Lady Roxana

Chapitre 7

 

 

SOMMAIRE : Ma confiance en la Quakeresse. – Je vois monautre fille. – Je règle tout en Angleterre. – Mon départ pour laHollande. – Amy me revient. – Revers. – Années de repentir etd’infortune.

 

Quelque temps après mon époux revint de lachasse. Je pris la meilleure physionomie que je pus pour letromper ; mais il ne m’accorda pas si peu d’attention qu’il nevît bien que j’avais pleuré et que quelque chose metourmentait ; il me pressa de le lui confier. J’eus l’air d’yavoir de la répugnance ; mais je lui dis que mon hésitationvenait plutôt de ce que j’avais honte qu’une telle bagatelle pûtavoir de l’effet sur moi que de l’importance de la chose enelle-même. Je lui avouai alors que je me désolais de ce que mafemme de chambre Amy ne revenait point ; ajoutant qu’elleaurait dû me connaître assez pour savoir que je me seraisréconciliée avec elle, et autres choses semblables ; bref, quej’avais perdu par ma vivacité la meilleure servante qu’aucune femmeeût jamais eue.

« Bien, bien, me dit-il. Si c’est là toutvotre chagrin, vous le secouerez bientôt. Je vous garantis qu’avantlongtemps nous entendrons reparler deMrs Amy. »

Et cela fut fini de cette façon. Mais cen’était pas fini pour moi ; car j’étais inquiète et effrayéeau dernier point, et j’avais besoin d’avoir d’autres détails surl’affaire. Aussi allai-je trouver ma sûre et certaine consolatrice,la Quakeresse, et là j’eus le récit tout au long ; la bonne etinnocente Quakeresse me félicita même d’être débarrassée d’un aussiinsupportable fléau.

« Débarrassée ! certes, luidis-je ; si j’étais débarrassée d’elle honnêtement ethonorablement ; mais je ne sais pas ce qu’Amy peut avoir fait.Assurément, elle ne l’aura pas fait disparaître ?

» – Oh ! fi ! dit maQuakeresse. Comment peux-tu entretenir une telle pensée ? Non,non. La faire disparaître ! Amy n’a rien dit de semblable.J’ose dire que tu peux être tranquille là-dessus. Amy n’a rien desemblable en tête, j’ose le dire, répéta-t-elle, et elle enchassait, pour ainsi dire, la pensée de mon esprit.

Mais cela ne suffisait pas. L’idée m’encourait continuellement dans la tête ; nuit et jour je nepouvais penser à rien autre. Et cela m’inspirait une telle horreurpour cet acte et une telle aversion pour Amy que je regardais commel’assassin que, pour ce qui était d’elle, je crois que si jel’avais vue, je l’aurais certainement envoyée à Newgate ou dansquelque lieu pire, sous cette accusation ; en vérité, je croisque l’aurais tuée de mes mains.

Quant à la pauvre fille, elle était toujoursdevant mes yeux ; je la voyais nuit et jour ; ellehantait mon imagination, si elle ne hantait pas la maison ;mon esprit me la montrait sous cent formes et cent aspects ;que je fusse endormie ou éveillée, elle était avec moi.Quelquefois, je croyais la voir la gorge coupée ; quelquefois,la tête coupée et la cervelle écrasée ; d’autres fois, pendueà une poutre ; une autre fois enfin, noyée dans le grand étangde Camberwell. Toutes ces visions me terrifiaient au plus hautpoint ; et ce qui était pire encore, je ne pouvais réellementpas avoir de ses nouvelles. J’envoyai chez la femme du capitaine, àRedriff, et elle me répondit qu’elle était allée chez ses parents àSpitalfields. J’y envoyai ; ils dirent qu’elle y avait été ily avait environ trois semaines, et qu’elle était partie en voitureavec la dame qui avait coutume d’être si bonne pour elle ;mais ils ne savaient pas où elle était allée, car elle n’était plusrevenue. Je renvoyai le commissionnaire pour demander qu’on luidécrivît la femme avec laquelle elle était partie ; et ils ladécrivirent si parfaitement, que je sus que c’était Amy et personneautre qu’Amy.

J’envoyai de nouveau dire queMrs Amy, avec qui elle était partie, l’avaitquittée deux ou trois heures après, et qu’ils feraient bien de lachercher, parce que j’avais lieu de craindre qu’elle n’eût étéassassinée. Ceci les effraya horriblement. Ils crurent qu’Amyl’avait emmenée pour lui verser une somme d’argent, et qu’aprèsl’avoir reçue, elle avait été guettée par quelqu’un qui l’avaitvolée et assassinée.

Je ne croyais rien de cela, quant à moi ;mais je croyais ce qui était, que quelle que fût la chose faite,c’était Amy qui l’avait faite ; qu’en un mot Amy l’avait faitdisparaître. Je le croyais d’autant plus qu’Amy se tenait éloignéede moi, et confirmait son crime par son absence.

En somme, je me désolai ainsi à son sujetpendant plus d’un mois ; mais voyant qu’elle se tenaittoujours éloignée et qu’il me fallait arranger mes affaires pourpouvoir aller en Hollande, je m’ouvris de tous mes intérêts à machère et digne amie, la Quakeresse et je la mis dans les questionsde confiance, à la place d’Amy. Puis, le cœur gros et saignant pourma pauvre fille, je m’embarquai avec mon époux, tout notre train ettous nos effets, à bord d’un autre bâtiment marchand hollandais –non pas d’un paquebot – et je passai en Hollande, où j’arrivai,comme je l’ai dit.

Je dois vous prévenir cependant ici qu’il nefaut pas comprendre par là que je laissai mon amie la Quakeressepénétrer dans aucune partie de l’histoire secrète de mon ancienneexistence ; je ne lui confiai point le grand point réservéentre tous, à savoir que j’étais réellement la mère de la jeunefille et lady Roxana. Il n’y avait point nécessité d’exposer cesdétails, et j’ai toujours eu pour maxime que les secrets ne doiventjamais être révélés sans une utilité évidente. Il ne pouvait êtred’aucun service, soit pour elle, soit pour moi, de lui communiquerces choses ; d’un autre côté, elle était trop honnête pour quecette démarche fût sûre pour moi, car, bien qu’elle m’aimât trèssincèrement, – et il était clair par bien des circonstances qu’ellem’aimait réellement, – elle n’aurait cependant pas voulu mentirpour moi à l’occasion, comme Amy l’aurait fait ; parconséquent il n’était pas prudent, à aucun point de vue, de luicommuniquer cette partie ; car, si la fille, ou tout autrepersonne était venue plus tard la trouver et lui avait demandé àbrûle-pourpoint si elle savait que je fusse ou non la mère, ou lamême que lady Roxana, ou elle ne l’aurait pas nié, ou elle l’auraitfait de si mauvaise grâce, avec tant de rougeur, tant d’hésitationet de bégayement dans ses réponses, qu’elle aurait rendu le faitindubitable, et qu’elle se serait trahie en trahissant aussi lesecret.

C’est pour cette raison, je le répète, que jene lui découvris rien de cette nature ; mais je la mis, commeje l’ai dit, à la place d’Amy dans les autres affaires consistant àrecevoir l’argent, les intérêts, les rentes et le reste ; etelle fut aussi fidèle qu’Amy pouvait l’être, et aussi active.

Mais il se présentait ici une grandedifficulté, que je ne savais comment surmonter. Il s’agissait defaire passer la quantité ordinaire de secours en nature et enargent à l’oncle et à l’autre sœur, qui dépendaient, la sœursurtout, de ces secours pour subsister. Car, si Amy avait dit dansun mouvement de vivacité qu’elle ne voulait plus s’occuper de lasœur et qu’elle la laisserait périr, ainsi qu’il a été rapportéplus haut, cela n’était cependant ni dans ma nature, ni dans celled’Amy, et encore moins était-ce mon dessein. Je résolus donc delaisser l’administration de ce que j’avais réservé pour cette œuvreà ma fidèle Quakeresse ; mais la difficulté était de luidonner les instructions nécessaires à cette administration.

Amy leur avait dit en propres termes qu’ellen’était pas leur mère, mais qu’elle était leur bonne Amy qui lesavait menées chez leur tante ; qu’elle et leur mère étaientallées aux Indes Orientales chercher fortune, que là la chance leuravait été favorable, et que leur mère était riche etheureuse ; qu’elle, Amy, s’était mariée aux Indes ; maisqu’étant devenue veuve et ayant résolu de revenir en Angleterre,leur mère l’avait chargée de les chercher et de faire pour elles cequ’elle avait fait ; maintenant elle avait pris la résolutionde retourner aux Indes ; mais elle avait l’ordre de leur mèred’en agir très libéralement avec elles ; et, en un mot, elleleur dit qu’elle avait mis deux mille livres sterling de côté pourelles, à condition qu’elles se montreraient raisonnables, qu’ellesse marieraient convenablement, et ne se jetteraient pas au cou d’unvaurien.

Je voulais montrer à la famille d’excellentesgens qui avaient pris soin d’elles, plus que d’ordinaires égards.Amy, par mon ordre, le leur avait fait savoir, et avait obligé mesfilles à lui promettre de se soumettre à leur direction, commeauparavant, et de se laisser diriger par cet honnête homme commepar un père et un conseiller. Elle l’engagea à les traiter commeses enfants. Pour l’obliger d’une manière efficace à prendre soind’elles et pour donner de l’aisance à leur vieillesse, à lui et àsa femme, qui avaient été si bons pour les orphelines, j’avaisordonné à Amy de placer les autres deux mille livres, c’est-à-direl’intérêt, qui était de cent vingt livres par an, sur leurs têtes,pour qu’ils en jouissent pendant leur vie, mais pour revenir à mesfilles après eux. Ceci était si juste, et fut si sagement arrangépar Amy, que rien de tout ce qu’elle fit jamais ne me plutdavantage. Dans ces conditions, laissant mes deux filles avec leurancien ami, et revenant vers moi aux Indes Orientales, (à cequ’elles croyaient), elle avait tout préparé pour passer avec moien Hollande. C’est en cet état qu’étaient les choses lorsque cettemalheureuse fille, dont j’ai tant parlé, se mit en travers detoutes nos mesures, comme vous l’avez vu, et, avec une obstinationque rien, ni menaces, ni persuasion, ne pouvait maîtriser nicalmer, poursuivit ses recherches après moi (sa mère), ainsi que jel’ai dit, jusqu’à ce qu’elle m’eût conduite sur le bord même de laruine ; et elle m’aurait, selon toute probabilité, dépistée àla fin, si Amy n’avait pas, dans la violence de sa passion, etd’une manière dont je n’avais pas connaissance et que j’abhorraisvéritablement, mis fin à ses démarches, ce dont je ne puis raconterles détails ici.

Cependant, et malgré cela, je ne pouvaissonger à m’en aller et à laisser cette œuvre aussi incomplètequ’Amy avait menacé de le faire, et, pour la folie d’un enfant,laisser l’autre mourir de faim ou arrêter les libéralités quej’avais résolues en faveur de l’excellente famille que j’aimentionnée. En un mot donc, je commis le soin de compléter le toutà ma fidèle amie la Quakeresse, à laquelle je communiquai autant del’histoire entière qu’il était nécessaire pour lui permettred’accomplir ce qu’Amy avait promis, et de parler dans le sens vouluautant qu’il le fallait pour une personne employée moinsdirectement que ne l’était Amy.

Dans ce but, elle eut, avant tout, pleinedisposition de l’argent. Elle alla d’abord chez l’honnête homme etsa femme, et régla toute la question avec eux. Lorsqu’elle parla deMrs Amy, elle en parla comme d’une personne ayantles pouvoirs de la mère des filles aux Indes, mais obligée deretourner là-bas, et qui aurait réglé tout plus tôt si elle n’enavait pas été empêchée par le caractère obstiné de l’autrefille ; elle lui avait laissé ses instructions pour lesautres ; mais cette fille l’avait tellement outragée qu’elleétait partie sans rien faire pour elle, et dorénavant, si quelquechose se faisait, ce ne serait que sur de nouveaux ordres venus desIndes Orientales.

Je n’ai pas besoin de dire avec quelleponctualité mon agent agit ; mais elle fit plus, elle amena levieillard, sa femme et son autre fille plusieurs fois chezelle ; ce qui me donna l’occasion, n’y étant qu’une locataireet une étrangère, de voir cette autre fille, que je n’avais encorejamais vue depuis qu’elle était un petit enfant.

Le jour où je parvins à les voir, j’étaishabillée en costume de Quakeresse et j’avais tellement l’air d’uneQuakeresse, qu’il leur était impossible, à eux qui ne m’avaientjamais vue auparavant, de supposer que j’eusse jamais été autrechose ; ma manière de parler était aussi assez appropriée àmon costume, car il y avait longtemps que j’y étais faite.

Je n’ai pas le temps de m’arrêter sur lasurprise que la vue de mon enfant me causa, comment elle remua messentiments, avec quel effort infini je maîtrisai la violentetentation que j’avais de me faire connaître ; comment la filleétait la véritable contre épreuve de sa mère, seulement beaucoupplus belle ; avec quelle douceur et quelle modestie elle seconduisait ; comment, en cette occasion, je résolus de fairepour elle plus que je n’avais décidé avec Amy, et autres chosessemblables.

Il suffit de mentionner ici que, le règlementde cette affaire préparant les voies à nous embarquer malgrél’absence de mon vieil agent Amy, je n’en laissai pas moinsquelques instructions à son endroit, car je ne désespérais pasencore d’avoir de ses nouvelles : si ma bonne Quakeresse larevoyait jamais, elle les lui ferait voir ; mais j’ordonnaiparticulièrement qu’Amy eut à laisser l’affaire de Spitalfieldsprécisément comme je le faisais moi-même, entre les mains de monamie, et à venir me retrouver ; à la condition, toutefois,qu’elle prouverait, à la pleine satisfaction de mon amie laQuakeresse, qu’elle n’avait pas assassiné mon enfant ; car, sielle l’avait fait, je dis à mon amie que je ne voulais plus jamaisla revoir en face. Cela ne l’empêcha pas de me revenir plus tardsans donner à la Quakeresse aucune satisfaction de ce genre, niaucun avis de son intention de venir.

Je n’en puis dire davantage maintenant, sinonque, comme il a été rapporté plus haut, étant arrivée en Hollandeavec mon époux et son fils, dont il a été question, je m’y montraiavec tout l’éclat et le train convenables à nos nouveaux projets,ainsi que je l’ai déjà indiqué.

Là, après quelques années de circonstancespropices et extérieurement heureuses, je tombai dans uneépouvantable suite de revers, et Amy également, exactecontre-partie de nos anciens jours de fortune, le souffle irrité duciel sembla suivre le tort fait par l’une et l’autre de nous à mapauvre fille, et je fus de nouveau ramenée si bas que mon repentirne parut que la conséquence de ma misère, comme ma misère l’étaitde mon crime.[27]

FIN

Auteurs::

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