Lady Roxana

Chapitre 6

 

SOMMAIRE. – Je propose au baronet de quitter l’Angleterre. –Nous faisons une rente viagère à notre amie la Quakeresse. – Elleest pénétrée de nos bontés. – Deux imposantesquestions posées à mon époux. – Valeur de nos fortunes réunies. –Arrangement amiable. – Voyage à Rotterdam. – Je deviens pensive etmélancolique. – Ma fille prend Amy pour sa mère. – Je suis trèsalarmée des découvertes de ma fille. – Mystérieuses assertions surRoxana. – Amy menace l’existence de ma fille. – Singulier incidentà bord d’un navire. – Inconcevable plaisir que j’éprouve àembrasser ma fille. – Je feins une maladie pour différer notrevoyage. – La femme du capitaine et ma fille viennent chez moi. –Propos divers sur Roxana. – Grande perplexité occasionnée par lesremarques de mes visiteuses. – Soulagement que me cause leurdépart. – Les soupçons de la Quakeresse sont éveillés. – Voyage deHollande retardé. – Effroi causé par une remarque du capitaine. –Bonté et attentions de mon époux. – Nous quittons Londres pourTunbridge. – Roxana mère de ma fille. – Ma fille raconte sonhistoire à la Quakeresse. – La Quakeresse se fait mon espionfidèle. – Amy emmène ma fille à Grunwich. – Je la chasse. – Sadisparition. – Dialogue entre la Quakeresse et ma fille. – Ma fillecesse ses visites. – Je crois qu’elle est assassinée.

Nous restâmes dans l’appartement de laQuakeresse pendant plus d’un an; car alors, faisant commes’il était difficile de décider où nous établir en Angleterre à saconvenance, à moins de choisir Londres, ce qui n’était pas à lamienne, – j’eus l’air de lui faire une offre pour l’obliger, en luidisant que je commençais à pencher vers l’idée d’aller à l’étrangervivre avec lui: je savais que rien ne pouvait lui être plusagréable, et, quant à moi, tous les lieux se valaient;j’avais vécu tant d’années à l’étranger sans mari qu’il ne pouvaitêtre lourd pour moi d’y vivre de nouveau, surtout avec lui. Nous enarrivâmes à échanger longuement des politesses. Il était, medit-il, parfaitement heureux de demeurer en Angleterre, et il avaitarrangé toutes ses affaires dans cette vue; car, comme ilm’avait dit qu’il comptait abandonner toutes les affaires du monde,aussi bien le souci de les mener que l’inquiétude d’y penser,considérant que nous étions l’un et l’autre en position de n’enavoir pas besoin et de trouver que ce n’était pas digne de notrepeine, je pouvais bien voir que telle était réellement sonintention, puisqu’il s’était fait naturaliser, s’était procuré deslettres patentes de baronet, etc. Eh bien, luirépondis-je, j’acceptais sans doute ses compliments, mais, malgrétout cela, je ne pouvais ignorer que son pays natal, où ses enfantsétaient élevés, devait lui être plus agréable que tout autre;et si j’avais tant de prix pour lui, je serais à ses côtés pouraugmenter encore le degré de son contentement; partout où ilserait, là serait ma patrie, et n’importe quel lieu du monde seraitpour moi l’Angleterre s’il était près de moi. Bref, je l’amenaiainsi à me permettre de l’obliger en allant demeurer à l’étranger,lorsque la vérité était que je n’aurais pas été parfaitement àl’aise en demeurant en Angleterre, à moins de me tenir constammentrenfermée, de peur qu’à un moment ou à l’autre, la vie dissolue quej’avais menée ne vînt à être connue, et que ne fussent connuesaussi toutes ces vilaines choses dont je commençais alors à êtrehonteuse grandement.

À la fin de notre semaine de noces, pendantlaquelle notre Quakeresse avait été si parfaite envers nous, je disà mon mari combien je croyais que nous lui étions obligés pour sesgénéreux procédés à notre égard, avec quelle extrême bonté elleavait agi depuis le commencement, et comme elle m’avait été uneamie fidèle en toutes les occasions. Et puis, lui dévoilant un peuses infortunes domestiques, je mis en avant que je croyais devoirnon seulement lui être reconnaissante, mais encore faire pour ellequelque chose d’extraordinaire afin de la mettre à l’aise dans sesaffaires. J’ajoutai que je n’avais pas de charges qui pussentl’importuner, qu’il n’y avait personne m’appartenant qui ne fûtamplement pourvu, et que, si je faisais quelque chose deconsidérable pour cette honnête femme, ce serait le dernier cadeauque je ferais à qui que ce fût au monde, excepté à Amy; quantà celle-ci, nous n’allions pas la laisser de côté, mais, dès qu’ils’offrirait quelque chose pour elle, nous verrions à agir suivantles motifs que nous aurions; en attendant, Amy n’était paspauvre; elle avait bien économisé de sept à huit cents livressterling; à ce propos, je ne lui dis pas comment, ni parquelles voies coupables elles les avaient amassées, mais je lui disqu’elle l’avait fait; et c’était assez pour lui fairecomprendre qu’elle n’aurait jamais besoin de nous.

Mon époux fut extrêmement satisfait de mesparoles au sujet de la Quakeresse, il me fit une espèce de discourssur la gratitude, me dit que c’était une des plus brillantesqualités d’une femme comme il faut; que c’était si intimementlié à l’honnêteté, bien plus, à la religion même, qu’il sedemandait si l’une ou l’autre pouvaient se trouver là où lagratitude n’était pas; que, dans le cas présent, il y avaitnon seulement gratitude, mais charité; et que, pour rendre lacharité plus véritablement chrétienne encore, la personne qui enétait l’objet avait un mérite réel pour attirer cesbienfaits; il consentait donc à la chose de tout son cœur, medemandant seulement de le laisser en faire la dépense de sespropres fonds.

Je lui répondis que, quant à cela, quoi quej’eusse dit autrefois, je n’avais pas dessein que nous eussionsdeux bourses. Je lui avais, en effet, parlé d’être une femme libre,une indépendante, et le reste, et il m’avait offert et promis de melaisser ma fortune entre les mains; mais, puisque je l’avaispris, je voulais faire ce que font les honnêtes femmes, et là où jejugeais bon de me donner moi-même, je donnerais ce que j’avaisaussi. Si j’en réservais quelque chose, ce ne serait que dans lecas de mort, et afin de pouvoir le donner à ses enfants ensuitecomme un don venant en propre de moi. Bref, s’il jugeait convenablede réunir nos biens, nous verrions dès le lendemain matin quelleforce nous pouvions à nous deux déployer dans le monde, et,considérer en somme, avant de nous décider sur le lieu de notredéplacement, comment nous disposerions de ce que nous avions aussibien que de nos personnes. Ce discours était trop obligeant, et ilétait trop homme de sens, pour ne pas le recevoir comme il étaitdonné. Il se contenta de répondre qu’en cela nous ferions commenous en tomberions d’accord ensemble; mais que la questionqui appelait présentement notre attention était de montrer nonseulement de la gratitude, mais aussi de la charité et del’affection à notre amie la Quakeresse. Et le premier mot qu’ilprononça à ce sujet fut de placer mille livres sterling à sonprofit pendant sa vie, ce qui lui faisait soixante livres paran; mais de telle manière que personne autre qu’elle n’eût lepouvoir d’y toucher. C’était agir très grandement, et cela montraitvraiment les principes généreux de mon mari; c’est même pourcette raison que j’en parle ici. Mais je trouvai que c’était un peutrop, particulièrement parce que j’avais autre chose en vue pourelle à propos de l’argenterie. Je lui dis donc que je croyais ques’il lui donnait d’abord comme présent une bourse avec centguinées, et qu’il lui fît ensuite la politesse d’une pensionannuelle de quarante livres sterling pendant sa vie, garanties dela façon qu’elle le désirerait, ce serait déjà très honnête.

Il en convint, et dans la soirée du même jour,comme nous allions aller au lit, il prit ma Quakeresse par la main,et, en lui donnant un baiser, lui dit que nous avions été traitéspar elle avec beaucoup de bonté depuis le commencement de cetteaffaire, et que sa femme l’avait été auparavant, comme elle(c’est-à-dire moi) l’en avait informé; il se croyait tenu delui faire voir qu’elle avait obligé des amis capables degratitude; pour sa part personnelle dans l’obligation quenous lui avions, il désirait qu’elle acceptât cela comme untémoignage partiel de reconnaissance seulement (il lui mettait l’ordans la main); sa femme causerait avec elle de ce qu’ilaurait de plus encore à lui dire. Là-dessus, lui donnant à peine letemps de murmurer: «Je vous remercie», il montadans notre chambre à coucher, la laissant toute confuse et nesachant que dire.

Lorsqu’il fut parti, elle se mit à protesteravec beaucoup d’honnêteté et d’obligeance de sa bonne volonté ànotre égard; mais, ajoutait-elle, c’était sans aucune attentede récompense; je lui avais fait plusieurs cadeaux de prixauparavant, – et, en effet, je lui en avais fait, car, outre lapièce de toile que je lui avais donnée dès le commencement, je luiavais donné un service de table en toile damassée, pris sur lelinge que j’avais acheté pour mes bals, c’est-à-dire trois nappeset trois douzaines de serviettes; et une autre fois je luiavais donné un petit collier de perles d’or, et autres chosessemblables; mais, ceci entre parenthèses; – elle lerappela cependant, comme je le dis, et aussi combien elle m’avaiteu d’obligations en mainte autre circonstance, qu’elle n’était pasen condition de montrer sa gratitude d’aucune autre manière, nepouvant rendre autant qu’elle avait reçu; que maintenant nouslui enlevions toute chance de s’acquitter par l’amitié que je luiavais déjà témoigné, et que nous la laissions plus endettée qu’ellene l’était auparavant. Elle débita cela d’un très bon air, à samanière, laquelle était vraiment très agréable, et avait autant desincérité apparente, et même, je le crois, de réelle, qu’il étaitpossible d’en exprimer; cependant je l’arrêtai, la priant den’en pas dire davantage, mais d’accepter ce que mon époux lui avaitdonné, et qui n’était qu’une partie, comme elle l’avait entendu ledire.

«Et laissez cela de côté, luidis-je; mais venez vous asseoir ici, et donnez-moi lapermission de vous dire quelque chose encore, sur le mêmechapitre; une chose que mon époux et moi nous avons régléeentre nous en votre faveur.»

»–Que veux-tu dire?»s’écria-t-elle, en rougissant et en ayant l’air surpris, mais sansbouger.

Elle allait parler de nouveau, mais jel’interrompis et lui dis qu’elle ne devait plus s’excuser d’aucunefaçon, car j’avais à lui causer de choses meilleures que tout cela.Je continuai en lui disant que, puisqu’elle avait été si amicale etsi bonne pour nous en toute occasion, que sa maison était le lieufortuné où nous nous étions unis, et que j’avais été, comme elle nel’ignorait pas, mise un peu au courant par elle-même de saposition, nous avions résolu que son sort s’améliorerait par nouspour tout le temps de sa vie. Je lui dis alors ce que nous avionsdécidé de faire pour elle, et qu’elle n’avait rien de plus à fairequ’à réfléchir avec moi sur la manière dont cela lui serait le plusefficacement garanti, à part de tout ce qui appartenait à sonmari; si son mari lui fournissait de quoi vivreconfortablement et n’avoir pas besoin de cela pour son pain et lesautres choses nécessaires, elle n’en ferait pas usage, mais elle enmettrait de côté l’intérêt et l’ajouterait chaque année auprincipal, de manière à accroître le revenu annuel, qui, avec letemps, et peut-être avant qu’elle vînt à en avoir besoin, pourraitdoubler; nous étions très disposés à consentir à ce que toutce qu’elle mettrait ainsi de côté fût bien à elle, et à qui ellejugerait bon après elle; mais les quarante livres par andevraient retourner à notre famille à la fin de sa vie, que nouslui souhaitions l’un et l’autre longue et heureuse.

Qu’aucun lecteur ne s’étonne de l’intérêtextraordinaire que je portais à cette pauvre femme, ni de ce que jedonne une place dans ce récit à ma libéralité envers elle. Ce n’estpas, je vous l’assure, pour faire parade de ma charité, ni pourfaire valoir ma grandeur d’âme et donner d’une manière si prodiguece qui eut été au-dessus de mes moyens même avec une fortune deuxfois plus grande; mais il y avait une autre source d’où toutcela découlait, et c’est pourquoi j’en parle. Était-il possible depenser à une pauvre femme laissée seule avec quatre enfants dont lemari était parti au loin et qui n’aurait peut-être pas été bon àgrand’chose s’il était resté; étais-je, dis-je, moi qui avaisgoûté si amèrement les chagrins de cette sorte de veuvage, capablede la voir, de songer à sa position, et de ne pas être touchéed’une façon toute particulière? Non, non; jamais je neles voyais, elle et sa famille, bien qu’elle ne fût pas restée sidénuée de secours et d’amis que je l’avais été moi-même, sans merappeler ma pauvre condition, au temps où j’envoyais Amy mettre engage mon corset pour acheter une poitrine de mouton et une botte denavets. Je ne pouvais regarder ses pauvres enfants, bien qu’ils nefussent ni misérables ni languissants comme les miens, sans verserdes larmes en songeant à l’épouvantable condition à laquelleceux-ci étaient réduits, lorsque la pauvre Amy les poussa tous chezleur tante de Spitalfield et les abandonna en courant. Telle étaitla source primitive, la véritable fontaine d’où sortaient mespensées d’affection et mon désir de soulager cette pauvrefemme.

Lorsqu’un pauvre débiteur, après être restélongtemps pour dette à Compter, ou à Ludgate, ou auBan-du-Roi[23], en sort ensuite, se relève dans lemonde et devient riche, un tel homme est, aussi longtemps qu’ilexiste, un bienfaiteur assuré pour les prisonniers de ces maisons,et, peut-être, pour toutes les prisons auprès desquelles il passe,car il se rappelle ses propres maux des jours sombres; etceux même qui n’ont jamais eu l’expérience de telles douleurs pouréveiller leur esprit à des actes de charité, auraient les mêmesdispositions bonnes et généreuses, s’ils se rendaient un compteexact de ce qui les distingue des autres, grâce à une favorable etmiséricordieuse providence.

C’était donc là, je le répète, la source demon intérêt pour cette honnête, affectueuse et reconnaissanteQuakeresse; et, comme j’avais une grande fortune en ce monde,je voulais qu’elle goûtât les fruits de ses excellents procédésenvers moi d’une manière à laquelle elle ne s’attendait pas.

Pendant tout le temps que je lui parlai, jevoyais le désordre de son esprit; cette joie soudaine étaittrop pour elle; elle rougissait, tremblait, changeait decouleur, et à la fin elle devint toute pâle et fut vraiment sur lepoint de s’évanouir; mais elle agita précipitamment unepetite sonnette pour appeler sa femme de chambre qui vintimmédiatement; et elle lui fit signe – car pour parler ellene le pouvait, – de lui remplir un verre de vin; mais ellen’eut pas assez d’haleine pour le boire, et elle fut presqueétouffée de ce qu’elle en prit dans sa bouche. Je vis qu’elle étaitmalade et l’aidai de mon mieux, ayant grand peine à l’empêcher des’évanouir avec de l’alcool et des parfums. Cependant elle fitsigne à sa femme de chambre de se retirer et immédiatement elleéclata en sanglots. Cela la soulagea. Lorsqu’elle fut un peurevenue à elle, elle s’élança vers moi et, me jetant les bras aucou:

«Oh! dit-elle, tu m’as presquetuée!»

Et elle resta là suspendue, reposant sa têtesur mon cou pendant près d’un quart d’heure, incapable de parler,et sanglotant comme un enfant qui a reçu le fouet.

J’étais très contrariée de ne pas m’êtrearrêtée un peu au milieu de mon discours, et de pas lui avoir faitprendre un verre de vin avant de jeter ses esprits dans une siviolente émotion; mais il était trop tard, et il y avait dixà parier contre un que cela ne la tuerait pas.

Elle revint à elle enfin, et commença àrépondre par d’excellentes paroles à mes marques d’affection. Je nevoulus pas la laisser continuer, et lui déclarai que j’avais encoreà lui dire plus que tout cela, mais que j’allais la laissertranquille jusqu’à une autre fois. Je pensais à la boîted’argenterie, dont je lui donnai une bonne part; j’en donnaiaussi un peu à Amy, car j’en avais tant, et des pièces si grosses,que je pensais que si je la laissais voir à mon mari, il seraitcapable de se demander à quel propos j’en avais une si grandequantité et d’un tel genre; surtout un grand seau pour lesbouteilles, qui coûtait cent vingt cinq livres sterling, etquelques grands candélabres, trop gros pour un usage ordinaire. Cesobjets-là, je les fis vendre par Amy. Bref Amy en vendit pour plusde trois cents livres; ce que je donnai à la Quakeressevalait plus de soixante livres; j’en donnai à Amy pour plusde trente livres, et il m’en resta encore une grande quantité pourmon mari.

Et notre libéralité pour la Quakeresse nes’arrêta pas aux quarante livres par an; car pendant tout letemps que nous restâmes chez elle, c’est-à-dire pendant plus de dixmois, nous fûmes toujours à lui donner une chose ou l’autre. En unmot, au lieu que nous logions chez elle, c’était elle qui prenaitpension chez nous, car je tenais la maison; elle et toute safamille mangeaient avec nous, et, malgré cela, nous lui payionsencore le loyer. Bref, je me rappelais mon veuvage, et je meplaisais à cause de cela à réjouir longtemps le cœur de cetteveuve.

Enfin, mon époux et moi, nous commençâmes àsonger à passer en Hollande, où je lui avais proposé dedemeurer; et, afin de bien régler les préliminaires de notrefuture manière de vivre, je me mis à réaliser toute ma fortune, defaçon à avoir tout à notre disposition pour la première occasionque nous jugerions convenable; après quoi, un matin,j’appelai mon époux près de moi.

«Écoutez bien, monsieur, lui dis-je,j’ai deux questions très graves à vous poser. Je ne sais quelleréponse vous ferez à la première; mais je doute que vouspuissiez rien répondre de bien agréable à l’autre; etcependant, je vous assure, elle est de la dernière importance pourvous et pour l’avenir de votre existence, quelle qu’elle doiveêtre.»

Il n’eut pas l’air très alarmé, parce qu’ils’apercevait que je parlais d’un ton assez enjoué.

«Entendons vos questions, ma chère,dit-il; et j’y ferai la meilleure réponse que je pourrai.

»–Eh bien, pour commencer, dis-je,premièrement, vous avez épousé une femme ici, vous en avez fait unegrande dame, et vous lui avez fait espérer qu’elle serait encorequelque chose de plus quand elle arriverait à l’étranger:avez-vous examiné, je vous prie, si vous êtes capable de fournir àtoutes ses folles demandes quand elle sera là-bas; si vouspourrez entretenir une Anglaise dépensière dans tout son orgueil ettoute sa vanité? En un mot, vous êtes-vous enquis si voussauriez la satisfaire?

»Secondement, vous avez épousé une femmeici; vous lui avez donné beaucoup de belles choses;vous l’entretenez comme une princesse, et quelquefois vousl’appelez de ce nom. Quelle dot, je vous prie, avez-vous eued’elle? Quelle fortune a-t-elle été pour vous? Et où setrouvent ses propriétés, que vous lui faites un tel train devie? Je crains que vous ne la teniez à un rang bien au-dessusde sa position, du moins au-dessus de ce que vous en avez vujusqu’ici? Êtes-vous sûr de n’avoir pas mordu à unhameçon? et de n’avoir pas fait une lady d’unemeurt-de-faim?»

«–Eh bien, dit-il, avez-vousd’autres questions à me faire? faites-les toutesensemble; peut-être pourra-t-on répondre à toutes en quelquesmots, comme à ces deux-ci.

»–Non, repris-je. Voilà mes deuxgrandes questions, pour le moment du moins.

»–Eh bien, alors, je vais vousrépondre en quelques mots. Je suis absolument le maître de mespropres ressources, et, sans plus ample enquête, je puis informerma femme, dont vous parlez, que, si je l’ai faite grande dame, jesaurai la tenir sur le pied d’une grande dame, où qu’elle ailleavec moi, et sans, que j’aie une pistole de sa dot, qu’elle ait unedot ou non; et, puisque je ne me suis pas enquis si elleavait une dot ou non, je ne lui en témoignerai pas moins derespect, je ne l’obligerai pas à vivre plus médiocrement ou à sepriver en rien à cause de cela; au contraire, si elle va àl’étranger pour vivre avec moi dans mon pays natal, je la feraiplus qu’une grande dame et j’en supporterai les frais, sansm’inquiéter de quoi que ce soit qu’elle puisse avoir; etceci, je suppose, ajouta-t-il en finissant, contient la réponse àvos deux questions ensemble.»

Il avait en parlant un air beaucoup plussérieux que je n’avais en lui posant ces questions. Il dit encore àce sujet beaucoup de choses pleines d’amitié, comme conséquence denos conversations antérieures, de sorte que je fus obligée dedevenir sérieuse également.

«Mon ami, lui dis-je, je ne faisais queplaisanter avec mes questions. Je vous les posais pour amener ceque j’allais vous dire sérieusement, à savoir que, si je dois allerà l’étranger, il est temps que je vous fasse savoir l’état deschoses, et ce que j’ai à vous apporter comme votre femme; quenous voyions comment on doit en disposer, le placer, et le reste.Venez donc, asseyez-vous, et laissez-moi vous montrer le marché quevous avez fait. J’espère que vous verrez que vous n’avez pas prisune femme sans fortune.»

Alors il me dit que, puisqu’il voyait quej’étais sérieuse, il désirait que je remisse l’affaire aulendemain; nous ferions alors comme font les pauvres gensaprès leur mariage, qui tâtent dans leurs poches et voient combiend’argent ils apportent ensemble dans le monde.

«Très bien, lui dis-je; de toutmon cœur.»

Et la conversation s’arrêta là-dessus pourcette fois.

Ceci se passait le matin. Mon époux alla,après dîner, chez son orfèvre, dit-il, et, au bout de trois heures,il en revint avec un porteur chargé de deux grandes boîtes;son domestique portait une autre boîte aussi lourde, à ce que jeremarquais, que les deux du porteur, et sous laquelle le pauvregarçon suait de toutes ses forces. Il renvoya le porteur, et, unpetit moment après, il sortit de nouveau avec son domestique;il revint à la nuit, amenant un autre porteur avec d’autres boîteset paquets, et le tout fut monté et enfermé dans une chambre à côtéde notre chambre à coucher. Le lendemain matin, il demanda unetable ronde assez grande, et se mit à déballer.

Lorsque les boîtes furent ouvertes, je visqu’elles étaient pleines surtout de livres, de papiers et deparchemins; je veux dire des livres de compte, des écrits etchoses semblables, qui n’avaient en eux-mêmes aucune importancepour moi, parce que je n’y comprenais rien. Cependant je le vis lessortir tous, les éparpiller autour de lui sur la table et leschaises, et être très affairé au milieu de tout cela. C’estpourquoi je me retirai et le laissai seul. Il était, en effet,tellement occupé, qu’il ne s’aperçut de ma disparition qu’un bonmoment après. Mais lorsqu’il eut passé en revue tous ses papiers etqu’il en fut venu à ouvrir une certaine petite boîte, il merappela.

«Maintenant, dit-il en m’appelant sacomtesse, je suis prêt à répondre à votre première question. Sivous voulez vous asseoir jusqu’à ce que j’aie ouvert cette boîte,nous verrons où en sont les choses.»

Il ouvrit donc la boîte; et vraimentelle contenait ce à quoi je ne m’attendais pas, car je croyaisqu’il avait écorné plutôt qu’augmenté sa fortune; mais il memontra en billets d’orfèvres et en valeurs sur la Compagnieanglaise des Indes Orientales, environ seize mille livressterling; puis il me mit en main neuf assignations sur laBanque de Lyon, en France, et deux sur les rentes de l’Hôtel deVille à Paris, montant ensemble à cinq mille huit centscouronnes[24] par an, ou de revenu annuel, comme ondit là-bas; et enfin la somme de trente mille rixthalers surla Banque d’Amsterdam, sans compter des bijoux et de l’or dans laboîte, pour une valeur de quinze ou seize mille livres sterling,parmi lesquels se trouvait un très beau collier de perles valantenviron deux cents livres. Il le tira et l’attacha à mon cou,disant qu’il ne figurerait pas à l’inventaire.

J’étais aussi contente que surprise, etc’était avec une joie inexprimable que je le voyais si riche.

«Vous pouviez bien me dire, m’écriai-je,que vous étiez capable de me faire comtesse et de me tenir à lahauteur de ce rang.»

Bref, il était immensément riche; car,outre ceci, il me montra, – et c’était la raison pour laquelle ilavait été si affairé avec ses livres, – il me montra, dis-je,différentes entreprises qu’il avait à l’étranger commecommerçant; ainsi, en particulier, une part d’un huitièmedans un vaisseau pour les Indes Orientales, alors en mer; uncompte-courant avec un marchand de Cadix, en Espagne; environtrois mille livres sterling prêtées à la grosse sur des navirespartis pour les Indes, et une grande cargaison de marchandisesconsignées à un marchand pour être vendues à Lisbonne, enPortugal; de sorte que ses livres portaient environ douzemille livres de plus; ce qui, mis tout ensemble, faisait àpeu près vingt-sept mille livres sterling, et treize cent vingtlivres par an.

Je restai stupéfaite, et cela se comprend,devant ces comptes, et ne lui dis rien pendant un bon moment,d’autant plus que je le voyais encore occupé à regarder ses livres.Au bout d’un instant, comme j’allais exprimer monémerveillement:

«Tenez, ma chère, dit-il, ce n’est pasencore tout.»

Et alors il tira quelques vieux sceaux et depetits rouleaux de parchemin, que je ne comprenais pas; maisil me dit que c’était un droit de réversion qu’il possédait sur undomaine patrimonial dans sa famille, et une hypothèque de quatorzemille rixthalers assise sur ce domaine entre les mains du présentpossesseur; c’était donc environ trois mille livres sterlingde plus.

«Mais écoutez encore, dit-il; ilfaut que je paye mes dettes sur tout cela, et elles sont trèsgrosses, je vous assure.»

La première, dit-il alors, était une mauvaiseaffaire de huit mille pistoles pour laquelle il avait eu un procèsà Paris; sentence avait été donnée contre lui, et c’était làla perte dont il m’avait parlé, qui lui avait fait quitter Paris dedégoût. Il devait par ailleurs environ cinq mille trois centslivres sterling; de valeur argent, il avait encore au totaldix-sept mille livres net mais après tout et treize cent vingtlivres de rentes.

Après un instant de silence, ce fut à mon tourde parler.

«Eh bien, dis-je, il est dur, en vérité,qu’un gentlemanpossédant une telle fortune soit venujusqu’en Angleterre pour épouser une femme qui n’a rien. En toutcas, il ne sera pas dit que ce que j’ai, quoi qu’il soit, je nel’apporterai pas au fond commun.»

Et là dessus je commençai à produire mespièces.

D’abord, je tirai l’hypothèque que le bon sirRobert m’avait procurée, d’un revenu annuel de sept cents livres,d’un principal de quatorze mille livres.

En second lieu, je tirai une autre hypothèqueterritoriale, procurée par le même fidèle ami, qui, à troisreprises, avait avancé douze mille livres.

Troisièmement, je lui exhibai un paquet depetites valeurs obtenues de divers côtés, revenus de fermes etautres petites hypothèques comme on en trouvait en ce temps-là,montant à dix mille huit cents livres en principal, et donnant sixcent trente-six livres par an. De sorte qu’en tout il y avait deuxmille cinquante-six livres par an de rentrées constantes en argentcomptant.

Lorsque je lui eus montré tout cela, je ledéposai sur la table et le priai de le prendre, afin qu’il pût medonner une réponse à la seconde question. Quelle fortune avait-ilde sa femme? et je me mis à rire un peu.

Il regarda les papiers une minute, et puis meles tendit tous en disant:

«Je n’y toucherai pas, pas à un seul,avant que tout soit solidement placé en mains sûres pour votrepropre usage et entièrement sous votre administration.»

Je ne saurais omettre ce que j’éprouvaipendant que tout cela se passait. Quoique ce fût joyeuse besogneaprès tout, je tremblais cependant dans toutes mes articulationsplus que ne fit jamais, je suppose, Balthazar à la vue descaractères écrits sur sa muraille; et j’en avais certesd’aussi justes motifs. – Pauvre misérable, me disais-je, est-ce quema richesse mal acquise, produit d’une débauche prospère, d’uneignoble et vicieuse existence de prostitution et d’adultère, vaêtre mêlée à la fortune honnête et bien gagnée de cet intègregentleman, pour y faire l’effet d’une teigne et d’unechenille, et attirer les jugements du ciel sur lui et sur ce qu’ilpossède, à cause de moi? Ma perversité flétrira-t-elle sonbonheur? Serai-je pour lui comme le feu dans le lin? uninstrument pour provoquer le ciel à maudire ses joies? Dieum’en préserve! Je tiendrai ces richesses à l’écart si c’estpossible.

Telle est la véritable raison pour laquellej’ai donné tant de détails sur la vaste fortune que j’avaisacquise; et voilà comment ses biens, résultat, sans doute, demainte année d’heureuse industrie, et qui étaient égaux, sinonsupérieurs aux miens, furent, à ma prière, tenus séparés des miens,comme je viens de l’indiquer ci-dessus.

Je vous ai raconté comment il m’avait remis enmain tous mes papiers.

«Eh bien, lui dis-je, puisque je voisque vous voulez que cela soit gardé à part, il en sera ainsi, à unecondition que j’ai à vous proposer, et pas à d’autre.

»–Et quelle est cettecondition?

»–Voici. Le seul prétexte quej’aie pour garder ma fortune à part, c’est qu’au cas de votre mortje puisse l’avoir en réserve pour moi, si je vous survis.

»–Bien, dit-il. C’est vrai.

»–Mais alors, repris-je, c’esttoujours le mari qui reçoit le revenu annuel pendant sa vie, pourl’entretien général de la famille, on le suppose, du moins:eh bien, voici deux mille livres par an, ce qui est, je crois,autant que nous en dépensons, et je désire que rien n’en soitéconomisé. Ainsi tout le revenu de votre fortune, l’intérêt desdix-sept mille livres et les treize cent vingt livres par anpourront être constamment mis de côté pour l’accroissement de vosbiens; de cette façon, en ajoutant chaque année l’intérêt aucapital, vous deviendrez peut-être aussi riche que si vous faisiezle commerce avec tout vos fonds, en étant obligé de tenir en mêmetemps un train de maison.

La proposition lui plut, et il dit qu’il enserait ainsi; de cette manière, je me persuadai jusqu’à uncertain point que je n’attirerais pas sur mon mari le courrouxd’une juste Providence en mêlant ma richesse mal acquise à sonhonnête fortune. Je fus conduite à agir ainsi par les réflexionsqui, à certains intervalles, naissaient dans mon esprit sur lajustice du ciel, laquelle, – j’avais lieu de m’y attendre, –tomberait à un moment ou l’autre sur moi ou sur mes biens, enpunition de l’épouvantable vie que j’avais vécue.

Et que personne ne conclue de l’étrangeprospérité que j’avais rencontrée dans toutes mes actions perverseset de la vaste fortune que j’en avais tirée, que je fusse pour celaheureuse ou tranquille. Non, non; j’avais un dard enfoncédans le foie; j’avais en moi un secret enfer, même pendanttout le temps que notre joie semblait au plus haut, et surtoutmaintenant, après que tout était fini et que, suivant touteapparence, j’étais une des plus heureuses femmes de la terre.Pendant tout ce temps, je le répète, mon esprit était sous le coupd’une terreur constante, qui me donnait des sursauts terribles etme faisait m’attendre à quelque chose d’effrayant à chacun desaccidents ordinaires de la vie.

En un mot, il ne faisait jamais d’éclair ni detonnerre que je ne crusse que le prochain coup allait pénétrer mesorganes vitaux et fondre la lame – mon âme, – dans son fourreau dechair. Jamais un ouragan ne soufflait que je ne crusse que la chutede quelque tuyau de cheminée ou de toute autre partie de la maisonallait m’ensevelir sous ses ruines; et il en était de mêmepour les autres choses.

Mais j’aurai peut-être occasion de reparler detout ceci plus tard. La question que nous avions à considérer étaiten quelque sorte réglée: nous avions amplement quatre millelivres sterling par an pour notre subsistance future, sans compterune grosse somme en joyaux et en argenterie. Outre cela, j’avaisenviron huit mille livres d’argent en réserve que je luidissimulai, pour établir mes deux filles dont j’ai encore beaucoupà parler.

C’est avec cette fortune, assise comme vousl’avez vu, et avec le meilleur mari du monde, que je quittai denouveau l’Angleterre. Non seulement j’avais, par prudence humaineet par la nature même des choses, étant mariée et établie d’une simagnifique façon, j’avais non seulement, dis-je, abandonné tout àfait la ligne de conduite dissipée et coupable que j’avais suivieauparavant, mais je commençais à la regarder derrière moi aveccette horreur et cette détestation qui est la compagne assurée,sinon l’avant-coureur, du repentir.

Quelquefois les prodiges de ma positionprésente opéraient sur moi, et mon âme avait des ravissements àpropos de la facilité avec laquelle j’étais sortie des bras del’enfer, et de ce que je n’étais pas engloutie dans la ruinedéfinitive, comme le sont au commencement ou à la fin, la plupartde celles qui mènent une telle vie. Mais c’était là un essor trophaut pour moi. Je n’en étais pas arrivée à ce repentir qui s’élèvedu sentiment de la bonté céleste; je me repentais du crime,mais c’était une sorte de repentir moins noble, excité plutôt parla crainte du châtiment que par le sentiment que la punitionm’avait été épargnée et que j’avais heureusement touché terre aprèsla tempête.

Le premier événement après notre arrivée à LaHaye (où nous demeurâmes quelques temps) fut que mon époux me saluaun matin du titre de comtesse, comme il avait dit qu’il avaitl’intention de le faire en se faisant transférer l’héritage auquelcette dignité était attachée. Il est vrai que ce n’était qu’uneréversion; mais elle ne tarda pas à se produire, et commetous les frères d’un comte sont appelés comtes, j’eus le titre parcourtoisie trois ans environ avant de l’avoir en réalité.

Je fus agréablement surprise que cela vîntsitôt, et j’aurais voulu que mon époux prît sur mes biens l’argentqu’il y avait dépensé; mais il rit de moi et alla sontrain.

J’étais alors au sommet de ma gloire et de maprospérité. On m’appelait la comtesse de ***. J’avais obtenu sansle chercher ce à quoi je visais en secret, et c’était réellement laprincipale raison qui m’avait fait venir à l’étranger. Je prisalors un domestique plus nombreux; je vécus dans une sorte demagnificence que je ne connaissais pas; on m’appelait«Votre Honneur» à chaque mot; j’avais unecouronne derrière mon carrosse quoiqu’en même temps je ne susse pasgrand’chose, rien du tout même, de mon nouvel arbregénéalogique.

La première chose que mon époux prit sur luid’arranger, fut de déclarer que nous nous étions mariés onze ansavant notre arrivée en Hollande, et conséquemment de reconnaîtrecomme légitime notre petit garçon, qui était encore en Angleterre,de donner des ordres pour le faire venir et de l’ajouter à safamille en le reconnaissant pour nôtre.

Voici comment il s’y prit. Il avertit sesparents de Nimègue, où ses enfants (deux fils et une fille) étaientélevés, qu’il venait d’Angleterre et qu’il était arrivé à La Hayeavec sa femme; qu’il y resterait quelque temps, et qu’ildésirait qu’on lui amenât ses deux fils. Il fut fait comme il ledemandait, et je les accueillis avec toute la bonté et la tendressequ’ils pouvaient attendre de leur belle-mère, et d’une belle-mèrequi prétendait l’être depuis qu’ils avaient deux ou trois ans.

Il ne fut pas difficile du tout de faireadmettre que nous étions mariés depuis si longtemps dans un pays oùl’on nous avait vus ensemble vers cette époque, c’est-à-dire onzeans et demi auparavant, et où l’on ne nous avait plus jamais vusensuite, si ce n’est depuis que nous étions revenus ensemble. Et cefait d’avoir été vus ensemble autre fois était ouvertement reconnuet proclamé par notre ami le marchand de Rotterdam, et aussi parles gens de la maison où nous demeurions l’un et l’autre dans lamême ville et où notre première intimité commença, lesquels setrouvèrent par hasard tous encore vivants. Aussi, pour le mieuxpublier, nous fîmes un voyage à Rotterdam, et logeâmes dans la mêmemaison; notre ami, le marchand, vint nous y rendrevisite; il nous invita ensuite fréquemment chez lui et noustraita fort honnêtement.

Cette conduite de mon époux, qu’il mena avecune grande habileté, était véritablement une marque d’unmerveilleux degré d’honnêteté et d’affection pour notre petitgarçon; car tout cela était fait purement dans l’intérêt del’enfant.

J’appelle cela une affection honnête, parceque c’était par un principe d’honnêteté qu’il s’intéressait sisérieusement à prévenir le scandale qui serait autrement tombé surl’enfant, tout innocent qu’il était. C’était par ce principed’honnêteté qu’il m’avait si vivement sollicitée et conjurée, aunom des sentiments naturels d’une mère, de l’épouser lorsquel’enfant était encore à peine conçu dans mon sein, afin qu’il nesouffrît pas du péché de son père et de sa mère. Aussi, bien qu’ilm’aimât réellement beaucoup, j’avais cependant lieu de croire quec’était par ce même principe de justice envers l’enfant qu’il étaitrevenu en Angleterre me chercher avec le dessein de m’épouser, etcomme il disait, de sauver l’innocent agneau d’une infamie pire quela mort.

C’est en m’adressant un juste reproche que jedois répéter encore que je ne lui portais pas le même intérêt,quoique ce fût l’enfant de ma propre chair; mais je n’eusjamais pour cet enfant l’amour cordial et tendre qu’il avait.Quelle en était la raison, je ne saurais le dire. J’avais, il estvrai, montré une négligence générale à son endroit pendant toutesles années dissipées de mes fêtes de Londres, si ce n’est quej’envoyais Amy s’informer de lui de temps en temps et payer sanourrice. Quant à moi, c’est à peine si je l’avais vu quatre foispendant les quatre premières années de sa vie, et j’avais souventsouhaité qu’il s’en allât tranquillement de ce monde. Au contraire,je prenais un soin tout autre d’un fils que j’avais eu dujoaillier, et je lui montrais un tout autre intérêt, bien que je neme fisse pas connaître de lui; en effet, j’avais subvenuparfaitement à tous ses besoins, je lui avais fait donner une trèsbonne éducation, et quand il avait été d’âge convenable, je l’avaisfait partir avec une personne honnête et dans de bonnes affaires,pour les Indes Orientales; et là, lorsqu’il y eut été quelquetemps et qu’il commença à opérer à son compte, je lui envoyai endifférentes fois la valeur de plus de deux mille livres sterling,avec quoi il fit le commerce et s’enrichit; et, il fautl’espérer, il pourra revenir à la fin avec quarante ou cinquantemille livres dans sa poche, comme beaucoup l’ont fait, quin’avaient pas eu un tel encouragement à leurs débuts.

Je lui envoyai aussi là bas une femme, unebelle jeune fille, bien élevée, extrêmement bonne etagréable; mais le jeune dégoûté ne la trouva pas de son goût,et il eut l’impudence de m’écrire, j’entends d’écrire à la personneque j’employais pour correspondre avec lui, de lui en envoyer uneautre, promettant de marier celle que je lui avais adressée à un deses amis qui l’aimait mieux que lui ne le faisait. Mais je pris lachose si mal que, non seulement, je ne voulus point lui en envoyerd’autre, mais que j’arrêtai une nouvelle valeur de mille livres quej’étais disposée à lui faire tenir. Il réfléchit ensuite et offritde l’épouser; mais, à son tour, elle avait tellement ressentile premier affront qu’il lui avait infligé qu’elle ne voulut pas delui, et je lui fis écrire que je trouvais qu’elle avait bienraison. Toutefois, après qu’il lui eut fait sa cour pendant deuxans, et grâce à l’entremise de quelques amis, elle l’épousa et fitune excellente femme, comme je savais qu’elle le ferait; maisjamais je ne lui envoyai la cargaison de mille livres dont je viensde parler; de sorte qu’il perdit cette somme pour m’avoiroffensée, et qu’à la fin il prit la dame sans l’argent.

Mon nouvel époux et moi, nous vivions d’unevie très régulière et contemplative; et certes c’était en soiune vie pleine de toute humaine félicité. Mais si je regardais masituation avec satisfaction, ce qu’assurément je faisais, jeregardais en toute occasion les choses d’autrefois avec unedétestation proportionnée et avec la plus extrême affliction;et vraiment alors, et cela pour la première fois, ces réflexionscommençaient à entamer mon bonheur et à diminuer la douceur de mesautres jouissances. On peut dire qu’elles avaient rongé un troudans mon cœur auparavant; mais maintenant elles letransperçaient de part en part; elles mettaient leurs dents àtous mes plaisirs, rendaient amère toute douceur, et me faisaientsoupirer au milieu de chaque sourire.

Ni toute l’affluence d’une abondante fortune,ni la possession de cent mille livres sterling (car, à nous deux,nous n’avions guère moins), ni les honneurs et les titres, ni lesserviteurs et les équipages, ni, en un mot, toute ces choses quenous appelons le plaisir ne pouvaient m’offrir aucune saveur nim’adoucir le goût des choses. Cela alla au point qu’à la fin jedevins triste, lourde, pensive et mélancolique. Je dormaispeu; je mangeais peu; je rêvais continuellement lesplus effrayantes et les plus terribles choses imaginables, rien quedes apparitions de démons et de monstres, des chutes dans desgouffres du haut de précipices élevés et abrupts, et autresaccidents semblables. Si bien que le matin, lorsque j’aurais dû melever rafraîchie par le bienfait du repos, j’étais harceléed’épouvantements et de choses terribles uniquement formées dans monimagination, tantôt fatiguée et ayant besoin de dormir, tantôtaccablée de vapeurs, et incapable de m’entretenir avec ma familleou avec toute autre personne.

Mon mari, l’être le plus tendre du monde,surtout à mon égard, était très inquiet, et faisait tout ce quiétait en son pouvoir pour m’encourager et me remettre; ils’efforçait de me guérir en me raisonnant; il essayait tousles moyens possibles de me distraire; mais tout cela neservait à rien, ou à bien peu.

Mon seul soulagement était quelquefois dem’épancher dans le sein de la pauvre Amy, lorsque nous étionsseules, elle et moi; et elle faisait tout ce qu’elle pouvaitpour me réconforter; mais cela n’avait pas grand effet,venant de sa part; car, bien qu’Amy fût la plus pénitented’abord, quand nous avions été dans la tempête, elle était restéece qu’elle avait coutume d’être, une folle, dissipée, débauchéecoquine, que l’âge n’avait pas rendue beaucoup plus sérieuse;car Amy avait à ce moment entre quarante et cinquante ans, elleaussi.

Mais reprenons ma propre histoire. De même queje n’avais personne pour m’encourager, je n’avais personne pour meconseiller. Il était heureux, je l’ai souvent pensé, que je nefusse pas catholique romaine. Quelle jolie besogne j’aurais faite,en effet, d’aller trouver un prêtre avec une histoire telle quecelle que j’aurais eue à lui dire; et quelle pénitence toutpère confesseur ne m’aurait-il pas obligé à accomplir, surtout s’ilavait été honnête et fidèle aux devoirs de sa charge!

Cependant, n’ayant rien de ce recours, jen’avais rien non plus de l’absolution grâce à laquelle le criminelqui se confesse s’en va réconforté; mais je marchais le cœurchargé de crimes, et dans l’obscurité la plus complète sur ce quej’avais à faire. Je languis dans cet état près de deux ans. Je puisbien dire languir; car si la Providence ne m’avait passecourue, je n’aurais pas tardé à mourir. Mais nous reviendrons surce sujet.

Il faut maintenant retourner à une autrescène, et la réunir à cette partie de mon histoire, qui finira toutce qui, pour moi, se rapporte à l’Angleterre, du moins tout ce quej’en mettrai dans ce récit.

J’ai indiqué en gros ce que j’avais fait pourmes deux fils, l’un à Messine, l’autre aux Indes. Mais je n’ai pasété jusqu’au bout de l’histoire de mes deux filles. Je couraistellement le danger d’être reconnue par une d’elles que je n’osaispas la voir, de peur de lui faire savoir qui j’étais. Quant àl’autre, je ne pouvais guère trouver aucun moyen de la voir, de lareconnaître, ni de la laisser me voir, parce qu’elle aurait alorsnécessairement su que je ne voulais pas me faire connaître de sasœur, ce qui aurait paru étrange; si bien que, toutconsidéré, je me déterminai à ne voir ni l’une ni l’autre. Mais Amyarrangea tout pour moi. Après en avoir fait deux dames en leurdonnant une bonne, quoique tardive, éducation, elle fut sur lepoint de tout perdre, et elle et moi en même temps, en sedécouvrant malheureusement à la dernière d’entre elles, c’est àdire à celle qui avait été notre cuisinière, et que, comme je l’aidit plus haut, Amy avait été obligée de mettre à la porte, dans lacrainte de cette découverte qui précisément arrivait. J’ai déjàindiqué comment Amy s’occupait d’elle par une tierce personne, etcomment la jeune fille, lorsqu’elle eut été mise sur le pied d’unedemoiselle, était venue faire visite à Amy chez moi. C’est aprèscela qu’Amy allant, suivant sa coutume, voir le frère de la jeunefille (mon fils), chez l’honnête homme de Spitalfields, il setrouva que les deux filles étaient là en même temps, par purhasard; et la seconde, sans y prendre garde, découvrit lesecret, à savoir que c’était là la dame qui avait tout fait pourelles.

Amy se trouva fort surprise. Mais voyant qu’iln’y avait pas de remède, elle tourna la chose en plaisanterie, etdès lors s’entretint avec elles librement, continuant à êtrepersuadée que ni l’une ni l’autre ne pourraient tirer grand partide ce secret tant qu’elles ne sauraient rien de moi. Enconséquence, elle les prit ensemble un jour et leur racontal’histoire, comme elle disait, de leur mère, la commençantlorsqu’elles avaient été si misérablement transportées chez leurtante; elle déclara qu’elle n’était pas leur mère, et elleleur fit son portrait. Lorsqu’elle dit qu’elle n’était pas leurmère, une d’elles exprima une grande surprise, car elle s’étaitfortement mis dans l’esprit qu’Amy était réellement sa mère, etque, pour quelques raisons particulières, elle se cachait d’elle.Aussi, lorsque Amy lui dit franchement qu’elle n’était pas sa mère,la fille se prit à pleurer, et Amy eut beaucoup de peine à laremettre. Quand Amy l’eût un peu ramenée à elle et qu’elle futrevenue de son premier trouble, Amy lui demanda ce qu’elle avait.La pauvre fille se suspendit à elle, et l’embrassa; elleétait encore si émue, quoique ce fût une grande fille de dix-neufou vingt ans, qu’on ne put la faire parler pendant un grand moment.À la fin, retrouvant sa langue, elle s’écria:

«Oh! mais, ne dites pas que vousn’êtes pas ma mère! Je suis sûre que vous êtes mamère.»

Et elle se remettait à pleurer comme si elleavait dû en mourir. Amy fut assez longtemps sans savoir ce qu’elleavait à faire d’elle. Elle hésitait à lui dire qu’elle n’était passa mère, parce qu’elle ne voulait pas la rejeter dans un nouvelaccès de crise. Elle prit un léger détour, et lui dit:

«Mais, enfant, pourquoi voudriez-vousque je fusse votre mère? Si c’est parce que je suis si bonneenvers vous, soyez tranquille, ma chère enfant, je continuerai àêtre aussi bonne envers vous que si j’étais votre mère.

»–Oui, oui, reprit la jeune fille.Mais je suis sûre que vous êtes aussi ma mère; et qu’ai-jefait pour que vous ne vouliez pas me reconnaître, pour que vous nevouliez pas être appelée ma mère? Bien que je sois pauvre,vous avez fait de moi une femme bien élevée, et je ne ferai rienqui vous déshonore. Et puis, ajouta-t-elle, je sais garder unsecret, surtout pour ma mère, bien sûr.»

Et la voilà qui appelle Amy sa mère, qui sesuspend de nouveau à son cou, et se reprend à pleurerviolemment.

Ces dernières paroles de la jeune fillealarmèrent Amy, et, comme elle me le dit, l’effrayèrentterriblement. Elle en fut même si confondue qu’elle ne put semaîtriser ni cacher son trouble à la fille, comme vous allez levoir. Elle se trouva arrêtée court et confuse au dernier point. Lafille, adroite friponne, s’en prévalut aussitôt.

«Ma mère chérie, dit-elle, ne voustourmentez pas de cela. Je sais tout; mais ne vous tourmentezpas. Je n’en dirai pas un mot à ma sœur, ni à mon frère, sans votrepermission; mais ne me reniez pas, maintenant que vous m’avezretrouvée; ne vous cachez pas de moi plus longtemps. Je nepourrais le supporter; cela me brise le cœur.

»–La fille est folle, je crois,dit alors Amy. Mais, enfant, je te dis que si j’étais ta mère, jene te renierais pas. Ne voyez-vous pas que je suis aussi bonne pourvous que si j’étais votre mère?»

Mais Amy aurait eu aussi vite fait de chanterFemme sensiblesur l’air de Marlborough que de luiparler[25].

»Oui, répondit-elle, vous êtes trèsbonne avec moi, en vérité». Et elle ajouta que cela suffiraitpour faire croire à tout le monde qu’elle était bien sa mère. Maisce n’était pas encore là le cas; elle avait d’autres raisonspour croire, et pour savoir qu’Amy était sa mère; et c’étaitune chose triste qu’elle ne voulût pas se laisser appeler ma mère,par elle qui était son propre enfant.

Amy avait le cœur si plein de trouble etd’émotion qu’elle ne chercha pas à avoir plus de renseignements, cequ’elle aurait fait en d’autres circonstances; je veux diredes renseignements sur ce qui rendait la fille si affirmative. Maiselle partit et accourut me raconter toute l’histoire.

J’en fus tout d’abord comme foudroyée, etencore plus ensuite comme vous le verrez. Mais tout d’abord, je lerépète, je fus comme foudroyée et stupéfaite, et je dis àAmy:

«Il doit y avoir là dessous quelquechose que nous ne savons pas.»

Mais, après y avoir réfléchi plusprofondément, je reconnus que la fille n’avait aucune idée depersonne, en dehors d’Amy; et je fus heureuse de ne pas metrouver mêlée dans l’affaire et de ce que la fille n’avait aucunedonnée à mon sujet. Toutefois cette tranquillité ne dura paslongtemps; car lorsque Amy retourna la voir, elle se comportade même, et se montra même plus violente qu’elle ne l’avait étéauparavant. Amy s’efforça de la calmer par tous les moyensimaginables: elle lui dit d’abord qu’elle trouvait mauvaisqu’elle ne la crût pas, et enfin que si elle ne voulait pasrenoncer à une si folle fantaisie, elle l’abandonnerait et lalaisserait seule dans le monde, comme elle l’avait trouvée.

Cela donna des crises à la fille; ellepoussa des cris à se tuer, et se suspendit au cou d’Amy comme uneenfant.

«Eh bien, lui dit celle-ci, pourquoi nepouvez-vous pas être tranquille avec moi et me laisser vous fairedu bien et vous témoigner de l’affection, comme je le ferais, commej’ai l’intention de le faire? Pouvez-vous croire que sij’étais votre mère, je ne vous le dirais pas? Quellefantaisie possède votre esprit?»

Là dessus la fille lui dit en peu de mots(mais ce peu de mots effraya Amy jusqu’à lui en faire perdrel’esprit, et eut le même effet sur moi), qu’elle savaitparfaitement ce qu’il en était.

«Je sais, dit-elle, lorsque vous avezquitté ***, – elle nommait le village, – où je demeurais quand monpère est parti, que vous êtes passée en France. Je sais très biencela, et avec qui vous vous en êtes allée. Mylady Roxana n’est-ellepas revenue avec vous? Je sais tout cela suffisamment;quoique je ne fusse qu’une enfant, j’ai tout entendu.»

Et elle continua à parler de la sorte, si bienqu’Amy perdit de nouveau toute possession d’elle-même; elleentra contre elle dans un accès de rage digne d’une échappée deBedlam; elle lui dit qu’elle ne l’approcherait plusjamais; qu’elle pouvait retourner mendier si ellevoulait; que quant à elle, Amy, elle ne voulait plus du toutavoir affaire avec elle. La fille, créature passionnée, luirépliqua qu’elle avait l’expérience des pires choses qu’ellepouvait rentrer en service, et que, si elle ne voulait pas l’avouerpour son enfant, elle n’avait qu’à faire ce qui lui plaisait. Puiselle eut encore un accès de cris et de larmes, comme si elle eûtvoulu se tuer.

Bref, cette conduite de la jeune filleterrifia Amy au dernier point, et moi aussi. Quoique nous vissionsqu’elle se trompait complètement sur certaines choses, elle étaittellement dans la vérité sur d’autres que cela me mettait dans unegrande perplexité. Mais ce qui en causait le plus à Amy c’est quela fille (ma fille à moi) lui avait dit qu’elle (c’est-à-dire moi,sa mère) était partie avec le joaillier, et pour la France. Elle nel’appelait pas le joaillier, mais le maître de la maison, lequel,après que sa mère était tombée dans la misère, et qu’Amy avaitemmené tous ses enfants loin d’elle, lui avait montré beaucoupd’attention, et l’avait ensuite épousée.

En résumé, il était clair que la fille n’avaitque des détails incohérents sur les choses, mais qu’elle possédaitcependant des renseignements ayant un fond de réalité; desorte qu’à ce qu’il semblait, nos premières dispositions et monamour avec le joaillier n’étaient pas si cachés que je l’avaiscru; cela avait, sans doute, transpiré jusqu’à ma belle-sœurqui avait fait quelque scandale à ce propos, je suppose; maisla chance avait voulu qu’il fût trop tard; j’avais déjàdéménagé et étais partie, personne ne savait où; sans quoielle m’aurait renvoyé tous les enfants, à coup sûr.

Nous comprîmes cela par les discours de lafille, c’est-à-dire Amy le comprit peu à peu. Mais ce n’était quedes fragments d’histoire sans suite, que la fille avaient entendusil y avait de cela si longtemps qu’elle ne pouvait guère y riencomprendre elle-même, si ce n’est, en somme, que sa mère avait faitla catin, était partie avec le gentleman propriétaire dela maison, qui l’avait épousée, et qu’elle était allée en France.Et, comme elle avait appris dans ma maison, quand elle y étaitservante, que MrsAmy et sa maîtresse, Lady Roxana,avaient été en France toutes les deux, elle mettait toutes ceschoses ensemble, et les rapprochant de la grande bonté qu’Amy luitémoignait maintenant, la pauvre créature se persuadait quecelle-ci était réellement sa mère; et il fut pendantlongtemps impossible à Amy de la convaincre du contraire.

Mais lorsque j’y eus réfléchi, autant que jepouvais le faire d’après ce que je saisissais dans les rapportsd’Amy, ceci ne m’inquiétait pas la moitié tant que le fait que lajeune péronnelle eût, après tout, retenu le nom de Roxana, qu’ellesût qui était Lady Roxana, et le reste; bien que ces notionsne se tinssent pas non plus, car alors elle n’aurait pas fixé sonespoir sur Amy comme étant sa mère. Cependant, au bout de quelquetemps, comme Amy l’avait presque dissuadée, et qu’elle commençait àconfondre tout ce qu’elle disait là dessus, de sorte que sesdiscours n’avaient plus ni queue ni tête, cette créature passionnéefut prise d’une espèce d’accès de rage et dit à Amy que, si ellen’était pas sa mère, c’était MmeRoxana qui étaitsa mère alors; car l’une d’elles deux était sa mère, elle enétait sûre; et tout ce qu’Amy avait fait pour elle, étaitfait par ordre de MmeRoxana.

«Et je suis sûre, ajouta-t-elle, quec’est le carrosse de Lady Roxana qui a amené la dame, quellequ’elle fût, chez mon oncle à Spitalfield; car le cocher mel’a dit.»

Amy lui éclata de rire au nez, suivant sonhabitude. Mais, comme elle nous le dit, elle ne riait que d’un côtéde la bouche, car elle était si confondue de ce discours qu’elleaurait voulu disparaître sous terre; et de même de moilorsqu’elle me le raconta.

Cependant Amy paya d’effronterie.

«Eh bien, lui dit-elle, puisque vouscroyez que vous êtes la fille de mylady Roxana, vous pouvez bienaller la trouver et vous réclamer de votre parenté, n’est-cepas? Je suppose que vous savez où laprendre?»

Elle lui répondit qu’elle ne doutait point dela trouver, car elle savait où elle était allée vivre dans laretraite. Il était vrai, cependant, qu’elle pouvait avoir encoredéménagé;

«Car, dit-elle avec une sorte de sourireet de grimace, je sais ce qu’il en est, je sais tout ce qu’il enest, très suffisamment.»

Amy était tellement excitée qu’elle me dit endeux mots qu’elle finissait par croire qu’il serait absolumentnécessaire de l’assassiner. Cette expression me remplitd’horreur; tout mon sang se glaça dans mes veines, et je fusen proie à un tel tremblement que pendant un bon moment je ne pusparler. À la fin, je m’écriai:

«Quoi! est-ce que le démon est envous Amy?»

–Oui, oui, reprit-elle, que ce soit ledémon ou pas le démon, si je savais qu’elle connût une syllabe denotre histoire, je l’expédierais, quand ce serait mille fois mapropre fille.

»–Et moi, dis-je, furieuse, aussivrai que je vous aime, je serais la première à vous mettre la cordeau cou, et je vous verrais pendre avec plus de plaisir que je n’enai jamais eu à vous regarder de ma vie. Mais non, vous ne vivriezpas assez pour être pendue; je crois que je vous couperais lagorge de mes mains. Je le ferais presque déjà, rien que pour vousavoir entendu parler de la sorte.»

Et-là dessus je l’appelai démon maudit, et luiordonnai de quitter la chambre.

Je crois que c’était la première fois de mavie que j’étais irritée contre Amy; le premier moment passé,bien qu’elle fût une diabolique coquine d’avoir eu une penséepareille, ce n’était après tout que l’effet de son excessiveaffection et fidélité envers moi.

Mais cette affaire me donna un coupterrible; elle arrivait juste après que je venais de memarier, et elle servit à hâter notre passage en Hollande; carje n’aurais pas voulu paraître pour être connue sous le nom deRoxana; non, je ne l’aurais pas voulu pour dix mille livres.C’eût été assez pour ruiner tous mes projets et tous mes plans avecmon mari aussi bien qu’avec tous les autres. J’aurais, en ce cas,aussi bien fait d’être princesse allemande.

Je mis donc Amy à l’œuvre; et, pour luidonner son dû, elle mit en jeu tout son esprit pour tâcher dedécouvrir par quels moyens la fille avait obtenu cesrenseignements, mais, plus particulièrement, jusqu’où cesrenseignements allaient, c’est-à-dire ce qu’elle savait réellementet ce qu’elle ne savait pas; car c’était la grosse affairepour moi. Comment elle pouvait dire qu’elle savait quiMmeRoxana était, et quelle connaissance elle avaitde toutes ces choses, c’était un mystère pour moi. Il étaitd’ailleurs certain qu’elle n’avait pas d’idée juste sur mon compte,puisqu’elle voulait qu’Amy fût sa mère.

Je grondai énergiquement Amy d’avoir permisque la fille la connût jamais, je veux dire la connût comme mêlée àcette affaire; car on ne pouvait empêcher qu’elle ne laconnût, puisqu’elle avait été, je peux dire, au service d’Amy, ouplutôt sous les ordres d’Amy, dans ma maison, comme je l’airapporté plus haut. Il est vrai qu’Amy lui avait fait parlerd’abord par une autre personne, et non directement, et que lesecret s’était découvert par accident, ainsi que je l’ai dit.

Amy était contrariée de tout cela aussi bienque moi, mais elle n’y pouvait rien; et, bien que nous eneussions beaucoup d’inquiétude, comme il n’y avait pas de remède,nous étions tenues de mener le moins de bruit possible sur toutecette affaire afin qu’elle n’allât pas plus loin. Je chargeai Amyde punir la fille de sa conduite; ce qu’elle fit en laquittant avec colère après lui avoir dit qu’elle verrait bienqu’elle n’était pas sa mère, car elle saurait la laisser dansl’état où elle l’avait trouvée; puisqu’elle voyait qu’elle nesavait pas se contenter des offices et de l’affection d’une amie,mais qu’elle voulait absolument faire d’elle une mère, elle neserait, à l’avenir, ni mère, ni amie; elle lui conseillaitdonc de rentrer en service et d’être souillon comme devant.

La pauvre fille cria de la façon la pluslamentable, mais elle ne voulut pas même s’en dédire; et cequi rendit Amy muette d’étonnement plus que le reste fut qu’aprèsavoir ainsi malmené la pauvre fille pendant longtemps, et, n’ayantpu la faire s’en dédire, l’avoir menacée, comme je l’ai rapporté,de l’abandonner tout à fait, elle maintint ce qu’elle avait ditd’abord, et répéta dans les mêmes termes, qu’elle était sûre que sice n’était pas Amy, c’était mylady Roxana qui était sa mère, etqu’elle irait la trouver; ajoutant qu’elle ne doutait pas depouvoir le faire, car elle savait où s’informer du nom de sonnouveau mari.

Amy arriva à la maison avec cette bellenouvelle sur les lèvres. Je m’aperçus facilement, quand elle entra,qu’elle avait l’esprit perdu, et que quelque chose la rendaitfurieuse; et j’étais très en peine de savoir ce que c’était,car lorsqu’elle entra, mon mari était dans la chambre. Cependant,lorsque Amy se leva pour aller se défaire, je trouvai bientôt unprétexte pour la suivre, et, entrant dans sa chambre:

«Que diable y a-t-il, Amy?m’écriai-je. Je suis sûre que vous avez de mauvaises nouvelles.

»–Des nouvelles! dit Amytout haut. Oui, certes, j’en ai. Je crois que le diable est danscette femelle; elle nous perdra toutes, et elle aussi. Il n’ya pas moyen de la tenir.»

Elle continua de ce ton et me donna tous lesdétails; mais assurément il n’y eut jamais personne de siétonnée que moi lorsqu’elle me dit que la fille savait que j’étaismariée, qu’elle connaissait le nom de mon mari et qu’elle allaitfaire ses efforts pour me trouver. Je pensais rentrer sous terrerien qu’en l’entendant dire. Au milieu de toute ma stupéfaction,voilà Amy qui se lève, court à travers la chambre comme uneinsensée, criant:

»Je mettrai fin à cela; j’ymettrai fin. Ça ne peut pas durer. Il faut que je la tue! jetuerai la carogne, j’en jure par son Auteur.»

Elle disait cela du ton le plus sérieux dumonde, et elle le répéta trois ou quatre fois, marchant çà et làdans la chambre. «Oui, oui, je la tuerai, pour finir, quandil n’y aurait qu’elle de fille au monde.»

»–Tiens ta langue, Amy, je teprie, lui dis-je. Tu es donc folle?

»–Oui, je le suis, folle,absolument; mais ça ne m’empêchera pas d’être la mort decelle-là, et je redeviendrai raisonnable.

»–Mais, vous ne toucherez pas,m’écriai-je, vous ne toucherez pas un cheveu de sa tête,entendez-vous? Eh quoi! vous mériteriez d’être penduepour ce que vous avez fait déjà, pour avoir eu la volonté de lefaire; quant au crime, vous êtes déjà un assassin, comme sivous l’aviez accompli.

»–Je sais cela, répondit Amy, etça ne peut pas être pis. Je vous tirerai de peine, et elleaussi; elle ne vous réclamera jamais pour sa mère en cemonde, quoi qu’elle puisse faire dans l’autre.

»–Bien, bien, repris-je;calmez-vous et ne parlez pas ainsi. Je ne saurais le supporter.

Et elle devint un peu plus raisonnable au boutd’un petit moment.

Je dois reconnaître que l’idée d’êtredécouverte portait avec elle de telles épouvantes et troublaittellement mes pensées que je n’étais guère plus maîtresse de moiqu’Amy ne l’était d’elle-même, tant est redoutable le fardeau ducrime sur l’esprit.

Cependant lorsque Amy se mit pour la secondefois à parler ainsi abominablement de tuer la pauvre enfant, del’assassiner, et jura par son Auteur qu’elle le ferait, de manièreà me faire comprendre qu’elle parlait sérieusement, j’en fusterrifiée encore bien davantage, et cela m’aida à me rappeler àmoi-même pour le reste.

Nous nous creusâmes la tête toutes les deuxpour voir s’il était possible de découvrir par quel moyen elleavait appris à dire tout cela, et comment elle (j’entends ma fille)était venue à savoir que sa mère avait pris un mari; maisrien n’y fit; ma fille ne voulut convenir de rien, et nedonna qu’une explication très imparfaite des choses, extrêmementmal disposée qu’elle était contre Amy pour la manière dont celle-cil’avait brusquement quittée.

Alors Amy alla à la maison où était le garçon.Mais ce fut la même chose. Là ils n’avaient entendu qu’une histoireconfuse d’une dame quelconque, ils ne savaient qui, que cette mêmefille leur avait racontée, mais à laquelle ils n’avaient prêtéaucune attention. Amy leur dit comme elle avait agi sottement, etjusqu’à quel point elle avait poussé son caprice, malgré tout cequ’on avait pu lui remontrer: que, quand à elle, Amy, elle enétait si fâchée qu’elle ne voulait plus la voir, et qu’elle pouvaitmême rentrer en service si elle voulait; en tous cas, Amy nevoulut plus avoir à faire à elle, à moins qu’elle ne s’humiliât etne changeât de ton, et cela sans tarder.

Le bon vieux gentleman, qui avait étéleur bienfaiteur à tous, fut grandement contrarié de l’affaire, etla bonne dame, sa femme, se montra affligée au delà de touteexpression; elle pria Sa Grâce (c’était Amy qu’elle voulaitdire) de ne pas en concevoir de ressentiment. Ils promirent enoutre qu’ils lui parleraient à ce sujet, et la vieille dame ajouta,avec un certain étonnement:

«Bien sûr, elle ne peut être assez sottepour ne pas se laisser persuader de se taire, lorsqu’elle tient devotre propre bouche que vous n’êtes pas sa mère, et qu’elle voitqu’elle désoblige Votre Grâce en insistant.»

Amy partit donc de là avec quelque espoir quela chose n’irait pas plus loin.

Mais la fille continua malgré tout à faire lafolle, et persista avec obstination, en dépit de tout ce qu’on putlui dire, et même, quoique sa sœur la priât et la suppliât de nepas faire de sottises, que cela la perdrait, elle aussi, en mêmetemps, et que la dame (c’est-à-dire Amy) les abandonnerait toutesles deux.

Eh bien, malgré tout, elle insista, je lerépète; et le pire était que, plus cela durait, plus elleétait disposée à écarter Amy et à vouloir que Lady Roxana fût samère; elle avait, disait-elle, quelques informations à sonendroit, et elle ne doutait pas qu’elle ne la trouvât.

Les choses rendues à ce point, lorsque nousvîmes qu’il n’y avait rien à faire avec la fille, mais quelle étaitobstinément résolue à me chercher, et qu’elle risquait pour cela deperdre tout ce qu’elle pouvait espérer; lorsque nous vîmes,dis-je, que les choses étaient venues à ce point, je commençai àfaire plus sérieusement mes préparatifs de voyage outre-mer,d’autant plus que j’avais lieu de craindre que tout cela n’amenâtquelque résultat; mais l’incident suivant me mit tout à faithors de moi, et me plongea dans le plus grand trouble que j’aiejamais éprouvé de ma vie.

J’étais si bien sur le point d’aller àl’étranger, que mon époux et moi, nous avions pris nos mesures pournotre départ. Comme je voulais être sûre de ne pas paraître enpublic, de façon à enlever toute possibilité d’être vue, j’avaisfait à mon époux certaines objections contre les bateaux publicsordinaires qui transportent les passagers. Mon prétexte auprès delui était la promiscuité et la foule qu’on rencontre sur cesvaisseaux, le manque de commodités et autres choses de ce genre. Ilentra dans mes idées, et me trouva un navire de commerce anglais enpartance par Rotterdam. Il eut bientôt fait connaissance avec lepatron, et il lui loua tout son navire c’est-à-dire sa grandecabine, car je ne parle pas du fret; de sorte que nous avionstoutes les commodités possibles pour notre passage. Tout étantprêt, il amena un jour le capitaine dîner à la maison, afin que jepusse le voir et faire un peu connaissance avec lui. Après ledîner, la conversation tomba sur le navire et les agréments dubord, et le capitaine me pressa instamment de venir voir levaisseau, déclarant qu’il nous traiterait aussi bien qu’il lepourrait. Incidemment je dis, comme par hasard, que j’espéraisqu’il n’y avait pas d’autres passagers. Il dit que non, qu’il n’enavait pas; mais il ajouta que sa femme lui faisait depuislongtemps la cour pour qu’il la laissât aller avec lui en Hollande,car il faisait toujours ce trajet; mais il n’avait jamais puse décider à aventurer tout ce qu’il avait dans la mêmecarcasse; cependant, si j’allais avec lui, il avaitl’intention de l’emmener avec une parente pour cette traversée,afin qu’elles pussent toutes les deux être à mon service. Iltermina en disant que si je voulais lui faire l’honneur de dîner àbord le jour suivant, il amènerait sa femme, pour nous mettre enmeilleurs rapports.

Qui aurait pu croire, qu’au fond de tout celale diable tendait un piège? ou que je courusse un dangerquelconque en une telle occasion, si étrangère, si éloignée de toutce qui intéressait ma vie passée? Mais l’événement se trouvaêtre le plus étrange qu’on puisse imaginer. Il arriva qu’Amyn’était pas à la maison quand nous acceptâmes cetteinvitation; elle fut donc laissée en dehors. Mais, au lieud’Amy, nous prîmes notre honnête Quakeresse notre amie, toujours debonne humeur et que nous nous faisions un point de n’oublierjamais, l’une des meilleures créatures qui jamais vécurent,assurément, et qui, entre mille bonnes qualités sans mélanged’aucun défaut, excellait surtout à se rendre en société lapersonne la plus aimable du monde. Je crois cependant que j’auraisemmené Amy aussi, si elle n’avait pas été occupée dans l’affaire decette malheureuse fille. Tout d’un coup, en effet, la fille s’étaitperdue, et on n’en entendait plus parler. Amy avait fureté tous lesendroits où elle pouvait penser qu’il était probable qu’on larencontrerait; mais tout ce qu’elle avait pu apprendre étaitqu’elle était allée chez une de ses vieilles camarades qu’elleappelait sa sœur et qui était mariée à un patron de bateaudemeurant à Redriff, et encore la coquine ne m’en avait jamais riendit. Il paraît que lorsque la fille avait reçu d’Amy le conseil dese donner quelque éducation, d’aller en pension, etc., elle avaitété adressée à une pension de Camberwell, et que là, elle avaitcontracté une liaison avec une demoiselle (c’est ainsi qu’on lesappelle toutes), sa camarade de lit, au point qu’elles s’appelaientsœurs et qu’elles s’étaient promis de ne jamais briser leuramitié.

Mais jugez de l’inexprimable surprise que jedus ressentir lorsque j’arrivai à bord du navire et que je fusintroduite dans la cabine du capitaine ou, comme on l’appelle, lagrande cabine du vaisseau, de voir sa dame ou femme, et, à côtéd’elle, une jeune personne qui, lorsque je pus la considérer deprès, était mon ancienne fille de cuisine du Pall Mall, et, commele reste de l’histoire l’a montré, ni plus ni moins que ma proprefille. Que je la reconnusse, cela ne faisait pas de doute;car, si elle n’avait pas eu l’occasion de me voir bien des fois,moi je l’avais vue assez souvent, comme cela devait être,puisqu’elle était restée chez moi si longtemps.

Je fus d’abord sur le point de feindre unefaiblesse ou un évanouissement, de tomber sur le sol, ou plutôt surle plancher, de les mettre tous en confusion et en effroi, et, parce moyen, de me donner l’occasion de tenir continuellement quelquechose à mon nez, pour le sentir, et de garder ainsi ma main, ou monmouchoir, ou l’un et l’autre, devant ma bouche; puis j’auraisprétendu que je ne pouvais supporter l’odeur du navire, ou l’airrenfermé de la cabine. Mais cela n’aurait abouti qu’à me fairetransporter à un air plus pur sur le pont, où nous aurions eu, enmême temps, une lumière plus pure aussi. Si j’avais prétextél’odeur du navire, cela n’aurait servi qu’à nous faire conduiretous à terre, à la maison du capitaine, qui était tout près;car le navire était amarré si près du rivage qu’il n’y avait, pourarriver à bord, qu’à traverser une planche et le pont d’un autrenavire placé entre lui et la terre. Ceci ne me parut donc pasfaisable, et l’idée n’en était pas vieille de deux minutes qu’iln’était plus temps; car les deux dames se levèrent et nousnous saluâmes, de sorte que je dus venir assez près de ma drôlessepour la baiser, ce que je n’aurais pas fait s’il avait été possiblede l’éviter; mais il n’y avait pas moyen d’y échapper.

Je ne peux pas ne pas noter ici que, bienqu’il y eût une secrète horreur dans mon âme, et que je fusse prèsde m’affaisser lorsque j’arrivai près d’elle pour la saluer, ce futcependant avec un intime et inconcevable plaisir que je la baisai,sachant que je baisais mon propre enfant, ma propre chair, monpropre sang, sorti de mes flancs, et à qui je n’avais jamais donnéun baiser depuis que je leur avais dit adieu à tous, au milieu d’untorrent de larmes et avec un cœur presque anéanti de douleur,lorsque Amy et la brave femme les avaient emmenés et étaient alléesavec eux à Spitalfields. Aucune plume ne peut décrire, aucun mot nepeut exprimer, dis-je, l’étrange impression que cela fit sur mesesprits. Je sentis quelque chose qui courait dans mon sang;mon cœur palpita; des flammes passèrent dans ma tête;je vis trouble; il me sembla que tout ce qui était en moitournait, et j’eus bien de la peine à ne pas m’abandonner à l’excèsde mon émotion à sa vue tout d’abord, et bien plus lorsque meslèvres touchèrent sa figure. Je pensais que j’aurais dû la prendredans mes bras et la baiser mille fois, qu’elle le voulût ounon.

Mais, faisant appel à mon bon sens, je secouaicette impression, et, avec un malaise infini, je m’assis enfin.Vous ne vous étonnerez pas si, après cette surprise, je ne fus, dequelques minutes, capable de prendre part à la conversation, et simon désordre se laissa presque découvrir. J’avais à lutter contreune complication cruelle: je ne pouvais cacher mon troublequ’avec la dernière difficulté, et cependant de la manière dont jele cacherais dépendait tout l’édifice de mon bonheur. J’usai doncde toute la violence que je pus sur moi-même pour éviter le mal quime guettait au passage.

Je la saluai donc; mais, comme je medirigeai d’abord vers la dame du capitaine, qui était à l’autrebout de la cabine, en pleine lumière, l’occasion s’offrit à moi deme tenir le dos au jour en me retournant vers elle qui était un peuà ma gauche; de sorte qu’elle ne pouvait bien nettement medévisager quoique je fusse tout près d’elle. Je tremblais, et nesavais ni ce que je faisais, ni ce que je disais. J’étais dans laplus terrible extrémité, au milieu de tant de circonstances quis’abattaient sur moi, obligée que j’étais de cacher mon désordre àtout le monde au moment du plus grand péril, et en même tempsm’attendant à ce que tout le monde le discernerait. Je devaiscroire qu’elle s’apercevrait qu’elle me connaissait, et cependant,il me fallait, par tous les moyens, l’en empêcher. J’avais à mecacher, si possible, et je n’avais pas la moindre facilité pourfaire rien dans ce but; bref, il n’y avait point de retraite,pas d’échappatoire, aucun moyen d’éviter ou d’empêcher qu’elle neme vît en plein, ni de contrefaire ma voix, car alors mon mari s’enserait aperçu. En somme, pas la moindre chose qui m’offrît aucuneassistance, ni rien qui m’aidât ou me favorisât dans cettepressante difficulté.

J’étais sur le gril depuis près d’unedemi-heure, pendant laquelle je me montrai raide, réservée et unpeu trop cérémonieuse, lorsque mon époux et le capitaine entamèrentune conversation sur le navire, sur la mer et sur des sujets quinous sont étrangers à nous autres, femmes; peu à peu lecapitaine l’emmena sur le pont, et nous laissa seules dans lagrande cabine. Nous commençâmes alors à être un peu plus libres lesunes avec les autres, et je me mis à renaître quelque peu grâce àune imagination soudaine qui me vint: je crus m’apercevoirque la fille ne me reconnaissait pas; et ma principale raisonpour avoir une telle idée fut que je n’apercevais pas le moindretrouble dans sa physionomie, pas le moindre changement dans samanière d’être, pas de confusion, ni d’hésitation dans sesdiscours. Je ne remarquai pas non plus, – et c’était une chose àlaquelle je faisais une attention particulière, – qu’elle fixâtbeaucoup ses yeux sur moi; je veux dire qu’elle ne meregardait pas constamment et à l’exclusion des autres, comme jepensais qu’elle aurait dû le faire; elle prenait plutôt àpart mon amie la Quakeresse, et bavardait avec elle de différenteschoses; mais j’observai aussi que ce n’était que de chosesindifférentes.

Ceci me donna beaucoup de courage, et jerepris un peu de gaîté. Mais je fus de nouveau étourdie comme d’uncoup de tonnerre quand, se tournant vers la femme du capitaine etparlant de moi, elle lui dit:

«Sœur, je ne puis m’empêcher de trouverque madame ressemble beaucoup à telle personne.»

Et elle lui nomma la personne, et la femme ducapitaine dit qu’elle le trouvait aussi. La fille reprit qu’elleétait sûre de m’avoir vue déjà, mais qu’elle ne pouvait se rappeleroù. Je répondis, (bien que ses paroles ne me fussent pas adressées)que j’imaginais qu’elle ne m’avait pas encore vue en Angleterre,mais je lui demandai si elle avait habité la Hollande. – Non, non,dit-elle; elle n’était jamais sortie d’Angleterre. J’ajoutaiqu’alors elle ne pouvait m’avoir connue en Angleterre, à moins quece ne fût tout récemment, car j’avais demeuré pendant longtemps àRotterdam. Ceci me tira d’affaire assez bien; et pour lefaire passer mieux, un petit garçon hollandais, qui appartenait aucapitaine, vint dans la cabine, et, m’apercevant facilement qu’ilétait hollandais, je le plaisantai, lui parlai dans sa langue etbadinai joyeusement avec lui, aussi joyeusement du moins que me lepermettait la consternation dans laquelle je me trouvaisencore.

Cependant, je commençais à être entièrementconvaincue cette fois que la fille ne me connaissait pas, ce quim’était une satisfaction infinie. Du moins si elle avait quelqueidée à mon sujet elle ne soupçonnait nullement qui j’étais, – ceque peut-être elle eût été aussi aise de savoir que j’en eusse étésurprise. – Il était, d’ailleurs, évident que, si elle avait euaucun soupçon de la vérité, elle n’aurait pas été capable de lecacher.

Ainsi se passa cette rencontre, et vous pouvezêtre sûr que j’avais bien décidé, si seulement je m’en tirais,qu’elle ne me reverrait jamais pour lui renouveler la mémoire. Maislà encore je me trompais, comme vous allez l’apprendre.

Lorsque nous eûmes été assez longtemps à bord,la dame du capitaine nous conduisit à sa maison, qui était justesur le rivage, et nous y traita de nouveau très honnêtement. Ellenous fit promettre que nous reviendrions la voir avant de partir,pour nous concerter sur le voyage et toutes les choses qui s’yrapportaient. Elle nous assura, d’ailleurs, qu’elle et sa sœur nefaisaient cette traversée cette fois que pour notre compagnie, etje pensai à part moi qu’alors elles ne le feraient pas du tout, carje voyais bien qu’il ne serait nullement prudent à Ma Seigneuried’aller avec elles. En effet, ce fréquent commerce aurait pu merappeler à son esprit, et elle aurait assurément revendiqué saparenté auprès de moi au bout de peu de jours, la chose étaitcertaine.

Je ne peux guère imaginer ce qui serait advenude cette aventure si Amy était venue avec moi à bord de cevaisseau. Cela aurait sûrement fait éclater toute l’affaire, etj’aurais dû être pour toujours désormais la vassale de cette fille,c’est-à-dire qu’il m’aurait fallu la mettre dans le secret, meconfier à elle pour le garder, ou me voir démasquée et ruinée. Laseule pensée m’en pénétrait d’horreur.

Mais je n’eus pas tant de malheur, commel’événement le montra; car Amy n’était pas avec nous, et celafut vraiment mon salut. Cependant nous avions encore un autredanger à éviter. De même que j’avais résolu de remettre le voyage,j’avais aussi résolu, vous pouvez le croire, de remettre la visite,d’après ce principe bien arrêté dans mon esprit, que la fillem’avait vue pour la dernière fois et ne me reverrait plusjamais.

Cependant, pour m’en tirer convenablement, et,en même temps, pour voir – si je le pouvais – un peu plus avantdans l’affaire, j’envoyai mon amie la Quakeresse à la dame ducapitaine faire la visite promise et porter mes excuses de ce queje ne pouvais réellement pas me rendre chez elle, parce que j’étaistrès indisposée; je la priai d’insinuer à la fin de sondiscours qu’elle craignait que je ne pusse être prête pour faire latraversée pour le temps où le capitaine était obligé de partir, etque peut-être nous pourrions remettre le projet à son prochainvoyage. Je ne laissai entrevoir à la Quakeresse aucune autre raisonque mon indisposition, et ne sachant quelle tournure donner à lachose, je lui fis croire que je pensais être enceinte.

Il fut facile de lui mettre cela dansl’esprit; et naturellement elle fit entendre à la dame ducapitaine qu’elle me trouvait si malade qu’elle craignait que jen’eusse une fausse couche; et, par conséquent, je ne pouvaiscertes pas songer à partir.

Elle s’acquitta de sa commission trèsadroitement, comme j’étais sûre qu’elle le ferait, quoiqu’elle nesût pas un mot de la grande raison de mon indisposition. Mais jeretombai dans de mortelles angoisses, lorsqu’elle me raconta qu’ily avait une chose dans sa visite qu’elle ne pouvait comprendre,c’était que la jeune femme, comme elle l’appelait, qui était avecla dame du capitaine, et qu’elle appelait sa sœur, avait été de laplus impertinente curiosité dans ses questions sur moncompte: qui j’étais? depuis quand j’étais enAngleterre? où j’avais demeuré? et autres chosessemblables; et, plus que tout le reste, elle s’était informéesi je ne demeurais pas autrefois à l’autre extrémité de laville.

«J’ai trouvé ses questions siextraordinaires, me dit l’honnête Quakeresse, que je ne lui ai pasdonné la plus petite satisfaction. J’avais d’ailleurs remarqué, partes réponses à bord du navire, quand elle te parlait, que tun’étais pas disposée à la laisser faire grande connaissance avectoi; aussi avais-je décidé qu’elle n’en apprendrait pasdavantage par moi. Quand elle m’a demandé si tu n’avais jamaisdemeuré ici ou là, j’ai toujours dit non; mais que tu étaisune dame hollandaise, et que tu retournais dans ta famille pourvivre à l’étranger.»

Je la remerciai de tout mon cœur, et vraimentelle me servit mieux en ceci que je ne le lui fis savoir. En unmot, elle dépista la fille si habilement, que si elle avait connutoute l’affaire elle n’aurait pas pu faire mieux.

Mais je dois avouer que tout cela me remettaità la torture, et que j’étais toute découragée. Je ne doutais pasque la coquine ne flairât la vérité, qu’elle ne m’eût reconnue etne se fût rappelé mon visage; mais elle avait, pensais-je,habilement dissimulé ce qu’elle savait de moi jusqu’à ce qu’ellepût le faire paraître plus à mon désavantage. Je racontai tout àAmy, car elle était toute la consolation que j’eusse. La pauvre âme(Amy, j’entends) était prête à se pendre, parce que, disait-elle,elle avait été la cause de tout; si j’étais ruinée – c’étaitl’expression dont je me servais toujours avec elle – j’étais ruinéepar elle; et elle s’en tourmentait tellement que j’étaisquelquefois obligée de lui donner des encouragements en même tempsqu’à moi-même.

Ce dont Amy se vexait le plus, c’était qu’elleeût été surprise de cette façon par la fille, comme ellel’appelait; je veux dire surprise de manière à être obligéede se dévoiler et c’était en effet, un faux pas de la part d’Amy,je le lui avais souvent dit. Mais il n’avançait à rien d’enreparler maintenant. La question était de se débarrasser dessoupçons de la fille, et de la fille aussi; car cela semblaitchaque jour plus gros de menaces, et si j’étais inquiète de cequ’Amy m’avait dit de ses divagations et de ses bavardages auprèsd’elle (Amy), j’avais mille fois plus de raisons d’être inquiètemaintenant qu’elle s’était si malheureusement trouvée sur monchemin et que, non seulement elle avait vu ma figure, mais qu’ellesavait où je demeurais, quel nom je portais, et le reste.

Et je n’en étais pas encore au pire del’aventure; car, quelques jours après que mon amie laQuakeresse eût fait sa visite et m’eût excusée sur monindisposition, comme mûs par un excès d’aimable politesse, parcequ’on leur avait dit que je n’étais pas bien, ils vinrent toutdroit à mon logis pour me voir: la femme du capitaine, et mafille, qu’elle appelait sa sœur, et le capitaine, qui leur montraitle chemin. Le capitaine, d’ailleurs, ne les conduisit que jusqu’àla porte, les fit entrer, et s’en alla à quelque affaire.

Si la bonne Quakeresse, dans un heureuxmoment, n’était pas accourue avant elles, elles m’auraient nonseulement saisie dans le salon comme par surprise, mais, ce qui eûtété mille fois pire, elles auraient vu Amy avec moi. Je crois quesi cela était arrivé, je n’aurais eu d’autre remède que de prendrela fille à part, et de me faire connaître d’elle, ce qui eût été unparti absolument désespéré.

Mais il se trouva que la Quakeresse, faiteapparemment pour me porter bonheur, les aperçut se dirigeant versla porte, avant qu’ils eussent sonné; et, au lieu d’aller lesrecevoir, elle accourut, la physionomie un peu troublée, me direqui arrivait. Sur quoi Amy se sauva la première, et moi après elle,en priant la Quakeresse de monter aussitôt qu’elle les aurait faitentrer.

J’allais la prier de dire que je n’y étaispas; mais il me vint à l’esprit qu’après avoir étéreprésentée comme si fort indisposée, cela semblerait trèsétrange; en outre je savais que l’honnête Quakeresse, quiaurait fait tout pour moi, n’aurait cependant pas voulu mentir, etil eût été cruel de ma part de le lui demander.

Lorsqu’elle les eût introduits et fait entrerdans le salon, elle monta nous trouver, Amy et moi. Nous étions àpeine revenues de notre frayeur, et cependant nous nous félicitionsde ce qu’Amy n’avait pas été surprise de nouveau.

Elles faisaient une visite de cérémonie, et jeles reçus aussi cérémonieusement, mais je saisis l’occasion deux outrois fois de faire entendre que j’étais si malade que je craignaisde ne pas pouvoir aller en Hollande, assez tôt du moins pour partiravec le capitaine; et je leur tournai poliment l’expressionde mon chagrin d’être privée, contre mon attente, de leur sociétéet de leurs soins pendant le voyage. Quelquefois aussi je parlaiscomme si je pensais pouvoir rester jusqu’au retour du capitaine, etêtre alors cette fois prête à partir. Alors la Quakeresseintervenait, disant que je pourrais bien être trop avancée, – dansma grossesse, voulait-elle dire, – de sorte que je ne pourrais plusme risquer du tout; et puis, comme si elle en eût étécontente, elle ajoutait qu’elle espérait que je resterais dans samaison pour y faire mes couches; et comme tout celas’expliquait de soi-même, les choses allaient assez bien.

Mais il était grand temps d’en parler à monmari; et ce n’était pas là, cependant, la plus grandedifficulté qui se présentât à mon esprit. En effet, après que cesbavardages et d’autres eurent pris quelque temps, la jeune fillereprit sa marotte. Deux ou trois fois elle trouva le moyen de direque je ressemblais tellement à une dame qu’elle avait l’honneur deconnaître à l’autre extrémité de la ville qu’elle ne pouvait fairesortir cette dame de son esprit quand j’étais présente; etune fois ou deux je m’imaginai que la fille était sur le point depleurer; elle y revint encore peu après et, à la fin, je visclairement des larmes dans ses yeux. Sur quoi je lui demandai si ladame était morte, parce qu’il me semblait que cela réveillait enelle quelque chagrin. Elle me mit bien plus à l’aise que je nel’avais été jusque là: elle me dit que réellement elle n’ensavait rien, mais qu’elle croyait réellement qu’elle étaitmorte.

Ceci, dis-je, soulagea un peu mes esprits,mais je fus bientôt remise aussi bas; car, au bout d’unmoment, la coquine devint communicative, et, comme il était clairqu’elle aurait dit tout ce que sa tête avait pu retenir de Roxanaet des jours de plaisir que j’avais passés dans cette partie de laville, il semblait qu’un autre accident allât nous renverser denouveau.

J’étais dans une sorte de déshabillé quandelles arrivèrent, portant un vêtement lâche, semblable à une robedu matin, mais plutôt à la mode italienne. Je n’en avais pointchangé quand j’étais montée, et m’étais contentée d’arranger un peumes cheveux. Comme on avait dit que j’avais été récemment trèsmalade, ce costume convenait assez pour garder la chambre.

Cette veste, ou robe de matin, appelez-lacomme il vous plaira, suivait plus les contours que celles que nousportons maintenant, montrant le corps dans sa vraie forme etpeut-être d’une façon trop visible, si elle avait été portée là oùdes hommes doivent entrer; mais entre nous c’étaitsuffisamment convenable, surtout pour la saison chaude; lacouleur était verte, à figures, et l’étoffe en damas français, trèsriche.

Cette robe ou veste mit en mouvement la languede la fille, et sa sœur, comme elle l’appelait, la poussa;car, comme elles l’admiraient toutes les deux, et qu’elles étaientoccupées de la beauté du vêtement, du charmant damas, de lamagnifique garniture, et du reste, ma fille lança un mot à sa sœur,la femme du capitaine:

«C’est une affaire exactement pareilleque je vous ai dite, avec laquelle la lady dansait.

»–Quoi, dit la femme du capitaine,la lady Roxana, dont vous m’avez parlé? Oh! c’est unedélicieuse histoire; racontez-la à madame.

Je ne pouvais pas ne pas dire de même,quoique, du fond de l’âme, je l’eusse voulu dans le paradis, rienque pour en avoir parlé. Et même je ne voudrais pas affirmer que,si elle avait été emportée du côté opposé au paradis, ce n’eût pasété la même chose pour moi, pourvu que j’eusse été débarrasséed’elle et de son histoire; car, lorsqu’elle en arriverait àdécrire le costume turc, il était impossible que la Quakeresse, quiétait une personne fine et pénétrante, n’en reçut pas uneimpression plus dangereuse que la fille elle-même, avec cettedifférence, pourtant, qu’elle n’était pas elle une femmedangereuse; et, en effet, si elle avait su tout, j’aurais puplus librement me fier à elle qu’à la fille, et de beaucoup;j’aurais même été parfaitement tranquille avec elle.

Cependant, comme je l’ai dit, la conversationde la fille me mettait terriblement mal à l’aise, et plus encorelorsque la femme du capitaine prononça le nom de Roxana. Ce que monvisage pouvait faire pour me trahir, je l’ignore, car je ne mevoyais pas; mais mon cœur battait comme s’il eût voulu sauterjusqu’à ma bouche, et mon émotion était si grande que, faute depouvoir lui donner issue, je pensai que j’allais éclater. En unmot, j’étais dans une sorte de rage silencieuse, car la violenceque je m’imposais pour dominer mon émotion était telle que je n’aijamais senti rien de pareil. Je n’avais pas d’issue, personne à quim’ouvrir, ou à qui me plaindre, pour me soulager; je n’osaisquitter la chambre sous aucun prétexte, car alors elle aurait ditl’histoire en mon absence, et j’aurais été dans une inquiétudeperpétuelle de savoir ce qu’elle avait dit ou n’avait pasdit; bref, je fus forcée de rester là assise, et del’entendre raconter toute l’histoire de Roxana, c’est-à-dire demoi, tout en ne sachant pas si elle était sérieuse ou si elleplaisantait, si elle me connaissait ou non, en un mot, si je devaisêtre démasquée ou ne l’être pas.

Elle commença à dire d’une manière générale oùelle demeurait; quelle place elle occupait; quellegalante compagnie sa dame avait toujours dans la maison;comment on y avait coutume de veiller toute la nuit, à jouer et àdanser; quelle belle dame sa maîtresse était, et quellequantité d’argent les premiers domestiques recevaient; quantà elle, déclara-t-elle, tout son travail était dans la maison àcôté, de sorte qu’elle ne gagnait que peu, excepté une nuit qu’il yeut vingt guinées de données pour être distribuées parmi lesdomestiques, et où elle eut pour sa part deux guinées et demie.

Elle poursuivit en disant combien il y avaitde domestiques, et comment ils étaient organisés; mais,dit-elle, il y avait une MrsAmy qui étaitau-dessus d’eux tous; et celle-là, étant la favorite de ladame, gagnait beaucoup. Elle ne savait pas si Amy était son nom debaptême ou son nom de famille; mais elle supposait quec’était son nom de famille. On lui avait dit qu’elle avait eu enune fois soixante pièces d’or, cette même nuit où le reste desdomestiques s’était partagé les vingt guinées.

Ici je pris la parole, et dis que c’était del’argent gaspillé.

«Eh! m’écriai-je, pour uneservante, c’était une dot!

»–Oh! madame, reprit-elle,ce n’est rien auprès de ce qu’elle eut ensuite. Nous autres, lesservantes, nous la haïssions cordialement pour cela;c’est-à-dire que nous aurions voulu que ce fût notre lot au lieu dusien.

»–Eh! dis-je encore, c’étaitassez pour lui procurer un bon mari, et l’établir dans le monde, sielle avait eu le bon sens d’en profiter.

»–À coup sûr, madame,répondit-elle; car on nous disait qu’elle avait mis de côtéplus de cinq cents livres sterling. Mais je suppose queMrsAmy savait trop bien que sa réputationdemandait une grosse dot pour qu’on s’en chargeât.

»–Oh! dis-je, s’il en étaitainsi, c’est une autre affaire.

»–Oui, reprit-elle; je nesais pas, mais on causait beaucoup d’un jeune seigneur qui étaittrès large avec elle.

»–Et qu’est-elle devenuefinalement, je vous prie? demandai-je. Car je n’étais pasfâchée d’entendre un peu (voyant qu’elle voulait en causer) cequ’elle avait à dire aussi bien d’Amy que de moi.

»–Je n’avais pas entendu parlerd’elle pendant plusieurs années, lorsque, l’autre jour, il m’estarrivé de la voir.

»–En vérité, m’écriai-je, feignantde trouver la chose extrêmement étrange. Et quoi! enhaillons, peut-être; car c’est souvent la fin de tellescréatures.

»–Justement le contraire, madame.Elle venait faire une visite à une de mes connaissances, nesongeant guère, je suppose, qu’elle me verrait; et je vousassure qu’elle est venue dans son carrosse.

»–Dans son carrosse! Sur maparole, elle avait trouvé à faire son marché apparemment. Jesuppose qu’elle avait fait ses foins pendant que le soleilbrillait. Était-elle mariée, je vous prie?

»–Je crois qu’elle avait étémariée, madame. Mais il paraît qu’elle avait été aux IndesOrientales; et si elle était mariée, c’était là, bien sûr. Jecrois qu’elle disait qu’elle avait eu de la chance aux Indes.

»–C’est, je suppose, qu’elle yavait enterré son mari.

»–C’est ainsi que je le comprends,madame; et qu’elle était devenue maîtresse de ses biens.

»–Était-ce là sa chance?repris-je. Cela pouvait être bon pour elle, en effet, quant àl’argent; mais il n’y a qu’une coquine pour appeler cela dela chance.»

Notre conversation sur MrsAmyalla jusque là, mais pas plus loin, car elle n’en savait rien deplus; mais à ce moment la Quakeresse, maladroitement, quoiquesans intention, fit une question que l’honnête et aimable créatureeût été loin de faire si elle avait su que j’avais porté laconversation sur Amy exprès pour faire oublier Roxana.

Quoi qu’il en soit je ne devais pas être miseà l’aise si tôt. La Quakeresse demanda:

«Mais je crois que tu disais qu’il yavait encore quelque chose à propos de ta maîtresse. Commentl’appelles-tu? Roxana, n’est-ce pas? Que devint-elle,je te prie?

»–Oui, oui, Roxana, dit la femmedu capitaine. Je vous en prie, sœur, faites-nous entendrel’histoire de Roxana. Elle divertira madame, j’en suis sûre.

C’est un damné mensonge, me disais-je enmoi-même. Si vous saviez combien peu cela me divertit, vous aurieztrop d’avantage sur moi. Allons! je n’y vois pas de remède.Il faut que l’histoire arrive. – Je me préparai donc à écouter lepire qui pouvait en être dit.

«Roxana! s’écria-t-elle. Je nesais ce que dire d’elle. Elle était tellement au-dessus de nous,nous la voyions si rarement, que nous ne pouvions guère rien savoird’elle que par ouï-dire. Mais cependant nous la voyionsquelquefois; c’était une femme charmante, véritablement, etles laquais disaient qu’on devait l’envoyer chercher de lacour.

»–De la cour? dis-je. Maiselle était à la cour, n’est-ce pas? Le Pall Mall n’est pasloin de Whitehall.

»–Oui, madame,répondit-elle; mais je l’entends d’une autre manière.

»–Je te comprends, dit laQuakeresse; tu veux dire, je suppose, pour être la maîtressedu roi?

»–Oui, madame»,répondit-elle.

Je ne peux m’empêcher d’avouer ici quel fondd’orgueil était encore en moi. Je redoutai, certes, la suite del’histoire; cependant quand elle dit quelle belle et grandedame c’était que Roxana, je ne pus me défendre d’éprouver duplaisir et un certain chatouillement. Je fis deux ou troisquestions, demandant quelle était sa beauté, et si elle étaitréellement une femme aussi remarquable qu’on le disait, et autreschoses du même genre, exprès pour l’entendre répéter l’opinion desgens sur mon compte, et la manière dont je me comportais.

«Vraiment, dit-elle à la fin, c’était laplus belle créature que j’aie vue de ma vie.

»–Mais, lui dis-je alors, vousn’avez jamais eu l’occasion de la voir que lorsqu’elle étaitarrangée à son plus grand avantage.

»–Si, si, madame, reprit-elle, jel’ai vue en déshabillé. Et je puis vous assurer que c’était unetrès belle femme; et ce qu’il y avait de plus fort, c’est quetout le monde disait qu’elle ne se fardait pas.

Ceci encore m’était agréable d’un côté;mais il y avait comme un dard diabolique à la queue de toutes cesphrases, et il y en avait un notamment dans ce qu’elle venait dedire qu’elle m’avait vue plusieurs fois en déshabillé. Ceci mefaisait venir à l’esprit l’idée qu’elle devait certainement meconnaître, et qu’elle le dirait à la fin; et c’était une mortpour moi que d’y penser.

«Très bien; mais, sœur, dit lafemme du capitaine, racontez donc le bal à madame. C’est lemeilleur de toute l’histoire; et la danse de Roxana dans unbeau costume étranger.

»–C’est, en effet, une des partiesles plus brillantes de son existence, dit la fille. Voicil’affaire. Nous avions des bals et des réceptions dans lesappartements de mylady presque chaque semaine; mais une fois,mylady invita tous les nobles à venir tel jour, pour leur donner unbal. Et ce fut vraiment une cohue serrée.

»–Je crois que vous m’avez dit quele roi y était, n’est-ce pas, sœur?

»–Non, madame, reprit-elle, ce futla seconde fois. Le roi, dit-on, avait entendu dire avec quelleperfection la dame turque avait dansé; et il était là pour lavoir. Mais, si Sa Majesté était réellement là, elle y était venuedéguisée.

«–C’est-à-dire ce qu’on appelleincognito, dit mon amie la Quakeresse; tu ne peuxpas croire que le roi ait voulu se déguiser.

»–Si, dit la fille; il enétait ainsi. Il ne vint pas publiquement avec ses gardes, mais noussavions tous suffisamment lequel était le roi, c’est-à-dire celuique l’on désignait comme le roi.

»–Voyons le costume turc, dit lafemme du capitaine. Racontez-nous cela, je vous prie.

»–Eh bien, dit-elle, mylady setenait dans un joli petit salon qui ouvrait sur la grande salle etoù elle recevait les hommages de la compagnie. Lorsque la dansecommença, un grand seigneur, j’oublie comment on l’appelait, maisc’était un très grand seigneur, ou un duc, je ne sais lequel, – laprit et dansa avec elle. Mais au bout d’un instant, mylady tout àcoup ferma le petit salon, et courut en haut avec sa femme deconfiance, MrsAmy; et quoi qu’elle ne fûtpas restée longtemps absente (je suppose qu’elle avait préparé toutcela d’avance), elle redescendit habillée de la plus étrange façonque j’aie jamais vue de ma vie; mais c’était excessivementjoli.»

Ici elle s’engagea dans la description ducostume, telle que je l’ai donnée déjà; mais elle y fut siexacte que je fus surprise de la manière dont elle ladétaillait; il n’y avait pas une seule petite chosed’omise.

J’étais maintenant dans une nouvelleperplexité; car cette jeune friponne expliquait sicomplètement toutes les particularités du costume que mon amie laQuakeresse changea de couleur et me regarda deux ou trois fois pourvoir si je ne rougissais pas aussi. Elle s’était, en effet, commeelle me l’a dit ensuite, immédiatement aperçue que c’était le mêmecostume qu’elle avait vu sur moi, ainsi que je l’ai raconté plushaut. Cependant, comme elle vit que je ne paraissais pas y faireattention, elle garda ses pensées pour elle, et j’en fis autant demon côté, aussi bien que je pus.

Je fis remarquer deux ou trois fois qu’elleavait une bonne mémoire, pour pouvoir être si exacte dans lesdétails d’une chose semblable.

«Oh! madame, dit-elle, nous autresservantes, nous nous tenons debout dans un coin, mais de façon à envoir plus que certains étrangers. En outre, ce fut le sujet detoutes nos conversations pendant plusieurs jours à l’office, et cequi avait échappé à l’une, l’autre l’avait observé.

»–Mais, lui dis-je, ce n’était pasle costume persan. Je suppose tout simplement que votre lady étaitquelque comédienne française, c’est-à-dire une amazone de théâtre,qui mettait un costume travesti pour amuser la compagnie, comme onle faisait à Paris dans la pièce de Tamerlan, ou d’autres pièces dece genre.

»–Non vraiment, madame,reprit-elle. Je vous assure que ma lady n’était pas une actrice.C’était une belle dame, pleine de modestie, digne d’être princesse.Tout le monde disait que si elle était la maîtresse de quelqu’un,elle n’était digne de l’être de personne que du roi. Et l’onparlait d’elle pour le roi, comme s’il en avait été réellementainsi. D’ailleurs, madame, c’est une danse turque que myladydansa; tous les seigneurs et tous les nobles le disaient, etl’un d’eux jura qu’il l’avait vue lui-même dansée en Turquie;de sorte que cela ne pouvait venir d’aucun théâtre de Paris. Etpuis le nom de Roxana est un nom turc.

»–Très bien, repris-je. Mais cen’était pas le nom de votre dame, je suppose?

»–Non, non, madame; je saiscela. Je connais parfaitement le nom et la famille de mylady.Roxana n’était pas son nom; c’est, en effet, lavérité.»

Ici je fus acculée de nouveau, car je n’osaipas lui demander quel était le vrai nom de Roxana, de peur qu’ellen’eût réellement fait un pacte avec le diable et qu’elle ne lançâthardiment mon propre nom en réponse. Si bien que je craignais deplus en plus que la fille n’eût pénétré le secret d’une manière oude l’autre, bien que je ne pusse pas imaginer comment.

En un mot, j’étais malade de la conversation,et je tâchai de maintes façons d’y mettre fin; mais c’étaitimpossible, car la femme du capitaine, qui l’appelait sa sœur, lapoussait, la pressait de raconter, pensant, bien à tort, quec’était un agréable récit pour nous tous.

Deux ou trois fois, la Quakeresse mit son mot,disant que cette lady Roxana avait une bonne provision d’assurance,et qu’il était probable que, si elle avait été en Turquie, elleavait vécu avec quelque grand pacha du pays qui l’avait entretenue.Mais elle interrompait aussitôt tous les discours de ce genre, etse lançait dans les éloges les plus extravagants de sa maîtresse,la glorieuse Roxana. Je la rabaissai comme une femme de viescandaleuse, déclarant qu’il n’était pas possible qu’il en fûtautrement. Mais elle ne voulait rien entendre. Sa lady était unepersonne qui possédait telles et telles qualités, si bien qu’il n’yavait à coup sûr rien qu’un ange qui lui ressemblât, et néanmoinsaprès tout, ses propres paroles en venaient à ceci: que sadame, pour le dire en deux mots, ne tenait ni plus ni moins qu’untripot ordinaire, ou, comme on l’aurait appelé depuis, une réunionpour la galanterie et le jeu.

Pendant tout ce temps j’étais fort mal àl’aise, comme je l’ai déjà dit; cependant toute l’histoire sedéroula sans que rien se découvrît, si ce n’est que je paraissaisun peu ennuyée de ce qu’elle me trouvât une ressemblance avec cettefrivole lady, dont j’affectais de rabaisser beaucoup le caractère,en m’appuyant sur son propre récit.

Mais je n’étais pas encore au bout de mesmortifications; car, à ce moment, mon innocente Quakeresselança un mot malheureux qui de nouveau me mit sur des charbons.

«Le costume de cette dame, me dit-elle,est, j’imagine, quelque chose de précisément semblable au tien,d’après la description. – Puis, se tournant vers la femme ducapitaine, – je pense que mon amie a un costume turc ou persan plusmagnifique de beaucoup.

»–Oh! dit la fille, il estimpossible qu’il soit plus magnifique. Celui de milady était toutcouvert d’or et de diamants. Ses cheveux et sa coiffure – j’oubliele nom qu’on lui donnait, – brillaient comme des étoiles, tant ilsétaient chargés de joyaux.»

Je n’avais jamais jusqu’alors désiré que monexcellente amie la Quakeresse fût loin de moi; mais vraimentj’aurais bien donné, à ce moment là, quelques guinées pour êtredébarrassée d’elle; car, sa curiosité s’éveillant à l’idée decomparer les deux vêtements, elle commença innocemment à décrire lemien; et rien ne me causait tant de terreur quel’appréhension que j’avais qu’elle ne m’importunât pour me le fairemontrer, ce à quoi j’étais bien décidée à ne jamais consentir.Mais, avant d’en venir là, elle pressa ma fille de décrire latyhaia ou coiffure; ce que celle-ci fit sihabilement que la Quakeresse ne put se retenir de dire que lamienne était justement pareille. Après plusieurs autres similitudesconstatées, à mon grand ennui, arriva l’aimable prière adressée àmoi de faire voir mon costume à ces dames; et ces dames sejoignirent à ce désir et insistèrent de toutes leurs forces jusqu’àen être importunes.

Je priai qu’on m’excusât, quoique, toutd’abord, je n’eusse pas grand’chose à alléguer pour expliquer monrefus. Mais à la fin l’idée me vint de dire qu’il était empaquetéavec ceux de mes autres effets dont j’avais le moins besoin, pourêtre envoyé à bord du navire du capitaine. Mais si nous vivionsassez longtemps pour aller en Hollande ensemble (ce que, soit diten passant, j’étais bien résolue à empêcher d’arriver jamais),alors, quand je déballerais mes effets, elles me verraient revêtuede ce costume; mais elles ne devaient pas s’attendre à ce queje danse avec, comme le faisait lady Roxana dans ses beauxatours.

Cela passa assez bien, et, ayant surmontécette difficulté, je surmontai la plupart des autres, et jecommençai à me retrouver à l’aise. Bref, pour en finir aussi aveccette histoire aussitôt qu’il se peut, je me débarrassai à la finde mes visiteuses que j’aurais voulu voir parties deux heures plustôt qu’elles n’en avaient l’intention.

Dès qu’elles se furent retirées, je montai encourant chez Amy et je donnai issue à mon émotion en lui racontanttoute l’histoire, et en lui montrant dans quelles calamités unefausse démarche de sa part avait été malheureusement sur le pointde nous envelopper et de telle façon qu’il n’aurait peut-être passuffi de toute notre existence pour nous en dégager. Amy le sentaitassez, et était précisément en train de soulager sa rage d’uneautre manière, c’est-à-dire en maudissant la pauvre fille de tousles noms de coquine et de sotte, sans compter d’autres plusvilains, qu’elle pouvait imaginer. C’est au milieu de cetteoccupation que survint mon honnête hôtesse, la bonne Quakeresse, cequi mit fin à nos discours. La Quakeresse entra en souriant, carelle était toujours gaie, mais avec mesure, et me dit:

«Eh bien! te voilà délivrée à lafin. Je viens m’en réjouir avec toi. Je voyais bien que tu étaisassommée de tes visiteuses.

»–Vraiment je l’étais,répondis-je. Cette sotte jeune fille nous a fait avaler un vraiconte de Canterbury[26];et je croyais qu’elle n’en aurait jamais fini.

»–Eh! j’ai vraiment trouvéqu’elle avait grand soin de te faire savoir qu’elle n’était quefille de cuisine.

»–Oui, et dans une maison de jeu,ou un tripot, à l’autre bout de la ville; toutes choses quine sont guère capables, elle devrait le savoir, soit dit enpassant, d’ajouter à sa renommée chez nous, braves bourgeois.

»–Je ne peux pas ne pas croire,dit la Quakeresse, qu’elle avait quelque autre but dans tout celong discours. Elle a en tête quelque chose autre; j’ai lasatisfaction de n’en pas douter.»

–Vous en avez la satisfaction!pensai-je. À coup sûr, je n’en suis pas plus satisfaite, pour moncompte, au contraire; et c’est une mince satisfaction pourmoi que de vous entendre parler ainsi. Qu’est-ce que celapeut-être? Et quand mes inquiétudes auront-elles une fin. –Mais je disais ceci silencieusement et en moi-même, soyez-en sûr.Cependant, pour répondre à mon amie la Quakeresse, je lui fis unequestion ou deux à ce propos: ce qu’elle pensait qu’elleavait en tête? et pourquoi elle pensait qu’elle eût en têtequelque chose?

«Car, ajoutai-je, elle ne peut avoirrien qui se rapporte à moi.»

»–En tout cas, dit l’excellenteQuakeresse, si elle avait des idées quelconques à ton sujet, cen’est point mon affaire, et je serais bien loin de te demander dem’en informer.»

Ce mot renouvela mes alarmes. Non, que jecraignisse de me confier à cette bonne créature, s’il y avait chezelle quelque soupçon de la vérité; mais cette affaire étaitun secret que je ne me souciais de communiquer à personne.Cependant, je le répète, je fus un peu alarmée; car, puisqueje lui avais tout caché, je désirais continuer à faire demême; mais, comme elle ne pouvait manquer de recueillir, dansles discours de la fille, quantité de choses semblant me concerner,elle était en outre trop pénétrante pour être dépistée par desréponses qui auraient fermé la bouche d’une autre. Seulement, il yavait ici deux circonstances heureuses: d’abord, elle n’étaitpas curieuse de savoir ou de découvrir n’importe quoi; etensuite, elle n’était pas dangereuse, quand même elle aurait sutoute l’histoire. Mais, je le répète, elle ne pouvait manquer derecueillir, dans les discours de la fille, plusieurs détails, commeparticulièrement le nom d’Amy et les différentes descriptions ducostume turc que mon amie la Quakeresse avait vue elle-même, etqu’elle avait si bien remarqué, comme je l’ai dit plus haut.

Pour ce point, j’aurais pu détourner la choseen plaisantant avec Amy, et en lui demandant chez qui elledemeurait avant de venir demeurer avec moi. Mais cela n’aurait rienvalu, car, nous nous étions malheureusement interdit ce langage enayant souvent parlé du long temps depuis lequel Amy demeurait avecmoi, et, ce qui était pis, en ayant déclaré jadis, que j’avais euun appartement dans le Pall Mall; de sorte, que toutes ceschoses ne correspondaient que trop bien. Il n’y eut qu’une seulecirconstance qui me sauva auprès de la Quakeresse; ce fut ceque la fille avait raconté de la grande fortune queMrsAmy avait faite, et du carrosse qu’elle avait.Or, comme il pouvait y avoir beaucoup d’autres Amy dans le monde,il n’était pas vraisemblable que celle-ci fût mon Amy, car elleétait loin de faire une figure à avoir carrosse. C’est ce quichassa les soupçons que la bonne et affectionnée Quakeresse pouvaitavoir en tête.

Mais quant à ce qu’elle s’imaginait que lajeune fille avait, elle en tête, il y avait là une difficultéréelle de beaucoup plus grave, et qui m’alarmait beaucoup;mon amie la Quakeresse me dit qu’elle avait observé que la filleétait très émue quand elle parlait du costume, et plus encorelorsqu’on m’avait tourmentée pour lui montrer le mien et que je m’yétais refusée. Elle me déclara qu’elle s’était aperçue à plusieursreprises qu’elle était troublée et qu’elle ne se contenait que trèsdifficilement; une ou deux fois, elle avait murmuré comme àelle-même qu’elle avait trouvé, ou qu’elle trouverait, laQuakeresse ne pouvait dire lequel des deux; elle lui avaitsouvent vu des larmes dans les yeux, et, lorsque j’avais dit quemon costume turc était emballé mais qu’elle le verrait quand nousarriverions en Hollande, elle l’avait entendue dire doucementqu’elle ferait la traversée exprès.

Lorsqu’elle eut terminé ses observations,j’ajoutai que j’avais observé également que la fille avait uneconversation et un air bizarres, et qu’elle était extrêmementcurieuse; mais je ne pouvais imaginer à quoi elletendait.

«À quoi elle tendait! dit laQuakeresse. C’est clair pour moi, ce à quoi elle tend. Elle croitque tu es la même lady Roxana qui dansait en veste turque, maiselle n’en est pas certaine.

»–Est-ce qu’elle croit cela?m’écriai-je. Si je l’avais pensé, je l’aurais tirée de peine.

»–Si elle le croit! repritla Quakeresse. Oui, et je commençais à le croire aussi; je lecroirais même encore, si tu ne m’avais pas convaincue du contraireen n’y faisant pas attention, et par ce que tu as dit depuis.

»–Vous auriez cru cela,vraiment? dis-je avec chaleur. J’en suis très désolée. Etquoi! vous m’auriez pris pour une actrice, pour unecomédienne française?

»–Non, dit la bonne et tendrecréature. Tu portes la chose trop loin. Aussitôt que tu as exprimétes réflexions sur son compte, j’ai vu que cela ne pouvait pasêtre. Mais qui aurait pu penser autre chose? Lorsqu’elledécrivait le costume turc que tu as ici avec la tiare et lesjoyaux, et lorsqu’elle nommait ta femme de chambre Amy, avecplusieurs autres circonstances ayant l’air de se rapporter à toi,je l’aurais certainement cru, si tu ne l’avais pas contredit. Maisdès que je t’ai entendue parler, j’ai conclu qu’il en étaitautrement.

»–Cela a été bien bon de votrepart, lui dis-je, et je vous suis obligée pour m’avoir rendu cettejustice. C’est plus que n’en fait cette jeune bavarde, à ce qu’ilsemble.

»–Certes non, elle ne te rend pascette justice, dit la Quakeresse; car elle croit certainementla chose encore, comme elle l’a toujours fait.

»–Vraiment? dis-je.

»–Oui; et je te garantisqu’elle te rendra une autre visite à ce sujet.

»–Elle fera cela!m’écriai-je. Alors je crois que je lui ferai affront, tout net.

»–Non, tu ne lui feras pasaffront, reprit-elle, animée de sa gaieté et de sa bontéordinaires. Je t’enlèverai cette besogne-là des mains; cesera moi qui lui ferai affront à ta place, et je ne la laisseraipas te voir.»

Je trouvai que c’était une offre très aimable,mais j’étais incapable de voir comment elle s’y prendrait pourcela. La seule idée de la revoir me rendait à moitié folle, nesachant dans quel esprit elle reviendrait, et encore bien moins dequelle manière la recevoir. Mais ma solide et fidèle consolatricela Quakeresse déclara qu’elle s’était aperçue de l’impertinence decette fille et du peu d’inclination que j’avais à causer avec elle,et qu’elle ne voulait pas qu’elle m’ennuyât davantage. Mais j’aurail’occasion de reparler de cela tout à l’heure, car cette fillepoussa la chose encore plus loin que je ne le pensais.

Il était temps, comme je le disais plus haut,de prendre des mesures auprès de mon mari pour faire remettre monvoyage. J’entamai donc la conversation avec lui un matin pendantqu’il s’habillait et que j’étais encore au lit. Je prétendis quej’étais très malade; et, comme il ne m’était que trop facilede lui en imposer, car il croyait absolument tout ce que je disais,– j’arrangeai mon discours de manière à lui faire entendre quej’étais grosse, sans cependant le lui dire formellement.

Quoi qu’il en soit, j’amenai la chose siadroitement qu’avant de sortir de la chambre, il vint s’asseoir àmon chevet, et se mit à me parler très sérieusement, mereprésentant que j’étais tous les jours souffrante, et que, commeil espérait que j’étais enceinte, il me priait de bien considérersi je ne ferais pas mieux de changer mon projet de voyage enHollande; car le mal de mer et, pis encore, une tempête, s’ilen survenait, pourraient être dangereux pour moi. Après m’avoir ditquantité des plus tendres choses que le plus tendre mari du mondepeut dire, il conclut qu’il me faisait particulièrement la prièrede ne plus penser à partir avant que tout fût finit, mais devouloir bien, au contraire, me disposer à faire mes couches là oùj’étais et où je savais, comme il le savait lui-même, que j’auraistout ce qu’il me faudrait et que je serais bien soignée.

C’était précisément ce que je voulais, carj’avais, comme vous l’avez vu, mille bonnes raisons pour remettrela traversée, surtout avec cette créature pour compagnie;mais je désirais que cette remise vînt de son fait, et non dumien; et il y donna de lui-même, justement comme je levoulais. Ceci me fournit une occasion d’hésiter un peu, et d’avoirl’air de ne pas y être disposée. Je lui dis que je ne pouvaisconsentir à lui causer des difficultés et des embarras dans sesaffaires; qu’il avait maintenant loué la grande cabine dunavire, et, peut-être, donné déjà quelque argent, ou pris du freten marchandises, et que lui faire rompre tout cela, serait pour luiune dépense inutile, et, peut-être, un préjudice causé aucapitaine.

Quant à cela, me dit-il, il n’en fallait pasparler, et il ne le permettrait sous aucune considération. Ilpouvait facilement faire entendre raison au capitaine du navire enlui disant le motif; et s’il lui donnait quelque compensationpour la rupture du marché, ce ne serait pas beaucoup.

«Mais, mon ami, lui dis-je, vous nem’avez pas entendue dire que je suis enceinte; je ne sauraismême dire que je le suis. Car si je ne l’étais pas, après tout,j’aurais alors fait de la belle besogne, en vérité. D’ailleurs cesdeux dames, la femme du capitaine et sa sœur, elles comptent quenous ferons le voyage, et elles ont fait de grands préparatifs, letout par politesse pour moi. Qu’irai-je leur dire,maintenant?

»–Eh bien, ma chère, répondit-il,si vous n’étiez pas enceinte, bien que j’espère que vous l’êtes, iln’y aurait pas de mal de fait pour cela. Un séjour de trois ouquatre mois de plus en Angleterre ne me causera aucundommage; et nous pourrons partir quand il nous plaira,lorsque nous serons sûrs que vous n’êtes pas enceinte, ou lorsque,l’événement ayant montré que vous l’étiez, vous serez remise etrelevée. Quant à la femme du capitaine et à sa sœur, laissez-moi cesoin; je réponds qu’il n’y aura pas de querelle soulevée à cesujet. Je vous ferai excuser auprès d’elles par le capitainelui-même, de sorte que tout ira bien, je vous legarantis.»

C’était autant que j’en pouvais désirer, etl’affaire en resta là pour un temps. J’avais, il est vrai, quelquesinquiétudes à propos de cette impertinente fille; mais jecroyais que remettre notre voyage c’était mettre fin à tout, et jecommençai à me sentir assez tranquille. Mais je m’aperçus que jem’étais trompée, car elle me mit de nouveau à deux doigts de maruine, et cela de la manière la plus inexplicable qu’on puisseimaginer.

Mon mari, comme nous en étions convenus tousles deux, rencontrant le capitaine du navire, prit la liberté delui dire qu’il craignait d’être obligé de le désappointer, parcequ’il lui était arrivé quelque chose qui le contraignait à changerses dispositions, et que sa famille ne pourrait être prête à partirassez tôt pour lui.

«Je sais la circonstance, monsieur, ditle capitaine. J’ai appris que votre dame avait une fille de plusqu’elle ne s’y attendait. Je vous en félicite.

»–Qu’entendez-vous par là?dit mon époux.

»–Mais, rien du tout, que ce quej’ai entendu dire aux femmes en prenant le thé, dit le capitaine.Je ne sais rien, sinon que vous ne faites pas la traversée, ce queje regrette. Mais vous connaissez vos affaires, et cela ne meregarde pas.

»–Bien, reprit mon mari;mais il faut que je vous donne quelque compensation pour le marchérompu.» – Et il tira son argent.

«–Non, non,» dit lecapitaine. Et ils se mirent à faire assaut de politesses, mais à lafin mon époux lui donna trois ou quatre guinées, et les lui fitgarder. Ce premier sujet de conversation étant ainsi épuisé, ilsn’en reparlèrent plus.

Mais cela n’alla pas aussi aisément avec moi.Les nuages s’épaississaient, j’avais maintenant des sujets d’alarmede tout côté. Mon mari me raconta ce que le capitaine avaitdit; très heureusement, il se figura que le capitaine avaitrapporté une histoire par moitié, et que, l’ayant entendue d’unemanière, il l’avait répétée d’une autre, de sorte que, s’il n’avaitpu comprendre le capitaine, c’est que le capitaine ne se comprenaitpas lui-même. Aussi se contentait-il de me reproduire mot pour motce que le capitaine avait dit.

Comment j’empêchai mon mari de découvrir montrouble, vous allez l’apprendre tout à l’heure; qu’il mesuffise de dire pour le moment que, si mon mari ne comprenait pasle capitaine et si le capitaine ne se comprenait pas lui-même, jeles comprenais parfaitement tous les deux; et, à dire lavérité, c’était le plus rude choc que j’eusse encore eu àsupporter. Mais, sous le coup de la nécessité, j’inventai unmouvement soudain pour éviter de montrer ma surprise: nousétions, mon époux et moi, assis à une petite table près dufeu; j’étendis la main, comme pour prendre une cuillère quiétait de l’autre côté, et je renversai une des chandelles de dessusla table; alors, la ramassant, je me redressai, puis mepenchai de nouveau pour regarder le devant de ma robe, que je prisdans ma main en m’écriant:

«Oh! ma robe est gâtée. Lachandelle l’a toute graissée.»

Ceci me fournit auprès de mon époux une excusepour rompre provisoirement l’entretien, et pour appeler Amy. Amy nevenant pas aussitôt:

«Mon ami, lui dis-je, il faut que jecoure là-haut et que je laisse cette robe pour qu’Amy la nettoie unpeu.»

Mon mari se leva et entra dans un petitcabinet où il mettait ses papiers et ses livres. Il prit un volumeet s’assit pour lire. Heureuse étais-je de m’en être sortie. Jecourus chez Amy qui se trouva être seule.

«Oh! Amy, m’écriai-je, nous sommesabsolument perdues.»

Et là-dessus j’éclatai en pleurs et ne pusparler pendant un grand moment.

Je ne puis m’empêcher de dire que quelquesréflexions excellentes s’offrirent d’elles-mêmes en cette occasion.Celle-ci se présentait aussitôt: Quel glorieux témoignagen’est-ce pas de la justice de la Providence et de l’intérêt queprend la Providence dans la direction de toutes les affaires deshommes (des moindres comme des plus grands), que les crimes lesplus secrets soient, par des accidents imprévus, amenés au jour etdécouverts!

En voici une autre: Combien il est justeque le péché et la honte se suivent et marchent si constamment surles pas l’un de l’autre, tellement qu’ils ne sont pas seulementcomme des compagnons, mais, comme la cause et sa conséquence,nécessairement liés ensemble; de sorte que, lorsque le crimeprécède, le scandale est en train de suivre, et qu’il n’est pas aupouvoir de la nature humaine de cacher le premier, ni d’éviter lesecond.

«Que faire, Amy? m’écriai-je, dèsque je pus parler. Et que vais-je devenir?»

Et je me repris à pleurer si violemment que jene pus en dire davantage. Amy avait presque perdu la raisond’effroi; mais elle ne savait rien du tout de ce qu’il yavait. Elle demandait à le savoir, et m’engageait à me remettre età ne pas crier ainsi.

«Eh quoi! madame, si mon maîtremontait en ce moment, disait-elle, il verrait dans quel désordrevous êtes. Il saurait que vous avez pleuré, et il voudrait enconnaître la cause.»

À ces mots je retrouvai la parole:

«Oh! il la connaît déjà,Amy; il connaît tout! Tout est découvert, et noussommes perdues.»

Cette fois Amy fut vraiment comme frappée dela foudre. Cependant elle dit:

«Oui certes, si c’est vrai, nous sommesvéritablement perdues; mais cela ne peut pas être;c’est impossible, j’en suis sûre.

«–Non non; repris-je. C’estsi loin d’être impossible que je vous dis que cela est.»

Et alors, un peu revenue à moi-même, je luidis la conversation que mon mari et le capitaine avait eue ensembleet ce que le capitaine lui avait dit. Cela remua tellement Amyqu’elle cria, ragea, jura et maudit comme une folle furieuse. Alorselle me reprocha de n’avoir pas voulu la laisser tuer la fillelorsqu’elle voulait le faire, disant que c’était moi qui avais toutfait et autres choses semblables. Et cependant je n’étais pas, mêmemaintenant, d’avis de tuer la fille; je ne pouvais même ensupporter la pensée.

Nous passâmes une demi-heure dans cesextravagances, et sans aucun résultat. En effet, nous ne pouvionsrien faire, ni rien dire d’utile; car s’il devait arriverquelque chose d’extraordinaire, il n’y avait point à l’empêcher nià y remédier. Enfin, après m’être soulagée en pleurant, je me mis àpenser à la manière dont j’avais laissé mon époux en bas, et à laraison que je lui avais donnée pour monter. Je changeai donc marobe sur laquelle j’avais prétendu que la chandelle étaittombée; j’en mis une autre, et je descendis.

Après être restée en bas un bon moment, voyantque mon époux ne revenait pas sur l’histoire, comme je m’yattendais, je repris cœur, et je la réclamai.

«Mon ami, lui dis-je, la chute de lachandelle a interrompu votre histoire. Ne voulez-vous pas lacontinuer?

»–Quelle histoire?demanda-t-il.

»–Mais, dis-je, celle ducapitaine.

»Oh! j’ai fini. Je ne sais rien deplus que ceci; c’est que le capitaine a raconté une histoireincohérente qu’il avait entendue de pièces et de morceaux, et qu’ill’a racontée encore plus de pièces et de morceaux qu’il ne l’avaitentendue; et cette histoire était que vous êtes enceinte etque vous ne pouvez pas faire le voyage.»

Je vis que mon mari n’entrait pas du tout dansla vérité de la chose il prenait cela pour une histoire qui,répétée deux ou trois fois, avait fini par être inintelligible etpar se réduire à rien; tout ce qu’elle signifiait pour lui,c’était ce qu’il savait ou croyait savoir, c’est-à-dire que j’étaisenceinte, chose qu’il désirait beaucoup qui fût vraie.

Son ignorance fut un baume pour mon âme, et jemaudis en moi-même ceux qui le détromperaient jamais. Le voyantdésireux de mettre un terme à l’histoire comme ne valant pas lapeine qu’on y insistât davantage, je l’arrêtai là, disant que jesupposais que le capitaine la tenait de sa femme, et que celle-ciaurait bien pu trouver une autre personne pour en faire l’objet deses remarques. Cela se passa donc ainsi assez bien avec mon mari,et je me retrouvai en sûreté là où je m’étais crue le plus enpéril. Mais j’avais encore deux inquiétudes; la premièreétait que le capitaine et mon époux ne se rencontrassent de nouveauet ne reprissent la conversation sur le même sujet; et laseconde, que la remuante et impertinente fille ne revînt; etsi elle revenait, comment l’empêcher de voir Amy? Questionaussi importante que tout le reste; car si elle avait vu Amy,c’eût été aussi fatal pour moi que si elle avait connu tout.

Pour le premier cas, je savais que lecapitaine ne pouvait rester en ville plus d’une semaine; carson navire étant déjà plein de marchandises avait descendu larivière, et il ne devait pas tarder à le suivre. Je m’imaginai doncd’entraîner mon mari quelque part en dehors de la ville pourquelques jours, afin qu’il y eût certitude qu’ils ne serencontreraient pas.

Ma grande préoccupation était de savoir oùnous irions. À la fin, je me décidai pour North Hall; non,lui dis-je, que je voulusse prendre les eaux; mais je pensaisque l’air y était bon et pourrait me faire du bien. Lui, quifaisait tout dans le but de me plaire, accepta aussitôt mon idée,et la voiture fut commandée pour le lendemain matin. Mais commenous réglions tout cela, il prononça une vilaine parole quidéjouait tous mes plans: il désirait que je voulusse bienattendre jusqu’à l’après-midi, parce qu’il parlerait au capitainedans la matinée du lendemain, s’il pouvait, et lui donneraitquelques lettres; il aurait le temps d’y aller et d’être deretour vers midi.

Je dis oui, bien entendu. Mais c’était pour lemieux tromper; et ma voix et mon cœur différaient. J’étaisdécidée, si je le pouvais, à empêcher qu’il n’approchât lecapitaine et qu’il ne le vît, quoi qu’il en arrivât.

Le soir, donc, un peu avant d’aller nouscoucher, je feignis d’avoir changé d’avis et de ne plus vouloiraller à North Hall: j’avais envie d’aller d’un autre côté.Seulement je lui dis que je craignais que ses affaires ne le luipermissent pas. Il voulut savoir où c’était. Je lui répondis ensouriant que je ne voulais pas le lui dire, de peur que cela nel’obligeât à arrêter ses affaires. Il me répliqua, du même ton,mais avec infiniment plus de sincérité, qu’il n’avait pas d’affaireassez importante pour l’empêcher d’aller avec moi partout oùj’avais envie d’aller.

«Si, repris-je. Vous avez besoin deparler au capitaine avant qu’il s’en aille.

»–En effet, c’est vrai, j’en aibesoin,» dit-il, et il se tut un moment; mais il ajoutabientôt:

»Mais j’écrirai un mot à un homme quifait des affaires pour moi et qui ira le trouver. C’est simplementpour faire signer quelques connaissements, et il pourra s’enacquitter.»

Lorsque je vis que j’avais gagné mon point,j’eus l’air d’hésiter un peu.

»Mon ami, lui dis-je, ne perdez pas uneheure de vos affaires pour moi. Je retarderais d’une semaine oudeux, plutôt que de vous causer un préjudice quelconque.

»–Non, non, dit-il; vous neretarderez pas d’une heure pour moi, car je peux faire mes affairespar procuration avec tout le monde, hors ma femme.» Et il meprit dans ses bras et me baisa. Comme le sang me montait à la face,lorsque je songeais avec quelle sincérité, quelle affection, cetexcellent gentleman embrassait le plus maudit échantillond’hypocrisie que pressèrent jamais les bras d’un honnêtehomme! Il n’était que tendresse, que bonté, que la sincéritéla plus absolue; moi, je n’étais que grimace et fraude;ce que je faisais n’était que par manège, conduite calculée, pourcacher un passé de vice et pour l’empêcher de découvrir qu’il avaitdans ses bras un diable femelle, dont tout le commerce avait étépendant vingt-cinq ans aussi noir que l’enfer, un enchevêtrement decrimes pour lesquels, s’il avait pu y jeter un regard, il aurait dûm’abhorrer, moi et le seul bruit de mon nom. Mais il n’y avait làrien qui pût me servir d’appui; j’avais pour toutencouragement l’idée que c’était mon intérêt d’être ce que j’étaiset de cacher ce que j’avais été, et que la seule satisfaction queje pusse lui faire était de vivre vertueusement à l’avenir, puisqueje ne pouvais réparer ce qui avait eu lieu dans le passé. Et c’està quoi je me résolus, bien que, si une grande tentation s’étaitofferte comme elle le fit plus tard, j’eusse des raisons de douterde ma fermeté. Mais nous parlerons de ceci plus loin.

Lorsque mon mari eut ainsi eu la bonté desacrifier ses projets aux miens, nous décidâmes que nous partirionsle matin de bonne heure. Je lui dis que mon dessein, s’ill’approuvait, était d’aller à Tunbridge; et lui, apportant àcela une passivité entière, y consentit avec le plus grandempressement. Il me dit cependant que, si je n’avais pas nomméTunbridge, il aurait nommé Newmarket, parce qu’il s’y tenait unegrande cour, et qu’il y avait quantité de belles choses à voir. Jelui offris alors une nouvelle pièce d’hypocrisie: je feignisde vouloir aller là, comme étant l’endroit de son choix, tandis queje n’y serais véritablement pas allée pour mille livressterling; car la cour y étant à ce moment, je n’aurais pasosé courir le hasard d’être reconnue en un pays où il y avait tantd’yeux qui m’avaient vue autrefois. Si bien qu’au bout d’un instantje dis à mon mari que je pensais que Newmarket était si plein degens en ce moment que nous ne trouverions pas à nous loger;voir la cour et la foule n’était nullement un amusement pour moi, àmoins que ce n’en fût un pour lui; s’il le jugeaitconvenable, nous remettrions plutôt cela à une autre fois;si, lorsque nous irions en Hollande, nous voulions passer parHarwich, nous pourrions faire le tour par Newmarket et Bury,descendre par là jusqu’à Ipswich, et de là aller à la côte. Il futaisément détourné de son idée, comme il l’était de tout ce que jen’approuvais pas; et ainsi, avec une facilité inimaginable,il commanda de se tenir prêt de bonne heure le lendemain matin pourme conduire à Tunbridge.

En ceci, mon dessein était double:c’était d’abord d’empêcher mon époux de revoir le capitaine;c’était ensuite de me retirer du chemin moi-même, au cas où cetteimpertinente fille, maintenant mon fléau, ferait mine de revenir,comme le croyait mon amie la Quakeresse, et comme il arriva, eneffet, deux ou trois jours plus tard.

Ayant ainsi assuré mon départ pour le joursuivant, je n’eus rien à faire qu’à donner à mon fidèle agent, laQuakeresse, quelques instructions sur ce qu’elle aurait à dire àcette persécutrice (elle montra bien, plus tard, qu’elle en étaitune), et sur la manière d’en venir à bout si elle faisait desvisites plus fréquentes qu’il n’est ordinaire.

J’avais grande envie de laisser aussi Amy,pour aider en cas de besoin, car, elle entendait parfaitement bience qu’il y avait à conseiller dans une difficulté quelconque, etAmy me pressait de le faire. Mais je ne sais quel secretpressentiment l’emporta sur mon dessein. Je ne pus m’y décider, decrainte que la méchante coquine ne se débarrassât d’elle, chosedont la pensée seule me faisait horreur, et que, cependant, Amytrouva moyen de faire arriver, comme je pourrai le raconter plus aulong en son temps.

Il est vrai, que j’avais autant besoin d’êtredélivrée d’elle que jamais fiévreux d’être délivré de son accès dutroisième jour; et si elle était descendue au tombeau par unmoyen légitime quelconque, si je puis dire, – j’entends si elleétait morte de quelque maladie ordinaire, – je n’aurais versé surelle que fort peu de larmes. Mais je n’en étais pas arrivée à undegré de vice endurci tel que je pusse commettre un meurtre, etsurtout un meurtre comme celui de mon propre enfant, ni même donnerasile dans mon esprit à une pensée si barbare. Mais, comme je ledisais, Amy fit tout plus tard à mon insu; et je la chargeaipour cela de mes cordiales malédictions, tout en ne pouvant guèrerien faire de plus, car attaquer Amy c’eût été m’assassinermoi-même. Mais cette tragédie demanderait plus de place que je n’enai ici de disponible. Je reviens à mon voyage:

Ma chère amie, la Quakeresse, était tendre etcependant honnête; elle aurait fait n’importe quoi de justeet de droit pour me servir, mais rien de mal ou de déshonorant.Afin de pouvoir dire hardiment à la créature, si elle venait,qu’elle ne savait pas où j’étais allée, elle me pria de ne pas lelui dire; et pour rendre son ignorance plus complètementinoffensive pour elle comme pour moi, je lui permis de déclarerqu’elle nous avait entendus parler d’aller à Newmarket, etc. Elleapprouva cela, et je laissai tout le reste à sa discrétion, pouragir comme elle le jugerait convenable; je la chargeaiseulement, si la fille entamait l’histoire de Pall Mall, de ne pasencourager ses discours sur ce sujet, mais de lui faire entendreque nous trouvions tous qu’elle en parlait avec un peu trop dedétails, et que la dame (c’est-à-dire moi) avait pris un peu enmauvaise part d’être ainsi comparée à une femme galante, ou à unecomédienne, ou quelque chose de semblable; de façon àl’amener, si possible, à n’en pas dire davantage. Cependant, touten ne disant pas à mon amie, la Quakeresse, le moyen de m’écrire,ni où je serais, je laissai entre les mains de sa femme de chambreun papier cacheté pour lui remettre, où je lui donnai l’adresse àlaquelle elle pourrait écrire à Amy, et ainsi, en réalité, àmoi-même.

Il n’y avait que quelques jours que j’étaispartie lorsque l’impatiente fille vint à mon appartement sousprétexte de voir comment j’allais, et pour savoir si j’avaisl’intention de faire le voyage, et le reste. Mon fidèle agent étaità la maison et la reçut froidement à la porte; elle lui ditque la dame, pour laquelle elle venait sans doute, avait quitté samaison.

Cela arrêta brusquement tout ce qu’elle avaità dire pour un bon moment; mais comme elle restaittergiversant à la porte et cherchant sur quoi entamer uneconversation, elle s’aperçut que mon amie la Quakeresse avait l’airun peu gênée, comme si elle eût voulu rentrer et fermer la porte.Cela la blessa au vif. De plus, la fine Quakeresse ne l’avait pasmême invitée à entrer; car, la voyant seule, elle s’attendaità ce qu’elle serait très impertinente, et elle en concluait que peum’importerait la froideur avec laquelle elle l’aurait reçue.

Mais l’autre n’était pas fille à se laissercongédier ainsi. Elle dit que si l’on ne pouvait parler à lady***, elle désirait lui dire deux ou trois mots, à elle,c’est-à-dire à mon amie, la Quakeresse. Là dessus la Quakeresse,poliment, mais froidement, la pria d’entrer, ce qu’elle désirait.Notez qu’elle ne la conduisait pas dans le plus beau salon, commenaguère, mais dans une petite chambre écartée où les domestiques setenaient à l’habitude.

Dès le début de son discours, elle n’hésitapas à faire comprendre qu’elle croyait que j’étais dans la maison,mais que je ne voulais pas me laisser voir; et elle insistad’une façon très pressante pour pouvoir me parler un moment;elle y ajouta beaucoup de prières et à la fin des larmes.

»Je suis fâchée dit ma bonne créature,la Quakeresse, que tu aies si mauvaise opinion de moi que de croireque je te dirais ce qui n’est pas la vérité, et que je prétendraisque lady *** est partie de ma maison lorsqu’elle ne l’estpas! Je t’assure que je n’use pas de semblable méthode;et lady *** ne désire de moi aucun service de ce genre, que jesache. Si elle avait été dans la maison, je te l’auraisdit.»

Elle n’eût guère rien à répondre à cela;mais elle dit que c’était d’une affaire de la dernière importancequ’elle désirait me parler; et elle se remit à pleurerabondamment.

«Tu sembles être douloureusementaffectée, dit la Quakeresse. Je voudrais pouvoir te donner dusoulagement; mais si rien ne doit te réconforter que de voirlady ***, c’est une chose qui n’est pas en mon pouvoir.

»–J’espère que si, dit-elleencore. À coup sûr, c’est de grande conséquence pour moi; ettellement, que sans cela je suis perdue.

»Cela me trouble grandement del’entendre parler ainsi, dit la Quakeresse. Mais pourquoi nel’as-tu pas prise à part la première fois que tu es venueici?

»–Je n’ai pas eu l’occasion de luiparler seule, et je ne pouvais pas le faire en société. Si j’avaispu seulement lui dire deux mots seule, je me serais jetée à sespieds et lui aurais demandé sa bénédiction.

»–Tu me surprends. Je ne tecomprends pas, dit la Quakeresse.

»–Oh! s’écria-t-elle. Restezmon amie, si vous avez quelque charité, ou si vous avez quelquecompassion pour les misérables; car c’en est fait de moi,absolument.

»–Tu m’épouvantes avec des parolessi exaltées, dit la Quakeresse. Et véritablement je ne puis tecomprendre.

»–Oh! reprit-elle, elle estma mère! Elle est ma mère! et elle ne me reconnaîtpas.

»–Ta mère! répéta laQuakeresse qui commençait à être fortement émue. Tu me plonges dansl’étonnement? Que veux-tu dire?

»–Je ne veux rien dire que ce queje dis. Je le dis encore: elle est ma mère et elle ne veutpas me reconnaître.» Et elle se tut en versant un flot delarmes.

«Ne pas te reconnaître!» ditla Quakeresse, et la tendre et bonne créature se mit à pleureraussi.

«Mais, reprit-elle, elle ne te connaîtpas; elle ne t’avait jamais vue.

»–Non, dit la fille; jecrois qu’elle ne me connaît pas; mais je la connais, et jesais qu’elle est ma mère.

»–C’est impossible! Turacontes des choses incompréhensibles. Veux-tu t’expliquer un peu àmoi?

»–Oui, oui, répondit-elle;je peux m’expliquer suffisamment. Je suis sûre qu’elle est ma mère.Je me suis brisé le cœur à la chercher; et maintenant laperdre encore, lorsque j’étais si sûre de l’avoir trouvée, ceserait me briser le cœur bien plus réellement.

»–Bien; mais si c’est tamère, reprit la Quakeresse, comment se peut-il qu’elle ne teconnaisse pas?

»–Hélas! je suis perdue pourelle depuis mon enfance. Elle ne m’a jamais vue.

»–Et toi, ne l’as-tu jamaisvue? demanda la Quakeresse.

»–Si, répondit-elle; je l’aivue. Bien souvent, je l’ai vue; car lorsqu’elle était ladyRoxana, du temps que j’étais domestique, j’étais fille de cuisinechez elle; mais je ne la connaissais pas alors, ni elle moi.Mais tout s’est dévoilé depuis. N’a-t-elle pas une femme de chambrenommée Amy?»

Il faut noter ici que l’honnête Quakeresse futmise à quia et grandement surprise par cette question.

«Vraiment, répondit-elle, lady *** aplusieurs servantes, et je ne connais pas tous leurs noms.

»–Mais sa femme de confiance, safavorite, insista la fille; son nom n’est-il pasAmy?

»–Eh! en vérité, s’écria laQuakeresse avec beaucoup d’esprit et d’à-propos, je n’aime pas lesinterrogatoires; mais pour que tu n’ailles pas te figurer dessottises à cause de ma répugnance à parler, je te répondrai unefois pour toutes que quel est le nom de sa femme de confiance, jel’ignore; mais qu’on l’appelle Cherry.»

Remarquons que mon mari lui avait donné ce nompar plaisanterie le jour de nos noces, et que, depuis, nousl’appelions toujours ainsi; de sorte qu’à ce moment elledisait littéralement vrai.

La fille répliqua avec beaucoup de modestieque si sa question l’avait offensée, elle en était bienfâchée; quelle n’avait point le dessein d’être grossièreenvers elle, et ne prétendait point lui faire subird’interrogatoire; mais elle était dans un tel désespoirdevant ce malheur qu’elle ne savait ce qu’elle faisait ni cequ’elle disait; elle serait désolée de la désobliger, maiselle la priait encore, puisqu’elle était chrétienne et femme, etqu’elle avait été mère, et qu’elle avait des enfants, de vouloir laprendre en pitié, et, s’il était possible, l’aider à parvenirjusqu’à moi et, me dire quelques mots.

La tendre Quakeresse me rapporta que la filleavait dit cela avec une éloquence si touchante qu’elle lui avaitarraché des larmes; mais elle fut obligée de lui déclarerqu’elle ne savait ni où j’étais allée, ni comment m’écrire;cependant, si jamais elle me revoyait, elle ne manquerait pas de merendre compte de tout ce que la jeune fille lui avait dit et de cequ’elle jugerait convenable de dire encore, ni de recevoir laréponse que j’y ferais, si je jugeais bon d’en faire une.

Ensuite la Quakeresse prit la liberté de luidemander quelques détails sur cette triste histoire, comme ellel’appelait. Alors la fille, prenant aux premiers malheurs de ma vieet en même temps de la sienne, déroula tout de son éducationmisérable, de son service chez lady Roxana, et des secours qu’elleavait reçus de MrsAmy; exposant les raisonsqu’elle avait de croire que, comme Amy se donnait elle-même pourcelle qui avait demeuré avec sa mère, et comme surtout elle avaitété aussi la femme de chambre de lady Roxana et était venue deFrance avec celle-ci, ces circonstances et plusieurs autres qu’elleavait remarquées dans sa conversation la convainquaient également,que lady Roxana était sa mère et que lady ***, de la maison de laQuakeresse, était précisément la même Roxana dont elle avait été laservante.

Ma bonne amie, la Quakeresse, bien queterriblement révoltée de l’histoire, et ne sachant trop que dire,était cependant trop mon amie pour paraître convaincue d’une chosedont elle ne savait pas si elle était vraie, et qu’elle voyaitclairement, si elle était vraie, que je désirais tenir cachée. Enconséquence, elle parla de manière à la dissuader par leraisonnement. Elle appuya sur la faible preuve qu’elle avait dufait en lui-même, sur l’insolence qu’il y aurait à revendiquer uneparenté si proche avec une personne tellement au-dessus d’elle,dont elle ne savait pas si elle était réellement concernée dans lachose, ou du moins sur le compte de laquelle elle n’avait pas depreuve suffisante; la lady qui avait demeuré chezelle était une personne au-dessus de toute feinte, et elle nepouvait croire qu’elle la désavouât pour sa fille si elle étaitvéritablement sa mère; elle avait, d’ailleurs, les moyens delui assurer un sort convenable si elle avait le désir de ne pas sefaire connaître; enfin elle avait entendu elle-même tout ceque cette dame avait dit de lady Roxana, et que, bien loin d’avouerqu’elle était la même personne, elle avait qualifié cettelady de contrebande de fourbe et de femme publique;et il était bien certain qu’on ne l’amènerait jamais à avouer unnom et une conduite qu’elle avait traités avec un si justemépris.

Elle lui dit encore que sa locataire,c’est-à-dire moi, n’était pas une lady pour rire, mais la vraiefemme d’un chevalier baronnet; elle savait personnellementqu’il en était ainsi, et que la personne décrite par la jeune filleétait bien au-dessous d’elle. Elle ajouta ensuite qu’elle avait uneautre raison pour laquelle il n’était guère possible que la chosefût vraie:

«Et c’est, continua-t-elle, ton âge quis’y oppose. En effet, tu reconnais que tu as vingt-quatre ans, etque ta mère avait deux autres enfants plus vieux que toi. Ainsi, àton propre compte, ta mère devait être extrêmement jeune, ou cettedame ne saurait être ta mère; car tu vois, et chacun peutvoir qu’elle est encore une jeune femme, et l’on ne peut lui donnerplus de quarante ans, si elle les a; elle est même enceinte àl’heure qu’il est, et c’est pourquoi elle est partie pour lacampagne; de sorte que je ne saurais ajouter aucun crédit àl’idée que tu as qu’elle est ta mère. Si donc je pouvais te donnerun conseil, ce serait d’abandonner cette pensée, comme un conteinvraisemblable qui ne sert qu’à te mettre en désordre et à tetroubler la tête; car je m’aperçois que tu es véritablementtrès troublée.»

Mais tout cela n’aboutit à rien. Rien nepouvait la satisfaire, que de me voir. Mais la Quakeresse sedéfendit très bien, et insista sur ce qu’elle ne pouvait lui donneraucune information à mon sujet. Enfin, comme l’autre l’importunaittoujours, elle affecta d’être un peu choquée de ce qu’on ne voulaitpas la croire, et elle ajouta qu’à la vérité, si elle avait su oùj’étais allée, elle n’en aurait fait part à personne, à moins queje ne lui eusse donné des ordres pour le faire.

«Voyant qu’elle ne m’a pas faitconnaître où elle est allée, dit-elle en finissant, ce m’est uneintimation qu’elle ne désire pas qu’on le sache.»

Là-dessus elle se leva, ce qui était la façonla plus claire qu’elle pût employer de la prier de se lever aussiet de s’en aller, à moins de lui montrer la porte tout franc.

Cependant la fille ne se laissa pas démonter.Elle reprit qu’elle ne pouvait, il était vrai, s’attendre à ce quela Quakeresse fût affectée par l’histoire qu’elle lui avaitracontée, quelque émouvante qu’elle fût, ni qu’elle ressentît pourelle aucune pitié. Son malheur était que, lorsqu’elle s’étaittrouvée dans cette maison naguère, et dans la même pièce que moi,elle n’eût pas demandé à me parler en particulier, ou ne se fût pasjetée sur le plancher à mes pieds, en réclamant ce que l’affectiond’une mère aurait fait pour elle; mais, puisqu’elle avaitlaissé échapper cette occasion, elle en attendrait une autre;elle voyait d’après la conversation de la Quakeresse qu’ellen’avait pas complètement quitté son appartement, mais qu’elle étaitallée à la campagne pour le bon air, sans doute; quant àelle, elle était résolue à faire le chevalier errant à sapoursuite, et à visiter tous les lieux du royaume où l’on va poursa santé, et jusqu’à la Hollande; en tout cas, elle metrouverait; car elle était certaine qu’elle pourrait si bienme convaincre qu’elle était ma propre enfant que je ne le nieraispas; et elle était sûre que j’étais si tendre et si pitoyableque je ne la laisserais pas périr après que je serais convaincuequ’elle était ma propre chair et mon propre sang. Et, en disantqu’elle visiterait tous les lieux de l’Angleterre renommés pourleur air salubre, elle les passa tous en revue par leurs noms, etcommença par Tunbridge, l’endroit même où j’étais allée, puis elleénuméra, Epsom, North Hall, Barnet, Newmarket, Bury et enfinBath; et sur ce, elle prit congé.

Mon fidèle agent, la Quakeresse, ne manqua pasde m’écrire immédiatement; mais comme c’était une fine aussibien qu’une honnête femme, il se présenta tout de suite à sonesprit que c’était là une histoire qui, vraie ou fausse, n’étaitpas très propre à être portée à la connaissance de mon mari. Commeelle ignorait ce que je pouvais avoir été et les noms dont jepouvais avoir été appelée en d’autres temps, et ce qu’il y avait ouce qu’il n’y avait point dans tout cela, elle pensa que, si c’étaitun secret, il fallait me laisser le soin de le révélermoi-même; et, si ce n’en était pas un, qu’il pouvait aussibien être publié plus tard que maintenant; enfin qu’elledevait laisser la chose là où elle l’avait trouvée, et ne lacommuniquer à personne sans mon consentement. Ces sages procédésétaient d’une inexprimable bonté, en même temps que trèsopportuns; car il était assez probable que sa lettre m’auraitété remise publiquement, et, bien que mon mari n’eût pas voulul’ouvrir, il aurait semblé un peu étrange que je lui en celasse lecontenu lorsque j’avais si bien prétendu lui communiquer toutes mesaffaires.

Par suite de cette prudente précaution, mabonne amie m’écrivit seulement en quelques mots que l’impertinentejeune femme était venue chez elle, comme elle s’y attendait, etqu’elle pensait que ce serait une très bonne chose, si je pouvaisme passer de Cherry, que je la lui envoyasse (c’était d’Amy qu’elleparlait), parce qu’elle voyait qu’on pourrait avoir besoind’elle.

Il se trouva que cette lettre était adressée àAmy elle-même et qu’elle ne fût pas envoyée par la voie que j’avaisd’abord ordonnée; mais elle arriva intacte en mes mains. J’enfus sans doute un peu alarmée; cependant je ne fus informéeque plus tard du danger dans lequel j’étais d’une visite immédiatede cette agaçante créature; et je courus vraiment un risqueextraordinaire en ce que je n’envoyai Amy que treize ou quatorzejours après, me croyant tout aussi bien cachée à Tunbridge que sij’avais été à Vienne.

Mais l’intérêt de mon fidèle espion (car maQuakeresse était cela pour moi désormais par le fait même de saperspicacité), son intérêt pour moi, dis-je, fut ma sûreté dans cepas critique où, comme on dit, je ne me gardais pas moi-même. Eneffet, voyant qu’Amy n’arrivait pas, et ne sachant pas avec quellepromptitude cette sauvage créature mettrait à exécution son projetde vagabondage, elle envoya un commissionnaire chez la femme ducapitaine, où elle logeait, pour lui dire qu’elle désirait luiparler. Elle accourut sur les talons du commissionnaire, avided’avoir des nouvelles; elle espérait, dit-elle, que la dame,c’est-à-dire moi, était revenue à la ville.

La Quakeresse, avec toutes les précautionsdont elle était capable pour ne pas dire un vrai mensonge, lui fitcroire qu’elle s’attendait à avoir de mes nouvelles dans très peude temps; et à plusieurs reprises, tout en parlant de gensqui vont à la campagne pour le bon air, elle cita le pays auxenvirons de Bury; combien il était agréable, et comme l’air yétait sain et pur; que les dames aux environs de Newmarketétaient excessivement belles, et quelle grande affluence de sociétéil y avait maintenant que la cour y était; si bien qu’à lafin la fille se mit à en tirer la conclusion que c’était làqu’était allée Ma Seigneurie; car, dit-elle, elle savait quej’aimais à voir une nombreuse société.

«Du tout, dit mon amie, tu me comprendsmal. Je n’ai pas suggéré que la personne dont tu t’informes estallée là, ni ne crois qu’elle y est allée, je t’assure.»

Bah! la fille sourit, et lui fit voirqu’elle le croyait malgré cela. Aussi, pour enfoncer cette idéedavantage:

«Véritablement, dit la Quakeresse avecun grand sérieux, tu n’agis pas bien; car tu suspectes toutet tu ne crois rien. Je te déclare solennellement que je ne croispas qu’ils soient allés de ce côté. Aussi, si tu prends lu peined’y aller et que tu sois désappointée, ne dis pas que je t’aitrompée.»

Elle savait bien que si ces parolesaffaiblissaient son soupçon, elles ne l’écarteraient pas etqu’elles ne feraient guère que l’amuser. Mais par ce moyen, elle latenait en suspens jusqu’à l’arrivée d’Amy, et c’était assez.

Lorsqu’Amy arriva, elle fut tout à faitconsternée d’entendre la relation que la Quakeresse lui fit. Elletrouva moyen de m’en informer; seulement elle me faisaitsavoir, à ma grande satisfaction, que la fille ne commencerait paspar Tunbridge, mais qu’elle irait certainement à Newmarket ou àBury d’abord.

Toutefois, cela me causa une grandeinquiétude; car, puisqu’elle était décidée à courir tout lepays à ma recherche, je n’étais en sûreté nulle part, non pas mêmeen Hollande; de sorte que je ne savais comment faire à sonendroit. C’est ainsi que quelque chose d’amer gâtait toute ladouceur de ma vie, car j’étais continuellement alarmée par cettedrôlesse, et il me semblait qu’elle me hantait comme un mauvaisesprit.

Cependant il s’en fallait de bien peu qu’Amyne fût complétement folle à propos d’elle. Elle n’aurait osé, auprix de sa vie, la voir dans mon appartement. Elle alla, pendantdes jours sans nombre, à Spitalfields, où elle avait l’habitude devenir, et à son ancien logement; mais elle ne put jamais larencontrer. À la fin, elle prit la résolution désespérée d’allertout droit à la maison du capitaine, à Redriff, et de lui parler.C’était une folle démarche, c’est vrai; mais comme Amydéclarait qu’elle était folle elle-même, rien de ce qu’elle pouvaitfaire ne pouvait être autrement. En effet, si Amy avait trouvé lafille à Redriff, celle-ci en aurait conclu immédiatement que laQuakeresse l’avait avertie, que par conséquent nous étions toutesde la même bande et qu’en somme tout ce qu’elle avait dit étaitvrai. Mais il arriva que les choses s’arrangèrent mieux qu’on nes’y attendait; car, comme Amy sortait de voiture pour passerl’eau au quai de la Tour, elle rencontra la fille qui débarquaitjustement, venant de Redriff. Amy fit comme si elle voulait passerprès d’elle sans la reconnaître, bien que la rencontre fût si faceà face qu’elle ne feignit pas de ne pas la voir; au contraireelle la regarda délibérément la première, et, détournant la têteavec un air de mépris, elle fit mine de s’éloigner. Mais la filles’arrêta et lui fit des avances en lui adressant d’abord laparole.

Amy lui parla froidement et avec quelqueirritation. Après avoir échangé quelques mots, debout dans la rueou le passage, la fille lui dit qu’elle semblait en colère et nepas vouloir lui parler.

«Eh quoi! dit Amy. Commentpouvez-vous penser que j’aie beaucoup à vous dire après que j’aitout fait pour vous et que vous vous êtes conduite envers moi de lafaçon?»

La fille ne parut pas faire attention à cesparoles pour le moment, et répondit:

«J’allais justement vousvoir.»

»Me voir! s’écria Amy. Quevoulez-vous dire?

»–Eh! mais, reprit-elle avecune sorte de familiarité, j’allais vous voir à votrelogis.»

Amy était courroucée contre elle au dernierdegré; mais elle pensa que ce n’était pas le moment de letémoigner, parce qu’elle avait en tête à son sujet un dessein plusfuneste et plus méchant; dessein que je ne connus, il estvrai, que lorsqu’il fut exécuté, et qu’Amy n’osa jamais mecommuniquer; car, comme je m’étais énergiquement prononcéecontre tout projet qui touchait un cheveu de la tête de ma fille,elle était décidée à prendre ses mesures à son idée, sans meconsulter davantage.

Dans ce but, Amy lui donna de bonnes paroles,et cacha son ressentiment autant qu’elle le put. Lorsqu’elle parlad’aller à son logis, Amy sourit et ne dit rien; elle appelaseulement deux rameurs pour aller à Greenwich, et l’invita,puisqu’elle allait à son logis, à l’accompagner, car elle s’enallait chez elle et était toute seule.

Amy avait un tel fond d’assurance que la fillefut confondue, et ne sut que dire. Mais plus elle hésitait, plusAmy la pressait de venir. Enfin, lui parlant avec beaucoup debonté, elle lui dit que, si elle ne venait pas voir sonappartement, il fallait qu’elle vînt pour lui tenir compagnie, etqu’elle payerait un bateau pour la ramener. En un mot, Amy lapersuada d’aller avec elle dans le bateau, et l’emmena jusqu’àGreenwich.

Il est certain qu’Amy n’avait pas plus à faireà Greenwich que moi, et que ce n’était pas là qu’elle allait. Maisnous étions harcelées au dernier degré par l’impertinence de cettecréature, et moi, particulièrement, j’étais, à cause d’elle, dansune horrible perplexité.

Pendant qu’elles étaient dans le bateau, Amyse mit à lui reprocher l’ingratitude avec laquelle elle l’avaittraitée si grossièrement, elle qui avait tant fait pour elle, quiavait été si bonne pour elle; elle lui demanda ce qu’elle enavait retiré, ou ce qu’elle espérait en retirer. Puis vint montour, lady Roxana. Amy en plaisanta et la gouailla un peu, luidemandant si elle l’avait déjà trouvée.

Mais Amy fut surprise et furieuse à la finlorsque la fille lui dit sans ambages qu’elle la remerciait de cequ’elle avait fait pour elle, mais qu’elle ne voulait pas luilaisser penser qu’elle fût assez ignorante pour ne pas savoir quece qu’elle, Amy, avait fait, elle l’avait fait par l’ordre de samère, ni à qui elle en était redevable. Elle ne pourrait jamaisprendre les instruments pour ceux qui les dirigent, ni payer ladette à l’agent, lorsque toute l’obligation est due à qui l’aemployé. Elle savait assez qui Amy était, et au service de qui.Elle connaissait très bien lady *** (elle me nommait du nom que jeportais); c’était le véritable nom de mon mari, et par làelle pourrait savoir si elle avait ou non découvert sa mère, àelle.

Amy l’aurait voulue au fond de laTamise; et s’il n’y avait pas eu de bateliers dans le bateauni personne en vue, elle me jura qu’elle l’aurait jetée dans larivière. J’étais horriblement troublée lorsqu’elle me raconta cettehistoire, et je pensais que tout cela finirait par ma ruine;mais lorsque Amy me parla de la jeter dans la rivière et de lanoyer, j’en fus si irritée que toute ma fureur se tourna sur Amy,et que je me fâchai complètement contre elle. Il y avait près detrente ans que j’avais Amy, et j’avais en toute occasion trouvé enelle la plus fidèle créature qu’aucune femme eût jamais. Je disfidèle pour moi; car, quelque vicieuse qu’elle fût, elleétait sincère vis à vis de moi, et cette rage même qui latransportait était toute à cause de moi et de crainte que quelquemalheur ne m’arrivât.

Mais quoi qu’il en fût, je ne pus soutenirl’idée qu’elle aurait assassiné la pauvre fille. Cela me mittellement hors de mes sens que je me levai furieuse et lui ordonnaide s’éloigner de ma vue et de quitter ma maison; je lui disque je l’avais gardée trop longtemps et que je ne voulais plus voirsa figure. Je lui avais déjà dit qu’elle était un assassin, unecréature sanguinaire; qu’elle ne pouvait ignorer que je nesaurais supporter cette pensée, et encore moins l’expression decette pensée; que c’était la chose la plus impudente qu’oneût jamais vue que de me faire une telle proposition, lorsqu’ellesavait que j’étais réellement la mère de cette fille et qu’elleétait ma propre enfant; que c’était déjà assez criminel de sapart, mais qu’elle devait penser que je serais dix fois pluscriminelle qu’elle si je pouvais l’admettre; que la filleétait dans son droit et que je n’avais rien pour la blâmer;que c’était la perversité de ma vie qui me rendait nécessaired’éloigner d’elle toute reconnaissance; mais que je nevoulais pas assassiner mon enfant, quand même je serais perdueautrement, Amy répliqua d’un ton assez rude et bref: Je nevoulais pas? eh bien! elle le voudrait, elle, si elleen avait l’occasion. Ce fut sur ces mots que je lui ordonnai desortir de ma vue et de ma maison. Cela alla si loin qu’Amy fit sespaquets, s’éloigna et partit presque pour de bon. Mais cela viendraà sa place. Il faut que je retourne à la relation du voyagequ’elles firent ensemble jusqu’à Greenwich.

Elles continuèrent leur querelle pendant toutle trajet par eau. La fille persistait à dire qu’elle savait quej’étais sa mère, et elle lui raconta toute l’histoire de ma viedans le Pall Mall, aussi bien après avoir été mise à la portequ’avant, et, ensuite, celle de mon mariage; et le pire,c’est qu’elle savait non seulement qui mon mari était, mais où ilavait demeuré, c’est-à-dire à Rouen, en France. Elle ne savait riende Paris, ni de l’endroit où nous devions aller demeurer,c’est-à-dire Nimègue. Mais elle lui dit en propres termes que sielle ne pouvait me trouver ici, elle irait en Hollande mechercher.

Elles débarquèrent à Greenwich, et Amyl’emmena dans le parc avec elle. Elles y marchèrent plus de deuxheures dans les allées les plus éloignées et les plusisolées; ce qu’Amy faisait, parce que, comme elles parlaientavec une grande chaleur, il était visible qu’elles se querellaient,et que les gens les remarquaient.

Elles marchèrent tant qu’elles arrivèrentpresque aux lieux sauvages qui sont sur le côté sud du parc;mais la fille voyant qu’Amy faisait mine de s’engager parmi lestaillis et les arbres, s’arrêta court et ne voulut pas aller plusloin; elle déclara qu’elle n’entrerait pas là-dedans.

Amy sourit, et lui demanda ce qu’il y avait.Elle répliqua d’un ton bref qu’elle ne savait pas où elle était, nioù Amy se proposait de la mener, et qu’elle n’irait pas plusloin; et sans plus de cérémonie, la voilà qui tourne sur lestalons et s’éloigne. Amy avouait qu’elle fut surprise. Elle revintégalement et l’appela. La fille s’arrêta, et Amy, la rejoignant,lui demanda ce qu’elle pensait.

La fille répliqua hardiment qu’elle ne savaitpas si elle ne pourrait pas l’assassiner; bref elle nevoulait pas se risquer avec elle, et elle n’irait jamais plus seuleen sa compagnie.

C’était fort outrageant; pourtant Amygarda son calme en faisant un grand effort, et prit patience,sachant que cela pouvait avoir des conséquences graves. Elle semoqua de sa sotte méfiance, lui disant qu’elle n’avait pas besoind’être inquiète à propos d’elle, qu’elle ne lui ferait pas de mal,et qu’elle lui aurait fait du bien si elle avait voulu la laisserfaire; mais puisqu’elle était d’humeur si récalcitrante, ellene se dérangerait plus et elle ne se trouverait plus jamais en sacompagnie; ni elle, ni son frère, ni sa sœur n’entendraientplus jamais parler d’elle, ni ne la verraient plus; et ainsielle aurait la satisfaction de causer la ruine de son frère et desa sœur, en même temps que la sienne propre.

La fille sembla un peu attendrie à cette idée,et dit que, pour elle, elle avait connu la plus noire adversité etqu’elle saurait chercher fortune; mais il était dur que sonfrère et sa sœur dussent souffrir à cause d’elle; et elleajouta à ce propos certaines choses assez bonnes et tendres. MaisAmy lui déclara que c’était à elle à prendre cela enconsidération; elle allait lui montrer que tout était entreses mains: elle leur avait fait du bien à tous, mais, aprèsavoir été traitée ainsi, elle ne ferait plus rien pour aucund’eux; et elle n’avait pas besoin d’avoir peur de revenir ensa compagnie, car elle ne lui en donnerait plus jamais l’occasion.Ce dernier point, soit dit en passant, était également faux de lapart de la fille, car elle s’aventura encore dans la compagnied’Amy, après cela, une fois de trop, comme je le raconterai àpart.

Elles se calmèrent cependant un peu après, etAmy la mena dans une maison, à Greenwich, où elle étaitconnue; là, elle saisit une occasion de laisser la filleseule dans une chambre un instant, et de parler aux gens de lamaison de manière à les préparer à la traiter comme si elle ydemeurait. Puis elle revint vers la fille, et lui dit que c’étaitlà quelle logeait, si elle avait envie de la trouver ou si quelqueautre avait quoi que ce fût à lui dire. C’est ainsi qu’Amy lacongédia et s’en débarrassa encore une fois. Ayant trouvé dans laville une voiture de place vide, elle revint à Londres par terre,et la fille, descendant jusqu’à la rivière, revint par eau.

Cette entrevue ne répondait pas du tout au butd’Amy, parce qu’elle n’empêchait pas la fille d’exécuter sondessein de me pourchasser. Mon infatigable amie, la Quakeresse,l’amusa bien encore trois ou quatre jours; mais à la fin,j’eus de tels renseignements que je crus bon de m’en aller aussitôtde Tunbridge. Où aller, je ne savais. Bref, j’allai à un petitvillage sur le territoire de la forêt d’Epping, appelé Woodford, etje pris un appartement dans une maison particulière où je vécusretirée pendant environ six semaines, jusqu’à ce que je crussequ’elle devait être fatiguée de ses recherches et qu’elle m’avaitabandonnée.

Là, je reçus de ma fidèle Quakeresse lanouvelle que la jeune fille était réellement allée à Tunbridge,qu’elle y avait découvert la maison où j’avais demeuré, et y avaitraconté son histoire sur le ton le plus désolé. Elle était revenuederrière nous, pensait-elle, jusqu’à Londres; mais laQuakeresse avait répondu à ses questions qu’elle ne savait rien, cequi était, d’ailleurs, la vérité; elle l’avait engagée à setenir tranquille, et à ne pas pourchasser des gens de notre sortecomme si nous étions des voleurs; ajoutant qu’elle pouvaitêtre assurée que, puisque je n’étais pas disposée à la voir, on nem’y forcerait pas, et que ce serait me désobliger réellement qued’en agir ainsi avec moi. Elle l’apaisa par des discours de cegenre, et la Quakeresse finissait en espérant que je ne serais plusbeaucoup dérangée désormais par elle.

C’est vers ce temps qu’Amy me fit l’histoirede son voyage de Greenwich, et me parla de noyer et de tuer lafille d’une façon si sérieuse et avec l’air d’être si bien résolueà le faire, que, comme je l’ai dit, je me mis en colère contreelle, au point de la renvoyer réellement d’avec moi, ainsi qu’il aété relaté plus haut, et quelle partit. Elle ne me dit même pas où,ni dans quelle direction elle s’en allait. D’un autre côté, quandj’en vins à réfléchir que maintenant je n’avais ni aide, niconfident à qui parler, ni de qui recevoir le moindrerenseignement, mon amie la Quakeresse exceptée, je me sentis trèsinquiète.

J’attendai, j’espérai, je m’étonnai, de jouren jour, pensant toujours qu’Amy, à un moment où à l’autre,réfléchirait un peu, reviendrait, ou du moins me donnerait de sesnouvelles; mais pendant dix jours je n’entendis point parlerd’elle. J’étais dans une telle impatience que je n’avais ni reposle jour, ni sommeil la nuit, et je ne savais ce que j’avais àfaire. Je n’osai pas aller en ville chez la Quakeresse, de craintede rencontrer ce tourment de ma vie, ma fille, et je ne pouvaisavoir de renseignements là où j’étais. Enfin, je fis prendre lecarrosse un jour à mon époux pour aller me chercher ma bonneQuakeresse, sous le prétexte que j’avais besoin de sacompagnie.

Quand je l’eus près de moi, je n’osai luifaire des questions, et je savais à peine par quel bout prendrel’affaire pour commencer à lui en parler; mais, de son propremouvement, elle me dit que la fille était venue l’importuner deuxou trois fois, pour avoir de mes nouvelles; et qu’elle avaitété si fâcheuse qu’elle, la Quakeresse, avait été obligée de semontrer un peu irritée; à la fin, elle lui avait ditnettement qu’elle n’avait pas besoin de prendre la peine dechercher après moi par son moyen, car, si elle savait quelquechose, elle ne le lui dirait pas. Cela l’avait arrêtée un peu. Maisd’un autre côté, elle me dit qu’il n’était pas sûr pour moid’envoyer mon propre carrosse la chercher, parce qu’elle avait lieude croire qu’elle – ma fille, – épiait sa porte jour et nuit, etmême la guettait elle aussi chaque fois qu’elle rentrait ousortait; car elle était si acharnée à me découvrir qu’ellen’y épargnait aucune peine; et elle croyait qu’elle avaitloué un appartement très près de sa maison dans ce but.

C’est à peine si je pus écouter tout ceci,tant j’étais désireuse d’arriver à Amy. Mais je fus confonduelorsqu’elle me dit qu’elle n’en avait pas entendu parler. Il estimpossible d’exprimer les pensées anxieuses qui me roulaient dansl’esprit, et me tourmentaient perpétuellement à proposd’elle: je me reprochais surtout mon imprudence de renvoyerune créature si fidèle, qui, pendant tant d’années, avait été, nonpas seulement une servante, mais un agent, et non pas seulement unagent, mais une amie, et même une amie fidèle.

Puis je considérais qu’Amy connaissait toutel’histoire secrète de ma vie, avait été mêlée à toutes mesintrigues, avait pris part au mal comme au bien. À tout le moins,mon action n’était pas politique. Il était très peu généreux ettrès cruel d’avoir poussé les choses à une telle extrémité avecelle, surtout dans une occasion où toute la faute dont elle étaitcoupable était due à un soin excessif de ma sûreté; aussi nepouvait-ce être que sa constante bonté à mon égard et un excèsd’amitié pour moi qui la retenait de me nuire en retour; caril ne lui était que trop facile de le faire, et ce pouvait être maperte absolue.

Ces pensées me tourmentaientextrêmement; et quelle conduite prendre, je ne le savaisréellement pas. Je finis par considérer Amy comme tout à faitperdue, car il y avait maintenant plus de quinze jours qu’elleétait partie; et, comme elle avait emporté tous ses effets etaussi son argent, qui ne faisait pas une petite somme, elle n’avaitaucun prétexte de cette nature pour revenir, et elle n’avait laisséaucune indication de l’endroit où elle était allée ni de la partiedu monde où je pouvais envoyer pour avoir de ses nouvelles.

J’étais ennuyée à un autre point de vueencore. Mon époux et moi, nous avions résolu d’en agir trèsgénéreusement avec Amy, sans considérer aucunement ce qu’ellepouvait avoir acquis d’autre part; mais nous ne lui en avionsrien dit, et je pensais que, ne sachant pas ce qui devait luiéchoir, elle n’avait pas l’influence de cet espoir pour la fairerevenir.

En somme, l’inquiétude de cette fille qui mechassait comme un limier qui tient une piste, mais qui se trouvaitmaintenant en défaut; cette inquiétude, dis-je, et cetteautre considération du départ d’Amy, aboutirent à la résolution departir et de passer en Hollande; là, croyais-je, je serais enrepos. Je saisis donc l’occasion de dire un jour à mon époux que jecraignais qu’il ne prît en mauvaise part que je l’eusse amusé silongtemps, mais qu’après tout je doutais que je fusseenceinte; et que, puisqu’il en était ainsi, nos affairesétant emballées et tout étant en ordre pour aller en Hollande, jepartirais maintenant quand il lui plairait.

Mon époux, qui était parfaitement satisfaitsoit d’aller, soit de rester, laissa la chose à mon entièrediscrétion. J’y réfléchis donc, et je recommençai à me préparer auvoyage. Mais, hélas! j’étais indécise au dernier point. Amyme manquant, je me trouvais dépourvue de tout; j’avais perdumon bras droit; elle était mon intendant, recevait mesrentes, (je veux dire l’intérêt de mon argent), tenait mes comptes,en un mot, faisait toutes mes affaires; et sans elle, envérité, je ne savais ni comment partir, ni comment rester. Mais unaccident survint ici, justement par le fait d’Amy, qui me fitprendre la fuite d’effroi, sans elle, d’ailleurs, dans l’horreur etle désordre les plus extrêmes.

J’ai raconté comment ma fidèle amie laQuakeresse était venue me trouver, et le récit qu’elle m’avait faitdes importunités continuelles de ma fille auprès d’elle, et du guetqu’elle faisait à sa porte nuit et jour. La vérité était qu’elleavait mis un espion qui veillait si diligemment que jamais laQuakeresse ne rentrait ni ne sortait sans qu’elle en fûtinformée.

Ceci ne fut que trop évident lorsque lelendemain matin de son arrivée (car je l’avais gardée toute lanuit), à mon indicible surprise, je vis une voiture de places’arrêter à la porte de la maison où je demeurais, et elle, mafille, dans la voiture, toute seule. Ce fut une très bonne chance,au milieu d’une mauvaise, que mon mari eût pris le carrosse cematin même et fût allé à Londres. J’étais si consternée que je nesavais ce que faire ni ce que dire.

Heureusement mon hôte eut plus de présenced’esprit que moi, et me demanda si je n’avais pas fait quelqueconnaissance parmi les voisins. Je lui dis que oui, qu’il y avaitune dame, à deux portes plus loin, avec qui j’étais trèsintime.

«Mais n’as-tu aucune sortie parderrière, pour y aller?» demanda-t-elle.

Or il se trouvait qu’il y avait dans le jardinune porte de derrière, par laquelle nous avions l’habitude d’entrerdans la maison et d’en sortir. Je le lui dis.

«C’est bon, dit-elle. Va faire unevisite alors, et laisse-moi le reste.»

Je cours, et vais raconter à la dame (carc’était une maison où j’étais très libre) que je suis veuve pour lajournée, mon époux étant allé à Londres, et que par conséquent, jene viens pas pour lui faire une visite, mais pour passer la journéeavec elle; d’autant plus que notre propriétaire a reçu desétrangers de Londres. Ayant ainsi bien arrangé ce petit mensonge,je tirai quelque ouvrage de ma poche, en ajoutant que je ne venaispas pour ne rien faire.

Comme je sortais par un chemin, mon amie laQuakeresse allait recevoir par l’autre cette visite malencontreuse.La fille ne fit pas grandes cérémonies; elle ordonna aucocher de sonner à la grille, sortit de la voiture et vint à laporte d’entrée. Une fille de la campagne appartenant à la maison, –car la Quakeresse défendit qu’aucune de mes servantes bougeât, –alla lui ouvrir. Madame demanda ma Quakeresse par son nom, et lafille la pria d’entrer.

Alors, ma Quakeresse, voyant qu’il n’y avaitpas à reculer, alla au-devant d’elle immédiatement, mais en prenantl’air le plus grave qu’elle eut à sa disposition, ce qui, vraiment,n’est pas peu dire.

Lorsqu’elle (la Quakeresse) entra dans lapièce, – on avait introduit ma fille dans un petit salon, – ellemaintint la gravité de sa physionomie et ne dit pas un mot. Mafille ne parla pas non plus pendant un bon moment; mais aubout de quelque temps elle prit la parole et dit:

«Je suppose que vous me connaissez,Madame?

»–Oui, dit la Quakeresse, je teconnais.»

Et le dialogue continua.

LA FILLE. – Alors vous connaissez aussil’affaire qui m’amène.

LA QUAKERESSE. – Non, véritablement; jene connais aucune affaire que tu puisses avoir ici avec moi.

LA FILLE. – À la vérité, ce n’est pas surtoutavec vous que j’ai affaire.

LA QUAKERESSE. – Pourquoi, alors, viens-tuaprès moi, si loin?

LA FILLE. – Vous savez qui je cherche.

(Et là-dessus, elle se mit à pleurer.)

LA QUAKERESSE. – Mais pourquoi me suis-tu pourcela, puisque je t’ai affirmé plus d’une fois que je ne savais pasoù elle était.

LA FILLE. – Mais j’espérais que vous pourriezle savoir.

LA QUAKERESSE. – Il faut alors que tu espèresque je n’ai pas dit la vérité, ce qui serait très mal.

LA FILLE. – Je ne doute pas qu’elle ne soitdans cette maison.

LA QUAKERESSE. – Si ce sont là tes pensées, tupeux t’informer dans la maison. Ainsi tu n’as plus d’affaire avecmoi. Adieu!

(Elle fit mine de se retirer.)

LA FILLE. – Je ne voudrais pas être impolie.Je vous prie de me la laisser voir.

LA QUAKERESSE. – Je suis ici en visite chezdes amis à moi, et je pense que tu n’es pas très polie en mesuivant jusqu’ici.

LA FILLE. – Je suis venue dans l’espoir dedécouvrir ce que je cherche pour ma grande affaire, que voussavez.

LA QUAKERESSE. – Tu es venue étourdiment, envérité. Je te conseille de t’en retourner et de rester tranquille.Je tiendrai ma parole vis-à-vis de toi, que je ne me mêlerais derien, ni ne te donnerais aucun renseignement, si j’en avais, àmoins d’avoir ses ordres.

LA FILLE. – Si vous connaissiez mon malheur,vous ne sauriez être si cruelle.

LA QUAKERESSE. – Tu m’as dit toute tonhistoire, et je pense qu’il y aurait plus de cruauté à te dire qu’àne pas te dire; car, d’après ce que je comprends, elle estdécidée à ne pas te voir, et elle déclare qu’elle n’est pas tamère. Veux-tu qu’on te reconnaisse là où tu n’as pas delien?

LA FILLE. – Ah! si je pouvais seulementlui parler, je prouverais si bien le lien qui m’attache à ellequ’elle ne pourrait le nier plus longtemps.

LA QUAKERESSE. – Bon; mais tu ne peuxpas lui parler, à ce qu’il semble.

LA FILLE. – J’espère que vous me direz si elleest ici. Je tiens de bonne source que vous êtes venue la voir, etqu’elle vous a envoyé chercher.

LA QUAKERESSE. – Je m’étonne beaucoup que tupuisses avoir un tel renseignement. Si je suis venue pour la voir,tu t’es apparemment trompée de maison, car je t’assure qu’on nesaurait la trouver dans cette maison-ci.

Alors la fille la pressa des plus ardentesinstances et pleura amèrement, au point que ma pauvre Quakeresse enfut attendrie, et voulut ensuite me persuader d’y réfléchir et, sicela pouvait s’accorder avec mes intérêts, de la voir et d’écouterce qu’elle avait à dire; mais ceci viendra plus tard. Jereprends mon sujet.

La Quakeresse fut longtemps embarrasséed’elle. Elle parlait de renvoyer la voiture et de passer la nuitdans la ville. Mon amie savait que ce serait très gênant pour moi,mais elle n’osa pas s’y opposer d’un seul mot. Au contraire, cédantà une pensée soudaine, elle frappa un coup hardi qui, toutdangereux qu’il était s’il avait porté à faux, eut l’effetdésiré.

Elle lui dit que, pour ce qui était derenvoyer la voiture, ce serait comme il lui plairait. Elle croyaitqu’elle ne trouverait pas facilement un logement dans laville; mais, comme elle était en un lieu étranger, elleserait assez son amie pour parler aux gens de la maison, afin que,s’ils avaient de la place, elle pût y loger une nuit plutôt qued’être forcée à retourner à Londres lorsque quelque chose laretenait encore ici.

C’était une démarche à la fois habile etdangereuse; mais elle réussit, car elle abusa entièrement lafille, qui en conclut immédiatement que je ne pouvais réellementpas être là pour le moment; autrement on ne l’aurait jamaisinvitée à coucher dans la maison. Ainsi se refroidit-elle tout desuite sur l’idée de loger là; elle dit que non;puisqu’il en était ainsi, elle s’en retournerait cette mêmeaprès-midi; mais elle reviendrait dans deux ou trois jourspour fouiller l’endroit et toutes les localités avoisinantes d’unemanière efficace, quand même elle resterait une ou deux semaines àla faire; car, en deux mots, que je fusse en Angleterre ou enHollande, elle me trouverait.

«En vérité, dit alors la Quakeresse, tuvas me rendre très nuisible pour toi, alors?

»–Pourquoi cela?demanda-t-elle.

»–Parce que, partout oùj’irai, tu te mettras en grands frais, et tu troubleras tout lepays d’une façon fort inutile.

»–Non pas inutile, dit-elle.

»–Si vraiment, reprit laQuakeresse. Il faut que ce soit inutile, puisque cela ne servira derien. Je crois qu’il vaudra mieux que je reste chez moi, pourt’épargner cette dépense et cet ennui.»

Elle ne répondit pas grand’chose à cela, si cen’est qu’elle lui donnerait aussi peu d’ennui que possible;qu’elle craignait parfois de la gêner, mais qu’elle espéraitqu’elle voudrait bien l’excuser. Ma Quakeresse lui déclara qu’ellel’excuserait bien plus volontiers si elle voulait s’abstenir. Car,si elle voulait la croire, elle l’assurait qu’elle n’obtiendraitjamais d’elle aucun renseignement sur moi.

Cela la jeta de nouveau dans les larmes. Maisau bout d’un moment, redevenue maîtresse d’elle-même, elle dit à laQuakeresse qu’elle pouvait se tromper; qu’elle ferait bien deveiller de près sur elle-même, ou qu’elle pourrait, à un moment ouà l’autre, lui donner quelque renseignement sur mon compte, qu’ellele voulût ou non. Elle était convaincue qu’elle en avait obtenudéjà d’elle sur ce voyage; car, si je n’étais pas dans lamaison, je n’étais pas loin; et si je ne déménageais pas auplus vite, elle me trouverait.

«Très bien, dit ma Quakeresse. Alors, sila dame n’est pas disposée à te voir, tu me donnes avis de lui direqu’elle fera bien de se retirer du chemin.»

Elle fut prise d’un accès de rage à ces mots,et déclara à mon amie que, si elle faisait cela, une malédictions’attacherait à elle, et à ses enfants après elle; et ellelui annonça des choses si horribles que la pauvre tendre Quakeresseen fut effrayée étrangement, et qu’elle perdit son calme plus queje ne l’avais jamais vue le faire auparavant; de sortequ’elle voulut s’en aller chez elle le lendemain matin, et moi, quiétais dix fois plus mal à l’aise qu’elle, je résolus de la suivreet d’aller à Londres également. Cependant, à la réflexion, je n’enfis rien, mais je pris des mesures efficaces pour n’être ni vue, nitrahie, si elle revenait. Je n’en entendis, du reste, plus parlerde quelque temps.

Je restai là une quinzaine environ, et,pendant tout ce temps, je n’entendis plus parler d’elle, ni de maQuakeresse à propos d’elle. Mais au bout de deux autres jours, jereçus de ma Quakeresse une lettre m’informant qu’elle avait quelquechose d’important à me dire qu’elle ne pouvait communiquer parécrit; elle désirait que je prisse la peine de venir, meconseillant de venir avec le carrosse dans Goodman’s Fields, etd’aller à pied ensuite jusqu’à sa porte de derrière qu’onlaisserait ouverte exprès, de sorte que la vigilante personne, mêmesi elle avait des espions, ne pourrait guère me voir.

Mon esprit était depuis si longtemps tenu,pour ainsi dire, éveillé, que presque tout me donnaitl’alarme; ceci principalement m’alarma, et je fus trèsinquiète. Mais je ne pus arranger les choses de manière à présenterà mon mari mon voyage à Londres aussi naturellement que je l’auraisvoulu, car il aimait l’endroit où nous étions et avait envie,disait-il, d’y séjourner encore un peu, si cela n’allait pas contremon inclination. J’écrivis donc à mon amie la Quakeresse que je nepouvais encore aller à la ville, et qu’en outre je ne pouvaissupporter l’idée d’y être sous l’œil d’espions, et n’osant jamaisregarder dehors. Bref, je différai de partir pendant près d’uneautre quinzaine.

Au bout de ce temps, elle écrivit de nouveau.Elle me disait qu’elle n’avait pas vu de quelque tempsl’impertinente visiteuse qui avait été si gênante, mais qu’elleavait vu mon fidèle agent, Amy, laquelle lui avait dit qu’elleavait passé six semaines à pleurer sans interruption. Amy lui avaitraconté combien la fille avait été fâcheuse pour moi, et dansquelles difficultés et quelles extrémités j’avais été poussée parson obstination à me pourchasser et à me suivre de lieu en lieu.Ensuite Amy lui avait dit que, bien que je fusse en colère contreelle et que je l’eusse traitée si durement pour m’avoir dit àpropos de cette fille quelque chose du même genre que ce qu’elledisait maintenant à la Quakeresse, il y avait absolue nécessité des’assurer d’elle et de l’écarter de mon chemin; bref, sansdemander ma permission, ni la permission de personne, elle, Amy,prendrait soin quelle n’ennuyât plus sa maîtresse – c’est-à-diremoi – davantage. Elle ajoutait qu’après cette conversation d’Amy,elle n’avait, en effet, plus entendu parler de la fille, de sortequ’elle supposait qu’Amy s’était arrangée de manière à mettre fin àtout.

L’innocente et bien intentionnée créature, maQuakeresse, qui était toute tendresse et toute bonté, surtout à monégard, n’avait rien vu dans tout cela. Elle pensait qu’Amy avaittrouvé quelque moyen de lui persuader d’être tranquille et calme,et de renoncer à me harceler et à me suivre, et elle s’enréjouissait pour l’amour de moi. Comme elle ne songeait jamais aumal, elle ne soupçonnait le mal chez personne, et elle étaitextrêmement aise d’avoir de si bonnes nouvelles à m’écrire. Maismes pensées, à moi, prirent une autre direction.

Je fus frappée comme d’une rafale venue d’enhaut, à la lecture de cette lettre. Je me mis à trembler de la têteaux pieds et à courir égarée à travers la chambre comme une follefurieuse. Je n’avais personne à qui dire un mot, auprès de quidonner issue à ma passion. Je ne prononçai pas une parole pendantlongtemps, jusqu’à ce que la douleur m’eût presque brisée. Alors jeme jetai sur mon lit et je criai:

«Seigneur, ayez pitié de moi! Ellea assassiné mon enfant!» Et un flot de larmes éclata,et je pleurai violemment pendant plus d’une heure.

Mon mari était heureusement dehors, à lachasse, de sorte que je pus être seule et donner quelquesoulagement à mon émotion, ce qui me fit revenir un peu à moi. Maislorsque mes pleurs eurent cessé, je tombai dans un nouvel accès derage contre Amy; je l’appelai mille fois démon, monstre,tigre au cœur dur. Je le lui reprochais d’autant plus qu’ellesavait que j’en abhorrais l’idée, et que je le lui avais montrésuffisamment en la jetant dehors, pour ainsi dire, après tantd’années d’amitié et de service, rien que pour en avoir parlédevant moi.

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