Lady Roxana

Chapitre 4

 

SOMMAIRE. – Le marchand hollandais prend logement dans lamême maison que moi. – Il me fait la cour. – Il sollicite ma main.– Je refuse de me marier. – Raisons de mon refus. – Différence denos idées sur le mariage. – Je veux bien être sa maîtresse, maisnon sa femme. – Il me refuse par scrupule de conscience. – Ilm’abandonne et retourne à Paris. – Mes regrets de la perte de cetami. – Je retourne en Angleterre et m’établis à Londres. – Je suisassiégée par les coureurs de dot. – Ma détermination de faire deséconomies. – Un riche marchand offre de m’épouser. – Je reçois etdonne une grande fête. – Je danse devant mes convives. – Secondefête chez moi. – Grandes nouveautés à cette fête. – Ma vertu estsuspectée. – Un riche seigneur me fait des aventures. – Amusanteanecdote à propos de sa seigneurie. – Je donne à Amy commission deretrouver mes enfants. – Elle en découvre un.

J’avoue que ce me fut une agréable surprise,et je fus extrêmement heureuse de voir celui qui s’était conduitenvers moi d’une manière si honorable et si bienveillante, et qui,en réalité, m’avait sauvé la vie. Dès qu’il m’aperçut, il seprécipita vers moi, me saisit dans ses bras et me baisa avec uneliberté qu’il n’avait jamais tenté de prendre auparavant.

«Chère Mme***, dit-il,je suis heureux de vous voir en sûreté dans ce pays. Si vous étiezrestée deux jours de plus à Paris, c’en était fait devous.»

J’étais si contente de le revoir que, durantun bon moment, je ne pus parler; je fondis en larmes sansprononcer un mot; mais je me remis de ce trouble, et luidis:

«L’obligation que je vous ai n’en estque plus grande, monsieur, à vous qui m’avez sauvé lavie.»

J’ajoutai:

«Je suis heureuse de vous voir ici, pourêtre à même de réfléchir au moyen de balancer un compte où je metrouve si fort votre débitrice.

»–Nous arrangerons celafacilement, vous et moi, maintenant que nous sommes si près l’un del’autre, répondit-il. Où demeurez-vous, je vous prie?

»–Dans une bonne maison, trèshonnête, où ce gentleman,votre ami, m’a recommandée,répondis-je en désignant le marchand chez lequel nous étions.

»–Et où vous pouvez vous logerégalement, monsieur, reprit celui-ci, pourvu que cela s’accordeavec vos affaires et soit d’ailleurs à votre convenance.

»–De tout mon cœur, dit-il. Alors,madame, ajouta-t-il en se tournant vers moi, je serai votre voisin,et j’aurai le temps de vous raconter une histoire qui sera trèslongue, mais, de bien des manières, très agréable pour vous;c’est combien ce diabolique Juif m’a tourmenté à votre propos, etquel infernal piège il vous avait tendu, au cas où il aurait puvous trouver.

»–J’aurai aussi le loisir,monsieur, de vous dire toutes mes aventures depuis cetemps-là; elles n’ont pas été en petit nombre, je vousassure.»

Bref, il prit logement dans la même maison oùje demeurais. Suivant son désir, la chambre où il couchaits’ouvrait juste en face de la mienne, de sorte que nous pouvionspresque nous parler de notre lit. Je n’eus aucun ombrage à cepropos, car je le croyais parfaitement honnête, et il l’étaitréellement; mais ne l’eût-il pas été, cet article ne faisaitpoint alors partie de mes préoccupations.

Ce ne fut qu’au bout de deux ou trois jours,et après que la première presse de ses affaires fut passée, quenous commençâmes à nous faire le récit de ce qui nous était arrivédes deux côtés; mais une fois que nous eûmes commencé, celaoccupa toutes nos conversations pendant près d’une quinzaine.D’abord, je lui rendis compte en détail de tout ce qui s’étaitpassé d’important pendant notre traversée; comment nousavions été poussés dans Harwich par une fort terribletempête; comment j’avais laissé là-bas ma femme de chambre,si effrayée du danger où elle avait été, qu’elle n’osait plus serisquer de nouveau à poser le pied sur un navire, et comment je neserais pas venue moi-même, si les lettres de change que je tenaisde lui n’avaient pas été payables en Hollande; mais l’argent,comme il pouvait s’en apercevoir, ferait aller une femme n’importeoù.

Il avait l’air de rire de toutes nos peursféminines à propos de la tempête, me disant qu’il n’y avait là rienque de très ordinaire dans ces parages; mais les ports sontsi proches sur les deux côtes qu’on est rarement en danger de seperdre; car si l’on ne peut gagner une côte, on peut toujoursse diriger vers l’autre, et courir devant, suivant son expression,soit d’un côté, soit de l’autre. Mais lorsque je lui eus dit quelbâtiment décrépit c’était, et comment, même une fois entrés dansHarwich et en eau calme, ont avait été obligé de tirer le naviresur la plage, sans quoi il aurait coulé en plein port;lorsque je lui eus dit encore qu’en regardant à la porte de lacabine, j’avais vu les Hollandais à genoux, dispersés çà et là etfaisant leurs prières, alors, il est vrai, il reconnut que j’avaiseu des raisons d’être alarmée. Pourtant il ajouta avec unsourire.

«Mais vous, madame, qui êtes si bonne etsi pieuse, vous seriez allée au ciel un peu plus tôt, voilàtout; et, pour vous, la différence n’eût pas étégrande.»

J’avoue que, lorsqu’il dit ces paroles, ellesme firent tourner le sang dans les veines, et je crus que j’allaism’évanouir. Pauvre homme! pensais-je, vous ne me connaissezguère. Que ne donnerais-je pas pour être réellement ce que vouscroyez réellement que je suis! – Il s’aperçut de mon trouble,mais il garda le silence et me laissa parler. Alors, secouant latête:

«Oh! monsieur, lui dis-je, lamort, quelle que soit sa forme, apporte toujours avec elle quelqueterreur; mais sous l’épouvantable figure d’une tempête en meret d’un vaisseau qui sombre, elle se présente avec une double, unetriple, une inexpressible horreur; et quand même je seraiscette sainte que vous me croyez être, (et Dieu sait que je ne lesuis pas) ce serait encore bien lugubre. Je désire mourir en tempscalme, si je puis.»

Il me dit beaucoup de bonnes paroles, etpartagea très gentiment son discours entre les réflexions sérieuseset les compliments. Mais je me sentais trop coupable pour goûtertout cela du même esprit qu’il me le donnait; aussi jedétournai la conversation et je lui parlai de la nécessité où jem’étais trouvée de venir en Hollande, et de mon désir de me revoirheureusement sur le rivage de l’Angleterre.

Il me dit qu’il était bien aise néanmoins, del’obligation qui m’avait fait venir en Hollande, et me donna àentendre qu’il s’intéressait tellement à mon bonheur que, s’il nem’avait pas heureusement trouvée en Hollande, il était résolu àaller en Angleterre pour me voir, et que c’était là une desprincipales raisons pour lesquelles il avait quitté Paris.

Je lui étais extrêmement obligée, luirépondis-je, de s’intéresser jusqu’à ce point à mes affaires;mais j’étais tellement sa débitrice d’avance que je ne savais passi quelque chose au monde pouvait accroître ma dette; eneffet, je lui devais déjà la vie, et je ne pouvais contracter dedette pour rien de plus précieux. Il repartit de la façon la plusobligeante qu’il me mettrait à même de payer cette dette et, enmême temps, toutes les autres obligations qu’il avait jamais pu, ouqu’il pourrait, me faire contracter envers lui.

Je commençai alors à le comprendre, et à voirclairement qu’il était déterminé à me faire la cour; mais jene voulus point du tout entendre ses insinuations, d’autant que jesavais qu’il avait une femme à Paris; d’ailleurs je n’avais,pour le moment, du moins, aucun goût à de nouvelles intrigues.Cependant je fus prise à l’improviste, un petit moment après, parune allusion qu’il fit dans sa conversation à quelque chose qu’ilfaisait du temps de sa femme. J’eus un soubresaut.

«Que voulez-vous dire, monsieur?m’écriai-je. N’avez-vous pas votre femme à Paris?

»–Non vraiment, madame. Ma femmeest morte au commencement de septembre dernier.»

C’était apparemment peu après mon départ.

Nous demeurions toujours dans la même maisonet, comme nous ne logions pas loin l’un de l’autre, les occasionsne manquaient pas de lier connaissance aussi étroitement que nouspouvions le désirer. Ces occasions ne sont pas les agents les moinspuissants sur les esprits vicieux pour faire arriver ce dont ilsn’avaient même pas l’intention tout d’abord.

Quoi qu’il en soit, et tout en faisant sa couravec la plus grande réserve, ses visées étaient très honorables. Demême que j’avais auparavant trouvé en lui un ami absolumentdésintéressé et parfaitement honnête dans ses transactions, mêmelorsque je lui avais confié tout ce que je possédais, ainsi je letrouvai maintenant rigoureusement vertueux, jusqu’à ce que jel’eusse moi-même rendu autrement presque malgré lui, comme vousallez l’apprendre.

Il n’attendit pas longtemps après notrepremière conversation pour répéter ce qu’il avait déjà insinué, àsavoir qu’il avait un projet à me soumettre, lequel, si jeconsentais à ses propositions, ferait plus que de balancer toutcompte entre nous. Je lui dis que raisonnablement je ne pouvais luirefuser rien, et que, à l’exception d’une chose à laquellej’espérais et croyais qu’il ne songeait pas, je me considéreraiscomme très ingrate si je ne faisais pour lui tout ce qui était enmon pouvoir.

Il me répondit que ce qu’il désirait de moi,il était parfaitement en mon pouvoir de l’accorder, ou autrement ilne siérait guère à un ami de le proposer. Néanmoins il refusaobstinément de faire cette proposition, comme il l’appelait;et, pour cette fois, notre conversation en resta là sur ce sujet.Nous parlâmes d’autre chose; si bien, qu’en somme, je me prisà penser qu’il pouvait avoir éprouvé quelque désastre dans sesaffaires et être venu de Paris après avoir perdu de son crédit, ouque ses intérêts avaient reçu un coup quelconque; et comme jelui voulais réellement assez de bien pour sacrifier une bonne sommeà lui venir en aide, ce que d’ailleurs la gratitude m’obligeait àfaire, puisqu’il m’avait si efficacement conservé tout ce quej’avais, je résolus de lui en faire l’offre la première fois quej’en aurais l’occasion. À ma grande satisfaction, elle se présentadeux ou trois jours après.

Il m’avait raconté en détail, bien qu’enplusieurs fois, les procédés qu’il avait eu à souffrir de la partdu Juif, et quels frais cela lui avait occasionnés; comment,à la fin, il avait eu raison de lui, comme on l’a vu plushaut; qu’il l’avait fait condamner à de bons dommages, maisque le coquin n’était pas en état de lui faire une réparationconvenable. Il m’avait dit aussi, ce que j’ai déjà raconté, commentle gentilhomme du prince d’*** avait vengé l’insulte faite à sonmaître, et fait traiter le Juif sur le Pont-Neuf, etc., et j’enavais ri de tout mon cœur.

«Il serait regrettable, lui dis-je à cepropos, que je fusse ici tranquille et ne donnasse à ce gentilhommeaucun dédommagement. Si vous vouliez m’en indiquer le moyen,monsieur, je désirerais lui faire un honnête présent et reconnaîtrele juste service qu’il m’a rendu ainsi qu’à son maître.»

Il me répondit qu’il ferait en cela ce que jecommanderais. Je lui dis donc que je voulais lui envoyer cinq centscouronnes.

«C’est trop, fit-il remarquer; carvous n’êtes intéressée que pour moitié dans le traitement infligéau Juif; c’est pour le compte de son maître qu’il l’acorrigé, et non pour le vôtre.»

Aussi bien, nous fûmes finalement obligés dene rien faire du tout, car nous ne savions ni l’un ni l’autrecomment lui adresser une lettre, ni comment lui envoyer quelqu’un.Je dis donc que je laisserais cela jusqu’à ce que je fusse enAngleterre, parce que ma femme de chambre, Amy, était encorrespondance avec lui, et qu’il lui avait fait la cour.

«Mais, monsieur, ajoutai-je, si, pourm’acquitter du généreux intérêt qu’il m’a témoigné, je me fais undevoir de songer à lui, il n’est que juste que les dépensesauxquelles vous avez été contraint, lesquelles étaient toutes pourmoi, vous soient remboursées; par conséquent,voyons…»

Ici je fis une pause, et je me mis à établirla somme de ce que j’avais remarqué dans ses discours qu’il lui enavait coûté pour ses différents débats et audiences au sujet de cechien de Juif, et j’arrivai à un total d’un peu plus de 2,130couronnes. Alors je tirai quelques lettres de change que j’avaissur un marchand d’Amsterdam et un compte de banque particulier, quej’examinai afin de les lui donner.

Lorsqu’il vit clairement ce que j’allaisfaire, il m’arrêta avec quelque chaleur, en me disant qu’il nevoulait rien de moi pour cela, et qu’il désirait que je nedérangeasse pas mes lettres de change et mes papiers à cepropos; ce n’était pas pour cela qu’il m’avait racontél’histoire, ni dans aucune vue semblable; son malheur avaitété tout d’abord de m’amener ce hideux coquin, et quoiqu’il l’eûtfait dans une bonne intention, il ne s’en punirait pas moins, parles frais qu’il avait dû faire, d’avoir eu si peu de chancevis-à-vis de moi; je ne pouvais avoir de lui assez mauvaiseopinion pour supposer qu’il voulût accepter de l’argent de moi, uneveuve, pour m’avoir rendu service et m’avoir témoigné de l’intérêtdans un pays étranger et lorsque j’étais dans le malheur;mais il répétait ce qu’il avait déjà dit, qu’il me réservait unrèglement de comptes plus sérieux, et que, comme il me l’avaitdéclaré, il me mettrait à même de m’acquitter d’un coup de toutesces faveurs, comme je les appelais, et de faire une balancedéfinitive.

Je croyais qu’il allait se déclarer;mais il différa encore, comme il l’avait fait jusque là; d’oùje conclus que ce ne pouvait être une question d’amour, car cessortes de choses ne se remettent pas ainsi d’ordinaire. Parconséquent, ce devait être une question d’argent. Dans cettepensée, je pris la parole et lui dis que, puisqu’il savait quej’étais obligée à lui vouloir trop de bien pour lui refuser aucunefaveur que je pourrais lui accorder, je le priais de me donner lapermission de lui demander si rien n’inquiétait son espritrelativement à ses affaires ou à ses biens; si cela était, ilsavait ce que je possédais aussi bien que moi, et s’il avait besoind’argent, je lui ferais avoir la somme qu’il lui fallait jusqu’àconcurrence de cinq ou six mille pistoles; il me payeraitselon que ses affaires le permettraient; et s’il ne me payaitjamais, je l’assurais que je ne lui causerais jamais d’ennui pourcela.

Il se leva cérémonieusement, et m’adressa sesremerciements en des termes qui me disaient assez qu’il avait étéélevé parmi des personnes plus polies et plus courtoises que,suivant l’opinion commune, ne le sont d’ordinaire les Hollandais.Lorsque mon compliment fut achevé, il se rapprocha de moi et me ditqu’il était forcé, tout en me remerciant à plusieurs reprises demon offre obligeante, de m’assurer qu’il n’avait aucun besoind’argent, et qu’il n’avait éprouvé aucune gêne dans aucune de sesaffaires, non, dans aucune, de n’importe quel genre, si ce n’est laperte de sa femme et d’un de ses enfants qui l’avait en effetaffecté beaucoup; mais cela n’avait rien à faire avec cequ’il avait à me proposer, par quoi, si j’y consentais, jem’acquitterais de toutes mes obligations; bref, cetteproposition était que, voyant que la Providence lui avait (comme sic’eût été dans cet exprès dessein) retiré sa femme, je voulussebien remplacer pour lui ce qu’il avait perdu. Et en même temps, ilme tenait serrée dans ses bras, m’ôtait, en m’embrassant, laliberté de dire non, et me laissait à peine respirer.

À la fin, ayant trouvé le moyen de parler, jelui dis que, comme je l’avais déclaré auparavant, je ne pouvais luirefuser qu’une chose au monde: j’étais fâchée qu’il meproposât justement la seule chose que je ne pusse accorder.

Je ne pouvais m’empêcher de sourire,cependant, à part moi, de ce qu’il faisait tant de circonlocutionset de détours pour en arriver à des paroles qui n’avaient au fondrien de si merveilleux, s’il avait su tout. Mais il y avait uneautre raison pour laquelle j’étais résolue à ne pas leprendre; et, en même temps, s’il m’avait courtisée d’unemanière moins honnête ou moins vertueuse, je crois que je nel’aurais pas refusé. Mais j’arriverai à cela tout à l’heure.

Comme je l’ai dit, il avait été long à fairesa déclaration; mais lorsqu’il l’eut faite, il l’appuyad’instances qui n’admettaient aucun refus; c’était, du moins,son intention. Toutefois j’y résistai obstinément, bien qu’avectoutes les expressions imaginables de la plus grande affection etdu plus grand respect, lui répétant souvent qu’il n’y avait rienautre chose au monde que je pusse lui refuser, lui montrant la mêmedéférence, et, en toute occasion, le traitant avec la mêmeconfiance intime et la même liberté que s’il avait été monfrère.

Il essaya tous les moyens imaginables pourfaire passer son dessein; mais je fus inflexible. À la fin,il songea à un expédient qui, il s’en flattait, ne devait paséchouer. Et il ne se serait peut-être pas trompé, avec toute autrefemme au monde que moi. C’était d’essayer s’il pourrait mesurprendre et m’approcher au lit; car après cela, il étaittrès rationnel de croire que je serais assez disposée àl’épouser.

Nous étions si intimes ensemble qu’un mari etune femme seuls peuvent, ou du moins, doivent l’êtredavantage; mais nos libertés se tenaient toujours dans lestermes de la modestie et de la décence. Un soir plus que tous lesautres, nous étions pleins de gaieté, et je m’imaginai qu’ilpoussait cette gaieté pour épier le moment favorable. Je résolusd’être, ou, du moins, de faire semblant d’être aussi gaie que lui,et, en un mot, s’il tentait quelque chose, de le laisser sans tropde difficultés faire ce qu’il voudrait.

Vers une heure du matin, car nous étionsrestés aussi tard ensemble, je dis:

«Allons! il est une heure;il faut que j’aille me coucher.

»–Eh bien! dit-il, je vaisavec vous.

»–Non, non; allez dans votrechambre.»

Il répéta qu’il voulait aller se coucher avecmoi.

«Ma foi, repris-je, si vous le voulez,je ne sais que dire. Si je ne peux pas l’empêcher, il faudra bienque vous le fassiez.»

Cependant, je me délivrai de lui, le laissai,et entrai dans ma chambre; mais je n’en fermai pas la porte,et comme il pouvait facilement voir que je me déshabillais, il alladans la sienne, qui était précisément sur le même palier, et, enquelques minutes, le voilà qui se déshabille aussi et qui revient àma porte en robe de chambre et en pantoufles.

Je croyais qu’il était réellement parti, etqu’il avait voulu plaisanter. Je pensais, soit dit en passant,qu’il n’avait point envie de la chose ou qu’il n’en avait jamais eul’idée. Je fermai donc ma porte, au loquet, j’entends, car je lafermais rarement à la clef ou au verrou, et je me mis au lit. Iln’y avait pas, dis-je, une minute que j’y étais qu’il arrive enrobe de chambre à la porte et l’entrouvre un peu, mais pas assezpour entrer ou pour regarder à l’intérieur, et ditdoucement:

«Quoi? Êtes-vous réellement aulit?

»–Oui, oui, lui dis je;allez-vous-en.

»–Non vraiment, fit-il; jene m’en irai pas. Vous m’avez tout à l’heure donné la permission devenir me coucher, et vous n’allez pas maintenant me dire:Allez-vous-en!»

Alors il entre dans ma chambre, puis seretourne, assure la porte, et vient immédiatement au chevet du lit.Je fis semblant de m’indigner et de lutter, et lui ordonnai de s’enaller avec plus de chaleur qu’auparavant. Mais rien n’y fit;il n’avait pas sur lui un lambeau de vêtement autre que sa robe dechambre, ses pantoufles et sa chemise; il rejeta sa robe dechambre, ouvrit le lit et y entra sur le champ.

Je fis un semblant de résistance, mais cen’était rien de plus, en vérité; car, comme je l’ai dit,j’étais décidée dès le commencement à ce qu’il couchât avec mois’il le voulait, et pour le reste, je le laisserais venirensuite.

Il coucha donc avec moi cette nuit là, et lesdeux suivantes; et nous fûmes très gais pendant les troisjours. Mais la troisième nuit, il commença à être un peu plusgrave.

«Maintenant, ma chère, me dit-il, j’ai,il est vrai, poussé l’affaire plus loin que je n’en avais jamais eul’intention, et que je crois que vous ne vous y attendiez pas de mapart, car je n’ai jamais élevé vers vous de prétentions qui nefussent très honnêtes; mais, pour tout réparer et vous fairevoir combien j’étais sincère dès le début et avec quelle honnêtetéj’en agirai toujours avec vous, je suis encore prêt à vous épouser,et je désire que vous consentiez à ce que cela se fasse demainmatin. Je vous ferai les mêmes conditions avantageuses au contratque je vous aurais faites auparavant.»

C’était là, il faut l’avouer, une preuve qu’ilétait très honnête et qu’il m’aimait sincèrement; cependantje l’interprétai dans un sens tout contraire, et je crus qu’il envoulait à l’argent. Mais combien ne parut-il pas surpris, combienne fut-il pas confondu, lorsqu’il me vit accueillir sespropositions avec froideur et indifférence, et lui dire encore quec’était la seule chose que je ne pusse lui accorder!

Il était frappé d’étonnement.

«Quoi, ne pas me prendre maintenant,disait-il, lorsque j’ai partagé votre lit!»

Je lui répondis froidement, quoique toujoursavec respect:

«Il est vrai, et on peut le dire à mahonte, que vous m’avez prise par surprise et que vous avez fait demoi ce que vous avez voulu; mais j’espère que vous netrouverez pas mauvais que je ne veuille pas vous épouser, malgrécela. Si j’ai un enfant, il faudra prendre des mesures pourconduire cette affaire comme vous l’indiquerez. J’espère que vousne m’exposerez pas au mépris public pour m’être livrée àvous; mais je ne peux aller plus loin.»

Et là-dessus je m’arrêtai, sans vouloir enaucune façon entendre parler de mariage.

Maintenant, ceci pouvant sembler un peubizarre, je vais clairement établir la question comme je lacomprenais moi-même. Je savais que tant que je serais unemaîtresse, il est d’usage que la personne entretenue reçoive deceux qui l’entretiennent; au contraire, si j’étais uneépouse, tout ce que j’avais était abandonné à mon mari, et j’étaismoi-même dorénavant sous sa seule autorité. Or, comme j’avais assezd’argent et que je n’avais pas besoin de craindre d’être ce qu’onappelle une maîtresse au rebut, je n’avais pas besoin non plus delui donner vingt mille livres sterling pour m’épouser. C’eût étéacheter de quoi me loger à un prix beaucoup trop haut.

Ainsi son plan de coucher avec moi fut unhameçon auquel il se prit lui-même, lorsqu’il avait l’intention dem’y prendre; et il ne se trouva pas plus près de son but, –le mariage, – qu’il ne l’était auparavant. Je coupai court à tousles arguments qu’il pouvait mettre en avant en refusantpositivement de l’épouser; et, comme il n’avait pas vouluaccepter les mille pistoles que je lui avais offertes encompensation de ses dépenses et de ses pertes à Paris avec le Juif,à cause de l’espoir qu’il avait de m’épouser, lorsqu’il vit encoredes difficultés sur son chemin, il en fut stupéfait, et j’eusquelques raisons de croire qu’il se repentit d’avoir refusél’argent.

Mais il en est ainsi lorsque les hommes sejettent dans des expédients coupables pour faire aboutir leursdesseins. Moi, qui lui étais auparavant infiniment obligée, je memis à lui parler comme si j’avais maintenant réglé mes comptes aveclui, et que la faveur de coucher avec une catin valût non pas lesmille pistoles seulement, mais tout ce dont je lui étais redevablepour m’avoir conservé la vie et tous mes biens.

Mais c’était lui-même qui s’était amené là, etsi c’était un marché coûteux pour lui, c’était un marché qu’ilavait voulu faire. Il ne pouvait pas dire que je l’y avais attirépar supercherie. Tandis que, suivant son projet, il m’avait amenéeà coucher avec lui, en comptant que c’était un jeu sûr pour arriverau mariage, moi, je lui avais accordé cette faveur, comme ill’appelait, pour solder le compte des faveurs que j’avais reçues delui et n’avoir pas mauvaise grâce à garder les mille pistoles.

Il fût extrêmement désappointé sur cetarticle, et, pendant longtemps ne sut comment agir. J’ose dire ques’il n’avait pas cru s’en faire un gage pour m’épouser, il n’auraitjamais rien entrepris sur moi en dehors du mariage; de mêmeje croyais que, si ce n’avait été pour l’argent qu’il me savaitavoir, il n’aurait jamais souhaité de m’épouser après avoir couchéavec moi. Car quel est l’homme qui se soucie d’épouser une catin,quand même elle le serait de son fait? Je le connaissais pourn’être pas un sot; je ne lui faisais donc pas tort lorsque jesupposais que, sans l’argent, il n’aurait eu aucune pensée de cegenre à mon endroit, surtout après lui avoir cédé comme je l’avaisfait. Et ici il faut se rappeler que je n’avais rien stipulé en vuedu mariage en lui cédant, mais que je l’avais simplement laisséfaire ce qui lui plaisait, sans aucun marché préalable.

Ainsi, jusque là, nous en étions à deviner lesdesseins l’un de l’autre. Mais comme il continuait à me presser deme marier, bien qu’il eût couché avec moi et qu’il y couchât aussisouvent qu’il lui plaisait, et comme je continuais moi, à refuserde l’épouser, bien que je le laissasse coucher avec moi toutes lesfois qu’il le désirait, dis-je, c’était là ce qui formait le fondde notre conversation, et les choses ne pouvaient durer longtempsainsi; on devait en venir à une explication.

Un matin, au milieu de nos libertés illicites,c’est-à-dire pendant que nous étions au lit ensemble, il soupira etme dit qu’il sollicitait la permission de me faire une question, mepriant d’y donner une réponse avec la même liberté candide et lamême honnêteté dont j’avais coutume d’user envers lui. Je lui disque j’y consentais. Alors il me fit cette question: Pourquoine voulais-je pas l’épouser, lorsque je lui permettais toutes lesprivautés d’un mari?

«Puisque vous avez été assez bonne pourme recevoir dans votre lit, ma chère, me dit-il, pourquoi nevoulez-vous pas me faire tout à vous et me prendre pour tout debon, afin que nous puissions être heureux sans avoir de reproches ànous faire l’un à l’autre?»

Je lui répondis que, de même que je lui avaisavoué que c’était là la seule chose en quoi je ne pouvais luicomplaire, de même c’était la seule de toutes mes actions dont jene pouvais lui donner la raison. Il était vrai que je l’avaislaissé partager mon lit, ce que l’on suppose être la plus grandefaveur qu’une femme puisse accorder; mais il était évident,et il pouvait bien le voir, que, sentant l’obligation que je luidevais pour m’avoir sauvée de la pire aventure où il me fûtpossible d’être jetée, je ne pouvais lui refuser rien; sij’avais eu une faveur plus grande à lui céder, je l’aurais fait, lemariage seul excepté; et il ne pouvait pas ne pas voir danstous les détails de ma conduite envers lui que je l’aimais à unpoint extraordinaire; mais quant à me marier, ce qui étaitabandonner ma liberté, c’était une chose qu’il savait que j’avaisfaite une fois, et il avait vu dans quelles vicissitudes celam’avait entraîné et à quoi j’avais été exposée; j’avais del’aversion pour cet état et désirais qu’il n’insistât pas. Ilpouvait aisément voir que ce n’était pas pour lui que j’avais del’aversion; et si j’avais un enfant de lui, il aurait untémoignage de ma tendresse pour le père, car je mettrais tout ceque je possédais au monde sur la tête de l’enfant.

Il resta muet longtemps. À la fin, ildit:

«Allons! ma chère, vous êtes lapremière femme au monde qui ait jamais couché avec un homme etrefusé de l’épouser; par conséquent il faut qu’il y aitquelque autre raison à ce refus. J’ai donc une autre requête à vousfaire, et la voici: si je devine la raison vraie et si jedétruis vos objections, voudrez-vous me céderalors?»

Je lui dis que s’il détruisait mes objections,il faudrait bien que je consentisse, car je ferais tout ce à quoije ne verrais pas d’objections.

«Eh bien! alors, ma chère, ilfaut, ou que vous soyez déjà fiancée ou mariée à quelque autrehomme, ou que vous ne vouliez pas disposer de votre argent en mafaveur et que vous espériez vous pousser plus haut avec votrefortune. Maintenant, si c’est la première de ces hypothèses, celame ferme la bouche et je n’ai plus rien à dire; mais si c’estla dernière, je suis en mesure de détruire efficacement l’objectionet de répondre à tout ce que vous pouvez dire sur cesujet.»

Je le relevai vivement sur la premièresupposition, lui disant qu’il fallait vraiment qu’il eût de moi unebien basse opinion pour penser que je pouvais lui avoir cédé de lamanière dont je l’avais fait et continuer mes relations avec luiavec la liberté qu’il voyait que j’y mettais, en ayant un mari ouen étant fiancée à un autre homme; il pouvait être assuré quetel n’était pas mon cas, ni de près ni de loin.

«Eh bien! alors, dit-il, pourl’autre, j’ai une offre à vous faire qui dissipera touteobjection: je ne toucherai pas une seule pistole de vos bienssi ce n’est en vertu de votre libre consentement, ni maintenant, nijamais; mais vous placerez votre argent comme il vous plairapendant votre vie, et sur la tête de qui il vous plaira après votremort.»

Il ajouta que je verrais qu’il était capablede subvenir à mes besoins sans cela, et que ce n’était pas pourcela qu’il m’avait suivie de Paris.

Je fus, à la vérité, surprise de cette partiede sa proposition, et il lui fut facile de s’en apercevoir. Nonseulement c’était chose à quoi je ne m’attendais pas, mais c’étaitchose à quoi je ne savais quelle réponse faire, il avait vraimentdétruit ma principale objection, que dis-je? toutes mesobjections; et il ne m’était pas possible de lui donner uneréponse; car si je tombais d’accord avec lui sur une offre sigénéreuse, c’était comme si je confessais que je ne l’avais refuséqu’à cause de mon argent, et que, si je pouvais bien abandonner mavertu et m’exposer à la honte, je ne voulais pas abandonner mesfonds, – chose qui, toute vraie qu’elle fût, était réellement tropénorme pour que j’en convinsse; et d’ailleurs je ne pouvaispas l’épouser en partant de ce principe. D’un autre côté, leprendre et retirer de ses mains tous mes biens de façon à ne paslui donner l’administration de ce que j’avais, je trouvais que nonseulement ce serait d’une barbarie un peu gothique, mais que ceserait aussi un germe perpétuel de discorde entre nous, et que celanous rendrait suspects l’un à l’autre; si bien qu’en somme jefus obligée de donner à la chose un nouveau tour et de le prendresur une sorte de ton élevé qui n’était réellement pas du tout dansmon esprit d’abord; car j’avoue, comme je l’ai dit, quel’idée qu’il me dépossèderait de ma fortune et me retireraitl’argent des mains était en résumé toute la cause qui me faisaitrefuser de l’épouser. Mais, dis-je, pour l’occasion, je donnai à lachose un nouveau tour que voici:

Je lui dis que j’avais peut-être sur lemariage des notions différentes de celles que la coutume établienous en a données. Je croyais que la femme était un être libre,aussi bien que l’homme; qu’elle était née libre, et que, sielle savait se conduire convenablement, elle pouvait jouir de cetteliberté avec autant de profit que le font les hommes. Mais les loisdu mariage étaient faites autrement, et, cette fois, le genrehumain avait agi par des principes tout autres, à ce point qu’unefemme en se mariant abandonnait entièrement la libre possessiond’elle-même et ne se réservait tout au plus que d’être une servanted’un ordre supérieur. Du moment qu’elle avait pris un mari, ellen’était ni mieux ni pis que le serviteur chez les Israélites, aprèsqu’il avait eu les oreilles perforées, c’est-à-dire percées d’unclou contre un montant de porte, et que, par cet acte, il s’étaitlivré à la servitude pour le reste de sa vie. La véritable naturedu contrat matrimonial n’était, en somme, rien autre chose quel’abandon de liberté, des biens, de l’autorité, de tout, à l’homme,et la femme n’était plus véritablement dès lors qu’une simple femmeà tout jamais, c’est-à-dire une esclave.

Il répliqua que, bien qu’à certains égards ilen fût comme je le disais, je devrais cependant considérer commeune compensation équivalente que tous les soucis sont dévolus àl’homme. Le fardeau des affaires pèse sur ses épaules, et s’il a ledépôt, il a aussi la fatigue de la vie. À lui les labeurs; àlui, les anxiétés de l’existence. La femme n’a rien à faire qu’àmanger les gros morceaux et à boire les doux breuvages, à restertranquille sur sa chaise et à regarder autour d’elle, à êtreentourée de soins et d’attentions respectueuses, à être servie,aimée et rendue heureuse, surtout si le mari agit comme ilconvient. Elles ont le nom de sujétion sans avoir la chose. Si,dans les familles de la classe inférieure, les corvées du ménage etle soin des approvisionnements leur incombent, elles ont encore debeaucoup la part la plus facile; car, en général, les femmesn’ont que le souci d’employer, c’est-à-dire de dépenser, ce que lesmaris gagnent. La femme est nominalement dans un état de sujétion,il est vrai; mais d’ordinaire les femmes disposent, nonseulement des hommes, mais de tout ce qu’ils ont; ellesseules dirigent tout. Là où l’homme fait son devoir, la vie de lafemme est tout agrément et toute tranquillité; elle n’a rienà faire qu’à être heureuse, et à rendre tous ceux qui sont autourd’elle à la fois heureux et gais.

Je répondis que tant qu’une femme est seule,elle est homme par sa capacité civile. Elle a plein pouvoir sur cequ’elle possède, et la direction complète de ses actions. Elle esthomme en sa capacité propre, dans tous les sens et à toutes lesfins où un homme agit lui-même en cette qualité. Elle n’estcontrôlée par personne, parce qu’elle n’a à rendre compte àpersonne; elle n’est dans la sujétion de personne. Et jechantai ces deux vers de M.***:

Être libre c’est le sort enchanté;

La plus belle fille est la Liberté![9]

J’ajoutai que toute femme possédant unefortune et qui en faisait l’abandon pour devenir l’esclave d’unhomme considérable, était une sotte femme, et ne pouvait être bonneà rien qu’à faire une mendiante. C’était mon opinion qu’une femmeétait aussi apte à gouverner sa propre fortune et à en jouir sansl’aide d’un homme, qu’un homme l’était sans l’aide d’unefemme; et si elle a envie de se passer ses fantaisies en cequi est des sexes, elle peut entretenir un homme tout comme unhomme entretient une maîtresse. Tant qu’elle est ainsi seule, elles’appartient à elle-même, et si elle abandonne ce pouvoir, ellemérite d’être aussi misérable qu’une créature peut l’être.

Tout ce qu’il put dire ne répondait pas à laforce de mes paroles en tant qu’argumentation. Il faisait observerseulement que la méthode ordinaire, suivant laquelle se guide lemonde, est dans l’autre direction; qu’il avait lieu d’espérerque je me contenterais de ce qui contente le monde; qu’ilétait d’avis qu’une affection sincère entre un homme et sa femmerépond à toutes les objections que j’avais faites à propos de lacondition d’esclave, de servante, et autres chosessemblables; que là où il y a mutuel amour il ne saurait yavoir de servitude, puisqu’il n’y a qu’un seul intérêt, un seulbut, un seul dessein et que tout conspire à rendre l’un et l’autretrès heureux.

«Eh! oui, répliquai-je;c’est justement ce dont je me plains. Le prétexte de l’affectionenlève à une femme tout ce qui peut s’appeler elle-même. Elle nedoit avoir ni intérêt, ni but, ni manière de voir; mais toutest l’intérêt, le but, la manière de voir du mari. Elle doit êtrela créature passive dont vous parliez. Elle a à mener une vied’indolence parfaite; et, n’existant que par sa foi – non enDieu, mais en son mari, – elle sombre ou vogue, suivant quecelui-ci est fou ou sage, malheureux ou prospère. Au milieu de cequ’elle croit être le bonheur et la prospérité, elle se trouveengloutie dans la misère et le dénuement sans en avoir le moindreavis, la moindre connaissance, le moindre soupçon. Que de fois j’aivu une femme vivre dans tout l’éclat qu’une abondante fortunepouvait lui permettre, avec ses voitures et ses équipages, safamille, son riche mobilier, ses serviteurs et ses amis, sonentourage de visiteurs et de bonne société, tout enfin aujourd’hui,et, demain, surprise par une catastrophe, chassée loin de tout parun syndicat de faillite, dépouillée même des vêtements qu’elleavait sur le dos; son douaire, en supposant qu’elle en eûtun, sacrifié aux créanciers aussi longtemps que son mari vivrait,et elle, jetée dans la rue, et laissée à la charité de ses amis, sielle en avait, ou suivant son monarque, le mari et jusqu’auMint[10] vivant des débris de sa fortune jusqu’àce qu’elle fût encore forcée de s’enfuir, même de là; etalors elle voit ses enfants affamés, elle-même misérable; soncœur se brise, et elle pleure jusqu’à en mourir! C’est lacondition de maintes dames qui ont eu dix mille livres sterling endot.»

Il ne savait pas combien je sentais vivementce que je disais en parlant ainsi et à travers quelles extrémitésde ce genre j’avais passé, ni combien je m’étais trouvée près de ladernière des conditions énumérées ci-dessus, je veux dire pleurerjusqu’à en mourir, ni enfin comment j’avais réellement souffert dela faim pendant près de deux ans de suite.

Il secoua la tête, et me demanda où j’avaisvécu, parmi quelles épouvantables familles j’avais vécu, pourm’inspirer un tel effroi et de si terribles appréhensions?Ces choses, sans doute, pouvaient arriver aux hommes qui seprécipitent dans des spéculations commerciales, hasardeuses, qui,sans prudence et sans due réflexion, lancent leurs capitaux plusloin qu’ils n’ont la force d’aller, s’entêtant à des entreprises audelà de leurs ressources, et autres choses semblables. Mais lui, ilétait solidement assis dans le monde, et si je voulais m’embarqueravec lui, il avait une fortune égale à la mienne; une foisensemble nous n’aurions plus à nous engager dans lesaffaires; mais, dans quelque pays que j’eusse envied’habiter, soit en Angleterre, soit en France, soit en Hollande, oùje voudrais, nous nous établirions et vivrions aussi heureux quel’on puisse vivre au monde. Si je désirais l’administration de nosfortunes lorsqu’elles seraient réunies et que je ne voulusse paslui confier la mienne, lui me confierait la sienne. Nous serionssur le même bâtiment, et je le gouvernerais.

«Oui, repris-je, vous me permettriez degouverner, c’est-à-dire de tenir la barre; mais ce seraitvous qui décideriez dans quelle direction le navire doit cingler,comme on dit. Ce serait comme en mer, où l’on peut se servir d’unmousse pour tenir le gouvernail, mais où celui qui donne les ordresest le pilote.

»–Non, dit-il en riant de macomparaison. Vous serez le pilote alors; vous dirigerez lamarche du navire.

»–Oui bien, tant que cela vousplaira; mais vous pourriez m’arracher le gouvernail des mainsquand il vous ferait plaisir, et m’envoyer à ma quenouille. Cen’est pas vous que je suspecte, ajoutai-je; ce sont les loisdu mariage, qui mettent le pouvoir dans vos mains, vous demandentd’en user, vous commandent de commander, et, ma foi!m’obligent à obéir. Vous, qui êtes maintenant sur un pied d’égalitéavec moi comme je le suis avec vous, vous allez être l’heured’après élevé sur un trône, et votre humble femme aura sa place audessous du tabouret de vos pieds. Tout le reste, tout ce que vousappelez unité d’intérêt, affections mutuelles, etc., n’est donc quede la courtoisie et de la bienveillance; une femme est, sansdoute, infiniment obligée quand elle rencontre, mais où celamanque, elle ne peut l’empêcher.»

Eh bien! il ne se tint pas encore pourbattu; il entama des considérations plus graves, et là crutqu’il aurait raison de moi. Il fit d’abord entendre que le mariageest décrété par le ciel, que c’est l’état de vie régulier déterminépar Dieu pour la félicité de l’homme et pour l’établissement d’unepostérité légitime; qu’il ne peut y avoir de prétentionslégales à une fortune par voie d’héritage, si ce n’est de la partd’enfants nés dans le mariage; que tout le reste disparaîtdans le scandale et l’illégitimité. Et vraiment c’est un sujet surlequel il parla fort bien.

Mais cela ne suffisait pas. Je l’arrêtaicourt.

«Écoutez, monsieur, lui dis-je, à lavérité vous avez ici l’avantage sur moi, dans mon casparticulier; mais il ne serait pas généreux d’en user.J’accorde facilement qu’il eût mieux valu pour moi vous épouser,que de vous admettre à la liberté que je vous ai donnée; maiscomme je ne pouvais prendre mon parti du mariage pour les raisonsdéjà dites, que j’avais assez d’affection pour vous, et quel’obligation que je vous avais était trop grande pour vousrésister, j’ai souffert votre brutalité et sacrifié ma vertu. Maisj’ai devant moi, pour guérir cette plaie faite à mon honneur, deuxchoses, sans cette ressource désespérée du mariage: c’est lerepentir de ce qui est passé, et la volonté d’y mettre fin pourl’avenir.»

Il parut contrarié de voir que je le menais decette façon; il m’assura que je me méprenais sur soncompte; qu’il avait trop de savoir-vivre en même temps quetrop d’affection pour moi et trop de justice pour me reprocher unechose où il avait été l’agresseur et où il m’avait amenée parsurprise. Ses paroles se rapportaient à ce que j’avais ditprécédemment, que la femme, si elle le jugeait bon, pouvaitentretenir un homme comme un homme entretient une maîtresse, enquoi je semblais citer cette manière de vivre comme justifiable, etla présenter comme une chose légitime, au lieu et place dumariage.

Nous débitâmes là-dessus quelques banalitésqui ne valent pas la peine d’être répétées. J’ajoutai que jesupposais bien que, lorsqu’il entra dans mon lit, il se croyait sûrde moi; et, à la vérité, suivant le cours ordinaire deschoses, après avoir couché avec moi, il devait bien lecroire; mais, en vertu du même raisonnement que je lui avaistenu dans notre conversation, c’était justement le contraire.Lorsqu’une femme a été assez faible pour céder jusqu’au dernierarticle avant le mariage, ce serait ajouter une faiblesse à uneautre que d’épouser l’homme ensuite pour attacher sur soi la hontede l’action tous les jours de sa vie, et s’obliger à vivre toujoursavec le seul homme qui puisse la lui reprocher. Pour céder d’abord,il faut qu’elle soit folle; mais épouser l’homme, c’est êtresûre d’être appelée folle; tandis que refuser l’homme c’estagir avec courage et vigueur, et repousser le blâme, qui, dans lecours des événements, finit par s’ignorer et s’éteindre. L’hommes’en va d’un côté et la femme d’un autre, suivant que la destinéeet les circonstances de la vie le veulent; et s’ils segardent le secret l’un à l’autre, c’est une folie dont on n’entendplus parler.

«Mais épouser l’homme, poursuivis-je,c’est la chose la plus absurde de la nature; c’est (saufvotre respect) se salir de sa propre ordure et vivre dans l’odeur.Non, non; après qu’un homme a couché avec moi comme maîtresseil ne couchera jamais avec moi comme épouse. C’est non seulementconserver la mémoire du crime, mais c’est l’inscrire dans lesannales de la famille. Si la femme épouse l’homme ensuite, elle enporte le blâme jusqu’à la dernière heure. Si son mari n’est pasriche à millions, il le lui reprochera parfois. S’il a des enfants,ils ne manquent pas de l’apprendre d’un côté ou de l’autre. Si lesenfants sont vertueux, ils rendent à leur mère la justice de lahaïr pour cela. S’ils sont vicieux, ils lui donnent lamortification de faire comme elle, et de la proposer comme exemple.D’un autre côté, si l’homme et la femme se séparent, le crime prendfin, et aussi la clameur publique; le temps en détruit lamémoire; une femme n’a qu’à déménager à quelques rues dedistance, et bientôt elle survit à sa mauvaise réputation et n’enentend plus parler.»

Ce discours le confondit, et il me dit qu’ilne pouvait pas ne pas dire que j’avais raison, somme toute. Quant àce qui avait trait à l’administration des fortunes, c’étaitraisonner à la cavalier[11];ce serait juste en un certain sens, si les femmes étaient capablesde s’en tirer à leur honneur; mais, en général, les personnesdu sexe ne sont pas capables de cela. Leurs têtes n’y sont pointtournées; et elles font mieux de choisir une personne capableet honnête, sachant leur rendre justice comme femmes, en même tempsque les aimer. Dans ce cas, toute la peine leur est enlevée desmains.

C’était, répondis-je, un bien cher moyend’acheter la tranquillité; car bien souvent, lorsque toute lapeine leur est enlevée des mains, leur argent l’est aussi. Jecroyais qu’il était beaucoup plus sûr pour le sexe de ne pas avoirpeur de la peine, mais d’avoir une peur réelle pour l’argent. Sil’on ne se confiait à personne, personne ne serait trompé, et avoiren main le bâton de commandement constitue encore la meilleuresécurité du monde.

Il répliqua que j’avais inauguré une chosenouvelle sur la terre. Quand même je pourrais la soutenir par desubtils arguments, c’était une façon de raisonner contraire à lapratique générale; et il avouait qu’il en éprouvait un granddésappointement. S’il avait su que je l’aurais pris de cette façon,il n’aurait jamais tenté ce qu’il avait fait, chose en quoi iln’avait point de mauvais dessein, étant résolu à m’offrir touteréparation. Il était bien fâché d’avoir été si malheureux. Il étaitparfaitement sûr qu’il ne me le reprocherait jamais dans la suite,et il avait de moi une opinion assez bonne pour croire que je ne lesuspectais pas. Mais, voyant que je m’entêtais à le refuser malgréce qui s’était passé, il n’avait rien à faire qu’à me garantir detout blâme en retournant à Paris, afin que, suivant sa propremanière de raisonner, le souvenir s’en éteignît et que je nerencontrasse jamais, pour me nuire, ce fait sur mon chemin.

Ceci ne me plut pas du tout, car je n’avaisnulle envie de le lâcher; mais je n’avais aussi nulle enviede lui donner sur moi la prise qu’il aurait voulu avoir. J’étaisainsi en suspens, irrésolue, et incertaine du parti à prendre.

Je demeurais, je le répète, dans la mêmemaison que lui, et je vis clairement qu’il se préparait à retournerà Paris. Je m’aperçus notamment qu’il faisait des remises d’argentsur Paris; c’était, à ce que je compris plus tard, pour payerdes vins qu’il avait donné l’ordre d’acheter pour lui à Troyes, enChampagne. Je ne savais quel parti prendre. Outre qu’il merépugnait beaucoup de me séparer de lui, il se trouvait que j’étaisenceinte de ses œuvres, ce dont je ne lui avais pas encoreparlé; et quelquefois j’avais l’idée de ne pas lui en parlerdu tout. Mais j’étais dans un lieu étranger, sansconnaissances; et si je possédais une grande fortune, commeje n’avais aucun ami dans le pays ce n’en était que plusdangereux.

C’est ce qui m’obligea de le prendre à part unmatin que je le vis, – je le crus, du moins, – un peu inquiet deson départ, et irrésolu.

«J’imagine, lui dis-je, quevous avez peine à trouver le cœur nécessaire pour me quittermaintenant.

»–Il est d’autant plus dur devotre part, répondit-il, cruellement dur, de refuser un homme quine sait comment se séparer de vous.

»–Je suis si loin d’être dure pourvous que j’irais avec vous par tout le monde, si vous le désiriez,excepté à Paris, où vous savez que je ne peux pas aller.

»–C’est une pitié, dit-il, quetant d’amour des deux côtés doive se séparer jamais.

»–Et alors, pourquoi vouséloignez-vous de moi?

»–Parce que vous ne voulez pas meprendre.

»–Mais si je ne veux pas vousprendre, vous pouvez, vous, me prendre et m’emmener partout, horsParis.»

Il lui répugnait beaucoup, dit-il, d’allern’importe où sans moi; mais il fallait qu’il allât à Paris ouaux Indes Orientales.

Je lui dis que je n’avais pas l’habitude deprier; mais que j’oserais m’aventurer jusqu’aux IndesOrientales avec lui, s’il était nécessaire qu’il y allât.

Il me répondit qu’il n’était, grâce à Dieu,dans la nécessité d’aller nulle part, mais qu’il était fortementinvité à se rendre aux Indes.

Je répliquai qu’à cela je n’avais rien àdire; mais que je souhaitais qu’il allât n’importe où exceptéParis, parce qu’il savait qu’il ne fallait pas que j’y aille.

Il repartit qu’il n’avait rien à faire qued’aller là où je ne pouvais pas aller moi-même; car il nepourrait endurer de me voir, si je ne devais pas être à lui.

Je lui dis alors que c’était la chose la plusmalplaisante qu’il pût dire à mon sujet, et que je devrais leprendre très mal, d’autant plus que je savais très bien commentl’obliger à rester, sans céder à ce à quoi il savait que je nepouvais céder.

Ceci l’étonna. Il me dit qu’il me plaisait defaire la mystérieuse, mais qu’il était sûr que personne n’avait lepouvoir de l’empêcher de partir, s’il l’avait résolu, excepté moiqui avais assez d’influence sur lui pour lui faire faire n’importequoi.

Oui, je pouvais l’arrêter, en effet,repris-je, parce que je savais qu’il ne pouvait pas plus agirdurement envers moi qu’il ne pouvait agir injustement. Enfin, pourle tirer de sa perplexité, je lui dis que j’étais enceinte.

Il vint à moi, me prit dans ses bras, me baisaprès de mille fois, et me demanda pourquoi j’avais été assezméchante pour ne pas le lui avoir dit déjà.

Je répondis qu’il était dur que, pour le fairerester, je fusse forcée de faire comme font les criminelles pouréviter la potence, d’invoquer l’état de mon ventre. Je croyais luiavoir donné assez de témoignages d’une affection égale à celled’une épouse, non seulement en couchant avec lui, en étant enceintede lui, en ne voulant pas me séparer de lui, mais encore en offrantd’aller avec lui aux Indes Orientales. Hors une seule chose que jene pouvais accorder, qu’avait-il à demander de plus?

Il resta muet un bon moment; puis il medéclara qu’il avait beaucoup d’autres choses à dire si je pouvaisl’assurer que je ne prendrais pas en mauvaise part la liberté,quelle qu’elle fût, dont il userait à mon égard dans sesdiscours.

Je lui dis qu’il pouvait user à mon égard dela plus entière liberté de paroles; car une femme qui avait,comme moi, autorisé d’autres et de telles libertés, ne s’étaitgardé aucun moyen de prendre quelque chose en mauvaise part, quoique ce pût être.

«Eh bien! donc, dit-il, j’espèreque vous croyez, madame, que je suis né chrétien, et que mon esprita quelque sentiment des choses sacrées. Lorsque j’ai fait unepremière brèche à ma vertu et assailli la vôtre, lorsque je vous aisurprise, ou, comme on dit, forcée à ce dont vous n’aviez pasl’intention et à ce dont moi-même je n’avais pas le desseinquelques heures auparavant, ç’a été dans la présomption que vousm’épouseriez certainement, si je pouvais une fois pousser jusque-làles choses avec vous; et j’ai agi avec l’honnête résolutionde faire de vous ma femme.

»Mais j’ai été surpris par un refus telque nulle femme, dans des circonstances semblables, n’en a jamaisopposé à un homme; car assurément on n’a jamais vu une femmerefuser d’épouser un homme qui a déjà couché avec elle, bien moinsun homme qui lui a fait un enfant. Mais vous vous conduisez d’aprèsdes idées différentes de celles de tout le monde, et, quoique vousen raisonniez si fortement qu’on sait à peine quoi répondre, ilfaut pourtant que j’avoue qu’il y a là quelque chose de choquantpour la nature et de très cruel pour vous-même; mais c’estpardessus tout cruel envers l’enfant encore à naître qui, si nousnous marions, viendra au monde dans des conditions suffisammentavantageuses, et qui, si nous ne le faisons pas, sera ruiné avantsa naissance; il devra porter l’éternel blâme de ce dont iln’est pas coupable; il devra être noté dès le berceau d’unemarque d’infamie; il sera chargé des crimes et des folies deses parents et souffrira pour des péchés qu’il n’a point commis. Jetrouve cela très dur, et véritablement inhumain pour le pauvreenfant encore à naître; et, si vous avez la tendresseordinaire d’une mère, vous ne pourrez en supporter la pensée sansfaire pour lui ce qui le mettra d’un seul coup au niveau du restedu monde et ne lui permettra pas de maudire ses parents pour unechose dont nous devons aussi être honteux. Je ne puis donc que vousprier et vous supplier, comme chrétienne et comme mère, de ne passouffrir que le pauvre agneau que vous portez soit perdu avant denaître, et de ne pas le laisser nous maudire et nous blâmer plustard pour ce qui peut si facilement s’éviter.

»Donc, chère madame, ajouta-t-il avecune immensité de tendresse, – je crus voir des larmes dans sesyeux, – permettez-moi de le répéter: je suis chrétien, etconséquemment je n’admets pas ce que j’ai fait témérairement etsans assez de réflexion; je dis que je ne l’approuve pascomme légitime, et, par suite, si j’ai fait, dans le but que j’aimentionné, une action injustifiable, je mentirais de dire qu’ilm’est possible de prendre mon parti de vivre dans la pratiquecontinue de ce que nous devons condamner tous les deux dans notrefor intérieur. Ainsi, bien que je vous aime par dessus toutes lesfemmes du monde, – et j’ai fait assez pour vous en convaincre enétant résolu à vous épouser après ce qui s’est passé entre nous eten offrant d’abandonner toute prétention sur une part quelconque devos biens, de sorte que je prendrais, on peut le dire, une femmeaprès avoir couché avec elle et sans un liard de dot, ce que, dansma position, je n’ai nul besoin de faire, – malgré, dis-je, monaffection pour vous, qui est inexprimable, je ne peux cependant paslivrer à la fois l’âme et le corps, les intérêts de ce monde, etles espérances de l’autre; et vous ne sauriez me taxer pourcela de manque de respect envers vous.»

Si jamais homme au monde fut réellementprécieux pour la rigoureuse honnêteté de ses intentions, ce futcelui-là; et si jamais femme dans son bon sens rejeta unhomme de mérite sous un prétexte aussi grossier et aussi frivole,ce fut moi. Assurément, c’est bien la chose la plus absurde quefemme ait jamais faite.

Il aurait voulu me prendre pour épouse, maisil ne voulait pas m’entretenir comme une catin. Jamais femmes’irrita-t-elle contre un homme à cause de cela? Et jamaisfemme fut-elle assez stupide pour choisir d’être une catin là oùelle aurait pu être une honnête épouse? Mais être infatuéd’une idée c’est presque être possédé du diable. Je restaiinflexible et voulus argumenter au point de vue de la liberté,comme auparavant; mais il m’arrêta court, et, avec plus dechaleur qu’il n’en avait encore montré avec moi, quoique avec leplus profond respect, il reprit:

«Chère madame, vous raisonnez en faveurde la liberté, en même temps que vous vous privez de cette libertéque Dieu et la nature vous instruisent à prendre; et, pourremplir la lacune, vous vous proposez une liberté vicieuse, quin’est ni suivant l’honneur, ni suivant la religion. Vousproposerez-vous la liberté aux dépens de lapudeur?»

Je repartis qu’il me comprenait mal: jene me proposais pas cela; je disais seulement que celles quine sauraient se contenter sans mêler les sexes à la question,peuvent le faire, sans doute; elles peuvent entretenir unhomme comme les hommes entretiennent une maîtresse, si elles lejugent bon; mais il ne m’avait point entendu dire que jevoulusse le faire; et bien que, d’après ce qui s’était passé,il eût sur cette matière le droit de me critiquer, il remarquerait,à l’avenir, que je le verrais librement sans aucun penchant de cecôté.

Il répondit qu’il ne pourrait en promettreautant pour lui, et qu’il pensait qu’il ne devait pas se risquer àaffronter l’occasion; car, ayant failli déjà, il ne sesouciait pas de s’exposer à la tentation d’offenser de nouveau, etc’était là la vraie raison de sa résolution de retourner à Paris.Non pas qu’il lui fût possible de me quitter volontiers; aucontraire, et il s’en fallait bien qu’il eût besoin de moninvitation de rester; mais s’il ne le pouvait dans desconditions qui lui convinssent, comme honnête homme et commechrétien, qu’avait-il à faire? Il espérait que je ne leblâmerais pas de ce qu’il lui répugnait qu’un être qui devaitl’appeler père pût lui reprocher de l’avoir abandonné dans le mondepour être appelé bâtard. Il ajouta qu’il s’étonnait que je pusseprendre mon parti d’être si cruelle envers un innocent enfantencore à naître, déclarant qu’il ne saurait en supporter la pensée,bien moins encore en être le témoin, et espérant que je neprendrais pas en mauvaise part qu’il ne restât pas pour assister àma délivrance, justement pour cette raison.

Je vis qu’il était fort ému en parlant ainsiet que ce n’était pas sans difficulté qu’il contenait sa passion.Aussi refusai-je de prolonger la conversation sur ce sujet;je me contentai de dire que j’espérais qu’il réfléchirait.

«Oh! madame, répondit-il, ne medemandez pas de réfléchir. C’est à vous de réfléchir.»

Et il sortit de la chambre, étrangementtroublé, comme il était facile de le voir sur sa physionomie.

Si je n’avais pas été une des plus folles enmême temps qu’une des plus mauvaises créatures de la terre, jen’aurais jamais pu agir ainsi. J’avais sous la main un des hommesles plus honnêtes, les plus accomplis du monde. Il m’avait en unsens sauvé la vie, et il avait en tout cas sauvé cette vie de laruine de la manière la plus éclatante. Il m’aimait jusqu’à lafolie, et il était venu de Paris à Rotterdam exprès pour mechercher. Il m’avait offert le mariage, même lorsque j’étais déjàenceinte de lui; il m’avait offert de renoncer à touteprétention sur mes biens et de les abandonner à ma propreadministration, ayant une grande fortune lui-même. J’aurais pum’établir ici hors de l’atteinte de tout malheur; sa fortuneet la mienne auraient dès l’abord rapporté plus de deux millelivres sterling par an, et j’aurais pu vivre comme une reine, etmême beaucoup plus heureuse qu’une reine; enfin, ce quivalait mieux que tout, j’avais en ce moment une occasion de quitterla vie de crime et de débauche à laquelle j’étais livrée depuisplusieurs années, de demeurer tranquille dans l’abondance etl’honneur, et de me consacrer à la grande œuvre dont j’ai si bienvu depuis la nécessité et la raison, je veux dire à l’œuvre durepentir.

Mais la mesure de ma perversité n’était pascomble encore. Je restai entêtée contre le mariage, et cependant jene pouvais non plus supporter l’idée de son départ. Quant àl’enfant, je n’en étais pas fort inquiète. Je dis au père que jelui promettais qu’il ne viendrait jamais lui reprocher sonillégitimité; que, si c’était un garçon, je l’élèverais commele fils d’un gentleman et en aurais soin pour l’amour delui. Après quelques autres paroles de ce genre, le voyant résolu àpartir, je voulus me retirer, mais je ne pus l’empêcher de voir leslarmes couler le long de mes joues. Il vint à moi et m’embrassa, mesuppliant, me conjurant, par la bonté qu’il m’avait témoignée dansmon malheur, par la justice qu’il avait observée à mon égard en cequi touchait mes lettres de change et mes affaires d’argent, par lerespect qui lui avait fait refuser mille pistoles de moi pour sesdépenses avec ce traître de Juif, par ce gage de notre infortune,comme il l’appelait, que je portais dans mon sein, et par tout ceque l’affection la plus sincère pouvait suggérer, de ne pas leforcer à s’éloigner.

Mais cela n’eut pas d’effet; j’étaisstupide et insensible, sourde à toutes ses instances; et jerestai ainsi jusqu’au bout. Nous nous séparâmes donc; il medemanda seulement de lui écrire un mot quand je serais délivrée, etde lui indiquer comment il pourrait me faire parvenir saréponse; je lui donnai ma parole que je le ferais. Il désiraaussi être informé de ce que je comptais faire de ma personne. Jelui dis que j’avais décidé d’aller directement en Angleterre, àLondres, où je me proposais de faire mes couches; maispuisqu’il était résolu à me quitter, ajoutai-je, je supposais quece que je deviendrais ne lui importait pas.

Il coucha dans son appartement cettenuit-là; mais il partit de bonne heure le lendemain matin, melaissant une lettre dans laquelle il répétait tout ce qu’il avaitdit, recommandait de prendre soin de l’enfant, et me priait, commeil n’avait pas accepté l’offre des mille pistoles que je voulaislui donner en récompense de ses frais et ennuis avec le Juif etqu’il me les avait rendues, – il me priait, dis-je, de bien vouloirlui faire la grâce de m’engager à mettre à part ces mille pistolesavec leurs intérêts accumulés, pour l’enfant et pour sonéducation; il me pressait instamment d’assurer cette petitedot à l’orphelin abandonné, lorsque je jugerais bon, comme il étaitsûr que je le ferais, de jeter le reste aux mains de quelque hommeaussi indigne que l’était mon sincère ami de Paris. Il concluait enm’engageant à réfléchir, avec le même regret qu’il le faisaitlui-même, sur les folies que nous avions commises ensemble, medemandait pardon d’avoir été l’agresseur dans cette occasion, et mepardonnait tout excepté ma cruauté de le refuser, chose qu’ilavouait ne pouvoir me pardonner d’aussi bon cœur qu’il le devrait,parce qu’il était convaincu que c’était un tort que je me causais,que ce serait un acheminement à ma ruine, et que je m’enrepentirais sincèrement. Il prédisait de funestes choses où ilétait, disait-il, bien assuré que je tomberais, et, finalement, queje serais ruinée par un mauvais mari. Il me recommandait d’êtred’autant plus prudente, afin de le rendre faux prophète, mais ausside me souvenir, si jamais je venais à être dans le malheur, quej’avais à Paris un ami sûr qui ne me reprocherait pas les chosesdéplaisantes du passé, mais serait toujours prêt à me rendre lebien pour le mal.

Cette lettre me frappa de stupeur. Je nepouvais croire qu’il fût possible à quelqu’un d’écrire une lettresemblable sans avoir trafiqué avec le diable; car il yparlait de certaines choses particulières qui devaient plus tardm’atteindre, avec une telle assurance que j’en étais d’avanceeffrayée; et lorsque ces choses vinrent à se produire, je fuspersuadée qu’il avait des connaissances plus qu’humaines. En unmot, ses conseils de repentir étaient très affectueux, sesavertissements du mal à venir très tendres, et sa promesse deservices, si j’en avais besoin, si généreuse, que j’en ai rarementvu de telle. Quoique je ne m’arrêtasse pas beaucoup là-dessusd’abord, parce que, en ce temps-là, je regardais ces choses commepouvant très bien ne pas arriver et même comme improbables,néanmoins tout le reste de sa lettre était si touchant qu’elle melaissa fort mélancolique, et je pleurai vingt-quatre heures desuite presque sans cesser. Toutefois, même pendant tout ce temps,quoi que ce soit qui m’ensorcelât, je n’eus pas une seule fois ledésir sérieux de l’avoir épousé. Je désirais du fond du cœur, ilest vrai, avoir pu le garder près de moi; mais j’avais unemortelle aversion pour me marier avec lui, comme d’ailleurs avectout autre; je formais dans ma tête mille idées folles:que j’étais encore suffisamment gaie, jeune et belle pour plaire àun homme de qualité, et que je tenterais la fortune à Londres, quoiqu’il advînt.

Ainsi aveuglée par ma propre vanité, jerejetai la seule occasion que j’eusse alors d’asseoir solidement mafortune et de l’assurer dans ce monde. Aussi, suis-je unavertissement à tous ceux qui liront mon histoire, un monumentdurable de l’insanité et du trouble où nous précipitent l’orgueilet les infatuations de l’enfer, combien mal nos passions nousguident, et combien nous agissons dangereusement lorsque noussuivons les inspirations d’un esprit ambitieux.

J’étais riche, belle, agréable, et pas encorevieille. J’avais appris quelque chose de l’influence que j’avaissur le caprice des hommes, même du rang le plus haut. Je n’avaisjamais oublié que le prince de *** avait dit avec ravissement quej’étais la plus belle femme de France; je savais que jepouvais faire figure à Londres, et de combien d’agréments jepouvais relever cette figure. Je n’étais pas en peine de la manièrede me conduire, et ayant déjà été adorée par des princes, je nesongeais à rien de moins qu’à être la maîtresse du roi lui-même.Mais je reviens à ma situation au moment précis où nous sommesarrivés.

Je ne pris d’abord que lentement le dessus del’absence de mon honnête marchand. C’était avec un regret infinique je l’avais laissé partir, et lorsque j’eus lu la lettre qu’ilm’écrivait, je fus tout à fait confondue. Dès qu’il fut hors de laportée de mes appels et perdu sans retour, j’aurais donné la moitiéde ce que je possédais au monde pour le faire revenir. Ma notiondes choses changea en un instant, et je m’appelai mille fois follede me lancer dans une vie de scandale et de hasard, puisque, aprèsle naufrage de ma vertu, de mon honneur et de mes principes, aprèsavoir vogué au milieu des plus grands risques sur les mersorageuses du crime et d’une légèreté abominable, un port sûrm’était présenté et je n’avais pas le cœur d’y jeter l’ancre.

Ses prédictions me terrifiaient; sespromesses de service si je venais à tomber dans le malheur mefaisaient fondre en larmes; mais elles m’effrayaient aussipar l’appréhension que je pouvais tomber dans ce malheur dont ilparlait, et elles me remplissaient la tête de mille inquiétudes etde mille pensées sur la façon dont il m’était possible, à moi, quiavais maintenant une telle fortune, de sombrer de nouveau dans lamisère.

Puis l’épouvantable spectacle de ma vie,lorsque j’avais été abandonnée avec mes cinq enfants, etc., commeje l’ai raconté, se représentait encore à moi; et je restaisà considérer quelle conduite il se pouvait que je tinsse pour meramener à un tel état de désolation, et comment je devrais agirpour l’éviter.

Mais cela se dissipa graduellement. Quant àmon ami, le marchand, il était parti, et parti pour toujours, carje n’osai le suivre à Paris, pour les raisons que j’ai mentionnéesplus haut. D’un autre côté, je craignais de lui écrire de revenir,de peur qu’il ne me refusât, comme je crois véritablement qu’ill’aurait fait. Je passai donc quelques jours, et je puis bien direquelques semaines, dans des pleurs intolérables; mais, je lerépète, cela se dissipa graduellement, et, comme j’avais assezd’occupation à faire valoir mes fonds, les exigences de cesaffaires servirent à détourner mes pensées et, en partie, à effacerles impressions qui avaient été faites sur mon esprit.

J’avais vendu mes joyaux, tous excepté labelle bague en diamant que mon amant le joaillier avait coutume deporter, et je la portais moi-même, dans les occasions, ainsi que lecollier de diamants que le prince m’avait donné et une paire deboucles d’oreilles extraordinaires, valant environ six centspistoles. Le reste, qui consistait en une belle cassette qu’ilm’avait laissée à son départ pour Versailles et un petit écrin avecquelques rubis, émeraudes, etc., je le vendis, je le répète, à LaHaye pour sept mille six cents pistoles. J’avais touché toutes leslettres de change que le marchand m’avait fournies à Paris, et,avec l’argent que j’avais apporté avec moi, cela faisait treizemille neuf cents pistoles de plus; de sorte qu’en argentcomptant et à mon crédit à la Banque d’Amsterdam, j’avais plus devingt-et-une mille pistoles, outre des bijoux. Comment transporterce trésor en Angleterre, c’était là mon plus pressant souci.

Les relations que j’avais entretenues avecbeaucoup de personnes pour recevoir de si grosses sommes et pourvendre des joyaux d’une valeur si considérable, m’avaient donnél’occasion de connaître et de fréquenter plusieurs des meilleurscommerçants de la place; de sorte que je n’avais pas besoinmaintenant qu’on m’enseignât le moyen de faire remettre mon argenten Angleterre. Je m’adressai donc à plusieurs marchands, afin, d’uncôté, de ne pas risquer le tout sur le crédit d’un seul, et del’autre, de ne laisser personne savoir la quantité d’argent quej’avais. – je m’adressai donc, dis-je, à plusieurs marchands, et jepris des lettres de change payables à Londres, pour tout monargent. Les premières lettres de change, je les pris avecmoi; les secondes, je les laissai en dépôt (en cas de quelquecatastrophe en mer) entre les mains du premier marchand, celui àqui j’étais recommandée par mon ami de Paris.

Ayant ainsi passé neuf mois en Hollande,refusé la plus belle offre que jamais femme dans ma position sesoit vu faire, m’étant séparée dûrement, et même barbarement, dumeilleur ami et du plus honnête homme du monde, ayant pris tout monargent dans ma poche et un bâtard dans mon ventre, je m’embarquai àBriel dans le paquebot, et arrivai heureusement à Harwich, où mafemme de chambre, Amy, était, sur mes ordres, venue à marencontre.

J’aurais volontiers donné dix mille livressterling de mon argent pour être débarrassée du fardeau que j’avaisdans le ventre, comme je le disais plus haut; mais cela ne sepouvait pas, et je fus obligée d’en prendre mon parti, et de m’endébarrasser par la méthode ordinaire de la patience et d’undouloureux travail.

J’étais au-dessus de l’accueil méprisant queles femmes dans ma condition rencontrent souvent. J’avais pristoutes mes précautions au préalable; j’avais mis Amy enmouvement d’avance, en lui faisant passer l’argent nécessaire. Ellem’avait retenu une très belle maison dans la rue *** près deCharing-Cross; elle avait engagé deux servantes et un valetde pied, qu’elle avait habillé d’une bonne livrée; puis,ayant loué une voiture de remise et quatre chevaux, elle étaitvenue avec le domestique à ma rencontre à Harwich, et elle y étaitdepuis près d’une semaine quand j’arrivai; de sorte, que jen’eus rien à faire que de m’en aller à Londres, dans ma propremaison, où j’arrivai en très bonne santé, et où je passai pour unedame française, sous le litre de ***.

Mon premier soin fut de présenter toutes meslettres de change, qui, pour abréger l’histoire, furent toutesacceptées et payées régulièrement. Je résolus alors de prendre unlogement quelque part à la campagne, près de la ville, pour yrester incognito jusqu’à mes couches. Grâce à la figure que jefaisais et à mon équipage, j’y réussis facilement, sans quepersonne me fît l’injure ordinaire de vouloir demander desrenseignements à ma paroisse. Je fus quelque temps sans paraîtredans ma nouvelle maison, et plus tard je jugeai convenable, pourdes raisons particulières, de la quitter et de n’y pas venir dutout, mais de prendre de beaux et grands appartements dans le PallMall, dans une maison qui avait une porte particulière donnant surle jardin du roi, par permission du jardinier en chef qui y avaitdemeuré.

J’avais maintenant réalisé toutes mesvaleurs; mais, comme mon argent était, à ce moment là, magrande préoccupation, j’éprouvai de la difficulté à en disposer defaçon à ce qu’il me rapportât un intérêt annuel. Cependant, au boutde quelques temps, je trouvai, par l’assistance du fameux SirRobert Clayton, une bonne et solide hypothèque pour quatorze millelivres sterling, sur une propriété de 1,800 livres de rentes;et j’eus de là sept cents livres d’intérêt par an.

Ceci, avec quelques autres placements, me fitune très jolie fortune de plus de mille livres sterling paran; assez, peut-on croire, pour dispenser toute femme enAngleterre d’être une catin.

J’accouchai à ***, à environ quatre milles deLondres, et mis au monde un beau garçon. Suivant ma promesse, j’enenvoyai la nouvelle à mon ami de Paris, son père; dans lalettre, je lui dis combien j’étais fâchée de son départ, et luidonnai clairement à entendre que s’il voulait encore une fois venirme voir, je le traiterais mieux que je n’avais fait. Il m’envoyaune très affectueuse et obligeante réponse, mais il ne releva enaucune façon ce que je lui disais au sujet d’un voyagejusqu’ici; je vis donc que tout intérêt pour moi était àjamais perdu de ce côté-là. Il me félicitait de l’enfant, etlaissait voir son espoir que je ferais ce qu’il avait demandé pourle pauvre petit comme je l’avais promis. Je lui récrivis quej’exécuterais ses ordres scrupuleusement; et dans cettedernière lettre, je fus assez folle, ou faible, bien qu’il n’eûtaccordé, comme je l’ai dit, aucune attention à mon invitation, pourlui demander presque pardon de la manière dont je l’avais traité àRotterdam; et je m’abaissai jusqu’à me plaindre de ce qu’ilavait négligé cette invitation de revenir vers moi, que je luiavais faite. Plus encore: j’allai jusqu’à lui faire uneseconde fois une sorte de proposition, lui disant, presque enpropres termes, que s’il voulait venir maintenant, je le prendrais.Mais il ne fit pas à cela la moindre réponse, ce qui était le refusle plus absolu qu’il fût capable de me donner. Je restai donc, jene pourrais pas dire satisfaite, mais vexée au fond du cœur de luien avoir fait la proposition; car il avait pris, je peux ledire, pleine vengeance de moi en dédaignant de répondre et en melaissant lui demander à deux reprises ce dont il m’avaitauparavant, si instamment sollicité.

J’étais debout de nouveau, et je revinspromptement à mon appartement en ville dans le Pall Mall. Là jecommençai à faire une figure en rapport avec ma fortune, qui étaittrès grande. Je vais vous donner en peu de mots le détail de montrain de maison et aussi de ma personne.

Je payai soixante livres sterling par an pourmes nouveaux appartements, car je les prenais à l’année; maisc’était un vraiment beau logement et très richement meublé. Jegardais mes domestiques à moi pour le nettoyer et l’entretenir, etfournissais ma batterie de cuisine et mon combustible. Mon train demaison était beau, mais pas très considérable. J’avais un carrosse,un cocher, un valet de pied, ma femme de chambre Amy quej’habillais maintenant comme une femme du monde et dont j’avaisfait ma compagne, et trois servantes. C’est ainsi que je vécuspendant quelque temps. Je m’habillais à la dernière mode, etportais des vêtements d’une richesse extrême; quant auxbijoux, rien ne me manquait. Je pris une livrée très convenable,galonnée d’argent et aussi riche que tout ce qu’on pouvait voir audessous de la haute noblesse. Je me montrai ainsi, laissant lemonde deviner qui ou quoi j’étais, sans essayer de me mettre enavant.

Je me promenais parfois sur le Mail avecAmy; mais je ne fréquentais personne et ne faisais pas deconnaissances. Je me contentais de faire un étalage aussi brillantque j’en étais capable, et cela en toute occasion. Je m’aperçus,cependant, que le monde n’était pas aussi indifférent à mon endroitque je semblais l’être au sien, et j’appris tout d’abord que lesvoisins commençaient à être vivement inquiets de savoir quij’étais, et dans quelle position je me trouvais.

Amy était la seule personne qui pût répondre àleur curiosité et donner des détails sur moi. En femme babillardeet en véritable commère qu’elle était, elle prit soin de le faireavec tout l’art qu’elle avait à sa disposition. Elle leur fitsavoir que j’étais la veuve d’une personne de qualité en France,que j’étais venue ici pour veiller à un bien qui m’était échu commehéritage de quelqu’un de mes parents mort dans le pays, que jepossédais quarante mille livres sterling en pleine et librepropriété, et autres choses de ce genre.

C’était un grand tort de la part d’Amy, et dela mienne aussi, quoique nous ne le vissions pas d’abord; carcela me recommandait spécialement à cette espèce degentlemen qu’on appelle des coureurs de dot, et quitoujours assiègent les dames, comme ils disent, – afin de les faireprisonnières, disais-je, moi, c’est-à-dire pour épouser la femme etdépenser son argent. Mais si j’avais eu tort de refuser leshonorables propositions du marchand hollandais, qui m’offrait lalibre disposition de tous mes biens et en avait autant pour fournirà mon entretien, j’avais raison aujourd’hui de refuser des offresvenant en général de gentlemen de bonne famille et defortune honnête, mais qui, allant jusqu’au bout de leurs revenus,étaient toujours besogneux et nécessiteux, et avaient besoin d’unesomme pour se mettre à l’aise, suivant leur expression,c’est-à-dire pour payer d’un coup les charges, comme les dots de lafamille et le reste. Dans ce cas la femme est prisonnière pour lavie, et ne vit qu’autant qu’il leur plaît de lui en donner congé.J’avais clairement pénétré cette sorte d’existence, et, parconséquent, je ne risquais pas d’être prise de ce côté-là. Quoiqu’il en soit, comme je l’ai dit, la renommée de mon argent amenaautour de moi plusieurs gentilshommes de cette sorte, et ilstrouvèrent moyen, par un stratagème ou par un autre, de s’approcherde ma seigneurie. Mais, en somme, je leur répondis assez proprementque je vivais seule et étais heureuse; que, comme je n’étaispas dans le cas de changer ma condition contre des richesses, je nevoyais pas non plus que ma fortune dût être améliorée par tout cequ’aucun d’entre eux pouvait m’offrir de plus beau; que jepourrais, il est vrai, être honorée de titres et, avec le temps,prendre rang dans les cérémonies publiques avec les pairesses (jefais mention de cela, parce que l’un de ceux qui s’offraient à moiétait le fils aîné d’un pair); mais que j’étais aussi biensans le titre tant que j’en avais la fortune, et que, du moment quej’avais deux mille livres sterling à moi par an, j’étais plusheureuse que je ne pourrais l’être comme prisonnière d’état d’unnoble, car les dames de ce rang ne me semblaient pas être quelquechose de beaucoup mieux.

Puisque j’ai nommé sir Robert Clayton, dontj’avais eu la bonne fortune de faire la connaissance à propos del’hypothèque qu’il m’avait procurée, il faut remarquer que jeretirai beaucoup d’avantages dans le courant de mes affaires parses avis; c’est ce qui fait que j’ai appelé sa connaissanceune bonne fortune. En effet, comme il me payait un revenu annuelnon moindre de sept cents livres sterling, il faut reconnaître queje dois beaucoup, non seulement à la justice de ses relations avecmoi, mais à la prudence et à la ligne de conduite où ses avis mefirent suivre pour l’administration de mes biens. Ayant vu que jen’avais pas de penchant au mariage, il saisissait fréquemmentl’occasion de me faire comprendre avec quelle rapidité je pouvaisélever ma fortune jusqu’à une prodigieuse hauteur, si je voulaisseulement limiter mes dépenses domestiques en deçà de mon revenu,de manière à mettre chaque année de côté quelque chose pourl’ajouter au capital.

J’étais convaincue de la vérité de ce qu’ildisait, et tombais d’accord des avantages à en retirer. Il faut quevous sachiez, en passant, que sir Robert supposait d’après mespropres discours, et surtout d’après ma femme de chambre Amy, quej’avais deux mille livres sterling de revenu annuel. Il jugeait,disait-il, d’après ma manière de vivre, que je ne devais pas endépenser plus de mille; et il ajoutait qu’ainsi je pouvaisprudemment mettre de côté mille livres sterling par an pour ajouterau capital; et en ajoutant chaque année l’intérêt composé, ourevenu, de cet argent au capital, il me prouvait qu’en dix ans jedoublerais les mille livres que je mettrais annuellement de côté.Il me dressa, suivant ses expressions, une table de cetaccroissement, pour que je puisse juger par moi-même; et parlà, disait-il, si les gentlemen d’Angleterre voulaientseulement en agir ainsi, toutes les familles augmenteraient leurfortune dans des proportions considérables, exactement comme lesmarchands le font par le commerce; tandis qu’aujourd’hui,avec cette disposition à dépenser leurs revenus jusqu’au bout, etmême au delà, les gentlemenet les nobles mêmes sontpresque tous obérés d’emprunts et dans la gêne.

Comme sir Robert venait fréquemment me rendrevisite et trouvait très agréable (si je puis le répéter d’après sespropres paroles) ma manière de causer avec lui, – il ne savaitrien, et n’avait même aucun soupçon de ce que j’avais été, – comme,dis-je, il venait souvent me voir, il m’entretenait toujours de ceplan d’économie. Une fois, il m’apporta un autre papier, où il memontra, à peu près de la même façon que dans le premier, à quelpoint j’augmenterais ma fortune si je voulais me mettre à cetteméthode de diminuer mes dépenses; et d’après ce plan à lui,il paraissait qu’en mettant de côté mille livres sterling par an eten y ajoutant chaque année l’intérêt de cette somme, j’aurais enbanque au bout de douze ans vingt et une mille cinquante huitlivres sterling, après quoi je pourrais mettre de côté deux milleslivres sterling par an.

J’objectai que j’étais une jeune femme, quej’avais été accoutumée à vivre dans l’abondance et à mener grandtrain, et que je ne savais comment faire pour être avare.

Il me répondit que si je croyais avoir assez,c’était bien; mais si je désirais avoir davantage, c’était làle moyen, et au bout de douze autres années je serais trop riche, àne savoir que faire de mon argent.

«Oui bien, lui dis-je, monsieur, voustrouvez le moyen de me faire riche quand je serai vieillefemme; mais cela ne répond pas à mon but. J’aimerais mieuxavoir vingt mille livres aujourd’hui que soixante mille quandj’aurai cinquante ans.

»–Alors, madame, dit-il, jesuppose que Votre Honneur n’a pas d’enfants?

»–Aucun, sir Robert, qui ne soitbien pourvu.»

Et de cette façon je le laissai dans les mêmesténèbres où je l’avais trouvé. Cependant, je réfléchis sérieusementà son plan, bien que je ne lui en parlasse pas davantage pour lemoment, et je résolus, tout en voulant faire très bonne figure, jerésolus, dis-je, de rabattre un peu de mes dépenses, de merestreindre, d’y regarder de plus près, et de faire quelqueépargne, si je n’en faisais pas autant qu’il me le proposait.C’était vers la fin de l’année que sir Robert me soumit son projet.Lorsque l’année fut écoulée, j’allai chez lui, dans la cité, et làje lui dis que je venais pour le remercier de son pland’économie; que je l’avais beaucoup étudié, et que, bien queje n’eusse pas été capable de me mortifier suffisamment pour mettrede côté mille livres sterling par an, comme je n’étais pas venuelui demander mes intérêts semestriels comme d’ordinaire, j’avaisrésolu de mettre de côté ce revenu de sept cents livres sans endépenser un sou; et que je désirais qu’il m’aidât à lesplacer à mon avantage.

Sir Robert, qui était un homme parfaitementversé dans l’art de faire rapporter l’argent, mais qui était aussiprofondément honnête, me dit:

«Madame, je suis heureux que vousadoptiez la méthode que je vous ai proposée; mais vous avezmal commencé; vous auriez dû venir demander votre intérêt ausemestre, et alors vous auriez eu l’argent à placer; maismaintenant vous avez perdu l’intérêt de six mois sur trois centcinquante livres, qui est de neuf livres.» (Je n’avais eneffet, que cinq pour cent sur mon hypothèque.)

»–Bien, bien, monsieur,répliquai-je. Pouvez-vous me placer cela maintenant?

»–Laissez la chose là jusqu’àl’année prochaine, madame, me dit-il. Alors je placerai vosquatorze cents livres d’un coup, et en attendant je vous payerail’intérêt sur les sept cents livres.»

En conséquence, il me donna son billet pourl’argent, qui, dit-il, ne devait pas me rapporter moins de six pourcent. Le billet de sir Robert Clayton était de ceux que personne nerefuse; aussi je le remerciai, et laissai la chose là.L’année suivante j’en fis autant, et la troisième année, sir Robertme prit une bonne hypothèque pour deux mille deux cents livres àsix pour cent d’intérêt; de sorte que j’eus 132 livressterling d’ajoutées à mes revenus, ce qui était une affaire trèssatisfaisante.

Mais je reviens à mon histoire. Comme je l’aidit, je m’aperçus que toutes mes mesures étaient fausses; lepied sur lequel je m’étais mis m’exposait à d’innombrablesvisiteurs du genre de ceux que j’ai mentionnés plus haut. J’eus laréputation de posséder une grande fortune, et une fortune que sirRobert Clayton administrait. Aussi sir Robert était-il recherchépour moi, autant que je l’étais moi-même. Mais j’avais donné à sirRobert de quoi répondre: je lui avais dit mon opinion sur lemariage précisément dans les mêmes termes que j’avais employés avecmon marchand, et il y était entré sur le champ. Il confessait quej’observais juste, et que, si j’attachais du prix à ma liberté,comme je connaissais ma fortune et qu’elle était toute à madisposition, je serais à blâmer si je la cédais à quelqu’un.

Mais sir Robert ne savait rien de mesdesseins, c’est-à-dire que je visais à être prise par quelqu’unpour maîtresse et libéralement entretenue; que j’étais bientoujours disposée à gagner de l’argent, et même à en mettre de côtéautant qu’il pouvait le désirer, seulement d’une manière plusfâcheuse.

Cependant sir Robert vint un jour me trouversérieusement, et me dit qu’il avait une offre de mariage à me fairequi dépassait tout ceux qui, à sa connaissance, s’était présenté.C’était un marchand. Sir Robert et moi, nous tombions parfaitementd’accord sur l’idée que nous nous faisions d’un marchand. SirRobert disait, et je reconnus que c’était vrai, qu’un marchandpur-sang est le meilleur gentleman de la nation; enconnaissances, en mœurs, en jugement des choses, le marchandl’emporte sur bien des membres de la noblesse; une fois qu’ila bien compris le monde et qu’il s’est mis au dessus de sesaffaires, tout en n’ayant pas de biens fonciers proprement dits, ilest supérieur à la plupart des gentlemen, même parmi ceuxqui en ont; un marchand qui a des affaires actives et uncapital en réserve, peut dépenser plus d’argent qu’ungentlemen possesseur d’une terre de cinq millelivres; lorsqu’un marchand fait des dépenses, il ne dépenseque ce qu’il a gagné, et pas même cela, et il met de côté degrosses sommes chaque année. Une propriété est comme un étang, maisun commerce est comme une source: si la première est une foishypothéquée, il est rare qu’elle se libère, et le propriétaire estpour toujours embarrassé; au contraire, la fortune dumarchand a un cours continuel. Et là-dessus il me nomma desmarchands qui vivaient avec plus de splendeur réelle et quidépensaient plus d’argent que la plupart des nobles d’Angleterre nepouvaient le faire séparément, et qui cependant devenaientimmensément riches.

Il continua en me disant que même lescommerçants de Londres, si l’on parlait des meilleurs genres decommerce, pouvaient dépenser plus d’argent dans leur intérieur etdonner de plus grandes fortunes à leurs enfants que ne le pouvaitgénéralement la petite noblesse d’Angleterre à partir de millelivres de revenus et au dessous, et qu’ils s’enrichissaient en mêmetemps.

La fin de tout ceci fut de me recommander dedisposer plutôt de ma fortune en faveur de quelque grandcommerçant, lequel, n’ayant déjà ni besoin ni pénurie d’argent,mais possédant un commerce florissant et une caisse abondante,placerait au premier mot tous mes biens sur ma propre tête et surcelle de mes enfants, et me ferait la vie d’une reine.

Ceci était certainement fort juste; etsi j’avais suivi son avis j’aurais été réellement heureuse. Maismon cœur était plein d’idées d’indépendance, et je lui dis que jene connaissais point d’état de mariage qui ne fût, à tout prendreau mieux, un état d’infériorité, sinon de servitude; que jen’en avais pas l’idée; que je menais maintenant une vie deliberté absolue, que j’étais née libre et l’étais encore, etqu’ayant abondance de biens je ne comprenais pas comment les motsd’honneur et d’obéissance pouvaient s’accorder avec l’indépendanced’une femme libre. Je ne voyais pas la raison qu’avaient les hommespour accaparer toute la liberté de l’espèce et pour assujettir lesfemmes, malgré toutes les inégalités de fortune, à des loismatrimoniales de leur propre fabrication. J’avais le malheur d’êtreune femme, mais j’étais déterminée à ne pas permettre au sexe derendre ce malheur pire; et, voyant que la liberté était lapropriété des hommes, je voulais être une femme-homme, car, étantnée libre, je prétendais mourir de même.

Sir Robert sourit, et me répondit que jetenais là une sorte de langage d’amazone. Il avait rencontré peu defemmes de mon avis, ou, s’il y en avait, elles manquaient de larésolution nécessaire pour s’y conformer. Malgré toutes mes idées,qui avaient, il ne pouvait s’empêcher de le dire, quelque poidsjadis, il croyait comprendre que j’y avais fait infraction et quej’avais été mariée. Je répondis que je l’avais été, mais qu’il nem’avait point entendu dire que ce qui s’était passé m’eût en rienencouragée à tenter une seconde fois l’aventure. J’étaisheureusement sortie de la nasse une fois, et, si j’y retombais, jen’aurais à blâmer personne que moi-même.

Sir Robert rit de bon cœur et renonça à meprésenter de nouveaux arguments. Il me dit seulement qu’il m’avaitdésignée à quelques-uns des plus grands commerçants de Londres,mais que, puisque je le lui défendais, il ne m’importunerait plussur ce sujet. Il me félicita de ma façon d’administrer mon argentet me dit que je serais bientôt monstrueusement riche. Mais il nesavait ni ne soupçonnait qu’avec toute cette opulence, j’étaistoujours une catin, nullement contraire à l’idée d’ajouter encore àmes biens aux dépens de ma vertu.

Mais je reprends ce que je disais quant à mafaçon de vivre. Je reconnus, comme je l’ai marqué plus haut, quevivre comme je le faisais ne donnait pas de bons résultats;cela n’aboutissait, je le répète, qu’à attirer autour de moi leschasseurs de dot et les chevaliers d’industrie dans l’espoir defaire leur proie de moi et de mon argent. Bref, j’étais harceléed’une abondance d’amoureux, de beaux, de fats de qualité;mais tout cela ne faisait pas mon affaire. Je visais à autre chose,et j’étais possédée d’une opinion si vaine de ma propre beauté, queje n’avais en vue rien de moins que le roi lui-même. Cette vanitéfut encore excitée par quelques mots que laissa tomber une personneavec qui je causais, et qui eût peut-être été assezvraisemblablement capable de faire arriver la chose si c’eût étéplus tôt; mais ce jeu-là commençait à être passablementdémodé à la cour. Cependant le projet ayant été mentionné, un peutrop publiquement à ce qu’il semble, cela amena autour de moiquantité de gens, dans un but d’ailleurs déshonnête.

Je commençai alors me mouvoir dans une autresphère. La cour était excessivement gaie et brillante, bien queplus nombreuse en hommes qu’en femmes, la reine n’aimant pasbeaucoup paraître en public. D’un autre côté, ce n’est pascalomnier les courtisans que de dire qu’ils étaient aussi vicieuxqu’on pouvait raisonnablement le désirer. Le roi avait plusieursmaîtresses, qui étaient prodigieusement belles, et de ce côté-làc’était vraiment un glorieux spectacle. Si le roi se laissait allerau relâchement, on ne pouvait s’attendre à ce que le reste de lacour ne fût composé que de saints. Et c’en était si loin, que, sansvouloir faire les choses pires qu’elles n’étaient, toute femme dontl’extérieur avait quelque chose d’agréable ne manquait jamais desoupirants.

Je me trouvai bientôt pressée d’une fouled’admirateurs, et je reçus la visite de personnages très en vue quis’introduisaient toujours sur l’entremise d’une ou deux vieillesdames, devenues mes intimes. L’une d’elles, à ce que j’appris plustard, avait la mission expresse de s’introduire dans mes bonnesgrâces pour amener ce qui va suivre.

Les conversations que nous avions étaientgénéralement galantes, mais civiles. À la fin quelques messieursproposèrent de jouer, et firent ce qu’ils appelaient une partie.Ceci, semble-t-il, fut un stratagème d’une de mes compagnesordinaires – j’ai dit que j’en avais deux qui ne me quittaient pas,– qui pensa que c’était le moyen d’amener du monde aussi souventqu’il lui plairait; et c’était, en effet, le cas. Ilsjouaient gros jeu, et restaient tard; mais ils me faisaientleurs excuses, ne me demandant que la permission de se donnerrendez-vous pour le soir suivant. J’étais aussi gaie et aussicontente qu’aucun d’eux, et un soir je dis à un de ces messieurs,mylord ***, que, puisqu’ils me faisaient l’honneur de se divertirchez moi, et qu’ils souhaitaient de s’y trouver de temps en tempsje ne tenais pas de table de jeu, mais que je leur donnerais unpetit bal le jour suivant, si cela leur plaisait; chosequ’ils acceptèrent avec empressement.

En conséquence, dans la soirée, les messieurscommencèrent à venir, et je leur fis voir que j’entendais àmerveille ce qu’étaient ces sortes de choses. J’avais dans mesappartements une grande salle à manger, et cinq autres chambres aumême étage; je les transformai toutes en salon pourl’occasion, en en faisant enlever les lits ce jour-là. Dans troisde ces pièces je fis placer des tables couvertes de vins et desucreries; dans la quatrième on mit une table à tapis vertpour jouer, et la cinquième était ma propre chambre, où je metenais et où je reçus tous mes hôtes qui vinrent me présenter leurscompliments. J’étais, vous pouvez le croire, habillée le mieuxpossible à mon avantage, et j’avais mis tous les bijoux que jepossédais. Mylord ***, à qui j’avais fait l’invitation, m’envoya duthéâtre une troupe de bons musiciens, et les dames dansèrent;nous commencions à être très gais lorsque, vers onze heures, onm’avisa qu’il y avait quelques messieurs qui arrivaient enmascarade. Je parus un peu surprise, et je craignais quelquedésordre, lorsque mylord **, s’en apercevant, me dit d’êtretranquille, parce qu’il y avait à la porte un détachement de gardesqui seraient prêts à empêcher toute grossièreté; et un autregentleman m’insinua que le roi pouvait bien être parmi lesmasques. Je devins aussi rouge que le sang peut rougir un visage etexprimai une grande surprise. Mais il n’y avait pas àreculer; je gardai donc ma place dans mon salon, mais avecles portes ouvertes à deux battants.

Un moment après, les masques entrèrent etdébutèrent par une valse à la comique[12],dont ils s’acquittèrent vraiment à merveille. Pendant qu’ilsdansaient, je me retirai, laissant une dame pour répondre en monlieu et dire que j’allais revenir immédiatement. Au bout de moinsd’une demi-heure, j’étais de retour, vêtue d’un costume deprincesse turque. J’avais eu ce vêtement à Leghorn, quand monprince étranger m’avait acheté une esclave turque, comme je l’aidit. Le navire de guerre maltais avait, semble-t-il, pris unvaisseau turc allant de Constantinople à Alexandrie, sur lequel setrouvaient quelques dames à destination du Grand-Caire en Égypte.Les dames ayant été faites esclaves, leurs beaux costumes avaientété ainsi exposés en vente, et avec l’esclave turque j’avais enmême temps acheté les riches habits.

Le costume était réellement d’une beautéextraordinaire. Je l’avais acheté comme curiosité, n’en ayantjamais vu de pareil. La robe était d’un fin damas de Perse ou del’Inde, à fond blanc, avec des fleurs bleu et or et une queue decinq yards[13]. L’habit de dessous était une veste demême étoffe, brodée d’or, et garnie de perles dans le tissu, avecquelques turquoises. À la veste était attachée une ceinture largede cinq à six pouces, à la mode turque, et aux deux extrémités oùelle se réunissait ou s’agrafait, il y avait une garniture dediamants de huit pouces de chaque côté. Seulement ce n’étaient pasde vrais diamants, mais personne que moi n’en savait rien.

La coiffure, ou turban, se redressait ausommet, mais sans dépasser cinq pouces, avec un morceau de taffetasléger qui en pendait librement. En face, juste au dessus du front,se trouvait un beau joyau que j’y avais ajouté.

Ce costume tel que je l’ai décrit, m’avaitcoûté environ soixante pistoles en Italie; mais il coûtaitdavantage dans le pays d’où il venait. Je ne pensais guère, quandje l’achetai, que je le mettrais à un tel usage, bien que jel’eusse revêtu maintes fois avec l’aide de ma petite turque, etplus tard avec Amy, seulement pour voir quel air j’avais là dedans.J’avais envoyée celle-ci d’avance pour le préparer, donc lorsquej’arrivai, je n’eus rien à faire qu’à le glisser sur moi, et aubout d’un peu plus d’un quart d’heure, j’étais assise de nouveaudans mon salon. Quand j’y entrai, la chambre était pleine de monde,mais j’ordonnai de fermer les portes grandes pendant une ou deuxminutes, jusqu’à ce que j’eusse reçu les compliments des dames quise trouvaient dans la chambre et que je leur eusse laissé voir moncostume à loisir.

Cependant mylord*** qui se trouvait être dansla chambre, se glissa par une autre porte et ramena avec lui un desmasques, personnage grand et bien fait, mais qui n’avait pas denom, étant absolument masqué; et il n’aurait pas étéconvenable de demander le nom de personne en une telle occasion. Cepersonnage me parla en français et me dit que c’était le plus beaucostume qu’il eût vu de sa vie. Il me demanda s’il aurait l’honneurde danser avec moi. Je m’inclinai en consentant, mais je lui disque, comme j’étais mahométane, je ne savais pas danser à la manièrede ce pays-ci, et je supposais que la musique ne jouerait pas àla Moresque. Il répondit gaiement que j’avais un visage dechrétienne, et qu’il imaginait que je savais danser en chrétienne,ajoutant que tant de beauté ne pouvait être mahométane. Aussitôtles portes furent ouvertes à deux battants, et il me conduisit dansla salle. La compagnie fut saisie de la plus grande surpriseimaginable; la musique même s’arrêta un instant pourregarder, car le costume était en vérité excessivement imposant,parfaitement nouveau, très agréable et merveilleusement riche.

Ce gentleman, quel qu’il fût, et jene le sus jamais, me conduisit seulement pendant unecourante, puis me demanda si j’aurais l’envie de danser unedanse bouffonne, comme ils l’avaient fait dans la mascarade, ouquelque chose seule. Je lui dis que je préférerais n’importe quoid’autre, s’il lui plaisait. Nous ne dansâmes donc que deux dansesfrançaises, et il me conduisit jusqu’à la porte du salon, puis seretira au milieu du reste des masques. Lorsqu’il m’eut laissée à laporte du salon, je n’y entrai point, comme il pensait que jel’aurais fait; mais je me retournai, me faisant voir à toutela salle; puis j’appelai ma femme de chambre et lui donnaiquelques ordres relatifs à la musique, d’où la société conclutaussitôt que j’allais lui offrir un pas seule. Aussitôt toute lachambrée se leva, et me fit honneur en reculant partout de manièreà faire de la place, car tout était extrêmement plein. Au début lamusique n’attrapa pas l’air que j’indiquais: c’était un airfrançais. Je fus donc forcée d’y faire retourner ma femme dechambre, pendant que je me tenais à la porte de mon salon;mais dès que ma femme de chambre leur eut parlé, ils jouèrentjuste, et, pour leur montrer que c’était bien cela, je m’avançaijusqu’au milieu de la salle. Alors ils reprirent l’air de nouveau,et je dansai seule une figure que j’avais apprise en France,lorsque le prince de *** désirait me voir danser pour sondivertissement. C’était vraiment une figure très jolie, inventéepar un fameux maître de Paris, pour être dansée seule par une dameou par un monsieur; mais, comme elle était absolumentnouvelle, elle plut extrêmement à la compagnie, et tout le mondepensa que c’était turc. Un monsieur eut même la folie de s’avancerjusqu’à dire, et, je crois bien qu’il en donna sa parole, qu’ill’avait vu danser à Constantinople, ce qui était assez ridicule desa part.

À la fin de la danse, la société applaudit etpoussa presque des acclamations. Un des messieurs cria:«Roxana! Roxana! au nom du…», avec unjuron; et à partir de ce sot incident, le nom de Roxanas’attacha à moi d’un bout à l’autre de la cour et de la ville,aussi définitivement que si j’eusse été baptisée Roxana. J’eus,paraît-il, le bonheur de plaire extrêmement à tout le monde cettenuit-là; mon bal, et surtout mon costume, firent laconversation de la ville pendant toute la semaine; le nom deRoxana fut le refrain des toasts de la cour, et il n’y avait aucunnom à y accoupler.

Les choses commençaient à marcher comme je levoulais, et je devenais très répandue, autant que je le pouvaisdésirer. Le bal dura jusqu’à ce que je fusse aussi fatiguée de manuit que satisfaite de mon exhibition. Les messieurs masqués s’enallèrent vers trois heures du matin; les autres s’assirent aujeu; la musique tint bon, et quelques-unes des damesdansaient encore à six heures.

Mais j’avais un violent désir de savoir quiétait la personne avec qui j’avais dansé. Certains seigneursallèrent jusqu’à me dire que la compagnie que j’avais me faisaitgrand honneur; l’un d’eux dit, presque sans mâcher les mots,que c’était le roi; mais je me convainquis plus tard que cene l’était pas; un autre repartit que si ç’avait été SaMajesté, elle n’aurait pas considéré comme un déshonneur de menerune Roxana. Je n’ai jamais su et ne sais pas encore aujourd’huipositivement qui c’était; mais d’après son allure je pensaisqu’il était trop jeune, Sa Majesté étant alors dans un âge qu’unefemme pouvait découvrir même en dansant.

Quoi qu’il en soit, on m’envoya cinq centsguinées le lendemain matin, et le commissionnaire avait ordre de medire que les personnes qui me les envoyaient désiraient un autrebal chez moi le mardi suivant, mais qu’elles voulaient avoir mapermission de donner la fête elles-mêmes. Ceci me fit le plus grandplaisir, et je montrai une très vive curiosité de savoir de quivenait cet argent; mais le commissionnaire resta muet commela mort sur ce point, et, tout en s’inclinant à chacune de mesquestions, il me pria de ne pas l’interroger sur des chosesauxquelles il ne pouvait donner de réponse satisfaisante.

J’oubliai de mentionner que les messieurs quiavaient joué avaient donné cent guinées à la cagnotte, comme ondit; et à la fin de la partie, ils avaient demandé ma dame dela chambre comme ils l’appelaient (c’était MrsAmy,Dieu me pardonne!) et il les lui avaient remises; puisils avaient laissé vingt autres guinées pour les domestiques.

Ces procédés magnifiques me causaient autantde plaisir que de surprise, et je ne savais plus guère où j’étais.Mais surtout cette idée que le roi était la personne qui avaitdansé avec moi, me gonflait à un tel point non seulement que je neconnaissais plus personne, mais que j’étais, en vérité, bien loinde me connaître moi-même.

J’avais maintenant à me préparer à recevoir lamême compagnie le mardi suivant. Mais, hélas! tout le soinm’en fut enlevé des mains. Trois messieurs, qui cependantn’étaient, à ce qu’il semble, que des domestiques, arrivèrent lesamedi, produisant de suffisants témoignages qu’ils ne setrompaient pas de porte, car l’un d’eux était le même qui m’avaitapporté les cinq cents guinées; trois de ces personnages,dis-je, vinrent, apportant des bouteilles de toute sorte de vins,et des mannes de sucreries en telle quantité qu’il était évidentqu’ils comptaient se livrer au même commerce plus d’une fois, etqu’il voulaient tout fournir à profusion.

Cependant, trouvant que quelque chose manquaiten deux points, je fis provision d’environ douze douzaines de finesserviettes damassées, avec des nappes de même tissu en nombresuffisant pour couvrir toutes les tables en en mettant trois surchacune, et des buffets en proportion. J’achetai aussi une bellequantité de vaisselle plate, ce qu’il en fallait pour le service detous les buffets; mais ces messieurs ne voulurent paspermettre qu’on s’en servît du tout, me disant qu’ils avaientacheté de beaux plats et de belles assiettes de porcelaine pourtout le service, et que, dans des lieux si publics, ils nepouvaient répondre de la vaisselle plate. En conséquence, elle futtoute disposée dans un grand buffet vitré, dans la chambre où je metenais, où elle faisait vraiment très bon effet.

Le mardi, il arriva une telle affluence demessieurs et de dames que nos appartements ne furent absolument pascapables de les recevoir. Ceux qui avaient l’air d’être lesprincipaux de la société, donnèrent en bas l’ordre de ne pluslaisser monter personne. La rue était pleine de carrosses armoriéset de belles chaises à porteur. Bref, il fut impossible de recevoirtout le monde. Je me tins dans ma petite pièce, comme la premièrefois, et les danseurs remplirent la grande salle; tous lessalons étaient également remplis, ainsi que trois chambresau-dessus, qui n’étaient pas à moi.

Ce fut très sagement fait, qu’on eût amené unfort détachement de gardes pour veiller à la porte; car, sanscela, il y aurait eu une foule si mêlée, et, dans le nombre, desgens si prêts à faire du scandale, que nous aurions été dans ledésordre et dans la confusion la plus complète; mais, lestrois domestiques de confiance arrangèrent tout cela; ilsn’admettaient personne que sur un mot de passe.

J’étais dans l’incertitude, et je le suisencore aujourd’hui, sur le personnage qui avait dansé avec moi lemercredi précédent, lorsque c’était moi qui donnais le bal;mais que le roi se trouvât à cette réunion-ci, c’est une chose quine faisait pas de doute pour moi, grâce à des circonstances qui, jecrois, ne pouvaient me tromper: il y avait en particuliercinq personnes qui n’étaient pas masquées; trois d’entreelles avaient des jarretières bleues, et elles ne se présentèrent àmoi que lorsque je m’avançai pour danser.

Cette réunion fut conduite comme la première,mais avec beaucoup plus de magnificence, à cause de la compagnie.Je me mis, dans un costume et avec des bijoux d’une excessiverichesse, au milieu de ma petite chambre, comme l’autre fois, etj’adressai un compliment à chaque personne de la société à mesurequ’elle passait devant moi, comme je l’avais fait déjà; maismylord *** qui m’avait parlé sans déguisement la première nuit,vint à moi, et se démasquant, me dit que la société l’avait chargéde me dire qu’on espérait me voir dans le costume sous lequel jem’étais montrée la première fois, et qui avait été tellement goûtéqu’il était la cause de cette nouvelle réunion.

«Et, madame, ajouta-t-il, il y aquelques personnes dans cette assemblée qui valent la peine qu’onles oblige.»

Je m’inclinai devant mylord ***, etimmédiatement me retirai. Pendant que j’étais en haut, à revêtirmon autre costume, deux dames, complètement inconnues de moi,furent amenées dans mon appartement au-dessous, par ordre d’unnoble personnage qui avait été en Perse avec sa famille; et,cette fois, je crus vraiment qu’on m’avait dépassée, ou peut-êtrejouée.

Une de ces dames portait d’une façonvéritablement exquise le costume des jeunes filles de Géorgie,l’autre celui des jeunes filles d’Arménie; chacune d’elleavait une esclave pour la servir.

Ces dames avaient de courts jupons s’arrêtantaux chevilles, mais plissés tout autour; devant, de petitstabliers, du plus beau point de dentelle qui se pût voir;leurs robes étaient faites avec de longues manches bizarres quipendaient derrière et une queue qui traînait. Elles n’avaient pasde bijoux, mais leur tête et leur poitrine étaient ornées defleurs, et l’une et l’autre entrèrent voilées.

Les esclaves étaient tête nue, mais leurslongs cheveux noirs étaient réunis en tresses pendant jusqu’audessous de la taille et attachées par des rubans. Elles étaienthabillées avec une richesse excessive, et aussi belles que leursmaîtresses, car aucune d’elles ne portait de masque. Ellesattendirent dans ma chambre, jusqu’à ce que je fussedescendue; elles m’offrirent toutes leur respect à la modepersane, et s’assirent sur un safra, c’est-à-dire, lesjambes presque croisées, sur une couche faite de coussins étendussur le sol.

C’était un admirable spectacle, et il me fitvraiment tressaillir. Elles me débitèrent leur compliment enfrançais et j’y répondis dans la même langue. Lorsque les portesfurent ouvertes, elles entrèrent dans la salle de bal, et dansèrentune danse que personne, à coup sûr, n’avait jamais vue là, au sond’une petite trompette basse, qui était véritablement très jolie etque mylord *** avait procurée.

Elles dansèrent trois fois seules, carassurément personne ne pouvait danser avec elles. La nouveautéplut, il est vrai, mais il y avait cependant dans leur dansequelque chose de farouche et de bizarre, parce qu’ellesreprésentaient au naturel le pays barbare d’où ellesvenaient; tandis que la mienne, ayant l’air français sous lecostume mahométan, était de tout point aussi nouvelle, et faisaitréellement beaucoup plus de plaisir.

Dès qu’elles eurent montré leurs tournures deGéorgie et d’Arménie, et dansé, comme je l’ai dit, trois fois,elles se retirèrent, en me présentant leurs compliments (carj’étais la reine de la journée) et elles allèrent sedéshabiller.

Quelques messieurs alors dansèrent avec desdames, tous masqués. Lorsqu’ils s’arrêtèrent, personne ne se levapour danser, mais tous crièrent: «Roxana!Roxana!» Dans l’intervalle, mylord *** avait amené dansma chambre une autre personne masquée que je ne connaissaispas; je pus seulement distinguer que ce n’était pas celle quim’avait menée l’autre fois. Ce noble personnage (car j’appris plustard que c’était le duc de ***), après un court compliment, meconduisit au milieu de la salle.

Je portais la même veste et la même ceinturequ’auparavant; mais la robe était recouverte d’un manteau, cequi est l’ordinaire dans le costume turc. Il était écarlate etvert, le vert broché d’or. Mon tyhiaai, c’est-à-dire macoiffure, différait un peu de celui que j’avais auparavant:il était, en effet, plus haut, et avait quelques joyaux au sommet,ce qui, le faisait ressembler à un turban couronné.

Je n’avais pas de masque, et je ne me fardaispas; j’emportai cependant la palme sur toutes les dames quise montrèrent au bal, je veux dire sur celles qui se montrèrent laface découverte. Quant aux masquées, on n’en peut rien dire;il y en avait sans doute beaucoup de plus belles que je ne l’étais.Il faut avouer que le costume m’était infiniment avantageux, ettout le monde me regardait avec une sorte de plaisir qui étaitaussi grandement à mon avantage.

Après avoir dansé avec ce noble personnage, jen’offris pas de danser seule, comme je l’avais fait l’autrefois; mais ils crièrent tous de nouveau: Roxana!et deux messieurs vinrent dans le salon me supplier de leur donnerla danse turque, à quoi je consentis facilement. Je m’avançai doncet dansai exactement comme en la première occasion.

Pendant que je dansais, j’aperçus cinqpersonnes se tenant ensemble, et parmi elles, s’en trouvait uneseule avec le chapeau sur la tête. Cela me donna immédiatement àentendre qui c’était, et me jeta presque tout d’abord dans unecertaine confusion; mais je continuai, reçus, de nouveau, lesapplaudissements de la compagnie et me retirai dans ma chambreparticulière. Quand j’y fus, les cinq messieurs traversèrent lasalle pour venir auprès de moi, et, s’avançant avec une foule degrands personnages à sa suite, la personne qui avait le chapeau surla tête dit:

«MmeRoxana, vous dansezadmirablement.»

J’étais préparée, et je fis le geste dem’agenouiller pour lui baiser la main; mais il m’en empêcha,me salua, et passant de nouveau à travers la grande salle, s’enalla.

Je ne dis pas ici qui c’était, mais je dis queje parvins plus tard à en savoir quelque chose d’une façon pluscertaine. J’aurais voulu me retirer et ôter ma robe, car j’étais unpeu trop mince dans ce costume, sans lacet et la poitrine enliberté, comme si j’avais été en chemise. Mais cela ne se pouvaitpas, et je fus obligée de danser ensuite avec six ou huitgentilshommes, la plupart, si non tous, du plus haut rang. On medit plus tard que l’un d’eux était le D** deM.–th.[14].

Vers deux ou trois heures du matin lacompagnie commença à diminuer, les femmes surtout; elless’éclipsaient et s’en allaient chez elles, par petits groupes. Lesgentilshommes se retirèrent en bas, où ils se démasquèrent et semirent à jouer.

Amy servait dans la salle où ils jouaient.Elle resta debout toute la nuit, pour être à leurs ordres, et, aumatin, lorsqu’ils se séparèrent, ils brisèrent la boîte de lacagnotte dans son giron, elle me compta soixante-deux guinées etdemie. Les autres domestiques furent aussi très bien traités.Lorsqu’ils furent tous partis, Amy vint à moi, béante, et me ditavec un grand cri:

«Seigneur, madame, que ferai-je de toutcet argent?»

Et de fait la pauvre créature était à demifolle de joie.

J’étais dès lors dans mon élément. On parlaitde moi autant qu’il était possible de le souhaiter, et je nedoutais pas qu’il n’en sortît quelque chose; mais le bruit demes grandes richesses était plutôt un obstacle à mes desseinsqu’autre chose, car les gentlemen qui sans cela auraientpeut-être été assez pressants, semblaient se tenir àdistance: Roxana était trop haut pour eux.

Ici se place un épisode que je dois cacher auxyeux et aux oreilles des hommes. Pendant trois ans et un moisenviron, Roxana vécut retirée, ayant été obligée de faire uneexcursion avec quelqu’un et d’une façon et que le devoir et desserments personnels l’obligent à ne pas révéler, pour le moment, dumoins.

À la fin de ce temps, je reparus. Mais je doisajouter que, comme j’avais profité de ce temps de retraite, pourfaire ample moisson, je ne me représentai pas dans le monde avec lemême éclat, ni ne brillai aussi avantageusement qu’autrefois. Eneffet, certaines gens ayant eu au moins le soupçon du lieu oùj’avais été et de celui qui m’avait eue tout ce temps, il commençaà se faire public que Roxana était, après tout, une simple Roxana,ni meilleure ni pire, et nullement la femme d’honneur et de vertuqu’on avait d’abord supposée.

Il faut maintenant que vous vous figuriezqu’il y avait environ sept ans que j’étais arrivée à Londres, etque non seulement j’avais laissé grossir l’ancien revenu,administré, comme je l’ai fait entendre, par Sir Robert Clayton,mais que j’avais mis de côté une richesse incroyable, si l’onconsidère le temps. Si j’avais encore eu la moindre pensée deréforme, j’avais toutes les occasions de le faire avec toutes lesfacilités qu’une femme eût jamais. En effet, le vice commun descourtisanes, je veux dire l’argent, était hors de question;l’avarice même aurait pu paraître assouvie, car, y compris ce quej’avais économisé en réservant l’intérêt de quatorze mille livressterling, que j’avais, comme je l’ai dit plus haut, laissés’accumuler, et y compris quelques présents considérables que jem’étais vu faire par pur compliment à l’occasion de ces brillantesréunions masquées pendant environ deux ans que je les avais tenues,et aussi ce que j’avais trouvé dans trois années de ce quej’appelle la plus somptueuse retraite, j’avais grandement doublé mapremière fortune, et j’étais nantie de près de cinq mille livressterling argent, que je gardais chez moi, en outre de quantité devaisselle plate et de bijoux que l’on m’avait donnés, ou quej’avais achetés pour me parer les jours de réception.

En un mot, j’avais alors une fortune detrente-cinq mille livres sterling; et, comme j’avais trouvéle moyen de vivre sans gaspiller ni le capital ni l’intérêt, jemettais deux mille livres sterling de côté par année, au moins.J’ajoutai cet intérêt au capital et continuai de vivre ainsi.

À la fin de ce que j’appelle ma retraite, delaquelle je retirai beaucoup d’argent, je reparus donc, mais jeressemblais à un ancien plat d’argent qui a été enfermé pendant desannées, et qui revient un jour, terni et décoloré. Je me montrai denouveau, mais défraîchie, et j’avais l’air d’une maîtresse qu’on amise au rebut. Je n’étais rien de mieux, il est vrai, bien que mabeauté se fût conservée absolument intacte, si ce n’est que j’étaisun peu plus grosse qu’auparavant et qu’il faut toujours tenircompte que j’avais quatre ans de plus.

Néanmoins, je conservais ma jeunesse decaractère; j’étais toujours brillante, charmante en société,et aimable avec chacun, ou bien chacun me flattait. C’est danscette condition que je me lançai dans le monde à nouveau. Quoiqueje ne fusse pas si répandue qu’auparavant, – et, en vérité, je necherchais pas à l’être, sachant que cela ne se pouvait pas, –j’étais loin d’être sans compagnie, et des gens de la plus grandequalité (parmi les sujets, j’entends) me faisaient de fréquentesvisites, se réunissant quelquefois, pour prendre du plaisir etjouer dans mes appartements, où je ne me manquais pas de lesdivertir le plus agréablement possible.

Et personne d’entre eux ne pouvait me faire lamoindre proposition, à cause de l’idée qu’ils avaient de monextrême opulence, laquelle, pensaient-ils, me mettait au-dessus duvil calcul d’être entretenue, et ne laissait ainsi aucun côté paroù m’aborder aisément.

Mais à la fin je fus attaquée d’une manièretrès flatteuse par un homme d’honneur et (ce qui me le recommandaitparticulièrement) de très grande fortune. Il prit commeintroduction un long détour à propos de mes richesses. Ignorantecréature! me disais-je à part, en songeant que c’était unlord, y eut-il jamais femme du monde qui voulût s’abaisserjusqu’à être une catin et qui regardât comme au-dessous d’elle detirer une récompense de son vice! Non, non, soyez-en sûr, siVotre Seigneurie obtient rien de moi, il faudra que vous lepayiez; et l’idée que je suis si riche ne sert qu’à élever leprix que cela vous coûtera, car vous voyez bien que vous ne pouvezoffrir une bagatelle à une femme de deux mille livres sterling derevenu.

Après qu’il eut discouru un bon momentm’assurant qu’il n’avait pas de dessein sur moi, qu’il ne venaitpas pour m’enlever comme une prise, ni me soutirer mon argent,chose soit dit en passant, que je ne craignais pas beaucoup, car jeveillais trop sur mon argent pour en laisser aller aucune portionde cette manière, – il termina son discours en passant à l’amour,sujet si ridicule pour moi sans l’objet principal, je veux direl’argent, que je n’eus pas la patience de l’entendre en faire un silong conte.

Je l’accueillis civilement et lui laissai voirque je pouvais endurer d’entendre une proposition déshonnête sansen être outragée, mais que pourtant on ne m’y amenait pas tropaisément. Il me fit des visites pendant longtemps, et, bref, me fitune cour aussi empressée et assidue que s’il m’avait recherchée enmariage. Il me fit plusieurs cadeaux de prix, que je me laissaispersuader d’accepter, mais non sans de grandes difficultés.

Peu à peu je tolérai aussi ses autressollicitations; et quand il en arriva à me proposerd’établir, pour m’en faire le compliment, le taux d’une pensionfixe, il déclara que, bien que je fusse riche, ce n’en était pasmoins une chose due par lui que de reconnaître les faveurs qu’ilrecevait, et que, si je devais être sienne, je ne vivrais pas à mesdépens, quoi qu’il en coûtât. Je lui dis que j’étais loin d’êtreextravagante, mais que toutefois je ne vivais pas à moins de 500livres sterling par an sortis de ma poche. Cependant je n’étaispoint envieuse d’une constitution de rente, car je regardais celacomme une sorte de chaîne dorée, quelque chose de semblable aumariage. Je savais, sans doute, être fidèle à un homme d’honneurcomme je n’ignorais pas que sa seigneurie en était un;cependant j’avais une espèce d’aversion pour tous les liens, car,bien que je ne fusse pas si riche que me faisait le monde dansl’exagération de ses bavardages, je n’étais pas non plus assezpauvre pour me lier à une vie d’oppression en échange d’unepension.

Il me dit qu’il espérait me rendre la vieparfaitement facile, et que telle était son intention. Il ne voyaitpas la servitude qu’il pouvait y avoir dans un engagementparticulier entre nous. Il savait que je serais liée par les liensde l’honneur et que je ne les considérerais pas comme unfardeau; quant aux autres obligations, il dédaignaitd’attendre de moi rien autre chose que ce qu’il savait qu’en tantque femme d’honneur je lui accorderais. Pour l’entretien, il memontrerait bientôt qu’il m’estimait infiniment plus de cinq centslivres par an. Et c’est sur ce pied que nous commençâmes.

En effet, je me montrai plus traitable aprèsce discours, et comme le temps et un commerce fréquent nousrendirent très intimes, nous finîmes par toucher de plus prèsl’article principal, à savoir les cinq cents livres par an. Il lesoffrit du premier mot, reconnaissant comme une faveur infinie de meles voir accepter. Et moi, qui pensais que c’était trop du tout, jeme laissai vaincre, c’est-à-dire persuader de céder, sans rienavoir qu’un simple engagement de parole.

Lorsqu’il fut arrivé à ses fins par cettevoie, je lui dis ma façon de penser.

«Maintenant vous voyez, mylord, luidis-je, avec quelle faiblesse j’ai agi, de vous céder sans aucunestipulation, sans rien qui me soit assuré hors ce que vous pouvezcesser de m’allouer quand il vous plaira. Si je suis moinsappréciée pour une telle confiance, ce sera m’insulter d’unemanière que je m’efforcerai de ne pas mériter.»

Il me répondit qu’il me prouverait jusqu’àl’évidence qu’il ne m’avait pas recherchée pour faire un marché,comme cela se fait souvent; que, si je le traitais avec unegénéreuse confiance, je verrais que j’étais entre les mains d’unhomme d’honneur, et de quelqu’un qui savait reconnaître uneobligation. Et là-dessus, il tira une lettre de change d’un orfèvrepour trois cents livres sterling, et dit, en me la mettant dans lamain, qu’il me la donnait comme garantie que je ne perdrais paspour n’avoir pas fait de marché avec lui.

Cela était vraiment engageant, et me donna unebonne idée de nos futures relations. Bref, comme je ne pouvais meretenir de le traiter avec plus de bonté que je ne l’avais faitjusque-là, une chose en amenant une autre, je lui donnai plusieurstémoignages que je lui appartenais entièrement par inclinationaussi bien que par les obligations ordinaires d’unemaîtresse; ce qui lui plût extrêmement.

Bientôt après cet engagement particulier, jeme mis à considérer s’il ne serait pas plus convenable au genre devie que je menais maintenant, d’être un peu plus retirée. Comme jele dis à mylord, cela me débarrasserait des sollicitations desautres et des visites continuelles d’une sorte de gens qu’ilconnaissait bien, et qui, soit dit en passant, ayant maintenant demoi l’idée que je méritais réellement, commençaient à me parler duvieux jeu, amour et galanterie, et à me faire des offressuffisamment insolentes; choses aussi écœurantes pour moimaintenant que si j’avais été mariée ou vertueuse comme touteautre. Les visites de ces gens finissaient vraiment par êtregênantes pour moi, d’autant plus qu’ils étaient toujours ennuyeuxet impertinents; et mylord *** n’en aurait point du tout étésatisfait, si elles avaient continué.

Il serait divertissant de mettre ici lamanière dont je repoussai ces sortes de gens; comment, aveccertains, je me montrai outragée et leur dis que je regrettaisqu’ils m’obligeassent à me défendre contre le scandale de tellessuggestions en leur déclarant que je ne pouvais pas les voirdavantage et en désirant qu’ils ne prissent plus la peine de merendre visite; car, sans avoir l’intention d’être incivile,je me croyais tenue à ne plus recevoir aucune visite degentlemen qui m’avait fait des propositions telles que lesleurs; mais il serait trop fatigant de rapporter tout celaici. Ce fut pour cette raison que je proposai à Sa Seigneurie deprendre de nouveaux appartements, pour plus de discrétion. Enoutre, je considérais que, pouvant vivre très bien, mais moins enpublic, il s’en faudrait que j’eusse besoin de dépenser autantd’argent; et si je faisais cinq cents livres sterling par anavec cette généreuse personne, c’était plus, et de beaucoup, que ceque j’aurais occasion de dépenser.

Mylord adopta tout de suite ma proposition, etalla plus loin que je ne m’y attendais, car il me trouva un logisdans une très belle maison, où cependant il n’était pas connu. Jesuppose qu’il avait chargé quelqu’un de la lui chercher. Il y avaitun chemin commode pour arriver au jardin par une porte qui ouvraitdans le parc, privilège rarement accordé en ce temps-là.

Avec cette clef il pouvait entrer à touteheure de nuit ou de jour qu’il lui plaisait; et, comme nousavions aussi une petite porte dans le bas de la maison, qui étaittoujours laissée fermée au loquet et qu’il avait le passe-partout,qu’il fût minuit, une heure ou deux heures du matin, il pouvaitentrer directement dans ma chambre à coucher. NotaBene: – Je ne craignais pas d’être trouvée au lit avecpersonne autre, parce que, pour le dire en un mot, je n’avais derelations avec personne absolument.

Il arriva une nuit une chose assez plaisante.Sa Seigneurie avait tardé, et, ne l’attendant pas cette nuit là,j’avais pris Amy dans mon lit, lorsque mylord entra dans la chambreoù nous étions toutes deux profondément endormies. Je crois qu’ilétait près de trois heures quand il arriva, un peu gai, maisnullement gris, ni ce qu’on appelle pris de boisson. Il entradirectement dans la chambre.

Amy perdit la tête de peur et se mit à crier.Moi, je dis avec calme:

«En vérité, mylord, je ne vous attendaispas ce soir, et nous avons eu un peu peur du feu dans la nuit.

»–Oh! dit-il, je vois quevous avez un compagnon de lit.»

Je me mis à m’excuser.

«Non, non, dit mylord; vous n’avezpas besoin d’excuse. Votre compagnon de lit n’est pas un homme, jevois.»

Mais aussitôt, avec assez de gaieté, il repritses dernières paroles, et dit:

«Mais écoutez donc! maintenant quej’y pense, comment puis-je être certain que ce compagnon de litn’est pas un homme?

»–Oh! répondis-je, j’osedire que Votre Seigneurie est certaine que c’est la pauvre Amy.

»–Oui, dit-il, c’estMrsAmy; mais comment puis-je savoir ce quec’est qu’Amy? Ce peut être aussi bien MrAmy,pour ce que j’en sais. J’espère que vous me donnerez permission dem’en assurer.»

Je lui répondis que oui, qu’à coup sûr jevoulais bien que Sa Seigneurie s’en assurât; mais que jesupposais qu’elle savait ce qu’il en était.

Eh bien, il assaillit la pauvre Amy, et, mafoi, je crus un instant qu’il pousserait jusqu’au bout laplaisanterie sous mon nez, comme il était déjà arrivé une fois enpareil cas. Mais Sa Seigneurie n’était pas si ardente; ellevoulait seulement savoir si Amy était MrAmy ouMrsAmy; et je suppose qu’elle le sut. Unefois satisfait sur ce cas douteux, mylord se dirigea vers l’autrebout de la chambre, entra dans un petit cabinet et s’y assit.

Pendant ce temps, Amy et moi nous nouslevions; je lui ordonnai de courir faire le lit dans uneautre chambre pour mylord, et lui donnai des draps pour y mettre.Elle le fit aussitôt et j’y fis coucher mylord; lorsque j’eusfini, sur son désir je me couchai avec lui. J’hésitais d’abord à mecoucher avec lui, donnant pour excuse que j’avais été au lit avecAmy et que je n’avais pas changé de linge; mais en ce momentlà, il était au dessus de ces délicatesses; du moment qu’ilétait sûr que c’était MrsAmy et nonMrAmy, il était parfaitement content, et c’estainsi que finit la plaisanterie. Mais Amy ne se montra plus detoute cette nuit là, ni le lendemain, et lorsqu’il la vit, mylordfut d’une telle gaieté avec elle à propos de sonéclaircissement[15], comme il disait, qu’Amy ne savaitoù se mettre.

Non qu’Amy fut après tout une dame sidélicate, si l’on s’y était pris avec elle comme il paraît dans lapremière partie de cet ouvrage; mais cette fois elle avaitété surprise et un peu bousculée, de sorte qu’elle savait à peineoù elle en était; d’ailleurs elle était pour Sa Seigneurieaussi vertueuse qu’aucune dame du monde, et, pour ce qu’ilconnaissait d’elle, elle en avait l’air. Le reste nous regardaitseules, nous qui le savions.

Je menai cette vie coupable huit ans encomptant à partir de mon arrivée en Angleterre; et bien quemylord ne trouvât rien à redire, je m’apercevais bien sans un grandexamen que quiconque me regardait en face pouvait voir que j’avaisplus de vingt ans. Cependant, sans me flatter, je portais trèslégèrement mon âge, qui dépassait la cinquantaine.

Je puis me risquer à dire que jamais une femmene vécut, comme moi, une vie de vingt-cinq années de désordre, sansle moindre signe de remords, sans aucune marque de repentir, etsans même aucun désir d’y mettre fin. Il y avait si longtemps queje m’étais habituée à une vie de vice, que réellement cela ne mesemblait plus être du vice. J’allais toujours sur la même penteunie et plaisante; je me vautrais dans les richesses, quiaffluaient à moi avec une telle rapidité qu’ayant pris les mesureséconomes indiquées par le bon chevalier, j’avais au bout de huitans deux mille huit cents livres sterling de revenu annuel, dont jene dépensais pas un sou, la pension que je recevais demylord*** suffisant à mon entretien et y suffisant avec unsurplus de plus de deux cents livres sterling chaque année;car, bien qu’il ne se fût pas engagé par contrat pour cinq centslivres par an, comme je cherchais, sans rien lui en dire, àl’amener à le faire, il me donnait si souvent de l’argent, et celaen telle quantité à la fois qu’il était rare que je n’eusse de luiplus de sept à huit cents livres, bon an mal an.

Il faut ici que je retourne en arrière pourrapporter, après avoir dit ouvertement les mauvaises choses quej’ai faites, quelque chose qui avait cependant l’apparence d’unebonne action. Je me rappelai que, lorsque j’étais partied’Angleterre, quinze ans auparavant, j’avais laissé cinq petitsenfants, jetés pour ainsi dire au milieu du vaste monde, à lacharité des parents de leur père. Le plus âgé n’avait pas six ans,car nous n’étions pas mariés depuis tout à fait sept ans lorsqueleur père s’en était allé.

Après mon arrivée en Angleterre, j’eus ungrand désir de savoir dans quelle situation ils étaient, s’ilsétaient, ou non, tous vivants, et de quelle manière on avait pourvuà leurs besoins. Mais je résolus de ne pas me découvrir à eux lemoins du monde, et de ne laisser savoir à aucun de ceux qui avaienteu charge de les élever qu’il existait encore dans le monde unecréature comme leur mère.

Amy était la seule personne à qui je pusseconfier une telle commission. Je l’envoyai à Spitalfields, chez lavieille tante et la pauvre femme qui avaient travaillé siefficacement à disposer les parents à prendre quelque soin desenfants. Mais elles n’y étaient plus ni l’une ni l’autre;mortes et enterrées depuis plusieurs années. Les recherches qu’ellefit ensuite s’adressèrent à la maison où elle avait porté lespauvres enfants, et où elle les avait fait subrepticement entrer.Lorsqu’elle y arriva, elle trouva la maison habitée par d’autrespersonnes, de sorte qu’elle ne put tirer que peu ou rien de sonenquête, et elle revint avec une réponse qui pour moi n’était pasune réponse du tout, car elle ne me satisfaisait aucunement. Je larenvoyai s’informer dans le voisinage de ce qu’était devenue lafamille qui avait habité cette maison; s’ils avaientdéménagé; où ils demeuraient; dans quelle situation ilsse trouvaient; et en même temps, si elle le pouvait, cequ’étaient devenus les pauvres enfants; comment ils vivaient,et où; comment on les avait traités, etc.

Elle me rapporta de cette seconde expéditionque, quant à la famille, elle avait appris que le mari, qui, touten n’étant que l’oncle par alliance des enfants, avait été pour euxle meilleur de tous, était mort, et que la veuve était restée dansune situation médiocre, c’est-à-dire que, sans être dans le besoin,elle n’était pas si à l’aise qu’on le croyait du vivant de sonmari.

Quant aux pauvres enfants, deux d’entre eux,paraît-il, avaient été gardés par elle, c’est-à-dire par son mari,tant qu’il vécut; car, que ce fût contre son gré, à elle,c’était ce que nous savions tous; mais les honnêtes voisinsplaignaient, dirent-ils, les pauvres enfants de tout leur cœur, carleur tante était barbare pour eux; elle ne les traitait guèremieux que des domestiques, les employant à la maison à la servir,elle et ses enfants, et leur donnait à peine des vêtements bons àporter.

C’était, à ce qu’il semble, mon aîné et montroisième, qui étaient des filles. Le second était un garçon, lequatrième une fille, et le plus jeune un garçon.

Pour finir le mélancolique récit de l’histoirede mes deux malheureuses filles, Amy me rapporta qu’aussitôtqu’elles avaient été capables de sortir et de se procurer del’ouvrage, elles s’en étaient allées, et quelques-uns disaient queleur tante les avait mises dehors; il paraît cependantqu’elle ne l’avait pas fait, mais elle les traitait si cruellementqu’elles la laissèrent. L’une d’elles entra au service d’unevoisine, un peu plus loin, qui la connaissait, la femme d’untisserand honnête et bien établi, chez qui elle fut femme dechambre; et quelque temps après, elle retira sa sœur de lamaison de sa tante, véritable Bridewell[16], et luiprocura aussi une place.

Tout cela était mélancolique et sombre.J’envoyai alors Amy à la maison du tisserand, où l’aînée avaitdemeuré; mais on trouva que, sa maîtresse étant morte, elleétait partie, et personne ne savait où elle était allée; onavait seulement entendu dire qu’elle avait demeuré chez une grandedame, à l’autre bout de la ville; mais on ne savait pas quicette dame était.

Ces recherches prirent trois ou quatresemaines, et je n’en étais pas d’une ligne plus avancée, car jen’avais pu rien apprendre qui me satisfît. Je l’envoyai ensuite àla découverte de l’honnête homme qui, comme je l’ai consigné dansle commencement de mon histoire, avait fait pourvoir à leursbesoins et fait venir le plus jeune de la ville où nous habitionset où les officiers de la paroisse avaient pris charge de lui. Cegentleman vivait encore. Là, elle apprit que ma plus jeunefille et mon fils aîné étaient morts tous les deux, mais que monplus jeune fils était vivant et avait à ce moment dix-sept ansenviron; il avait été mis en apprentissage par la bonté et lacharité de son oncle, mais dans un métier ingrat, où il étaitobligé de travailler très péniblement.

Cela excita tellement la curiosité d’Amyqu’elle alla le voir sur le champ; elle le trouva tout saleet travaillant dur. Elle n’avait aucun souvenir du jeune homme, carelle ne l’avait pas vu depuis qu’il avait eu deux ans environ, etil était évident que lui ne pouvait nullement la connaître.

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