseillers privés.

»–Il n’est pas question decela; madame; je ne dis que ce que je pense. Vousavouez que vous aimez ce monsieur, et il vous a donné destémoignages suffisants de son affection pour vous. Vos situationssont également malheureuses, et son opinion est qu’il peut prendreune autre femme, sa première ayant failli à l’honneur et vivantloin de lui. Bien que les lois du pays ne lui permettent pas de semarier régulièrement, il pense qu’il peut prendre en ses bras uneautre femme, pourvu qu’il soit fidèle à cette autre femme comme àson épouse. Bien plus, il dit qu’il est ordinaire d’agir ainsi, quec’est une coutume dans plusieurs contrées étrangères; et, jedois l’avouer, je suis du même sentiment. Autrement, il serait aupouvoir d’une dévergondée, après qu’elle aurait trompé et abandonnéson mari, de l’exclure pour toute sa vie du plaisir et des servicesqu’on trouve chez une femme, ce qui serait très déraisonnable, et,par le temps qui court, intolérable pour certaines personnes. Il enest de même de votre côté, madame.»

Si j’avais été en possession de tout mon bonsens, si ma raison n’avait pas été troublée par la puissanteattraction d’un ami si bon et si bienfaisant, si j’avais consultéma conscience et la vertu, j’aurais repoussé cette Amy, quelquefidèle et honnête qu’elle fût autrement à mon égard, comme unevipère, comme un instrument du diable. J’aurais dû me rappeler queni lui ni moi, d’après les lois de Dieu comme d’après celles del’homme, nous ne pouvions nous unir dans d’autres conditions quecelles d’un adultère notoire. L’argument de cette ignorantefemelle, qu’il m’avait arrachée des mains du diable, c’est-à-diredu démon de la pauvreté et de la misère, aurait dû être pour moi unpuissant motif de ne pas me plonger, en retour de cette délivrance,entre les mâchoires de l’enfer, au pouvoir du diable véritable.J’aurais dû regarder tout le bien que cet homme m’avait fait commel’ouvrage particulier de la bonté céleste, et cette bonté aurait dûme porter par reconnaissance au devoir et à l’humilité del’obéissance. J’aurais dû recevoir la miséricorde avec gratitude,et en profiter avec discrétion, à la louange et en l’honneur de monCréateur. Au contraire, dans cette vicieuse direction, toute lalibéralité, toute la bonté de ce gentleman devenait pour moi unpiège, n’était qu’un appât à l’hameçon du diable; je recevaisses bontés au prix trop élevé de mon corps et de mon âme, engageantfoi, religion, conscience et pudeur pour, je puis le dire, unmorceau de pain; ou, si vous voulez, je ruinais mon âme parreconnaissance; je me livrais au démon pour me montrerreconnaissante envers mon bienfaiteur. Je dois rendre au gentlemancette justice de dire que je crois véritablement qu’il ne faisaitrien qu’il ne pensât être légitime; et je me dois à moi-mêmecette justice de dire que je faisais ce que ma propre conscience mereprésentait invinciblement, au moment même où je le faisais, commehorriblement illégitime, scandaleux et abominable.

Mais la pauvreté fut mon piège;l’épouvantable pauvreté! Le malheur dans lequel j’avais été,était assez grand pour faire trembler le cœur à l’appréhension deson retour. Je pourrais en appeler à tous ceux qui ont quelqueexpérience du monde, et demander si une personne aussi complètementdénuée que je l’étais de toute espèce de ressources et d’amis, soitpour m’entretenir, soit pour m’aider à le faire, pouvait résister àla proposition. Non que je plaide pour justifier ma conduite;mais je le fais afin d’émouvoir la pitié même de ceux qui abhorrentle crime.

En outre, j’étais jeune, belle; et,malgré toutes les humiliations que j’avais subies, j’étais vaine,et cela pas seulement un peu. C’était une chose aussi agréable quenouvelle d’être courtisée, caressée, embrassée, de m’entendre fairede grandes professions d’affection par un homme si aimable et sicapable de me faire du bien.

Ajoutez que si je m’étais risquée à désobligerce gentleman, je n’avais pas un ami au monde à qui recourir;je n’avais pas une espérance, non, pas même un morceau depain; je n’avais rien devant moi qu’une nouvelle chute dansle même malheur où j’avais été déjà.

Amy n’était que trop éloquente dans cettecause. Elle représentait toutes ces choses sous leurs couleurspropres et les raisonnait avec une extrême habileté. Enfin, lajoyeuse luronne, lorsqu’elle vint pour m’habiller, medit:

«Savez-vous, madame? Si vous nevoulez pas consentir, dites-lui que vous ferez comme Rachel fit àJacob, quand elle ne pouvait avoir d’enfant et qu’elle mit saservante dans son lit. Dites-lui que vous ne pouvez vous rendre àses désirs; mais qu’il y a Amy, à laquelle il peut poser laquestion, parce qu’elle a promis de ne pas le refuser.

»–Et vous voudriez que je disecela, Amy? lui dis-je.

»–Non, Madame, mais réellement jevoudrais que vous le fissiez vous-même. D’ailleurs, vous êtesperdue si vous ne le faites pas; et si, en le faisant, moi,cela vous empêchait d’être perdue, je l’ai déjà dit, je le ferai,s’il le veut. S’il me le demande je ne le refuserai pas, moi. Queje sois pendue si je le refuse! dit Amy.

»–En vérité, je ne sais que faire,repris-je.

»–Ce que faire! réponditAmy. Le choix est simple et net. Le voici: vous pouvez avoirun beau et charmant gentleman, être riche, vivre dans les plaisirset l’abondance; ou le refuser, et manquer de dîner, aller enhaillons, vivre dans les larmes, bref, mendier et crever de faim.Vous savez que tel est le cas, madame, ajouta Amy. Je me demandecomment vous pouvez dire que vous ne savez pas ce que faire.

»–Oui, Amy, le cas est tel quevous le dites, et je pense véritablement qu’il faudra que je luicède. Mais, ajoutai-je, poussée par ma conscience, ne me parlezplus de cette hypocrisie qu’il est légitime que je me remarie, etqu’il doit aussi se remarier, et autres balivernes semblables. Toutcela est sottise, Amy. Il n’y a rien de vrai là-dedans. Que je n’enentende plus parler; car si je cède, on aura beau mâcher lesmots, je serai comme une prostituée, Amy, ni plus ni moins, je vousl’assure.

»–Je ne le pense pas, madame, enaucune façon, dit Amy. Et je m’étonne que vous puissiez parlerainsi.» Et elle se mit à débiter son raisonnement surl’absurdité qu’il y avait à ce qu’une femme fût obligée de vivreseule, ou à ce qu’on homme fût obligé de vivre seul, dans des caspareils.

»–Eh bien! Amy, luidis-je; allons! ne discutons pas davantage; carplus j’approfondirai cette question, plus grands seront messcrupules. Mais, laissant cela de côté, les nécessités de masituation présente sont telles que je crois que je lui cèderai s’ilm’en presse beaucoup. Cependant, je serais heureuse qu’il ne le fîtpas, et me laissât comme je suis.

»–Quant à cela, madame, vouspouvez compter, dit Amy, qu’il s’attend à vous avoir pour compagnonde lit ce soir. Je l’ai clairement vu dans toute sa conduite de lajournée, et enfin, il vous l’a dit à vous-même, aussi clairementqu’il le pouvait, je crois.

»–Bien, bien, Amy, repris-je. Jene sais que dire. S’il le veut, il le faudra, je crois. Je ne saiscomment résister à un homme qui a tant fait pour moi.

»–Je ne sais pas comment vousferiez, dit Amy.»

C’est ainsi qu’Amy et moi, nous débattionsl’affaire entre nous. Le caprice me poussait au crime que jen’avais que trop l’intention de commettre, non pas en tant quecrime, car je n’étais nullement vicieuse par tempérament;j’étais loin d’avoir la tête montée; mon sang n’avait pointle feu qui allume la flamme du désir; mais la bonté et labonne humeur de cet homme, et la terreur que m’inspirait masituation, concouraient à m’amener au point; si bien que jerésolus, même avant qu’il ne l’eût demandé, de lui abandonner mavertu, la première fois qu’il la mettrait à l’épreuve.

En cela j’étais doublement coupable, quoiqu’il fût, lui, de son côté; car j’étais résolue à commettrele crime, sachant et confessant que c’était un crime. Lui, s’ildisait vrai, était pleinement persuadé que c’était légitime, et,dans cette persuasion, il prit les mesures et employa toutes lesprécautions dont je vais parler.

Environ deux heures après son départ, arrivaune porteuse de Leadenhall avec toute une charge de bonnesprovisions de bouche (les détails sont ici inutiles), et apportantl’ordre d’apprêter le souper pour huit heures. Je ne vouluscependant rien servir avant de le voir. Mais il me donna le tempscar il arriva avant sept heures, de sorte qu’Amy, qui avait prisquelqu’un pour l’aider, eut fait tous les préparatifs à l’heuredite.

Nous nous mîmes donc à souper vers huitheures, et nous fûmes vraiment très gais. Amy nous donna quelqueamusement, car c’était une fille vive et spirituelle, et ses proposnous firent bien souvent rire. Toutefois, la coquine enveloppaitses saillies des meilleures manières que l’on puisse imaginer.

Mais abrégeons l’histoire. Après souper, il meconduisit en haut, dans sa chambre, où Amy avait fait un bon feu.Là, il tira un grand nombre de papiers et les étala sur une petitetable; puis il me prit par la main, et, après m’avoir donnémille baisers, il entra dans l’exposé de sa situation et de lamienne, montrant qu’elles avaient plusieurs points de rapportétroit; par exemple, j’avais été abandonnée par mon mari dansla fleur de ma jeunesse et de ma force, et lui, par sa femme, aumilieu de sa carrière; la fin du mariage était détruite parla manière dont nous avions, l’un et l’autre, été traités, et ilserait trop dur que nous fussions liés par les formalités d’uncontrat dont l’essence n’existait plus.

Je l’interrompis pour lui dire qu’il y avaitune très grande différence dans nos situations, et cela, en leurpartie la plus essentielle, à savoir qu’il était riche et quej’étais pauvre; qu’il était au-dessus du monde, et moiinfiniment au-dessous; que sa position était aisée et lamienne misérable, et que c’était là l’inégalité la plus profondequ’on pût imaginer.

«–Quant à cela, ma chère, medit-il, j’ai pris des mesures qui rétabliront l’égalité.»

En même temps, il me montrait un contrat écritoù il s’engageait envers moi à cohabiter constamment avec moi, et àme traiter à tous égards comme une épouse, avec un préambule où ilrépétait longuement la nature et les raisons de notre vie encommun, et où il s’obligeait, à peine d’une indemnité de 7,000livres sterling, à ne jamais m’abandonner. Enfin, il me montra uneobligation de 500 livres sterling, payable à moi ou à mesayants-droit, dans les trois mois qui suivraient sa mort.

Il me lut tout cela; puis, de la façonla plus affectueuse et la plus touchante et avec des mots auxquelsil n’y a point de réponse, il me dit:

«Eh bien, ma chère, n’est-ce passuffisant? Avez-vous rien à dire là contre? Si non,comme je l’espère, ne discutons plus davantage cettequestion.»

En même temps, il tira une bourse de soie, quicontenait soixante guinées, et la jeta sur mes genoux. Il conclutson discours par des baisers et des protestations d’un amour dontj’avais, à vrai dire, d’abondantes preuves.

Ayez pitié de la fragilité humaine, vous quilisez cette histoire d’une femme réduite, dans sa jeunesse et sonéclat, au dernier malheur et à la dernière misère, et relevée,comme je viens de le dire, par la libéralité inattendue etétonnante d’un étranger; ayez pitié d’elle, dis-je, si ellene fut pas capable, après tout cela, de faire une plus granderésistance.

Cependant, je tins bon encore un peu. Je luidemandai comment il pouvait croire que j’accepterais uneproposition de cette importance, dès la première fois qu’il me laprésentait. Si j’y consentais, ce ne devrait être qu’après avoirété réduite à capituler, afin qu’il ne me reprochât jamais mafacilité et mon trop prompt consentement.

Il me répondit que non; qu’au contraire,il prendrait cela pour la plus grande marque de tendresse que jepusse lui montrer. Puis il continua à donner les raisons prouvantqu’il n’y avait point lieu de passer par la cérémonie ordinaire desdélais, ni d’attendre qu’on se fût fait la cour pendant un certaintemps, toutes choses qui ne servent qu’à éviter le scandale. Maisici, comme c’était un arrangement purement privé, il n’y avait riende pareil. Il m’avait d’ailleurs courtisée depuis quelque temps dela meilleure manière, c’est-à-dire par des bienfaits. C’était pardes actes qu’il m’avait témoigné la sincérité de son affection, etnon par les bagatelles flatteuses et la cour ordinaire de parolesqui se trouvent souvent n’avoir qu’une bien pauvre signification,il ne me prenait pas comme une maîtresse, mais comme safemme; et il assurait qu’il était évident pour lui qu’il lepouvait faire légitimement. Il ajoutait que j’étais parfaitementlibre, en m’affirmant, par tout ce qu’il est possible à un honnêtehomme de dire, qu’il me traiterait comme sa femme tant qu’ilvivrait. En un mot, il vainquit tout le peu de résistance que jevoulais faire.

Il protestait qu’il m’aimait plus que tout aumonde, et me priait de le croire une fois. Il ne m’avait jamaistrompée et ne me tromperait jamais; mais il s’appliquerait àme rendre la vie bonne et heureuse, et à me faire oublier lesmalheurs que j’avais traversés.

Je restai immobile un moment, sans rien dire.Mais voyant qu’il attendait anxieusement ma réponse, je souris, etlui dis en le regardant:

«Quoi! je dois donc dire oui dèsqu’on me le demande? Je dois compter sur votrepromesse? Eh bien, donc, sur la foi de cette promesse, etpénétrée de cette inexprimable bonté que vous m’avez montrée, jeferai ce que vous voulez, et je serai toute à vous jusqu’à la finde ma vie.»

Sur ces mots, je lui pris la main; ilretint la mienne, et y mit un baiser.

Et ainsi, par gratitude pour les bienfaits quej’avais reçus d’un homme, tout sentiment de religion, de devoirenvers Dieu, toute considération de vertu et d’honneur furentabandonnés d’un coup; et nous allions nous appeler mari etfemme, nous qui, d’après le sens des lois de Dieu et du pays,n’étions que deux adultères, en un mot, une prostituée et uncoquin. Et, comme je l’ai dit plus haut, ma conscience n’était pasmuette alors, bien qu’elle semblât l’être; je péchais lesyeux ouverts, et je me chargeai ainsi d’une double faute. Pour lui,je l’ai toujours dit, ses vues étaient autres, soit qu’il fût déjàd’opinion auparavant, soit qu’il se fût convaincu pour lacirconstance, que nous étions tous les deux libres, et que nouspouvions légitimement nous marier.

J’étais tout à fait d’un avis différent, àcoup sûr, et mon jugement ne se trompait pas; mais l’état oùj’étais fut ma tentation; l’effroi de mon passé m’apparutplus sombre que l’effroi de ce qui m’attendait dans l’avenir;le terrible raisonnement que je manquerais de pain et que je seraisprécipitée dans l’horrible misère où j’étais auparavant, maîtrisatoute mon énergie, et je m’abandonnai comme je l’ai dit.

Le reste de la soirée se passa trèsagréablement pour moi. Il était d’excellente humeur et, à cemoment-là, très gai. Il fit danser Amy, et je lui dis que jemettrais Amy au lit avec lui. Amy repartit que ce serait de toutson cœur, n’ayant jamais de sa vie été la mariée. Bref, il égayatellement cette fille que s’il n’avait pas dû coucher avec moicette nuit même, je crois qu’il aurait bien fait le fou avec Amypendant une demi-heure et qu’elle ne l’aurait pas plus refusé queje n’avais l’intention de le faire. Cependant j’avais toujoursjusque là trouvé en elle une personne aussi modeste que j’en aijamais vu de ma vie. Mais, en un mot, la dissipation de cettesoirée et de quelques autres semblables ensuite, ruina à jamais lapudeur de cette fille, comme on le verra plus tard en son lieu.

La folie et le jeu vont quelquefois si loinque je ne sais rien à quoi une jeune femme doive plus prendregarde. Cette fille innocente avait tellement plaisanté avec moi ettellement dit qu’elle le laisserait coucher avec elle si seulementil devait en être plus bienveillant à mon égard, qu’à la fin ellele laissa coucher avec elle pour de bon. Et j’étais alors si dénuéede tout principe que je les encourageai à le faire presque sous mesyeux.

Ce n’est que trop justement que je dis quej’étais dénuée de principe. En effet, je le répète, je lui avaiscédé, non pas dans la fausse persuasion que c’était légitime, maiscomme vaincue par sa bonté, et terrifiée par l’appréhension de lamisère s’il me quittait. Ainsi, les yeux ouverts, la conscienceéveillée, si je puis dire, je commis le péché, sachant que c’étaitun péché, mais n’ayant pas la force de résister. Lorsque cettefaute eut ainsi fait sa trouée dans mon cœur et que j’en fus venueau point d’aller contre la lumière de ma propre conscience, je fusalors préparée à toute espèce de perversité, et la conscience cessade parler lorsqu’elle vit qu’elle n’était pas entendue.

Mais revenons à notre récit. Une fois quej’eus, comme je l’ai rapporté, consenti à sa proposition, nousn’avions plus grand’chose à faire. Il me donna mes contrats etl’obligation pour mon entretien pendant sa vie et pour les cinqcents livres après sa mort. Et loin que son affection pour moidiminuât par la suite, deux ans après ce qu’il appelait notremariage, il fit son testament et me donna mille livres de plus,avec tout le ménage, la vaisselle, etc., ce qui était considérableaussi.

Amy nous mit au lit, et mon nouvel ami, je nepuis l’appeler mari, fut si content de sa fidélité et de sonattachement pour moi, qu’il lui paya tout l’arriéré des gages queje lui devais, et lui donna cinq guinées de plus. Si les choses enétaient restées là, Amy l’avait grandement mérité, car jamaisservante ne fut si dévouée à une maîtresse dans une situation aussiépouvantable que celle où j’étais. D’ailleurs ce qui suivit futmoins sa faute que la mienne, car c’est moi qui l’y amenai peu àpeu d’abord et qui, ensuite, l’y poussai complètement. On peutprendre cela comme une nouvelle preuve de l’endurcissement auquelj’étais arrivée dans le crime, grâce à la conviction qui pesait surmoi depuis le commencement, que j’étais une prostituée, et non uneépouse. Jamais, d’ailleurs, je ne pus plier ma bouche à l’appelermari, ni à dire «mon mari» quand je parlais de lui.

Nous menions assurément la vie la plusagréable – le point essentiel mis à part, – que deux êtres aientjamais menée ensemble. C’était l’homme le plus obligeant, le mieuxélevé, le plus tendre à qui femme se soit jamais livrée. Et il n’yeut jamais la moindre interruption dans notre mutuelle tendresse,non, jamais, jusqu’au dernier jour de sa vie. Mais il faut quej’arrive tout de suite à la catastrophe d’Amy, afin d’en finir avecelle.

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