Lady Roxana

Chapitre 2

 

SOMMAIRE. – Ma servante Amy partage le lit de mon amant. –Amy enceinte. – Mon amant va à Versailles et est tué.– Mon anxiété dans cette grande perte. – Bruits à propos de larichesse de mon amant. – Un prince daigne me visiter. – Je commenceà comprendre Son Altesse Royale. – Le prince soupe avec moi. – Jedeviens la maîtresse du prince. – Effort pour justifier ma mauvaisevie. – Riches cadeaux du prince. – Il me donne un collier dediamants. – Réflexions sur le penchant mauvais de la nature. – Jesuis enceinte. – Le prince assiste aux couches. – Idées révoltantessur le châtiment des crimes. – Retour à Paris après les couches. –Découverte remarquable; identité constatée. – Amy trouve sonancien maître. – Elle lui raconte les peines de samaîtresse.

Un matin, Amy était en train de m’habiller, –car j’avais alors deux servantes, et Amy était ma femme dechambre.

«Chère madame, me dit-elle, ehquoi! n’êtes-vous pas encore enceinte?

»–Non, Amy, lui dis-je, et il n’ya aucun signe que je le sois.

»–Dieu, madame, reprit Amy, quefaites-vous donc? À quoi bon être mariée depuis un an etdemi? Je vous garantis que notre maître m’en aurait fait deuxpendant ce temps-là.

»–Possible, Amy, dis-je. S’ilessayait? Voulez-vous?

»–Non, répondit-elle. Vous me ledéfendriez maintenant. Autrefois, je vous ai dit qu’il pourrait lefaire, et de tout mon cœur. Mais je ne veux pas, maintenant qu’ilest tout à vous.

»–Oh! Amy, repris-je, jedonnerai volontiers mon consentement. Cela ne me fera rien du tout.Mieux encore: je vous mettrai dans son lit moi-même une nuitou l’autre, si vous voulez.

»–Non, madame, non, dit Amy;non, pas maintenant qu’il est à vous.

»–Eh! sotte que vous êtes,ne vous ai-je pas dit que je vous mettrais dans son litmoi-même?

»–Ah! ah! dit Amy, sivous me mettez dans son lit, c’est une autre affaire. Je crois queje ne m’en relèverai pas de sitôt.

»–J’en courrai l’aventure, Amy,lui dis-je?»

Le même soir, après souper, et avant d’avoirquitté la table, Amy étant à portée, je lui dis, à lui:

«Écoutez donc, M.***,savez-vous que vous devez coucher avec Amy, ce soir?

»–Non, ma foi, répondit-il. Et, setournant vers Amy:

«Est-ce vrai?

»–Non, monsieur, dit-elle.

»–Eh! ne dites pas cela,petite sotte; ne vous ai-je pas promis de vous mettre dansson lit?»

Mais la fille répéta non, et cela passa.

Le soir, lorsque nous fûmes sur le point denous mettre au lit, Amy entra dans la chambre pour me déshabiller,et son maître se glissa dans le lit le premier. Je me mis alors àlui raconter tout ce qu’Amy m’avait dit sur ce que je n’étais pasencore enceinte, tandis qu’elle aurait eu deux enfants depuis cetemps-là.

«Ah! Miss Amy, dit-il, je le croisaussi. Venez ici, et nous allons essayer.»

Mais Amy ne bougea pas.

«Allez donc, sotte, lui dis-je. Qui vousempêche? Je vous en donne volontiers la permission, à tousdeux.»

Mais Amy ne voulait pas.

«Allons, catin, vous disiez que si jevous mettais dans son lit, vous le voudriez de tout votrecœur.»

Et en même temps, je la faisais asseoir, jelui tirais ses bas et ses souliers, et tous ses vêtements, morceaupar morceau. Puis je la conduisis vers le lit.

«Voilà, dis-je. Essayez ce que vouspouvez faire avec votre servante Amy.»

Elle fit quelque résistance, et elle nevoulait pas d’abord me laisser lui enlever ses vêtements. Mais letemps était chaud et elle n’était pas fort couverte;particulièrement, elle n’avait pas de corset. À la fin, quand ellevit que c’était sérieux, elle me laissa faire ce que je voulais. Jela mis donc nue, bel et bien, et ouvrant le lit, je la poussaidedans.

Je n’ai pas besoin d’en dire davantage. Cecisuffit pour convaincre tout le monde que je ne considérais pas cethomme comme mon mari, que j’avais rejeté tout principe et toutepudeur et réellement étouffé ma conscience.

Amy, je crois bien, commençait à se repentir,et serait volontiers sortie du lit; mais il luidit:

«Non, Amy; vous voyez que c’estvotre maîtresse qui vous a mise ici; c’est elle qui a toutfait; c’est à elle qu’il faudra vous en prendre.»

Et il la retint de force. La fille était nuedans le lit avec lui; il était trop tard pour reculer;elle resta donc tranquille, et le laissa faire d’elle ce qu’ilvoulut.

Si je m’étais considérée comme une épouse,vous ne pouvez pas supposer que j’eusse voulu laisser mon maricoucher avec ma servante, et surtout sous mes yeux; car jerestai près d’eux tout le temps. Mais, me regardant comme unecatin, je ne puis ne pas avouer qu’il y avait dans ma pensée unesorte de résolution de faire que ma servante fût une catin aussi,et n’eût pas la possibilité de me reprocher ce que j’étais.

Cependant Amy, moins vicieuse que moi, fut, lelendemain matin, pleine de douleur et hors d’elle-même. Ellepleurait et se désolait avec la plus grande véhémence. Elle étaitruinée et perdue. Et il n’y avait rien pour l’apaiser. Elle étaitune catin, une sale coquine; elle était perdue, oui,perdue! – Elle pleura presque toute la journée. Je faisaispour la calmer tout ce que je pouvais.

«Catin! disais-je. Eh bien!et moi, ne suis-je pas une catin tout comme vous?

»–Non, non, répondait-elle;non, vous n’en êtes pas une, car vous êtes mariée.

»–Non, Amy, je ne prétends pas dutout l’être. Il peut se marier avec vous demain, s’il le veut,malgré tout ce que je pourrais faire pour l’en empêcher. Je ne suispas mariée. Cela et rien, c’est pour moi la même chose.»

Mais tout cela n’apaisait point Amy, et ellepleura pendant deux ou trois jours. Son chagrin cependant s’effaçapar degrés.

Les choses en allaient d’ailleurs biendifféremment pour Amy et pour son maître. Elle avait conservé lemême bon caractère qu’elle avait toujours eu; mais lui, aucontraire, était complètement changé; il la haïssait du fonddu cœur, et l’aurait tuée, je crois, après l’aventure. Il me ledit; car il considérait que c’était une vile action, au lieuqu’il était sans aucun scrupule sur ce que nous avions fait, lui etmoi; il le trouvait juste, et me regardait autant comme safemme que si nous nous étions mariés tout jeunes et que nousn’eussions tous les deux jamais connu personne autre. Oui, ilm’aimait, je le crois, aussi absolument que si j’avais été l’épousede sa jeunesse. Il me disait qu’il était vrai, en un sens, qu’ilavait deux femmes; mais moi j’étais la femme de son amour, etl’autre la femme de son aversion.

Je fus extrêmement contrariée de le voirprendre Amy en haine, et je mis toute mon habileté à le fairechanger; car, bien qu’il eût, en fait, débauché la fille, jesavais bien que j’en étais la cause principale. Comme c’était lemeilleur homme du monde, je ne le laissai pas tranquille avantd’avoir obtenu qu’il fût doux avec elle; et comme j’étaisdevenue l’agent du démon, appliquée à rendre les autres aussimauvais que moi, je l’amenai à coucher encore avec elle plusieursfois dans la suite, tant qu’à la fin ce que la pauvre fille avaitdit arriva, et elle se trouva réellement enceinte.

Elle en fut horriblement ennuyée, et luiaussi.

«Allons, mon cher, lui dis-je, lorsqueRachel vit sa servante dans le lit de Jacob, elle prit les enfantsqui en résultèrent comme les siens. Ne soyez pas inquiet; jeprendrai l’enfant comme le mien. N’ai-je pas contribué à la farcede la faire entrer dans votre lit? C’est ma faute autant quela vôtre.»

J’appelai aussi Amy, et l’encourageai. Je luidis que je prendrais soin de l’enfant et d’elle aussi, et je luifis le même raisonnement, lui disant:

«Vraiment, Amy, tout cela est de mafaute. N’est-ce pas moi qui vous ai arraché vos vêtements de dessusle dos, et qui vous ai mise dans son lit?»

C’est ainsi que moi, qui avais, en effet, étéla cause de tout ce qui s’était passé de mal entre eux, je lesencourageais l’un et l’autre lorsqu’ils avaient quelque remords, etles poussais à continuer plutôt qu’à se repentir.

Quand Amy fut grosse, elle alla en un lieu queje lui avais ménagé, et les voisins ne surent rien si ce n’estqu’Amy et moi nous nous étions séparées. Elle eut un vraiment belenfant, une fille. Nous la mîmes en nourrice, et au bout de sixmois environ, Amy revint chez son ancienne maîtresse. Mais ni monamant, ni Amy ne se souciaient de recommencer à jouer le même jeu,car, comme il disait, la coquine aurait pu lui donner toute unemaisonnée d’enfants à élever.

Nous vécûmes, après ces événements, aussigaiement et aussi heureusement qu’on pouvait l’espérer, eu égard ànotre situation; je veux dire eu égard à notre prétendumariage, etc., et aussi à l’absence absolue de scrupules où étaitmonsieur à ce sujet. Mais, quelque endurcie que je fusse, et jecrois que je l’étais autant que créature pervertie le fut jamais, –je ne pouvais l’empêcher: il y avait, il fallait qu’il y eût,des heures d’interruption et de réflexions noires qui pénétraientmalgré moi, et jetaient des soupirs au milieu de toutes meschansons; il fallait qu’il y eût parfois une angoisse de cœurmêlée à toutes mes joies, et qui souvent tirait une larme de mesyeux. Que d’autres prétendent ce qu’ils voudront, je crois qu’ilest impossible qu’il en soit autrement chez personne. Il ne peut yavoir de contentement solide dans une vie de perversitéreconnue: toujours la conscience éclatera, toujours elleéclate à certains moments, fît-on tout ce qu’on pourrait pour l’enempêcher.

Mais c’est un récit, non un sermon que j’ai àfaire. Quelque libre cours que prissent ces réflexions, quelquefréquemment que revinssent ces heures sombres, je faisais tous mesefforts pour les lui cacher, et même pour les supprimer et lesétouffer en moi; et, extérieurement, nous vivions aussijoyeusement et agréablement qu’il est possible à un couple de vivreen ce monde.

Après avoir ainsi passé avec lui un peu plusde deux ans, je me trouvai enceinte à mon tour. Monsieur en futgrandement joyeux, et il ne se peut rien de plus aimable que lespréparatifs qu’il fit pour moi et pour mes couches, qui eurentlieu, d’ailleurs, sans aucun bruit, car je voulais aussi peu decompagnie que possible; et, n’ayant pas entretenu mesrelations de voisinage, je n’eus personne à inviter pourl’occasion.

Je fus très heureusement délivrée, aussi d’unefille, comme Amy; mais l’enfant mourut à six semainesenviron, de sorte que toute la besogne fut à recommencer, soins,dépense, travail, etc.

L’année suivante, je lui fis amende honorable,et lui donnai un fils, à sa grande satisfaction. C’était uncharmant enfant, qui vint très bien.

Quelque temps après, mon mari, comme ils’appelait lui-même, vint à moi un soir et me dit qu’il luiarrivait une chose très difficile, dans laquelle il ne savait quefaire ni à quoi se résoudre, si je ne le mettais à l’aise; etcette chose était que ses affaires exigeaient qu’il allât en Francepour deux mois environ.

«Eh bien, mon cher, lui dis-je, etcomment vous mettrais-je à l’aise?

»–Eh! en consentant à melaisser partir. À cette condition, je vous dirai la raison de mondépart, afin que vous jugiez de la nécessité qu’il y a pour moi d’yaller.»

Puis, pour me mettre l’esprit en repos sur cevoyage, il me dit qu’il voulait faire son testament avant de s’enaller, et qu’il serait de nature à me satisfaire complètement.

Je lui dis que la deuxième partie de sondiscours était si aimable que je ne pouvais lui en refuser lapremière partie, à moins qu’il ne me donnât la permission d’ajouterque, si cela ne devait pas l’entraîner dans des dépensesextraordinaires, je m’en irais avec lui.

Il fut si content de ma proposition qu’il medit qu’il me donnerait là-dessus satisfaction complète et que, dèsmaintenant, il l’acceptait. En conséquence, il m’emmena à Londresle lendemain, et là il fit son testament, me le montra, le scelladevant les témoins voulus, puis me le donna à garder. Dans cetestament, il donnait mille livres sterling à une personne que nousconnaissions très bien l’un et l’autre, en fidéicommis, pour lescompter, avec les intérêts à partir de la date de son décès, à moiou à mes ayants-droit; il y avait ensuite inscrit le payementde ce qu’il appelait mon douaire, c’est-à-dire une obligation decinq cents livres, payable après sa mort; en outre, il medonnait tous les ustensiles de ménage, vaisselle, etc.

C’étaient là des prévenances bien séduisantesde la part d’un homme vis-à-vis d’une personne dans masituation; et il eut été dur, comme je le lui disais, de luirefuser quoi que ce fût, ou de ne pas vouloir l’accompagnern’importe où. Nous réglâmes donc tout de notre mieux, et laissâmesla maison aux soins d’Amy. Quant à ses autres affaires, – ilfaisait le commerce de joaillerie, – il avait deux hommes deconfiance, pour lesquels il avait bonne caution, qui dirigeraientsa maison et correspondraient avec lui.

Les choses étant ainsi arrangées, nouspartîmes pour la France. Nous arrivâmes heureusement à Calais, et,voyageant à petites journées, au bout de huit jours, nous fûmes àParis, où nous nous logeâmes dans la maison d’un marchand anglaisde sa connaissance, qui le reçut avec beaucoup d’affabilité.

Mon amant avait des affaires avec certainespersonnes de la plus haute qualité, auxquelles il avait venduquelques joyaux de très grand prix, et dont il reçut une grossesomme en espèces. Il me dit en confidence qu’il gagnait à ce marchétrois mille pistoles. Mais il ne voulait pas laisser savoir, même àson plus intime ami, ce qu’il avait reçu, car il n’est pas si sûr àParis d’avoir une grosse somme d’argent à garder qu’il peut l’êtreà Londres.

Nous prolongeâmes ce voyage beaucoup plus quenous n’en avions dessein; monsieur fit dire à un de sesgérants à Londres de venir nous trouver à Paris avec quelquesdiamants, puis il le renvoya à Londres pour en chercher d’autres.Alors d’autres affaires lui tombèrent entre les mains d’une façonsi inattendue, que je commençai à croire que nous allions établirlà notre résidence ordinaire; ce à quoi je n’étais pas trèsopposée, car c’était mon pays natal et j’en parlais parfaitementbien la langue. Nous prîmes donc une maison convenable à Paris, etnous y vécûmes fort bien. Je fis dire à Amy de venir nous trouver,car je menais une vie élégante, et monsieur fut deux ou trois foissur le point de me donner une voiture; mais je la refusai,surtout à Paris. D’ailleurs, comme on peut s’y procurer cettecommodité à tant par jour, j’avais un équipage retenu pour moitoutes les fois qu’il me plaisait. Je faisais très bonne figure, etj’aurais même pu mener plus grand train, si cela m’avaitconvenu.

Mais, au milieu de toute cette félicité, unépouvantable désastre me frappa, qui mit toute mon existence horsde ses gonds et me rejeta dans la même condition où j’étaisauparavant; avec cette heureuse différence, cependant, que,tandis qu’auparavant j’étais pauvre jusqu’à la misère, je metrouvais maintenant, non seulement à l’abri du besoin, mais trèsriche.

Monsieur avait à Paris le renom d’un hommetrès opulent; et il l’était en effet, bien qu’il ne le fûtpas si immensément que les gens se l’imaginaient. Mais ce qui luifut fatal, ce fut qu’il avait l’habitude, surtout lorsqu’il allaità la cour ou chez les princes du sang, de porter dans sa poche unécrin en chagrin, dans lequel il avait des joyaux de très grandprix.

Il arriva un jour que, devant aller àVersailles chez le prince de ***, il monta le matin dans ma chambreet déposa sa boîte à bijoux, parce qu’il n’allait pas pour enmontrer, mais pour faire accepter une lettre de change étrangère,qu’il avait reçue d’Amsterdam. Il me dit, en me donnant laboîte:

«Ma chère, je n’ai pas besoin d’emporterceci avec moi, parce qu’il se peut que je ne revienne qu’à la nuit,et ce serait trop risquer.»

Je répliquai:

«Alors, mon cher, vous n’irez pas.

»–Pourquoi?demanda-t-il.

»–Parce que, si ces bijoux voussont trop précieux pour que vous les risquiez, vous m’êtes tropprécieux pour que je vous risque; et vous n’irez pas, à moinsque vous ne me promettiez de ne pas vous attarder de façon àrevenir pendant la nuit.

»–J’espère qu’il n’y a pas dedanger, reprit-il, du moment que je n’ai sur moi rien devaleur.» Il ajouta: «Et de peur qu’il ne m’enreste, prenez aussi cela.»

Et il me donna sa montre en or et un richediamant monté en bague qu’il portait toujours au doigt.

«Eh bien! mais, mon cher, luidis-je, vous me rendez plus inquiète que je ne l’étais: carsi vous n’appréhendez aucun danger, pourquoi prenez-vous cesprécautions? Et si vous appréhendez qu’il y ait du danger,pourquoi y allez-vous?

»–Il n’y a pas de danger si je nereste pas tard, répondit-il. Et je n’ai pas l’intention de lefaire.

»–Bien; mais promettez-moique vous ne le ferez pas. Autrement, je ne saurais vous laisserpartir.

»–Je ne le ferai certainement pas,ma chère, à moins d’y être obligé. Je vous assure que je n’en aipas l’intention. Mais s’il le fallait, je ne vaux plus la peinequ’on me vole maintenant, car je n’ai rien sur moi qu’environ sixpistoles dans ma petite bourse, et cette petite bague.» Il memontrait un petit diamant monté en bague, valant de dix à douzepistoles, qu’il mit à son doigt, à la place du riche anneau qu’ilportait d’ordinaire.

Je le pressai encore de ne pas rester tard, etil dit qu’il ne le ferait pas.

«Mais, ajouta-t-il, si je suis retenuplus tard que je ne m’y attends, je resterai toute la nuit, et jereviendrai le lendemain matin.»

Cela semblait une excellente précaution.Cependant, je n’avais pas encore l’esprit tranquille à sonsujet; je le lui dis, et le suppliai de ne pas y aller. Jelui dis que je ne savais quelle pouvait en être la raison, mais quej’avais dans l’esprit une terreur étrange à propos de son départ,et que, s’il y allait, j’étais persuadée qu’il lui arriveraitquelque mal. Il sourit, et répliqua:

«Eh bien! ma chère, s’il en étaitainsi, vous êtes maintenant richement pourvue; tout ce quej’ai ici, je vous le donne.»

Et en même temps il prenait la cassette, ouboîte, et continuait:

«Tenez! tendez la main; il ya une belle terre pour vous dans cette boîte. Si quelque chosem’arrive, elle est absolument à vous; je vous la donne, àvous seule.»

Et là-dessus, il mit dans mes mains lacassette, la belle bague, sa montre en or, et, en outre, la clef deson secrétaire, ajoutant:

«Et dans mon secrétaire il y a quelqueargent. Il est tout à vous.»

Je le regardai avec un air d’effroi, car il mesemblait que toute sa face était pareille à une tête de mort;puis, immédiatement, il me sembla que j’apercevais sa tête toutesanglante; puis, ses vêtements me semblèrent sanglantsaussi; et, soudainement, tout s’évanouit, et il m’apparut denouveau avec l’air que réellement il avait. Aussitôt j’éclatai enpleurs, et je me suspendis à lui.

«Mon cher, lui dis-je, j’ai une frayeurmortelle. Vous n’irez pas. Soyez sûr que quelque accident vousfrappera.»

Je ne lui dis pas comment mon imaginationpleine de vapeurs me l’avait représenté. Il me semblait que celan’était pas convenable. En outre, il n’aurait fait que rire de moiet serait parti en plaisantant. Mais je le pressai sérieusement dene pas y aller ce jour-là ou, s’il le faisait, de me promettre derevenir chez lui, à Paris, pendant le jour. Il prit alors un air unpeu plus grave qu’à l’ordinaire, et me dit qu’il n’appréhendait pasle moindre danger, mais que, s’il y en avait, ou bien ils’arrangerait de manière à revenir pendant la journée, ou, comme ilme l’avait dit auparavant, il passerait la nuit là-bas.

Mais toutes ces promesses n’aboutirent à rien,car il fut attaqué et volé en plein jour, en allant, par troishommes à cheval et masqués. L’un d’eux, qui, sans doute, ledépouillait pendant que le reste arrêtait le carrosse, lui donna uncoup d’épée au travers du corps, dont il mourut sur-le-champ. Il yavait, derrière le carrosse, un valet de pied qu’ils assommèrentavec la crosse ou le bout d’une carabine. On supposa qu’ils letuèrent de rage de ne pas trouver sa boîte ou cassette à diamants,qu’ils savaient qu’il portait ordinairement sur lui; et onfit cette supposition parce qu’après l’avoir tué, ils obligèrent lecocher à s’écarter de la route fort loin à travers la lande,jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en un lieu commode, où ils letirèrent du carrosse et fouillèrent ses habits plus minutieusementqu’ils ne l’avaient pu faire lorsqu’il était vivant.

Mais ils ne trouvèrent que sa petite bague,six pistoles, et la valeur d’environ sept livres de France en menuemonnaie.

Ce fut un coup terrible pour moi; etcependant je ne puis dire que j’en fus aussi surprise que jel’aurais été dans d’autres circonstances; car, depuis sondépart, mon esprit avait été constamment accablé du poids de mespensées, et j’étais si certaine de ne plus le revoir que rien jecrois ne peut se comparer à ce pressentiment. L’impression était siforte que je ne pense pas que l’imagination seule puisse faire unesi profonde blessure; et j’étais si abattue et désolée que,lorsque je reçus la nouvelle de la catastrophe, il n’y avait placeen moi pour aucune altération extraordinaire. J’avais pleuré toutela journée; je n’avais rien mangé, et n’avais fait, si jepuis dire, qu’attendre la lugubre nouvelle, qui me fut apportéevers les cinq heures de l’après-midi.

J’étais dans un pays étranger, et, bien quemes connaissances y fussent assez nombreuses, je n’avais que bienpeu d’amis que je pusse consulter en cette occasion. On fit toutesles recherches possibles des bandits qui s’étaient montrés sibarbares; mais on ne put rien apprendre. Il n’était paspossible que le valet de pied aidât en rien à les découvrir par sesdescriptions, car ils l’avaient assommé dès le commencement, ensorte qu’il n’avait rien vu de ce qui s’était fait ensuite. Lecocher était le seul qui pût dire quelque chose, et tout son récitse bornait à ceci: que l’un d’eux avait des vêtements desoldat, mais qu’il ne pouvait se rappeler les détails de sonéquipement de façon à reconnaître à quel régiment ilappartenait; et que, quant à leurs visages, il ne pouvait enrien savoir, parce que tous avaient des masques.

Je le fis enterrer aussi décemment que le lieupermettait à un étranger protestant de l’être, et j’aplanisquelques scrupules et difficultés à cet égard, en donnant del’argent à une certaine personne qui alla impudemment trouver lecuré de Saint-Sulpice, de Paris, et lui raconta que le gentlemanqui avait été tué était catholique; que les voleurs luiavaient pris une croix d’or enrichie de diamants, valant six millelivres françaises; que sa veuve était catholique, et qu’elleavait envoyé par son intermédiaire soixante couronnes à l’église de***, pour faire dire des messes pour le repos de son âme. Làdessus, bien que pas un mot ne fût vrai, on l’enterra avec toutesles cérémonies de l’église romaine.

Je crois bien que j’étais presque morte àforce de pleurer. Je m’abandonnai à tous les excès de la douleur.En vérité je l’aimais à un degré qu’on ne saurait dire, et,considérant la bonté qu’il m’avait montrée tout d’abord et latendresse avec laquelle il m’avait traitée jusqu’au bout, commentaurais-je pu faire moins?

Et puis, son genre de mort était terrible etépouvantable pour moi, et surtout les étranges pressentiments quej’en avais eus. Je n’avais jamais prétendu à la seconde vue ni àquoique ce soit de ce genre; mais certes, si quelqu’un ajamais eu rien qui y ressemblât, ce fut moi à ce moment là, car jele vis aussi nettement que je l’ai dit plus haut, sous toutes cesterribles formes: d’abord, comme un squelette, non pas mortseulement, mais pourri et décomposé; puis, tué et le visagesanglant; et enfin ses habits couverts de sang, et tout celadans l’espace d’une minute, ou, en tout cas, d’un temps trèscourt.

Ces choses me confondaient, et je fus assezlongtemps comme stupide. Cependant, à la longue, je commençai à meremettre et à m’occuper de mes affaires. J’avais la satisfaction den’être pas laissée dans le besoin, ni en danger de pauvreté. Loinde là: outre ce qu’il m’avait libéralement remis entre lesmains de son vivant, ce qui atteignait une valeur trèsconsidérable, je trouvai plus de sept cents pistoles en or dans sonsecrétaire dont il m’avait donné la clef; je trouvai aussides lettres de change sur l’étranger, acceptées pour douze millefrancs environ; bref, je me vis en possession de près de dixmille livres sterling quelques jours à peine après lacatastrophe.

La première chose que je fis en cetteoccasion, fut d’envoyer une lettre à Amy, ma servante, comme jel’appelais encore, dans laquelle je lui racontais mon malheur, etcomment mon mari, suivant le nom qu’elle lui donnait, – car moi jene l’appelais jamais ainsi, – avait été assassiné; et commej’ignorais la conduite que les parents ou les amis de sa femmetiendraient dans cette circonstance, j’ordonnai à Amy d’enlevertoute la vaisselle, le linge et les autres choses de valeur, et deles mettre en sûreté entre les mains d’une personne à laquelle jel’adressai; puis de vendre le mobilier de la maison, ou des’en défaire, si elle pouvait; et, sans faire connaître àpersonne la raison de son départ, de s’en aller, en envoyant avisau principal gérant, à Londres, que la maison était quittée par lelocataire, et qu’on en pouvait venir prendre possession au nom desexécuteurs testamentaires. Amy fut si adroite et fit son affaire silestement qu’elle vida la maison et envoya la clef au gérant susditpresque en même temps que celui-ci apprenait le malheur arrivé aumaître.

À la réception de la nouvelle inattendue decette mort, le principal gérant vint à Paris, et se présenta à lamaison. Je ne me fis aucun scrupule de m’appelerMme***, veuve de M.***, le joaillieranglais; et comme je parlais français naturellement, je nelui laissais rien savoir, sinon que j’étais sa femme, mariée enFrance, et que je n’avais point entendu dire qu’il eût une femme enAngleterre. Je feignis au contraire d’être surprise et dem’indigner contre lui d’un acte aussi bas, disant que j’avais dansle Poitou, où j’étais née, de bons amis qui auraient soin de mefaire faire justice en Angleterre sur ses biens.

J’aurais dû faire remarquer que, dès que lanouvelle s’était répandue qu’un homme avait été assassiné et quecet homme était un joaillier, le bruit public me fit la faveur depublier aussitôt qu’on lui avait volé sa cassette à bijoux, qu’ilportait toujours sur lui. Je confirmai tout cela, au milieu de meslamentations quotidiennes sur son malheur, et j’ajoutai qu’il avaitsur lui une belle bague en diamant que l’on savait qu’il portaitsouvent, évaluée à cent pistoles, une montre en or, et, dans sacassette, une grande quantité de diamants d’un prixinestimable; il portait ces bijoux au prince de***, pour luimontrer des échantillons. Et, en effet, le prince déclara qu’il luiavait parlé de lui apporter quelques bijoux de ce genre pour leslui faire voir. Mais j’eus douloureusement à me repentir plus tardde cette partie de l’histoire, comme vous l’apprendrez.

Ce bruit coupa court à toute recherche àpropos de ses bijoux, de sa bague ou de sa montre, aussi bien quetouchant les sept cents pistoles dont je m’étais assurée. Quant auxeffets en portefeuille, je déclarai que je les avais; maiscomme, d’après ce que je disais, j’avais apporté à mon mari une dotde trente mille francs, je réclamai la propriété de ces effets, quine se montaient pas à plus de douze mille francs, comme indemnité.Et ces billets, avec la vaisselle et l’ameublement faisaient laprincipale partie de son bien qui fût accessible. Pour la lettre dechange étrangère qu’il allait faire accepter à Versailles, elle futréellement perdue avec lui. Mais son gérant, qui la lui avaitremise par voie d’Amsterdam, apportant avec lui la seconde lettre,l’argent fut sauvé, comme ils disent; sans cela, il eûtdisparu aussi. Les voleurs qui l’avaient dépouillé et assassiné,auraient assurément craint d’envoyer quelqu’un pour faire acceptercette lettre, car cela les aurait infailliblement faitdécouvrir.

Pendant ce temps, ma servante Amy étaitarrivée. Elle me rendit compte de son administration, et me ditcomment elle avait mis tout en sûreté, et qu’elle avait quitté lamaison et envoyé la clef au gérant du commerce de monsieur;enfin elle me fit savoir combien elle avait retiré de chaque chose,très exactement et très honnêtement.

J’aurais dû noter, en racontant son longséjour avec moi à ***, qu’il n’y avait jamais passé pour autrechose que pour un des locataires de la maison; et, quoiqu’ilfût le propriétaire, cela ne changeait pas le fait. De sortequ’après sa mort, Amy venant à quitter la maison et à rendre laclef, cela n’avait pour ses employés aucune relation avec le cas deleur maître récemment assassiné.

Je pris de bons avis, à Paris, d’un éminenthomme de loi, conseiller au parlement. Lorsque j’eus exposé mon casdevant lui, il me conseilla de faire un procès en revendication dedot contre la succession, pour justifier de ma nouvelle fortune parle mariage; ce que je fis. En somme, le gérant s’en retournaen Angleterre, enchanté d’avoir touché la lettre de change nonacceptée, qui était de dix mille cinq cents livres sterling, avecquelques autres choses qui montaient ensemble à dix-sept millelivres; et de cette façon je fus débarrassée de lui.

Je reçus, dans cette triste occasion de laperte de mon mari, –car on pensait qu’il l’était, – la visitepleine de civilité de beaucoup de dames de haut rang. Le prince de***, à qui il était censé porter des bijoux, m’envoya songentilhomme avec un très aimable compliment de condoléance;et ce gentilhomme, qu’il en eût ou qu’il n’en eût pas l’ordre, mefit entendre que Son Altesse avait l’intention de me rendre visiteelle-même, mais que quelque accident, dont il me fit une longuehistoire, l’en avait empêchée.

Grâce au concours des dames et des autrespersonnes qui vinrent ainsi me voir, je finis par être trèsconnue; et comme je n’oubliais pas de me montrer aussiavantageusement qu’il est possible sous le costume de veuve, lequelétait, en ce temps-là, une chose absolument effrayante, – commej’en agissais ainsi, dis-je, par vanité personnelle, car jen’ignorais pas que j’étais très belle, –je dis donc qu’àcause de cela, je devins bientôt une sorte de personnage public,connu sous le nom de la belle veuve de Poitou[3]. J’étais très heureuse de me voir ainsihonorablement traitée dans mon affliction; aussi séchai-jebientôt mes larmes; et, tout en ayant l’air d’une veuve,j’avais l’air, comme nous disons en Angleterre, d’une veuveconsolée. J’eus soin de montrer aux dames que je savais recevoir,et que je n’étais pas en peine de me conduire convenablementvis-à-vis de chacune d’elles. Bref, je commençai à être trèspopulaire à Paris. Mais il se présenta dans la suite une occasionqui me fit renoncer à cette ligne de conduite, comme vous allezl’apprendre tout à l’heure.

Quatre jours environ après que j’eus reçu lescompliments de condoléance du prince, le même gentilhomme qu’ilavait envoyé auparavant, vint me dire que Son Altesse allait venirme faire visite. J’en fus véritablement surprise, et ne savaispoint du tout comment me comporter. Toutefois, comme il n’y avaitrien à y faire, je me préparai à le recevoir de mon mieux. Quelquesminutes s’étaient à peine écoulées qu’il était à la porte. Ilentra, introduit par son gentilhomme, toujours le même, et,derrière lui, par ma servante, Amy.

Il me prodigua les marques de sa civilité, etme fit de grands compliments de condoléance sur la mort de monmari, et aussi sur son genre de mort. Il me dit qu’il avait apprisqu’il venait à Versailles pour lui montrer des bijoux; qu’ilétait vrai qu’il avait causé de bijoux avec lui, mais qu’il nepouvait imaginer comment des coquins avait su sa venue juste à cemoment-là avec les bijoux; qu’il ne lui avait pas donnél’ordre de les lui apporter à Versailles, mais qu’il lui avait ditqu’il viendrait à Paris tel jour; en sorte qu’il étaitabsolument innocent de la catastrophe. Je lui répondis gravementque je savais parfaitement que tout ce qu’avait dit Son Altesse àce sujet était véritable; que ces coquins connaissaient laprofession de mon mari et savaient, sans doute, qu’il portaittoujours une cassette de bijoux sur lui et qu’il avait au doigt unebague en diamant valant cent pistoles, prix que la rumeur publiquegrossissait jusqu’à cinq cents; et que, s’il était allé entout autre endroit, c’eût été la même chose. Après cela, SonAltesse se leva pour partir et me dit qu’elle avait résolu de mefaire quelque réparation; en même temps, elle me mettait dansla main une bourse de soie contenant cent pistoles, et elle ajoutaqu’elle me réservait, en outre, à titre de compliment, une petitepension dont son gentilhomme m’informerait.

Vous pouvez croire que je me conduisis commeune personne justement touchée de tant de bonté: je fis legeste de m’agenouiller pour lui baiser la main; mais il mereleva, me salua, se rassit, (bien qu’il eût déjà fait comme s’ilvoulait s’en aller), et me fit asseoir près de lui. Il se mit alorsà me parler plus familièrement; il me dit qu’il espérait queje ne restais pas dans une condition fâcheuse; queM.*** passait pour être très riche et qu’il avaitdernièrement gagné beaucoup d’argent sur certains bijoux;enfin, il espérait, répéta-t-il, que j’avais encore une fortune enrapport avec le rang que je tenais auparavant.

Je répliquai, avec quelques larmes qui, je leconfesse, étaient un peu forcées, que je croyais que si M.***avait vécu, nous n’aurions pas eu à craindre d’être dans lebesoin; mais qu’il était impossible d’évaluer la perte quej’avais essuyée, en outre de celle de mon mari. D’après l’opinionde ceux qui avaient quelques connaissances de ses affaires et duprix des joyaux qu’il avait l’intention de montrer à Son Altesse,il ne pouvait avoir sur lui une valeur moindre de cent millefrancs. C’était un coup funeste pour moi et pour toute sa famille,et surtout que ce fût perdu de cette manière.

Son Altesse répondit, avec un air d’intérêt,qu’il en était très fâché; mais qu’il espérait, si je mefixais à Paris, que je trouverais des moyens de rétablir mafortune. En même temps, il me faisait compliment sur ma beauté,comme il lui plaisait de l’appeler, et sur ce que je ne pouvaismanquer d’admirateurs. Je me levai et je remerciai humblement SonAltesse; mais je lui dis que je n’avais point d’espérances decette nature; que je pensais être obligée d’aller enAngleterre pour veiller aux biens de mon mari, qu’on me disait yêtre considérables, mais que je ne savais pas quelle justice unepauvre étrangère pourrait trouver là-bas; quant à Paris, avecune fortune si amoindrie, je ne voyais devant moi d’autreperspective que de retourner vers les miens dans le Poitou, oùquelques-uns de mes parents, du moins je l’espérais, pourraientfaire pour moi quelque chose; j’ajoutai qu’un de mes frèresétait abbé à ***, près de Poitiers.

Il se leva, et me prenant par la main, meconduisit devant une grande glace qui faisait le trumeau de face dusalon:

«Regardez, madame, dit-il. Convient-ilque ce visage (il montrait mon visage dans la glace), s’en retourneau Poitou? Non, madame; restez, et faites le bonheur dequelque homme de qualité qui puisse, en retour, vous faire oubliertous vos chagrins.»

Là-dessus il me prit dans ses bras, et, medonnant deux baisers, me dit qu’il me reverrait, mais avec moins decérémonie.

Un peu après, mais le même jour, songentilhomme revint, et avec force cérémonie et respect, me remitune boîte noire attachée d’un ruban écarlate et scellée d’un nobleblason qui, je suppose, était celui du prince.

Il y avait dedans une donation de Son Altesse,ou assignation de fonds, je ne sais comment l’appeler, avec mandatà son banquier de me payer deux mille francs par an pendant monséjour à Paris, comme veuve de Monsieur ***, le joaillier, donnant,comme motif, l’horrible meurtre de mon mari tel qu’il a étérapporté.

Je reçus cela avec la plus grande soumission,l’expression de l’obligation infinie que j’avais à son maître, etl’assurance que je me montrerais en toute occasion la trèsobéissante servante de Son Altesse; et, après lui avoirprésenté mes plus humbles devoirs pour Son Altesse, avec ma plusprofonde reconnaissance de l’obligation que je lui avais, etc.,j’allai à un petit cabinet, où je pris quelque argent, non sans lefaire un peu sonner, et je voulus lui donner cinq pistoles.

Il se recula, mais avec le plus grand respect,et me dit qu’il me remerciait humblement, mais qu’il n’oserait pasaccepter un liard; que Son Altesse le prendrait en simauvaise part, qu’il était sûr qu’il ne la verrait jamais plusen face; mais qu’il ne manquerait pas de faireconnaître à Son Altesse quel respect j’avais témoigné. Ilajouta:

«Je vous assure, madame, que vous êtesplus avant dans les bonnes grâces du prince de ***, mon maître, quevous ne vous l’imaginez, et je crois que vous aurez encore de sesnouvelles.»

Je commençais à le comprendre, et je résolus,si Son Altesse revenait, de faire qu’elle ne me vît pas à mondésavantage, si je pouvais l’empêcher. Je lui dis que, si SonAltesse me faisait l’honneur de me revoir, j’espérais qu’il ne melaisserait pas surprendre comme la première fois; que jeserais heureuse d’en avoir quelque petit avis, et que je lui seraisobligée s’il voulait bien me le fournir. Il me répondit qu’il étaittrès certain que, lorsque Son Altesse aurait l’intention de mefaire visite, elle l’enverrait auparavant m’en donner avis, etqu’il m’en préviendrait tout de son mieux.

Il revint plusieurs fois pour la même affaire,c’est-à-dire pour la constitution de rente, cette donation exigeantl’accomplissement de plusieurs formalités pour être payée sansaller demander chaque fois au prince un nouveau mandat. Je necomprenais pas bien tous ces détails; mais, dès que ce futfini, et cela dura plus de deux mois, le gentilhomme vint uneaprès-midi, me dire que Son Altesse avait dessein de venir me voirdans la soirée, mais désirait être reçue sans cérémonie.

Non seulement je préparai mes appartements,mais je les préparai moi-même. Lorsqu’il entra, il n’y avaitpersonne dont la présence fût visible dans la maison, à l’exceptionde son gentilhomme et de ma servante Amy. Et, au sujet de celle-ci,je priai le gentilhomme de faire savoir à Son Altesse que c’étaitune Anglaise, qu’elle ne comprenait pas un mot de français, etqu’enfin c’était une personne à qui l’on pouvait se fier.

Dès qu’il entra dans ma chambre, je me jetai àses pieds avant qu’il pût s’avancer pour me saluer, et, en termesque j’avais préparés, pleins de soumission et de respect, je leremerciai de sa libéralité et de sa bonté envers une pauvre femmedésolée, accablée du poids d’un si terrible désastre; et jene voulus pas me relever avant qu’il m’eût accordé l’honneur de luibaiser la main.

«Levez-vous donc[4], dit enfin le prince en me prenant dansses bras. Je vous réserve d’autres faveurs que cettebagatelle.» Et, continuant, il ajouta:

«Vous trouverez à l’avenir un ami là oùvous ne le cherchiez pas, et je veux vous faire voir combien jesais être bon pour celle qui est à mes yeux la plus aimablecréature de la terre.»

Je portais une sorte de costume dedemi-deuil; j’avais rejeté mes longs voiles de veuve, et matête, bien que je n’eusse encore ni rubans ni dentelle, étaitcoiffée d’une façon qui ne manquait pas de me faire ressortir assezà mon avantage; car je commençais à comprendre les intentionsdu prince; et il déclara que j’étais la plus belle créaturedu monde.

«Et où ai-je donc vécu, dit-il, etcombien ai-je été mal servi, qu’on ne m’a jamais encore montré laplus charmante femme de France!»

C’était là le meilleur moyen du monde de fairebrèche à ma vertu, si j’en avais possédé aucune; j’étais, eneffet, devenue la plus vaine créature qui fût sur terre, surtout dema beauté; car comme elle était admirée des autres, jedevenais de jour en jour plus follement amoureuse de moi-même.

Il me dit, après cela, des choses trèsaimables, et resta assis près de moi pendant une heure ou plus.Alors, se levant et appelant son gentilhomme par son nom, il ouvritla porte:

«À boire!»dit-il.

Sur quoi le gentilhomme apporta immédiatementune petite table recouverte d’un fin tapis de damas. La table étaitassez petite pour qu’il pût la porter de ses deux mains; maisdessus étaient servis deux carafes, une de champagne et l’autred’eau, six assiettes d’argent, et un dessert de fines sucreriesdans des plats de porcelaine fine disposés les uns au-dessus desautres sur une série de supports circulaires et superposés d’unehauteur de vingt pouces environ. Au-dessous étaient trois perdrixrôties et une caille. Aussitôt que son gentilhomme eut tout placé,il lui donna l’ordre de se retirer.

«Et maintenant, dit le prince, j’ail’intention de souper avec vous.»

Lorsqu’il avait renvoyé son gentilhomme, jem’étais levée et offerte à servir Son Altesse pendant qu’ellemangerait. Mais il refusa positivement, et me dit:

«Non. Demain vous serez la veuve deMonsieur ***, le joaillier; mais ce soir, vous serez mamaîtresse. Asseyez-vous donc, et mangez avec moi; ou je vaisme lever et servir.»

J’aurais alors voulu appeler ma servante Amy,mais je pensai que cela non plus ne serait pas convenable. Jem’excusai donc, disant que, puisque Son Altesse ne voulait paslaisser sa servante le servir, je ne me permettrais pas de fairemonter ma femme de chambre; mais que s’il lui plaisait de melaisser prendre soin de lui, ce serait un honneur pour moi de luiverser à boire. Mais, comme auparavant, il ne voulut jamais me lepermettre. Nous nous assîmes donc et mangeâmes ensemble.

«Maintenant, madame, dit le prince,permettez-moi de laisser de côté mon titre. Causons ensemble avecla liberté qu’on a entre égaux. Mon rang me place à distance devous et fait que vous êtes cérémonieuse. Votre beauté vous relèveplus que ne le ferait l’égalité de la naissance. Il faut que jevous traite comme les amants traitent leurs maîtresses; maisje ne sais pas parler leur langage: c’est assez de vous direcombien vous me semblez aimable, combien je suis étonné de votrebeauté, et que j’ai résolu de vous rendre heureuse et d’êtreheureux avec vous.»

Je ne sus que lui dire pendant un bonmoment; mais je rougis, et levant les yeux vers lui, jerépondis que j’étais déjà heureuse de la faveur d’une personne deson rang, et que je n’avais rien à demander à Son Altesse que decroire que je lui étais infiniment obligée.

Lorsqu’il eut mangé, il répandit les sucreriessur mes genoux, et le vin étant tout bu, il rappela son gentilhommepour enlever la table. Celui-ci ne retira d’abord que le tapis etles débris de ce qu’il y avait à manger; puis, mettant unautre tapis, il plaça la table d’un côté de la chambre, avec unmagnifique service d’argenterie dessus, qui valait au moins deuxcents pistoles. Puis, ayant remis les deux carafes sur la table,remplies comme devant, il se retira. Je trouvai que le gaillardentendait très bien son affaire, et les affaires de son maîtreaussi.

Au bout d’une demi-heure environ, le prince medit que je m’étais proposé pour le servir un peu auparavant, etque, si je voulais maintenant en prendre la peine, il m’autorisaità lui donner un peu de vin. J’allai donc à la table, et je remplisun verre de vin que je lui apportai sur le beau plateau où étaientplacés les verres; j’apportai en même temps de l’autre mainla bouteille ou carafe d’eau, pour qu’il en mît ce qui luiconvenait.

Il sourit et me dit de regarder ceplateau; ce que je fis, en l’admirant beaucoup, car il étaitvéritablement très beau.

«Vous pouvez voir, dit-il, que je veuxavoir encore votre compagnie; car mon serviteur vous laisserace plateau pour mon usage.»

Je lui dis que je croyais que Son Altesse neprendrait pas en mauvaise part que je n’eusse pas ce qu’il fallaitpour recevoir une personne de son rang, que j’en aurais grand soin,et que j’étais infiniment fière de l’honneur que me faisait SonAltesse en me venant voir.

Il commençait à se faire tard, et luicommençait à s’en apercevoir.

«Cependant, dit-il, je ne saurais vousquitter. N’avez-vous pas un logement de libre, pour unenuit?»

Je lui dis que je n’avais qu’un logement biensimple pour recevoir un tel hôte. Là-dessus il me dit quelque chosed’excessivement aimable, mais qu’il ne convient pas de répéter,ajoutant que ma compagnie lui serait, d’ailleurs, unecompensation.

Vers minuit, il donna une commission à songentilhomme, après lui avoir dit à haute voix qu’il comptait passerici la nuit. En quelques instants, ce gentilhomme lui apprêta unerobe de chambre, des pantoufles, deux bonnets, un foulard de cou etune chemise, que le prince me donna à porter dans sa chambre;et il renvoya son homme chez lui. Alors, se tournant vers moi, ilme dit que je lui ferais l’honneur d’être son gentilhomme de lachambre et aussi son habilleur. Je souris, et lui répondis que jeme ferais un honneur de lui rendre mes soins en toute occasion.

Vers une heure du matin, pendant que songentilhomme était encore là, je lui demandai congé de me retirer,supposant qu’il allait se mettre au lit; mais il comprit àdemi mot, et me dit:

«Je ne me couche pas déjà. Je vous enprie, que je vous revoie encore.»

Je profitai de ce moment pour me déshabilleret revenir dans un nouveau costume, qui était en quelque sorte undéshabillé; mais il était si élégant, et tout surmoi était si propre et si agréable à voir, qu’il en semblasurpris.

«Je croyais, dit-il, que vous ne sauriezvous habiller plus avantageusement que vous ne l’aviez fait tout àl’heure; mais à présent vous me charmez mille fois plus, sic’est possible.»

»–Ce n’est qu’un vêtement pluscommode, Monseigneur, lui dis-je, afin de pouvoir mieux servirVotre Altesse.»

Il m’attira à lui, disant:

«Vous êtes d’une parfaiteobligeance.»

Puis, il s’assit sur le bord du lit, etreprit:

«Et maintenant, vous allez êtreprincesse, et savoir ce que c’est que d’obliger l’homme le plusreconnaissant qui soit au monde.»

En parlant ainsi, il me prit dans ses bras… Jene peux entrer dans plus de détails sur ce qui se passa alors, maisla conclusion fut qu’après tout je couchai avec lui cettenuit-là.

Je vous ai donné par le menu toute cettehistoire, pour représenter, comme en un sombre plan, la manièredont les malheureuses femmes sont perdues par les grandspersonnages; car, si la pauvreté et le besoin sont uneirrésistible tentation pour les pauvres, la vanité et les grandeursle sont pour d’autres. Être courtisée par un prince et par unprince qui avait d’abord été un bienfaiteur, puis unadmirateur; être appelée belle, la plus charmante femme deFrance; être traitée comme une femme faite pour la couched’un prince, ce sont là des choses telles qu’il faut qu’on n’ait ensoi aucune vanité, ni même aucune corruption d’esprit, pour ne pasy céder; et pour mon cas particulier, j’avais, comme on lesait, assez de l’une et de l’autre.

Maintenant ce n’était pas la pauvreté qui mepressait. Au contraire, je possédais dix mille livres sterlingavant que le prince eût rien fait pour moi. Si j’avais étémaîtresse de mes résolutions, si j’avais été moins prévenante etque j’eusse rejeté la première attaque, tout aurait étésauvegardé; mais ma vertu était perdue déjà, et le diable,qui avait trouvé un chemin pour m’envahir avec une seule tentation,me domina cette fois aisément avec une autre. Je m’abandonnai doncà un personnage de haut rang il est vrai, mais qui n’en était pasmoins l’homme le plus séduisant et le plus obligeant que j’aijamais rencontré de ma vie.

J’eus à insister ici avec le prince sur lemême point qu’avec mon premier amant. J’hésitais beaucoup àconsentir dès la première demande; mais le prince me dit queles princes ne faisaient pas la cour comme les autres hommes;qu’ils mettaient en avant de plus puissants arguments; et ilajoutait gentiment qu’ils étaient plus souvent repoussés que lesautres hommes, et qu’ils devaient être satisfaits plus tôt;faisant entendre, de la façon la plus distinguée d’ailleurs, qu’unefois qu’une femme l’avait positivement refusé, il ne pouvait point,comme les autres hommes, s’attarder à des importunités et à desstratagèmes, ni mettre le siège pour longtemps: si des hommescomme lui donnaient l’assaut chaudement, une fois repoussés, ils nefaisaient point une seconde attaque; et, de fait, ce n’étaitque raisonnable; car, s’il était au-dessous de leur rang debattre longtemps en brèche la constance d’une femme, d’un autrecôté ils couraient de plus grands risques que les autres hommes àvoir leurs amours dévoilées.

Je pris ceci pour une réponse satisfaisante,et je dis à Son Altesse que j’avais la même pensée sur la nature deses attaques; car sa personne et ses arguments étaientirrésistibles; une personne de son rang et d’une munificencesi illimitée ne pouvait éprouver de résistance; il n’y avaitpas de vertu qui tînt contre lui, si ce n’est celles qui peuventsouffrir jusqu’au martyre; j’avais cru qu’il était impossibleque je fusse vaincue, mais maintenant je voyais qu’il étaitimpossible que je ne le fusse pas; tant de bonté unie à tantde grandeur aurait triomphé d’une sainte; et je confessaisqu’il remportait la victoire sur moi, grâce à un mérite infinimentsupérieur à la conquête qu’il avait faite.

Ainsi, j’avais accordé au prince la dernièrefaveur, et il avait avec moi toute la liberté qu’il m’étaitpossible de laisser prendre. Aussi me donna-t-il la permission deprendre avec lui la même liberté dans un autre sens, qui étaitd’obtenir de lui tout ce que je jugerais convenable de luicommander. Cependant je ne lui demandai rien d’un air avide, commesi j’avais hâte de tirer de l’argent de lui; mais je lemanœuvrai si habilement que d’ordinaire il prévenait mes demandes.Il me pria seulement de ne plus penser à prendre une autre maison,suivant l’intention que j’en avais manifestée à Son Altesse, netrouvant pas celle-ci assez belle pour y recevoir ses visites. Ilme dit, au contraire, que ma maison était la plus convenable qui sepût trouver dans tout Paris pour un amant, spécialement pour lui,ayant une sortie sur trois rues différentes, et n’étant dominée paraucun voisin, de sorte qu’il pouvait passer et repasser sans êtreaucunement observé. En effet, une des sorties de derrière donnaitsur une allée sombre, laquelle allée était un passage encommunication d’une rue dans une autre; et quiconque entraitou sortait par cette porte n’avait qu’à s’assurer qu’il n’y avaitpersonne à le suivre dans l’allée avant qu’il arrivât à la porte.Je reconnaissais que cette prière était très raisonnable. Jel’assurai donc que je ne changerais pas de logement, voyant que SonAltesse ne trouvait pas celui-ci trop médiocre pour y être reçu parmoi.

Il désira aussi que je ne prisse aucun autredomestique, ni ne me montasse aucun équipage, du moins pour lemoment; parce qu’on en conclurait[5]immédiatement que j’avais été laissée veuve avec une très grandefortune: je serais alors assiégée de l’impertinence d’unefoule d’admirateurs, attirés par l’argent aussi bien que par labeauté d’une jeune veuve; et lui serait fréquemmentinterrompu dans ses visites. Ou bien le monde conclurait quej’étais entretenue par quelqu’un et serait infatigable à trouverqui; de sorte qu’il y aurait à le guetter, chaque fois qu’ilsortirait ou entrerait, des espions qu’il serait impossible dedépister, et qu’on raconterait immédiatement dans tous les cabinetsde toilette de Paris que le Prince de *** avait pris la veuve dujoaillier pour maîtresse.

Cela était trop juste pour qu’on s’y opposâtet je ne fis aucun scrupule de dire à Son Altesse que, puisquej’avais failli jusqu’au point de me faire sienne, il devait avoirtoute la certitude possible que j’étais sienne entièrement;que je prendrais toutes les mesures qu’il lui plairait dem’indiquer, pour éviter les impertinentes attaques d’autrui;et que, s’il le jugeait convenable, je resterais complètement à lamaison, et ferais répandre le bruit que j’étais obligée d’aller enAngleterre pour y suivre mes affaires après le malheur de mon mari,et qu’on n’attendait pas mon retour avant un an ou deux au moins.Ceci lui plut beaucoup; seulement il dit qu’il ne voulait enaucune manière, me tenir renfermée; que cela nuirait à masanté, et qu’en ce cas je devrais prendre une maison de campagnedans quelque village, à une bonne distance de la ville, en quelquelieu où l’on ne saurait pas qui j’étais; mais qu’il s’ytrouverait quelquefois, pour me distraire.

Je n’hésitai pas sur la retraite, et je dis àSon Altesse que je ne pouvais me sentir recluse, en aucun lieulorsque j’avais un tel visiteur. Mais j’écartai l’idée de la maisonde campagne, ce qui aurait été m’éloigner davantage de lui et avoirmoins de sa compagnie; ainsi je fis de la maison une maison,comme on dit, fermée. Amy se montrait, à la vérité; etlorsque quelque voisin ou quelque domestique s’informait, ellerépondait, en écorchant le français, que j’étais allée enAngleterre pour veiller à mes intérêts; c’était là le bruitqui courait dans les rues à notre endroit, car vous noterez que lesgens de Paris, spécialement les femmes, sont les gens les plusoccupés et les plus impertinents qui soient dans le monde, às’enquérir de la conduite de leurs voisins, surtout d’une femme,bien qu’il n’y ait pas dans l’univers de plus grands intrigantsqu’eux; peut-être en est-ce même la raison, car c’est unerègle vieille, mais sûre, que

L’intrigant souterrain, habile en l’art de feindre,

De tous les espions est le premier à craindre.[6]

Ainsi Son Altesse avait les facilités les plusgrandes et les plus impénétrables qu’il soit possible d’imaginer,pour m’approcher; il manquait rarement de venir deux ou troisnuits par semaine, et quelquefois il restait deux ou trois nuits desuite. Une fois il me dit qu’il avait résolu de me fatiguer de sacompagnie, et d’apprendre à savoir ce que c’est que d’êtreprisonnier. En conséquence il fit répandre parmi ses domestiquesqu’il était allé à ***, où il allait souvent chasser, et qu’il nereviendrait pas avant une quinzaine; pendant cette quinzaine,il resta tout à fait avec moi et ne franchit pas une fois le seuilde la porte.

Jamais femme dans une telle situation ne vécutquinze jours en une si complète plénitude d’humaine félicité. Caravoir l’entière possession d’un des princes les plus accomplis dumonde, d’un des hommes les mieux et les plus poliment élevés,s’entretenir avec lui tout le jour, et, d’après ce qu’il déclarait,le charmer toute la nuit, que pouvait-il y avoir de plusindiciblement agréable, et surtout pour une femme pleine d’un vasteorgueil, telle que moi?

Pour mettre le comble à mon bonheur en cetendroit, je ne dois pas oublier que le diable jouait avec moi unnouveau jeu et m’avait amenée à me persuader moi-même que cet amourétait chose légitime; qu’à un prince de tant de grandeur etde majesté, si infiniment supérieur à moi, et qui s’était présentésous les auspices d’une libéralité tellement incomparable, je nepouvais résister; et que, par conséquent, il m’étaitparfaitement légitime de faire ce que j’avais fait, étant, à cemoment là, complétement seule, sans engagement vis à vis d’aucunhomme, comme je l’étais très certainement par l’absenceinexplicable de mon premier mari et par le meurtre du gentleman,qui passait pour mon second.

On comprendra que je fus d’autant plus facileà me persuader moi-même de la vérité d’une telle doctrine, qu’ilétait plus compatible avec mon bien-être et avec le repos de monesprit de le faire.

«L’objet de nos désirs aisément nousdéçoit,

Et ce que l’on voudrait, volontiers on lecroit.»[7]

D’ailleurs je n’avais pas de casuistes pourrésoudre ce doute. Le même diable qui m’avait mis ceci dans latête, me poussait à aller trouver le premier prêtre romain venu et,sous prétexte de confession, à lui exposer mon casexactement: je verrais par là ou qu’on déciderait que cen’était pas un péché du tout, ou qu’on m’absoudrait avec la pluslégère pénitence. J’inclinais fortement à faire l’expérience, maisje ne sais quel scrupule me retint. Et, en effet, je n’ai jamais puprendre sur moi d’avoir, même en apparence, affaire à cesprêtres; et, bien qu’il fût étrange que moi, qui avais ainsi,à deux reprises, prostitué ma chasteté et abandonné tout sens devertu en menant publiquement une vie adultère, je me fisse scrupulede quelque chose, il en était cependant ainsi. Je me représentai àmoi-même que je ne pouvais me conduire en fourbe dans aucune desquestions que je considérais comme sacrées; que je ne pouvaisavoir une opinion, et prétendre en avoir une autre; que je nepouvais aller à confesse, moi qui ne savais rien de la manière dontcela se pratiquait, et que je me trahirais devant le prêtre commehuguenote, ce qui pourrait m’attirer des ennuis. Bref, j’étais bienune catin, mais j’étais une catin protestante, et je ne pouvais pasagir comme si j’en avais été une papiste, pour quelque raison quece fût.

Mais, je le répète, je me contentai de cetteétonnante argumentation, que, puisque c’était absolumentirrésistible, c’était aussi absolument légitime; car le Cielne voudrait pas permettre que nous fussions punis pour ce qu’il nenous a pas été possible d’éviter. C’est par de telles absurditésque j’empêchai ma conscience de me créer aucun tourmentconsidérable dans cette affaire; et j’étais aussiparfaitement tranquille quant à la légitimité de la chose que sij’avais été mariée au prince, et n’avais pas eu d’autre mari. Voilàcomme il nous est possible de nous rouler dans le vice jusqu’à ceque nous soyons invulnérable à la conscience, sentinelle, qui unefois assoupie, dort dur, et ne s’éveille plus tant que le flot duplaisir continue à couler, ou jusqu’à ce que quelque sombre etterrible chose nous ramène à nous-mêmes.

Je me suis étonnée, je le confesse, de lastupidité sous laquelle restèrent mes facultés intellectuellespendant tout ce temps-là; je me suis demandé quelles fuméesléthargiques m’assoupissaient l’âme, et comment il était possibleque moi, qui, dans le cas précédent, où la tentation était à biendes égards plus pressante et les arguments plus forts et plusirrésistibles avais été cependant dans une inquiétude continuelle àcause de la vie coupable que je menais, je pusse vivre maintenantdans la tranquillité la plus profonde, avec une paix ininterrompue,que dis-je? allant même jusqu’à la satisfaction et à la joie,et néanmoins dans un état d’adultère encore plus palpablequ’auparavant. Auparavant, en effet, mon amant, qui m’appelait sonépouse, avait le prétexte du départ de sa vraie femme d’avec lui,refusant de remplir vis-à-vis de lui ses devoirs de femme. Pourmoi, les circonstances étaient bien les mêmes; mais, pour leprince, en même temps qu’il avait une dame ou princesse, très belleet tout à fait hors de l’ordinaire, il avait aussi deux ou troismaîtresses, en outre de moi, et il ne s’en faisait aucunscrupule.

Cependant, je le répète, pour ce qui était demoi, je me laissais jouir dans une tranquillité parfaite. De mêmeque le prince était la seule divinité que j’adorasse, de mêmeétais-je réellement son idole; et quoi qu’il en fût de saprincesse, je vous assure que ses autres maîtresses trouvaient ladifférence sensible. Bien qu’elles n’aient jamais pu me découvrir,j’ai su de bonne part qu’elles devinaient parfaitement que leurseigneur avait quelque nouvelle favorite, qui leur enlevait sacompagnie et, peut-être, quelque chose de sa libéralité ordinaire.Il faut maintenant que je mentionne les sacrifices qu’il fit à sonidole; ils ne furent pas peu nombreux, je vous l’affirme.

De même qu’il aimait en prince, ilrécompensait en prince; car, bien qu’il refusât que je fissefigure, comme je l’ai dit plus haut, il me montra qu’il étaitau-dessous de lui d’en agir ainsi pour économiser la dépense. Il mele dit, ajoutant qu’il me donnerait l’équivalent en autres choses.Tout d’abord, il m’envoya une toilette, avec toute sa garniture enargent, jusqu’au corps même de la table; puis, pour lamaison, il donna la table ou buffet de vaisselle, dont j’ai déjàparlé, avec toutes les choses y appartenant, en argentmassif; si bien, en un mot, que je n’aurais pu, pour ma vie,trouver à lui rien demander en fait de vaisselle que je n’eussedéjà.

Il ne pouvait donc plus me fournir de rienautre que de bijoux et de vêtements, ou d’argent pour mesvêtements. Il envoya son gentilhomme chez le mercier m’acheter unhabit complet, ou toute une pièce du plus beau brocard de soie,brodé d’or; un autre brodé d’argent, et un autre decramoisi; de sorte que j’avais trois habits complets tels quela reine de France n’aurait pas dédaigné de les porter en cetemps-là. Cependant, je n’allais nulle part; mais comme ilsétaient pour être portés quand je sortirais de deuil, je lesmettais toujours l’un après l’autre, lorsque Son Altesse venait mevoir.

Outre cela, je n’avais pas moins de cinqdifférents vêtements du matin, de façon à n’avoir jamais besoin deparaître deux fois de suite avec la même toilette. Il y ajoutaplusieurs pièces de toile fine et de dentelle, tellement que jen’avais plus la possibilité d’en demander davantage, et que même jen’en aurais pas demandé tant.

Une fois, je pris la liberté, dans nosépanchements, de lui dire qu’il était trop généreux, que j’étaisune maîtresse trop onéreuse, et que je serais sa fidèle servante àmoindres frais; que non seulement il ne me laissait aucuneoccasion de lui demander rien, mais qu’il me fournissait d’unetelle profusion de bonnes choses que je pouvais à peine les porterou m’en servir, à moins de tenir grand équipage, ce qu’il savaitn’être en aucune façon convenable ni pour lui ni pour moi. Ilsourit, me prit dans ses bras, et me dit qu’il voulait, tant que jeserais à lui, que je n’eusse pas la possibilité de lui faire unedemande, mais que lui me demanderait chaque jour de nouvellesfaveurs.

Lorsque nous fûmes levés (car cetteconversation se faisait au lit), il me pria de me revêtir de mesplus beaux habits. C’était un jour ou deux après que les troisvêtements avaient été faits et apportés à la maison. Je lui disque, s’il le voulait bien, je mettrais plutôt le vêtement que jesavais qu’il aimait le mieux. Il me demanda comment je pouvaissavoir lequel il aimerait le mieux avant qu’il les eût vus. Je luirépondis que j’aurais pour une fois la présomption de deviner songoût d’après le mien.

Je me retirai donc et revêtis le second habit,de brocard d’argent; et je revins en grande toilette, avecune parure de dentelle sur la tête qui, en Angleterre, aurait valudeux cents livres sterling. J’étais, dans tous les détails, aussibien arrangée qu’avait pu le faire Amy, qui était vraiment unehabilleuse très distinguée. Dans cet appareil, je vins à lui ensortant de mon cabinet de toilette, qui s’ouvrait par une porte àdeux battants sur sa chambre à coucher.

Il resta assis un bon moment, comme quelqu’und’étonné, me regardant sans dire mot, jusqu’à ce que je fussearrivée tout près de lui; alors je m’agenouillai devant luisur un genou, et, bon gré mal gré, je lui baisai presque la main.Il me releva, et se leva lui-même; mais il fut surpris quand,en me prenant dans ses bras, il aperçut des larmes couler sur mesjoues.

«Ma chère, s’écria-t-il très haut, quesignifient ces larmes?

»–Monseigneur, dis-je aprèsquelque effort, car je ne pus parler immédiatement, je vous suppliede me croire: ce ne sont pas des larmes de chagrin, ce sontdes larmes de joie. Il m’est impossible de me voir arrachée à ladétresse dans laquelle j’étais tombée, et de me trouver aussitôtdans les bras d’un prince d’une telle bonté, d’une si immensegénérosité, et traitée d’une telle manière… il n’est pas possible,monseigneur, de contenir la satisfaction que j’en éprouve; etil faut qu’elle éclate avec un excès en quelque sorte proportionnéà votre immense générosité et à l’affection avec laquelle VotreAltesse me traite, moi qui suis si infiniment au-dessous devous.»

Cela aurait un peu trop l’air d’un roman, sije répétais ici toutes les tendres choses qu’il me dit en cetteoccasion; mais je ne puis omettre un détail. Lorsqu’il vitles larmes tomber goutte à goutte le long de mes joues, il tira unfin mouchoir de batiste, et se mit en devoir de les essuyer;mais il arrêta sa main, comme s’il avait peur d’effacer quelquechose. Il arrêta sa main, dis-je, et me présenta le mouchoir enl’agitant, pour que je le fisse moi-même. Je saisis aussitôtl’insinuation, et avec une sorte d’aimable dédain:

«Et quoi, monseigneur! m’avez-vousbaisée si souvent pour ne pas savoir si je suis peinte ounon? Je vous en prie, que Votre Altesse s’assure parelle-même qu’on ne cherche à lui en imposer par aucune fourberie.Laissez-moi, pour une fois, être assez vaine pour dire que je nevous ai point trompé par des couleurs fausses.»

En disant ceci, je lui mis un mouchoir dans lamain, et, prenant cette main dans la mienne, je lui fis essuyer monvisage plus rudement qu’il n’aurait voulu le faire, de peur de meblesser.

Il parut surpris plus que jamais, et jura –c’était la première fois que je l’entendais jurer depuis que je leconnaissais – qu’il n’aurait pu croire qu’il y avait au monde unetelle peau sans aucun fard.

«Eh bien, monseigneur, dis-je, VotreAltesse va avoir une nouvelle démonstration que ce qu’il vous plaîtde prendre pour de la beauté est le pur ouvrage de lanature.»

En même temps j’allai à la porte, j’agitai unepetite sonnette pour appeler ma femme de chambre Amy, et luiordonnai de m’apporter une tasse pleine d’eau chaude, ce qu’ellefit. Quand l’eau fut venue, je priai Son Altesse de sentir qu’elleétait chaude; il le fit, et immédiatement je me lavai tout levisage devant lui. C’était là vraiment plus qu’une satisfaction, jeveux dire plus qu’une raison de croire; car c’était uneindéniable démonstration. Il me baisa les joues et les seins millefois, avec les expressions de la plus grande surpriseimaginable.

Je n’avais pas non plus une taille trèsordinaire, quant aux formes et aux proportions. Bien que j’eusse eudeux enfants de mon amant et six de mon véritable mari, je répèteque je n’avais pas une taille méprisable; et mon prince (ilfaut me permettre la vanité de l’appeler ainsi) était en train dem’examiner pendant que je marchais d’un bout à l’autre de lachambre. À la fin, il me conduisit dans la partie la plus obscurede la pièce, et, se tenant derrière moi, me pria de relever latête; alors, mettant ses deux mains autour de mon cou, commes’il le mesurait dans ses doigts pour voir combien il était petit,car il était petit et long, il me le tint si longtemps et si fortdans sa main que je me plaignis qu’il me fît un peu mal. Pourquoiil faisait cela, je ne le savais pas, et je n’avais pas le moindresoupçon qu’il fît autre chose que de me mesurer le cou. Mais, quandje lui dis qu’il me faisait mal, il eut l’air de me laisser aller,et en une demi-minute il me conduisit devant un trumeau; etvoilà que je vis mon cou enfermé dans un beau collier de diamants.Cependant je ne m’étais pas plus rendu compte de ce qu’il faisaitque s’il n’avait réellement rien fait du tout; et je n’enavais pas eu le moindre soupçon. S’il y eut alors une once du sangque j’avais dans les veines qui ne monta pas à mon visage, à moncou et à mes seins, ce fut sans doute par suite de quelqueinterruption dans les vaisseaux. Cette vue me mit toute en feu, etje me demandais ce que c’était qui m’arrivait.

Cependant, pour lui faire voir que je n’étaispas indigne de recevoir des bienfaits, je me retournai en luidisant:

«Monseigneur, Votre Altesse a décidé deconquérir par sa générosité la sincère gratitude de ses serviteurs.Vous ne laissez place à rien qu’aux remerciements, et vous rendezces remerciements mêmes inutiles, tellement ils sont peuproportionnés aux circonstances.

»–J’aime, enfant, répondit-il, àvoir tout en harmonie. Une belle robe, un beau jupon, une bellecoiffure de dentelle, un beau visage et un beau cou, et point decollier, cela n’aurait pas laissé l’objet parfait. Mais pourquoicette rougeur, ma chère?

»–Monseigneur, dis-je, tous vosdons appellent cette rougeur, et par dessus tout je rougis de mevoir donner ce que je suis si peu capable de mériter, et ce qu’ilme sied si mal de recevoir.»

C’est ainsi que je suis une preuve vivante dela faiblesse des grands personnages, quand il s’agit de leur vice.Ils comptent pour rien de jeter follement des richesses immensesaux plus indignes créatures; ou, pour le résumer en un mot,ils élèvent la valeur de l’objet qu’ils prétendent choisir à leurfantaisie. Ils élèvent, dis-je, sa valeur à leurs dépens; ilsdonnent des présents considérables pour une faveur ruineuse qui estsi loin de valoir ce qu’elle coûte, qu’en fin de compte rien n’estplus absurde que le prix que les hommes payent pour acheter leurpropre destruction.

Je ne pouvais, au plus fort de toute cettejolie conduite, je ne pouvais, dis-je, ne pas faire quelques justesréflexions, bien que, comme je l’ai dit, ma conscience fût muetteet ne me troublât aucunement dans ma perversité. Ma vanité étaitgonflée à un tel point qu’il ne me restait pas de place pour melivrer à de telles pensées. Mais je ne pouvais m’empêcher parfoisde jeter avec étonnement un regard en arrière sur la folie des gensde qualité qui, immenses dans leur générosité comme dans leurrichesse, donnent à profusion et sans connaître de bornes aux plusscandaleuses personnes de notre sexe, pour qu’elles leur accordentla liberté de s’abuser eux-mêmes et de se perdre avec elles.

Moi, qui savais ce que cette carcasse quiétait mon corps avait été il y avait quelques années à peine,combien abattue par le chagrin, noyée dans les larmes, épouvantée àla perspective de la misère, entourée de haillons et d’enfants sanspère; engageant et vendant les guenilles qui me couvraientpour un dîner; assise à terre, désespérant de tout secours etm’attendant à mourir de faim, jusqu’au moment où l’on m’arracheraitmes enfants pour être entretenus par la paroisse; moi qui,après cela, étais devenue femme de mauvaise vie pour du pain, et,abandonnant conscience et vertu, avais vécu avec le mari d’uneautre femme; moi qui étais méprisée par tous mes parents etpar ceux de mon mari; moi qui avais été délaissée, dans unesi complète désolation, tellement sans ami et sans aide, que je nesavais comment me procurer un dernier secours pour m’empêcher demourir de faim, je devais donc être courtisée par un prince pourl’honneur d’obtenir l’usage de mon corps prostitué, dont sesinférieurs s’étaient auparavant servi, et que peut-être je n’auraispas, naguère, refusé à un de ses valets, si, par là, j’avais pum’assurer du pain.

Je ne pouvais, dis-je, m’empêcher de réfléchirà la brutalité et à l’aveuglement du genre humain qui, parce que lanature m’avait donné une belle peau et quelques traits agréables,permettait que la beauté présentât à l’appétit sensuel un appâtassez puissant pour faire faire des choses ignobles etdéraisonnables afin d’en obtenir la possession.

C’est pour cette raison que j’ai si longuementexposé le détail des caresses que me prodiguèrent le joaillier etce prince. Non pour faire de ce récit une excitation au vice dontje me suis rendue coupable et dont je suis aujourd’hui unepénitente si pleine de regrets (à Dieu ne plaise que personne fasseun si vil usage d’un si bon dessein); mais pour tracer lajuste peinture d’un homme asservi à la rage de son vicieuxappétit; pour montrer comment il efface l’image de Dieu dansson âme, détrône sa raison; fait abdiquer à la conscience sondomaine, et exalte les sens sur le trône vide; comment ildépouille l’homme et exalte la brute en lui.

Oh! si nous pouvions entendre de quelsreproches ce grand personnage se chargea plus tard, lorsqu’il futfatigué de cette créature admirée et qu’il devint dégoûté de sonvice! Combien le détail en serait profitable au lecteur de cerécit. Mais s’il avait lui-même connu la sale histoire de mesagissements sur le théâtre de la vie depuis le peu de temps quej’étais au monde, combien ses reproches contre lui-mêmen’eussent-ils pas été plus sincères. Mais je reviendrai sur cesujet.

Je vécus dans cette sorte de retraite joyeusepresque trois années, espace de temps pendant lequel, à coup sûr,jamais amour de ce genre ne fut porté si haut. Le prince neconnaissait pas de bornes à sa munificence. Il ne pouvait medonner, soit pour mes vêtements, soit pour mon service, soit pourmes mets ou mes vins, rien de plus que ce qu’il m’avait donné dèsle commencement. Après cela, il fit ses présents en pièces d’or,présents très fréquents et considérables, souvent de cent pistoles,jamais de moins de cinquante à la fois: et je dois me rendrecette justice, que j’avais plutôt l’air d’être peu disposée àrecevoir, que de solliciter et d’abuser. Non pas que je n’eusse unenature avide. Ce n’était pas non plus que je ne visse bien quec’était l’époque de la moisson, pendant laquelle il fallait fairema récolte, et qu’elle ne durerait pas longtemps. Mais c’était queréellement sa générosité anticipait toujours mon attente et mêmemes désirs. Il me donnait l’argent si rapidement, qu’il lerépandait sur moi bien plutôt qu’il ne me laissait l’occasion d’endemander; de sorte qu’avant que j’eusse pu dépenser cinquantepistoles, j’en avais toujours cent pour les remplacer.

Après avoir été ainsi dans ses bras un an etdemi, ou environ, je me trouvai enceinte. Je ne m’en embarrassaipas auprès de lui, avant d’être assurée que je ne me trompais pas.Alors, un matin, de bonne heure, étant au lit ensemble, je luidis:

«Monseigneur, je doute que Votre Altessese donne jamais le loisir de songer à ce qui arriverait si j’avaisl’honneur d’être enceinte de vous.

»–Eh bien, ma chère, dit-il, nousavons les moyens d’élever l’enfant, si une telle chosearrivait: j’espère que vous n’êtes pas inquiètelà-dessus.

»–Non, monseigneur, répondis-je.Je me croirais très heureuse si je pouvais donner à Votre Altesseun fils. J’aurais l’espoir de le voir lieutenant-général des arméesdu roi, grâce à l’intérêt que lui porterait son père, et grâce àson propre mérite.

»–Soyez assurée, enfant,reprit-il, que, s’il en était ainsi, je ne refuserais pas del’avouer pour mon fils, bien que fils naturel, comme on lesappelle; et je ne le mépriserais ni ne le négligerais jamais,pour l’amour de sa mère.»

Il se mit alors à m’importuner pour savoir sic’était vrai; mais je le niai positivement jusqu’au jour oùje fus capable de lui donner la satisfaction de reconnaîtrelui-même le mouvement de l’enfant au dedans de moi.

Il se déclara ravi de joie à cettedécouverte; mais il me dit qu’il était absolument nécessairepour moi de quitter la retraite que, disait-il, j’avais supportéepour l’amour de lui, et de prendre une maison quelque part à lacampagne, autant pour ma santé que pour le secret, à l’occasion demes couches. Ceci était tout à fait en dehors de ma sphèred’action; mais le prince, qui était un homme de plaisir,avait, paraît-il, plusieurs asiles de ce genre, dont il avait faitusage, je suppose, en des occasions semblables. Tout en s’enremettant donc, pour ainsi dire, à son gentilhomme, il me procuraune maison très convenable à environ quatre milles au sud de Paris,dans le village de ***, où j’eus des appartements très agréables,de beaux jardins, et tout très bien disposé à mon goût. Mais unechose qui ne me plut pas du tout, ce fut une vieille femme qu’onavait retenue et établie dans la maison avec la charge de pourvoirà tout ce qui serait nécessaire pendant mes couches et dem’assister dans le travail.

Je n’aimais pas du tout cette vieillefemme; elle avait trop l’air d’un espion à mes trousses ou(et cette idée m’épouvantait parfois) de quelqu’un secrètementchargé de m’expédier hors de ce monde, de la manière quis’accorderait le mieux avec les circonstances de mes couches. Lapremière fois que le prince vint me voir, ce qui ne tarda pasbeaucoup de jours, je lui fis quelques plaintes au sujet de cettevieille femme, et, autant par l’habileté de mon langage que par laforce de mon raisonnement, je le convainquis que ce ne serait pasdu tout commode, que le risque en serait plus grand de son côté, etque, tôt ou tard, cela le ferait découvrir ainsi que moi. Jel’assurai que ma servante étant anglaise, elle ne savait pas encoremaintenant qui il était; que je l’appelais toujours le comtede Clérac, et qu’elle ne savait et ne saurait jamais rien d’autresur lui; que, s’il voulait me donner congé de choisir despersonnes convenables pour mon service, il serait ordonné de tellefaçon qu’aucune d’elles ne saurait qui il était, ni même peut-êtrene verrait jamais son visage; et que, quant à l’identité del’enfant qui allait naître, Son Altesse, qui avait été seule audébut de l’affaire, serait, s’il lui plaisait, présente dans lachambre pendant tout le temps, de sorte qu’elle n’aurait pas besoinde témoins à cet égard.

Ce discours le satisfit complètement, si bienqu’il ordonna à son gentilhomme de congédier la vieille femme lemême jour; et, sans aucune difficulté, j’envoyai Amy à Calaiset de là à Douvres, où elle engagea une sage-femme anglaise et unenourrice anglaise, pour venir en France soigner, pendant quatremois au moins, une dame anglaise de qualité, suivant le titre qu’onme donnait.

Amy avait convenu de payer à la sage-femmecent guinées, et de la défrayer jusqu’à Paris et, au retour,jusqu’à Douvres. La pauvre femme qui devait être ma nourrice avaitvingt livres sterling, et, pour les frais, les mêmes conditions quel’autre.

Je fus très aise lorsque Amy fut de retour,d’autant plus qu’elle amenait avec la sage-femme une autre femmeaux bonnes allures maternelles, qui devait lui servir d’aide, etqui serait très utile à l’occasion; elle avait aussi avertiun accoucheur à Paris, au cas où on aurait en quoi que ce soitbesoin de son assistance. Ayant ainsi pourvu à tout, le comte, carc’est ainsi que nous l’appelions en public, venait me voir aussisouvent que je pouvais l’espérer, et continuait à êtreexcessivement bon, comme il l’avait toujours été. Un jour que nousnous entretenions ensemble au sujet de ma grossesse, je lui dis quetoutes les choses étaient parfaitement en ordre, mais que j’avaisune étrange appréhension que je mourrais de cet enfant. Il réponditen souriant:

«C’est ce que disent toutes les dames,ma chère, quand elles sont enceintes.

»–Quoi qu’il en soit, monseigneur,repris-je, il n’est que juste que ce que vous m’avez accordé dansl’excès de votre générosité, ne soit pas perdu.»

Là-dessus, je tirai de mon sein un papierplié, mais non scellé, et le lui lus. J’y laissai l’ordre que toutela vaisselle et les bijoux, et le beau mobilier que Son Altessem’avait donnés, lui fussent rendus par mes femmes, et que les clefsfussent remises à son gentilhomme en cas de malheur. Puis, jerecommandai ma femme de chambre Amy à ses faveurs pour une somme decent pistoles, à condition qu’elle donnât les clefs, comme je l’aidit, au gentilhomme contre reçu de celui-ci. Lorsqu’il vitcela:

«Ma chère enfant, dit-il, en me prenantdans ses bras, et quoi! avez-vous fait votre testament etdisposé de vos biens?Dites-moi, je vous prie, qui faites-vousvotre légataire universel?

«–Oui, monseigneur, luirépondis-je; je l’ai fait, du moins de manière à vous assureren cas de mort, la justice que je vous dois. Et en faveur de quidisposerais-je des choses précieuses que je tiens de vos mainscomme des gages de vos bonnes grâces et des témoignages de votregénérosité, sinon en faveur du donateur? Si l’enfant vit,Votre Altesse, je n’en doute pas, agira d’une façon digne d’elle àcet égard, et j’aurai la confiance la plus entière qu’il sera bientraité par vos ordres.»

Je pus voir qu’il prenait très bien cela. Ilme dit:

«J’ai oublié toutes les dames de Parispour vous; et chaque jour que j’ai vécu depuis que je vousconnais m’a fait voir que vous savez mériter tout ce qu’un hommed’honneur peut faire dans votre intérêt. Soyez tranquille,enfant; j’espère que vous ne mourrez pas; d’ailleurs,tout ce que vous avez est à vous; faites-en ce qu’il vousplaira.»

J’étais alors à environ deux mois de monterme, et cela fut vite passé. Au moment où je m’aperçus quel’heure était venue, il se trouva très heureusement qu’il était àla maison, et je le suppliai de rester quelques heures de plus, ceà quoi il consentit. On appela Son Altesse pour la faire entrerdans la chambre, s’il lui plaisait, comme je le lui avais offert etcomme je le désirais; et je lui envoyai dire que je feraisaussi peu de cris que possible pour éviter de le gêner. Il vintdans la chambre une fois, m’exhorta à avoir bon courage, disant quece serait vite fini, puis se retira. Au bout d’une demi-heureenviron, Amy lui porta la nouvelle que j’étais délivrée et quej’avais mis au monde un garçon charmant. Il lui donna dix pistolespour sa nouvelle, et attendit qu’on eût tout mis en ordre autour demoi; il rentra alors dans la chambre, m’encouragea, me parlaavec bonté, regarda l’enfant, puis se retira, et revint me voir lelendemain.

Depuis, lorsque j’ai jeté un regard en arrièresur ces choses avec des yeux libres de la domination du crime, quele côté pervers m’en est apparu sous un jour plus clair, et que jel’ai vu avec ses couleurs naturelles, n’étant plus aveuglée par lesbrillantes apparences qui me décevaient en ce temps-là et qui,comme dans les cas semblables, si je puis juger des autres parmoi-même, possèdent trop fortement l’esprit; depuis, dis-je,je me suis souvent demandé quel plaisir, quelle satisfaction leprince pouvait avoir à regarder le pauvre innocent petit enfant,qui, tout en étant le sien, et bien qu’il pût de ce côté luiinspirer quelque sentiment d’affection, devait cependant toujours,dans la suite, lui rappeler sa faute première, et, chose pireencore, se charger, sans l’avoir méritée, d’une marque éternelled’infamie, dont on lui ferait, en toute occasion un reproche, àcause de la folie de son père et de la perversité de sa mère.

Les grands personnages sont, à la vérité,délivrés du fardeau de leurs enfants naturels ou bâtards, quant àce qui concerne l’entretien. C’est le principal tourment dans lesautres cas, où il n’y a point de ressources suffisantes pour euxsans empiéter sur la fortune de la famille. Dans ces cas-là, ou lesenfants légitimes de l’homme souffrent, ce qui est tout à faitcontre nature, ou la mère infortunée de l’enfant illégitime al’épouvantable douleur soit d’être renvoyée avec son enfant etd’être abandonnée à la faim, etc., soit de voir le pauvre petitemporté comme un paquet, pour une pièce d’argent, par quelqu’une deces bouchères qui débarrassent des enfants, comme cela s’appelle,c’est-à-dire, qui les affament et, en un mot, les assassinent.

Les grands personnages, dis-je, sont délivrésde ce fardeau, parce qu’ils ont toujours les moyens de fournir à ladépense de leur postérité irrégulière, en faisant quelque petiteassignation de fonds sur la banque de Lyon ou l’hôtel de ville deParis, et en stipulant que ces sommes sont versées pour faire faceà telles dépenses qu’ils jugeront fondées.

Ainsi, dans le cas de cet enfant de moi, tantque le Prince et moi entretînmes des relations, il n’y eut pasbesoin de prendre aucune disposition pour l’apanage ou l’entretiende l’enfant ou de sa nourrice, car il me fournissait plus qu’il nefallait pour tout cela; mais plus tard, lorsque le temps etune circonstance particulière eurent mis fin à nos relations (detelles liaisons ont toujours un terme, et généralement se rompentbrusquement), plus tard, dis-je, je sus qu’il avait établi pour lesenfants une pension fixe, par l’assignation d’une rente annuellesur la banque de Lyon, laquelle était suffisante pour les avancerconvenablement, quoique en simples particuliers, dans le monde, etcela d’une façon non indigne du sang de leur père, tout en étantmoi-même disparue et oubliée dans la circonstance; et lesenfants n’ont jamais jusqu’à ce jour rien su de leur mère,autrement que comme vous en aurez le détail ci-après.

Mais, pour revenir à l’observationparticulière que je faisais, et qui, je l’espère, pourra être utileà ceux qui liront mon histoire, je répète que c’était quelque chosede merveilleux pour moi de voir ce personnage si extrêmement ravide cette naissance, et si content de cet enfant; ils’asseyait et le regardait, parfois avec un air grave, pendant delongs moments de suite, et j’observai qu’il aimait particulièrementle regarder quand il était endormi.

C’était, à la vérité, un aimable et charmantenfant; et il avait une certaine vivacité de physionomie quiest loin d’être commune à tous les enfants si jeunes. Le prince medisait souvent qu’il croyait qu’il y avait quelque chosed’extraordinaire en lui, et qu’il ne doutait pas qu’il ne devînt ungrand homme.

Je ne pus jamais l’entendre parler ainsi, sansen éprouver un plaisir secret; cependant cela me touchait siprofondément d’une autre manière, que je ne pouvais retenir unsoupir et quelquefois des larmes; une fois, en particulier,cela m’émut tellement que je ne pus le lui cacher. Mais lorsqu’ilvit couler les larmes sur mon visage, il n’y eut plus moyen de luien cacher la cause; il était trop pressant pour être refuséen une chose qui l’intéressait si fort; aussi lui répondis-jefranchement:

«Ce qui m’affecte sensiblement,monseigneur, c’est que, quel que puisse être le mérite de ce petitêtre, il doive toujours avoir une barre sur son blason. L’accidentde sa naissance sera toujours, non seulement une tache à sonhonneur, mais un obstacle à sa fortune dans le monde. Notreaffection sera à jamais son affliction, et le crime de la mère serale blâme du fils. La tache ne pourra jamais être effacée par lesactions les plus glorieuses; bien plus, s’il vit pour éleverune famille, l’infamie devra descendre jusqu’à son innocentepostérité.»

Cette pensée le frappa, et il me dit plusieursfois ensuite qu’elle avait fait plus d’impression sur lui qu’il neme l’avait laissé voir sur le moment; mais, pour l’instant,il l’écarta en me disant qu’on ne pouvait empêcher ceschoses-là; qu’elles servaient d’aiguillon à l’ardeur desbraves, leur inspiraient les principes de la vaillance, et lespoussaient aux exploits; que, bien qu’il pût être vrai quel’épithète d’illégitime s’attachât au nom, la vertu personnellen’en mettait pas moins un homme d’honneur au dessus du reproche desa naissance; que, comme il n’avait pas eu part à la faute,il ne serait pas souillé par la tache, lorsque, s’étant par sonpropre mérite, mis à l’abri des atteintes du scandale, la mémoirede ses commencements se noierait dans sa gloire; que, commec’était l’habitude des gens de qualité de faire de petitesescapades de ce genre, le nombre de leurs enfants naturels était sigrand, et ils prenaient généralement tant de soin de leuréducation, que quelques-uns des plus grands hommes du monde avaientune barre dans leurs armes et que cela n’avait pas d’importancepour eux, surtout lorsque leur renommée commençait à s’élever surla base de leur mérite acquis. Et là-dessus, il se mit à m’énumérerquelques-unes des plus grandes familles de France et aussid’Angleterre.

Cela mit fin à notre conversation sur ce sujetpour quelque temps. Mais une fois, je m’avançai davantage avec lui,en tournant la conversation du sort réservé à nos enfants auxreproches que ces enfants seraient en position de nous adresser, ànous, leurs auteurs; et, comme je parlais avec un peu trop dechaleur, il finit par recevoir une impression plus profonde que jene l’aurais voulu. À la fin, il me dit que j’avais presque joué lerôle d’un confesseur auprès de lui, mais que je pourrais bien luiprêcher une doctrine plus dangereuse qu’il ne nous conviendrait àl’un et à l’autre, ou que je ne le soupçonnais.

«Car, ma chère, ajouta-t-il, si nous enarrivons une fois à parler de repentir, il faudra parler de nousséparer.»

S’il y avait déjà des larmes dans mes yeux,elles coulèrent alors trop abondantes pour être retenues, et je nelui donnai que trop l’assurance par mes regards que je n’avais pasencore dans l’esprit de réflexions assez fortes pour allerjusque-là, et que je ne pouvais pas plus songer à nous séparerqu’il ne le pouvait de son côté.

Il me dit beaucoup de tendres choses, pleinesde grandeur, comme lui-même; et, atténuant notre crime, il medéclara qu’il ne pourrait pas plus se séparer de moi que moi delui. Ainsi, pour conclusion, l’un et l’autre, en dépit même de noslumières et en dépit de notre conviction, nous continuâmes dans lepéché. À la vérité son affection pour l’enfant était un lien trèsfort, car il l’aimait extrêmement.

Cet enfant devint par la suite un hommeconsidérable. Il fut d’abord officier aux Gardes du corps,en France, et, plus tard, colonel d’un régiment de dragons enItalie; et, en un grand nombre d’occasions extraordinaires,il montra qu’il n’était pas indigne d’un tel père, mais qu’ilaurait à bien des égards mérité une naissance légitime et une mèremeilleure. D’ailleurs nous en reparlerons.

Je pense que je puis maintenant dire que jevivais vraiment comme une reine; ou, si vous voulez me faireconfesser que ma condition avait encore la souillure de laprostituée, je puis dire que j’étais, à coup sûr, la reine desprostituées; car jamais femme, n’ayant que l’état demaîtresse, ne fût plus appréciée et plus caressée par une personnede ce rang. J’avais, il est vrai, un défaut qu’on peut rarementreprocher aux femmes dans des circonstances semblables:jamais de la vie je ne lui demandai rien, ni ne permis qu’on seservît de moi, comme ce n’est que trop la coutume des maîtresses,pour demander des faveurs pour d’autres. Dans le premier cas, sagénérosité m’en empêcha toujours; et, dans le second, ce futma stricte retraite, qui n’était pas moins à ma convenance qu’à lasienne.

La seule faveur que je lui demandai jamais futpour son gentilhomme, auquel il avait, pendant tout le temps,confié le secret de notre affaire. Celui-ci l’avait une foistellement offensé par quelques omissions dans les devoirs de sacharge, qu’il trouvait très difficile de faire sa paix. Il vintexposer son cas à ma femme de chambre Amy, et la pria de me parlerafin que j’intercédasse pour lui. Je le fis, et, à cause de moi, onle reçut de nouveau et lui pardonna. Le reconnaissant coquin m’enpaya en se glissant dans le lit de sa bienfaitrice Amy, ce dont jefus très en colère; mais Amy déclara généreusement quec’était de sa faute, à elle, autant que de la sienne, à lui;et qu’elle aimait l’individu au point qu’elle croyait qu’elle lelui aurait demandé s’il ne le lui avait demandé lui-même. Ceci,dis-je, m’apaisa et je me contentai d’obtenir d’elle qu’elle ne luiferait pas connaître que je le savais.

J’aurais pu entremêler cette partie de monrécit d’un grand nombre d’anecdotes et de conversations qui sepassèrent entre ma servante Amy et moi; mais je les ometsdans l’intérêt de ma propre histoire qui a été si extraordinaire.Cependant, il faut que je parle un peu d’Amy et de songentilhomme.

Je m’informai auprès d’Amy dans quellecirconstance ils en étaient venus à ce point d’intimité; maiselle sembla peu disposée à s’expliquer. Je ne me souciai pas de lapresser sur une affaire de cette nature, sachant qu’elle aurait purépondre à ma question par une question, et demander comment moi etle prince en étions venus aussi à ce point d’intimité. Je cessaidonc de m’en informer davantage; et, au bout de quelquetemps, elle me raconta tout, librement et d’elle-même. L’affaire,pour le faire bref, revenait simplement à ceci: tellemaîtresse, telle servante; comme ils avaient beaucoupd’heures de loisir ensemble, en bas, en attendant chacun de leurcôté, lorsque son maître et moi nous étions ensemble en haut, ilsne pouvaient guère éviter de se poser l’un à l’autre la questiond’usage; à savoir, pourquoi ils ne feraient pas en bas lamême chose que nous faisions en haut.

Là dessus, vraiment, comme je l’ai déjà dit,je ne pouvais trouver dans mon cœur le moyen d’être irritée contreAmy. J’avais peur, il est vrai, que la fille n’eût un enfant elleaussi; mais cela n’arriva pas, et il n’y eût pas de mal defait, car Amy avait déjà été initiée, aussi bien que sa maîtresse,et par la même personne, comme vous l’avez vu.

Lorsque je fus relevée et que mon enfant futpourvu d’une bonne nourrice, comme, d’ailleurs, l’hiver approchait,il était convenable de songer à revenir à Paris; ce que jefis. Mais comme j’avais maintenant un carrosse, des chevaux etquelques domestiques pour me servir, par la permission de monseigneur et maître, je prenais la liberté de les faire venir àParis quelquefois, et ainsi de faire un tour dans le jardin desTuileries et autres lieux agréables de la ville. Il arriva un jourque mon prince (si je puis l’appeler ainsi) eut l’idée de me donnerquelque divertissement et de prendre l’air avec moi. Mais, afin depouvoir le faire et de n’être pas reconnu en public, il vint metrouver dans le carrosse du comte de ***, grand officier de lacour, et suivi de sa livrée; de sorte qu’il était, en un mot,impossible de deviner à l’équipage qui j’étais et à quij’appartenais. En outre, afin que je fusse plus effectivementcachée, il me commanda de me faire prendre chez une couturière oùil venait quelquefois, – pour d’autres amours ou non ce n’était pasmon affaire de m’en enquérir. Je ne savais rien de l’endroit où ilavait l’intention de me mener; mais lorsqu’il fut dans lecarrosse avec moi, il me dit qu’il avait donné l’ordre à sesdomestiques d’aller à la cour, et qu’il voulait me montrer un peudu beau monde. Je lui répondis que je ne m’inquiétais pasdu lieu où j’allais, tant que j’avais l’honneur de l’avoir avecmoi. Il me conduisit ainsi au beau palais de Meudon, où le Dauphinétait alors, et où il avait quelque intelligence particulière avecun des serviteurs du Dauphin, qui me donna asile dans sesappartements pendant que nous y restâmes, c’est-à-dire trois ouquatre jours.

Durant mon séjour, il se trouva que le roivint de Versailles, et, ne s’arrêtant que très peu, fit visite àMmela Dauphine qui était alors vivante. Le princeétait là incognito par la seule raison qu’il était avec moi;aussi, lorsqu’il apprit que le roi était dans les jardins, il setint enfermé dans les appartements; mais le gentilhomme chezlequel nous étions, avec sa dame et plusieurs autres, sortit pourvoir le roi, et j’eus l’honneur d’être invitée à aller aveceux.

Nous ne restâmes pas longtemps dans lesjardins; après avoir vu le roi; nous remontâmes lalarge terrasse, et, en traversant la salle pour nous diriger versle grand escalier, j’eus un spectacle qui me confondit d’un coup,comme je ne doute pas qu’il ne l’eût fait de toute femme au monde.Les gardes à cheval, ou, comme on les appelle là, les gens d’armess’étaient pour une occasion quelconque, trouvés de service, ou ilsavaient été passé en revue, ou quelque autre chose (c’était unsujet que je n’entendais pas) occasionnait leur présence; jene sais pas quoi, mais le fait est que, marchant dans la chambredes gardes, portant ses bottes de cheval et l’uniforme complet dela troupe, comme nos horse-guards (gardes à cheval) leportent lorsqu’ils sont de service, comme on dit, à Saint-James’sPark, je vis là, vous dis-je, à mon inexprimable stupéfaction, jevis M.***, mon premier mari, le brasseur.

Je ne pouvais me tromper. Je passai si près delui que je le frôlai presque de mes vêtements, et je le regardaibien en face, mais en ayant mon éventail devant mon visage, desorte qu’il ne pouvait me reconnaître. Mais moi, je le reconnusparfaitement bien, et je l’entendis parler, ce qui était un secondmoyen de reconnaissance. Tout en étant, vous pouvez le croire,étonnée et surprise à cette vue, je me retournai après l’avoirdépassé de quelques pas, et, feignant d’adresser des questions à ladame qui était avec moi, je m’arrêtai, comme si j’avais regardé lagrande salle, la chambre extérieure des gardes et autres chosessemblables; mais je le faisais pour bien voir son costume,afin de pouvoir pousser plus loin mes investigations.

Pendant que j’étais ainsi arrêtée, amusant dequestions cette dame qui était avec moi, il revint en causant avecun autre homme de même uniforme, juste à côté de moi; et, àmon grand plaisir, ou déplaisir, prenez-le dans le sens que vousvoudrez, je l’entendis parler anglais, l’autre étant un Anglaisapparemment.

Je fis alors à la dame quelques autresquestions.

«Je vous prie, madame, lui dis-je, quelssont ces cavaliers-ci? Sont-ce les gardes du roi?

»–Non, dit-elle. Ce sont les gensd’armes; un petit détachement d’entre eux, je suppose,escortait le roi aujourd’hui; mais ce n’est pas la gardeordinaire de Sa Majesté.»

Une autre dame qui était avec elle, ditalors:

«Non, madame, il semble que ce ne soitpas le cas; car je les ai entendus dire que les gens d’armesétaient ici aujourd’hui par ordre spécial, quelques-uns d’entre euxdevant marcher vers le Rhin, et ceux-ci se tenir prêts à recevoirdes ordres; mais ils retournent demain à Orléans, où ils sontattendus.»

Ceci me satisfit en partie; mais jetrouvai ensuite le moyen de m’informer à quel corps de troupeparticulier appartenaient les gentilshommes qui étaient là;et en même temps j’appris qu’ils seraient tous à Paris la semainesuivante.

Deux jours après nous revînmes à Paris. J’enpris occasion de dire à monseigneur que j’avais entendu dire queles gens d’armes devaient être dans la ville la semaine d’après, etque je serais ravie de les voir défiler s’ils entraient en corps.Il était si obligeant en ces sortes de choses que je n’avaisseulement qu’à en indiquer une pour qu’elle fût faite; aussiordonna-t-il à son gentilhomme (je devrais maintenant l’appeler legentilhomme (d’Amy) de m’avoir une place dans une certaine maisonoù je pourrais les voir défiler.

Comme il ne paraissait pas avec moi en cetteoccasion, j’eus la liberté d’emmener ma femme de chambre Amy, etnous nous établîmes en un endroit ou nous étions très commodémentpour les observations que j’avais à faire. Je dis à Amy ce quej’avais vu, et elle fut aussi empressée à faire de son côté cettedécouverte que je l’étais à la lui faire faire, et presque aussisurprise que moi de la chose en elle-même. Bref, les gens d’armesentrèrent dans la ville, comme on s’y attendait, et offrirent unspectacle vraiment glorieux, équipés à neuf de vêtements etd’armes, et allant faire bénir leurs étendards par l’archevêque deParis. Ils avaient véritablement l’air très gaillard en cetteoccasion; et comme ils défilaient fort lentement, j’eus leloisir de faire un examen aussi critique et une recherche aussiméticuleuse parmi eux qu’il me plaisait. Et voici qu’en un rangparticulier, remarquable par le cavalier de taille monstrueuse quiétait à sa droite, voici, dis-je, que je vis de nouveau mon homme.C’était, ma foi, un compagnon de mine belle et réjouie autant quequiconque dans la troupe, bien qu’il ne fût pas si monstrueusementgros que ce grand dont je parlais, lequel, paraît-il, n’en étaitpas moins un gentilhomme d’une bonne famille de Gascogne, et étaitappelé le géant de Gascogne.

Ce fut une espèce de bonne fortune pour nous,entre autres circonstances, que quelque chose fit arrêter lestroupes dans leur marche, un peu avant que ce rang particulierarrivât droit contre la fenêtre où je me tenais; de sorte quenous eûmes la facilité de le voir complètement, à une petitedistance et de façon à ne pas douter que ce ne fût la mêmepersonne.

Amy qui croyait pouvoir, à bien des égards, serisquer plus sûrement à entrer dans les détails que je ne lepouvais moi-même, demanda à son amant comment on pourraits’enquérir d’un certain homme qu’elle voyait parmi les gens d’armeset comment on pourrait le retrouver; car elle venait derevoir là, à cheval, un Anglais qu’en Angleterre on supposait mortplusieurs années avant qu’elle vînt à Londres, et dont la femmes’était remariée. C’était une question à laquelle le gentilhomme nevoyait pas trop comment il pourrait répondre; mais un autrehomme, qui se trouvait près de là, lui dit que, si elle voulait luidonner le nom de la personne, il s’efforcerait de la luitrouver; puis il lui demanda, en plaisantant, si c’était sonamoureux? Amy écarta la question d’un éclat de rire, maiselle continua son enquête, de telle manière que le gentilhommen’eut pas de peine à s’apercevoir qu’elle parlaitsérieusement; il cessa donc de badiner, et lui demanda dansquelle partie du corps de troupe il se trouvait. Elle lui ditnettement son nom, ce qu’elle n’aurait pas dû faire; etmontrant du doigt l’enseigne que portait cette troupe, laquellen’était pas encore tout à fait hors de vue, elle lui fit aisémentcomprendre dans quels parages il chevauchait; seulement ellene pouvait dire le nom du capitaine. Cependant, il lui donnaensuite de telles indications qu’Amy, qui était une filleinfatigable, le découvrit. Il paraît qu’il n’avait pas changé denom, ne supposant pas qu’on ferait aucune recherche en France à sonsujet. Amy, dis-je, le découvrit donc; elle alla hardiment àson quartier, le demanda, et il sortit aussitôt au devantd’elle.

Je crois que je n’avais pas été plus confonduelorsque je l’avais vu d’abord à Meudon qu’il ne le fut à la vued’Amy. Il tressaillit, et devint aussi pâle que la mort. Amy crutque s’il l’avait vue tout d’abord dans quelque lieu commode pourune si abominable action, il l’aurait tuée.

Mais il tressaillit, comme je le disais, etdemanda en anglais sur un ton d’étonnement:

«Qui êtes-vous?

»–Monsieur, dit-elle, ne meconnaissez-vous pas?

»–Oui, dit-il, je vous connaissaisquand vous étiez vivante; mais qu’êtes-vous maintenant,esprit ou substance, je ne sais.

»–Ne craignez rien à ce sujet,monsieur, dit Amy. Je suis la même Amy que j’étais à votreservice; je ne vous parle pas maintenant pour vous causeraucune peine; mais vous ayant vu hier par hasard à cheval aumilieu des soldats, j’ai pensé que vous seriez peut-être bien aised’avoir des nouvelles de vos amis de Londres.

»–Eh bien! Amy, répondit-il(il avait un peu recouvré ses sens), comment tout le monde va-t-ildonc? Eh quoi! votre maîtresse est-elleici?»

Et ils commencèrent le dialoguesuivant:

AMY. – Ma maîtresse, monsieur, hélas!Vous ne voulez pas parler de ma maîtresse. Pauvre noble femme, vousl’avez laissée en un triste état.

LE CAVALIER. – Oui, c’est vrai, Amy;mais on ne pouvait empêcher cela. J’étais en un triste étatmoi-même.

AMY. – Véritablement je le crois, monsieur,autrement vous n’auriez pas fui comme vous l’avez fait; carvous les laissiez tous dans une bien épouvantable condition, jedois le dire.

LE CAVALIER. – Qu’ont-ils fait après que j’aiété parti?

AMY. – Ce qu’ils ont fait, monsieur! ilsont été bien misérables, vous pouvez en être assuré. Comment enaurait-il pu être autrement?

LE CAVALIER. – Oui, c’est vrai, sans doute.Mais vous pourriez me dire, Amy, ce qu’ils sont devenus, s’il vousplaît; car si je suis allé si loin, ce n’est point que je neles aimasse pas tous beaucoup; mais c’est parce que jen’avais pas le courage de voir la pauvreté qui allait s’abattre sureux et qu’il n’était pas en mon pouvoir d’empêcher. Que pouvais-jefaire?

AMY. – Certes, je le crois, en vérité;et j’ai entendu ma maîtresse dire bien des fois qu’elle ne doutaitpas que votre affliction ne fût aussi grande que la sienne, où quevous fussiez.

LE CAVALIER. – Et croyait-elle donc que jevivais encore?

AMY. – Oui, monsieur, elle a toujours ditqu’elle croyait que vous étiez vivant, parce qu’elle pensaitqu’elle aurait entendu parler de vous si vous aviez été mort.

LE CAVALIER. – En effet, en effet. J’étaisvraiment dans une très grande perplexité. Sans cela je ne seraisjamais parti.

AMY. – C’était bien cruel pour ma maîtresse,cependant, la pauvre dame, monsieur; elle, a eu le cœurpresque brisé pour vous, d’abord dans la crainte de ce qui pouvaitvous arriver, et ensuite parce qu’elle ne pouvait avoir de vosnouvelles.

LE CAVALIER. – Hélas, Amy, que pouvais-jefaire? Les choses étaient arrivées à la dernière extrémitéavant mon départ. Je n’aurais pu que les aider à mourir tous defaim, si j’étais resté; et de plus, je ne pouvais supportercette vie.

AMY. – Vous savez, monsieur que je ne puis pasdire grand’chose sur ce qui s’est passé auparavant; mais j’aiété le mélancolique témoin des lamentables peines de ma pauvremaîtresse pendant tout le temps que je suis demeurée avec elle, etcela vous affligerait le cœur de les entendre raconter.

(Ici elle raconta toute mon histoire jusqu’aumoment où la paroisse prit un de mes enfants, et elle s’aperçut quecela l’affectait beaucoup; il secoua la tête et prononçaquelques paroles pleines d’amertume en apprenant la cruauté de sesparents à mon égard).

LE CAVALIER. – C’est bien, Amy; j’ensais suffisamment jusque-là. Qu’a-t-elle fait ensuite?

AMY. – Je ne peux pas vous renseignerdavantage, monsieur; ma maîtresse ne voulut pas me laisserrester avec elle plus longtemps; elle disait qu’elle nepouvait ni me payer ni m’entretenir. Je lui disais bien que je laservirais sans gages; mais je ne pouvais vivre sans manger,vous savez. Je fus donc forcée de la laisser, la pauvre dame,douloureusement contre mon gré; j’ai appris ensuite que lepropriétaire saisissait ses effets, de sorte qu’elle a été, jesuppose, mise dehors; car, comme je passais devant la porte,environ un mois après, je vis la maison fermée; puis, à peuprès quinze jours plus tard, je vis qu’il y avait des ouvriers entrain de l’approprier pour un nouveau locataire, je pense, maisaucun des voisins ne put me dire ce qu’était devenue ma pauvremaîtresse, si ce n’est qu’ils racontaient qu’elle était dans unétat de misère proche de la mendicité, et que si quelques-unes desbonnes familles des environs ne l’avaient secourue, elle aurait dûmourir de faim.»

Puis elle continua, et lui dit qu’après celaon n’avait plus jamais entendu parler de sa maîtresse; maisqu’on l’avait vue deux ou trois fois dans la cité, très misérableet très pauvrement vêtue, et qu’on pensait qu’elle cousait pourgagner son pain.

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