L’Ami Fritz

Chapitre 5

 

 

Le lendemain vers neuf heures, Fritz Kobus,assis au bord de son lit d’un air mélancolique, mettait lentementses bottes et se faisait à lui-même la morale :

« Nous avons bu trop de bière hier soir,se disait-il en se grattant derrière les oreilles ; c’est uneboisson qui vous ruine la santé. J’aurais mieux fait de prendre unebouteille de plus, et quatre ou cinq chopes de moins. »

Puis élevant la voix :

« Katel ! Katel ! »s’écria-t-il.

La vieille servante parut sur le seuil, et, levoyant bâiller, les yeux rouges et la tignasseébouriffée :

« Hé ! hé ! hé !fit-elle ; vous avez mal aux cheveux, monsieurKobus ?

– Oui, c’est cette bière qui en estcause ; si l’on m’y rattrape !…

– Ah ! vous dites toujours la mêmechose, fit la vieille en riant.

– Qu’est-ce que tu pourrais bien mepréparer pour me remettre ? reprit Fritz.

– Voulez-vous du thé ?

– Du thé ! Parle-moi d’une bonnesoupe aux oignons, à la bonne heure ; et puis, attends…

– Une oreille de veau à lavinaigrette ?

– Oui, c’est cela, une oreille à lavinaigrette. Quelle mauvaise idée on a de prendre tant debière ! Enfin, puisque c’est fait, n’en parlons plus.Dépêche-toi, Katel, j’arrive. »

Katel rentra dans sa cuisine en riant, etKobus, au bout d’un quart d’heure, finit de se laver, de se peigneret de s’habiller. Il pouvait à peine lever les bras et les jambes.Enfin, il passa sa capote, et entra dans la salle s’asseoir devantune bonne soupe aux oignons, qui lui fit du bien. Il mangea sonoreille à la vinaigrette, et but un bon coup deforstheimerpar là-dessus, ce qui lui rendit courage. Ilavait pourtant encore la tête un peu lourde, et regardait le beausoleil qui s’étendait sur les vitres.

« Quelle boisson pernicieuse que labière ! dit-il, on aurait dû tordre le cou de ce Gambrinus,lorsqu’il s’avisa de faire bouillir de l’orge avec du houblon.C’est une chose contraire à la nature de mêler le doux etl’amer ; les hommes sont fous d’avaler un pareil poison. Maisla fumée est cause de tout ; si l’on pouvait renoncer à lapipe, on se moquerait de la chope. Enfin, voilà.– Katel !

– Quoi, monsieur ?

– Je sors, je vais prendre l’air ;il faut que je fasse un grand tour.

– Mais vous reviendrez à midi ?

– Oui, je pense. Dans tous les cas, si jene suis pas rentré pour une heure, tu lèveras la table, c’est quej’aurai poussé jusque dans quelque village aux environs. »

Tout en disant cela, Fritz se coiffait de sonfeutre ; il prenait sa canne à pomme d’ivoire au coin de lacheminée, et descendait dans le vestibule.

Katel ôtait la nappe en riant et sedisait : « Demain, sa première visite, après dîner, serapour le Grand-Cerf. Voilà pourtant comme sont les hommes,ils ne peuvent jamais se corriger. »

Une fois dehors, Kobus remonta gravement larue de Hildebrandt. Le temps était magnifique ; toutes lesfenêtres s’ouvraient au printemps.

« Eh ! bonjour, monsieur Kobus,voici les beaux jours, lui criaient les commères.

– Oui, Berbel… oui, Catherine, celapromet », disait-il. Les enfants dansaient, sautaient etcriaient sur toutes les portes ; on ne pouvait rien voir deplus joyeux. Fritz, après être sorti de la ville par la vieilleporte de Hildebrandt, où les femmes étendaient déjà leur linge etleurs robes rouges au soleil le long des anciens remparts, Fritzmonta sur le talus de l’avancée. Les dernières neiges fondaient àl’ombre des chemins couverts, et, tout autour de la ville, aussiloin que pouvaient s’étendre les regards, on ne voyait que dejeunes pousses d’un vert tendre sur les haies, sur les arbres desvergers et les allées de peupliers, le long de la Lauter. Au loin,bien loin, les montagnes bleues des Vosges conservaient à leursommet quelques plaques blanches presque imperceptibles, et parlà-dessus s’étendait le ciel immense, où voguaient de légers nuagesdans l’infini. Kobus, voyant ces choses, fut véritablement heureux,et portant la vue au loin, il pensa : « Si j’étaislà-bas, sur la côte des Genêts, je n’aurais plus qu’une demi-lieuepour être à ma ferme de Meisenthâl ; je pourrais causer avecle vieux Christel de mes affaires, et je verrais les semailles etla génisse blanche dont me parlait Sûzel hier soir. »

Comme il regardait ainsi, tout rêveur, unebande de ramiers passait bien haut au-dessus de la côte lointaine,se dirigeant vers la grande forêt de hêtres.

Fritz, les yeux pleins de lumière, les suivitdu regard, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans les profondeurssans bornes ; et tout aussitôt, il résolut d’aller àMeisenthâl.

Le vieux jardinier Bosser passait justementdans l’avancée, la houe sur l’épaule.

« Hé ! père Bosser ! » luicria-t-il.

L’autre leva le nez.

« Faites-moi donc le plaisir, puisquevous entrez en ville, de prévenir Katel que je vais à Meisenthâl,et que je ne rentrerai pas avant six ou sept heures.

– C’est bon, monsieur Kobus, c’est bon,je m’en charge.

– Oui, vous me rendrez service. »Bosser s’éloigna, et Fritz prit à gauche le sentier qui descenddans la vallée des Ablettes, derrière le Postthâl, et qui remonteen face, à la côte des Genêts. Ce sentier était déjà sec, mais desmilliers de petits filets d’eau de neige se croisaient au-dessousdans la grande prairie du Gresselthal, et brillaient au soleilcomme des veines d’argent. Kobus, en remontant la côte en face,aperçut deux ou trois couples de tourterelles des bois, quifilaient deux à deux le long des roches grises de la Houpe, et sebecquetaient sur les corniches, la queue en éventail. C’était unplaisir de les voir glisser dans l’air, sans bruit, on aurait ditqu’elles n’avaient pas besoin de remuer les ailes : l’amourles portait ; elles ne se quittaient pas et tourbillonnaienttantôt dans l’ombre des roches, tantôt en pleine lumière, comme desbouquets de fleurs qui tomberaient du ciel en frémissant. Ilfaudrait être sans cœur pour ne pas aimer ces jolis oiseaux. Fritz,le dos appuyé à sa canne, les regarda longtemps ; il ne lesavait jamais si bien vues se becqueter, car les tourterelles desbois sont très sauvages. Elles finirent par l’apercevoir ets’éloignèrent. Alors il se remit à marcher tout pensif, et versonze heures il était sur la côte des Genêts.

De là, Hunebourg avec ses vieilles ruestortueuses, son église, sa fontaine Saint-Arbogast, sa caserne decavalerie, ses trois vieilles portes décrépites où pendent lelierre et la mousse, était comme peinte en bleu sur la côte enface ; toutes les petites fenêtres et les lucarnes sur lestoits lançaient des éclairs. La trompette des hussards, sonnant lerappel, s’entendait comme le bourdonnement d’une guêpe. Par laporte de Hildebrandt s’avançait comme une file de fourmis ;Kobus se rappela que la veille était morte la sage-femmeLehnel : c’était son enterrement !

Après avoir vu ces choses, il se mit àtraverser le plateau d’un bon pas ; et le sentier sablonneuxcommençait à descendre, lorsque tout à coup le grand toit de tuilesgrises de la ferme, avec les deux autres toits plus petits duhangar et du pigeonnier, apparurent au-dessous de lui, dans lecreux du vallon de Meisenthâl, tout au pied de la côte.

C’était une vieille ferme, bâtie à l’anciennemode, avec une grande cour carrée entourée d’un petit mur depierres sèches, la fontaine au milieu de la cour, le guévoir devantl’auge verdâtre, les étables et les écuries à droite, les grangeset le pigeonnier surmonté d’une tourelle en pointe, à gauche, lecorps de logis au milieu. Derrière, se trouvaient la distillerie,la buanderie, le pressoir, le poulailler et les réduits àporcs : tout cela, vieux de cent cinquante ans, car c’était legrand-père Nicolas Kobus qui l’avait bâtie. Mais dix arpents deprairies naturelles, vingt-cinq de terres labourables, tout le tourde la côte couvert d’arbres fruitiers, et, dans un coin au soleil,un hectare de vignes en plein rapport, donnaient à cette ferme unegrande valeur et de beaux revenus.

Tout en descendant le sentier en zigzag. Fritzregardait la petite Sûzel faire la lessive à la fontaine, lespigeons tourbillonnaient par volées de dix à douze autour dupigeonnier ; et le père Christel, sa grandecougie[7] au poing, ramenant les bœufs del’abreuvoir. Cet ensemble champêtre le réjouissait ; ilécoutait avec une raisonnable satisfaction la voix du chien Mopselrésonner avec les coups de battoir dans la vallée silencieuse, etles mugissements des bœufs se prolonger jusque dans la forêt dehêtres en face, où restaient encore quelques plaques de neigejaunâtre au pied des arbres.

Mais ce qui lui faisait le plus de plaisir,c’était la petite Sûzel, courbée sur sa planchette, savonnant lelinge, le battant et le tordant à tour de bras, comme une bonnepetite ménagère. Chaque fois qu’elle levait son battoir toutluisant d’eau de savon, le soleil brillant dessus, envoyait unéclair jusqu’au bout de la côte.

Fritz, jetant par hasard un coup d’œil dans lefond de la gorge, où la Lauter serpente au milieu des prairies,vit, à la pointe d’un vieux chêne, un busard qui observait lespigeons tourbillonnant autour de la ferme. Il le mit en joue avecsa canne ; aussitôt l’oiseau partit, jetant un miaulementsauvage dans la vallée, et tous les pigeons, à ce cri de guerre, sereplièrent comme un éventail dans le colombier.

Alors Kobus, riant en lui-même, repartit entrottant dans le sentier, jusqu’à ce qu’une petite voix claire semît à crier :

« M. Kobus !… voiciM. Kobus ! » C’était Sûzel qui venait del’apercevoir et qui s’élançait sous le hangar pour appeler sonpère. Il atteignait à peine le chemin des voitures, au pied de lacôte, que le vieux fermier anabaptiste, avec son large collier debarbe, son chapeau de crin, sa camisole de laine grise garnied’agrafes de laiton, venait à sa rencontre, la figure épanouie, ets’écriait d’un ton joyeux : « Soyez le bienvenu, monsieurKobus, soyez le bienvenu. Vous nous faites un grand plaisir en cejour ; nous n’espérions pas vous voir si tôt. Que le ciel soitloué de vous voir décidé pour aujourd’hui.

– Oui, Christel, c’est moi, dit Fritz endonnant une poignée de main au brave homme ; l’idée de venirm’a pris tout à coup, et me voilà. Hé ! Hé ! hé ! jevois avec satisfaction que vous avez toujours bonne mine, pèreChristel.

– Oui, le ciel nous a conservé la santé,monsieur Kobus ; c’est le plus grand bien que nous puissionssouhaiter ; qu’il en soit béni ! Mais tenez, voici mafemme que la petite est allée prévenir. »

En effet, la bonne mère Orchel, grosse etgrasse, avec sa coiffe de taffetas noir, son tablier blanc et sesgros bras ronds sortant des manches de chemise, accourait aussi, lapetite Sûzel derrière elle.

« Ah ! Seigneur Dieu ! c’estvous, monsieur Kobus, disait la bonne femme toute riante ; desi bonne heure ? Ah ! quelle bonne surprise vous nousfaites.

– Oui, mère Orchel. Tout ce que je voisme réjouit. J’ai donné un coup d’œil sur les vergers, tout pousse àsouhait ; et j’ai vu tout à l’heure le bétail qui rentrait del’abreuvoir, il m’a paru en bon état.

– Oui, oui, tout est bien », dit lagrosse fermière. On voyait qu’elle avait envie d’embrasser Kobus,et la petite Sûzel paraissait aussi bien heureuse. Deux garçons delabour, en blouse, sortaient alors avec la charrue attelée ;ils levèrent leur bonnet en criant : « Bonjour, monsieurKobus !

– Bonjour, Johan ; bonjour,Kasper », dit-il tout joyeux. Il s’était approché de lavieille ferme, dont la façade était couverte d’un lattis, oùgrimpaient jusque sous le toit six ou sept gros ceps de vignenoueux ; mais les bourgeons se montraient à peine. À droite dela petite porte ronde se trouvait un banc de pierre. Plus loin,sous le toit du hangar, qui s’avançait en auvent jusqu’à douzepieds du sol, étaient entassés pêle-mêle les herses, les charrues,le hache-paille, les scies et les échelles. On y voyait aussi,contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher, etau-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes depaille, où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chienMopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grossemoustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe deFritz, qui lui passait la main sur la tête.

C’est ainsi qu’au milieu des éclats de rire etdes joyeux propos qu’inspirait à tous l’arrivée de ce bon Kobus,ils entrèrent ensemble dans l’allée, puis dans la chambre communede la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit àneuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres, àvitres octogones, s’ouvraient sur la vallée ; une autrepetite, derrière, prenait jour sur la côte ; le long desfenêtres s’étendait une longue table de hêtre, les jambes en X,avec un banc de chaque côté ; derrière la porte, à gauche, sedressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table setrouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès àfleurs bleues ; de vieilles images de saints, enluminées devermillon et encadrées de noir, complétaient l’ameublement de cettepièce.

« Monsieur, dit Christel, vous dînerezici, n’est-ce pas ?

– Cela va sans dire.

– Bon. Tu sais, Orchel, ce qu’aimeM. Kobus ?

– Oui, sois tranquille ; nous avonsjustement fait la pâte ce matin.

– Alors, asseyons-nous. Êtes-vousfatigué, monsieur Kobus ? Voulez-vous changer de souliers,mettre mes sabots ?

– Vous plaisantez, Christel ; j’aifait ces deux petites lieues sans m’en apercevoir.

– Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rienà M. Kobus, Sûzel ?

– Que veux-tu que je lui dise ? Ilvoit bien que je suis là, et que nous avons tous du plaisir à lerecevoir chez nous.

– Elle a raison, père Christel. Nousavons assez causé hier, nous deux ; elle m’a raconté tout cequi se passe ici. Je suis content d’elle : c’est une bonnepetite fille. Mais puisque nous y sommes, et que la mère Orchelnous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allonsfaire en attendant ? Allons voir un peu les champs, le verger,le jardin ; il y a si longtemps que je n’étais sorti, quecette petite course n’a fait que me dégourdir les jambes.

– Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tupeux aider ta mère ; nous reviendrons dans uneheure. »

Alors Fritz et le père Christel sortirent, etcomme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vitle reflet de la flamme au fond de la cuisine. La fermièrepétrissait déjà la pâte sur l’évier.

« Dans une heure, monsieur Kobus !lui cria-t-elle.

– Oui, mère Orchel, oui, dans uneheure. » Et ils sortirent.

« Nous avons beaucoup pressé de fruitscet hiver, dit Christel ; cela nous fait au moins dix mesuresde cidre et vingt de poiré. C’est une boisson plus rafraîchissanteque le vin, pendant les moissons.

– Et plus saine que la bière, ajoutaKobus. On n’a pas besoin de la fortifier, ni de l’étendre d’eau,c’est une boisson naturelle. »

Ils longeaient alors le mur de ladistillerie ; Fritz jeta les yeux à l’intérieur par unelucarne. « Et des pommes de terre, Christel, en avez-vousdistillé ?

– Non, monsieur, vous savez que l’annéedernière elles n’ont pas donné ; il faut attendre une récolteabondante, pour que cela vaille la peine.

– C’est juste. Tiens, il me semble quevous avez plus de poules que l’année dernière, et de plusbelles ?

– Ah ! ça, monsieur Kobus, ce sontdes cochinchinoises. Depuis deux ans, il y en a beaucoup dans lepays ; j’en avais vu chez Daniel Stenger, à la ferme deLauterbach, et j’ai voulu en avoir. C’est une espèce magnifique,mais il faudra voir si ces cochinchinoises sont bonnespondeuses. »

Ils étaient devant la grille de la basse-cour,et des quantités de poules grandes et petites, des huppées et despattues, un coq superbe à l’œil roux au milieu, se tenaient là dansl’ombre, regardant, écoutant et se peignant du bec. Quelquescanards se trouvaient aussi dans le nombre.

« Sûzel ! Sûzel ! » criale fermier.

La petite parut aussitôt.

« Quoi, mon père ?

– Mais ouvre donc aux poules, qu’ellesprennent l’air et que les canards aillent à l’eau ; il seratemps de les enfermer quand il y aura de l’herbe, et qu’elles ironttout déterrer au jardin. »

Sûzel s’empressa d’ouvrir, et Christel se mità descendre la prairie, Fritz derrière lui. À cent pas de larivière, et comme le terrain devenait humide, l’anabaptiste fithalte, et dit :

« Voyez, monsieur Kobus, depuis six anscette pente ne produisait que des osiers et des flèches d’eau, il yavait à peine de quoi paître une vache ; eh bien ! cethiver, nous nous sommes mis à niveler, et maintenant toute l’eausuit sa pente à la rivière. Que le soleil donne quinze jours, cesera sec, et nous sèmerons là ce que nous voudrons : dutrèfle, du sainfoin, de la luzerne ; je vous réponds que lefourrage sera bon.

– Voilà ce que j’appelle une fameuseidée, dit Fritz.

– Oui, monsieur, mais il faut que je vousparle d’une autre chose ; quand nous reviendrons à la ferme,et que nous serons à l’endroit où la rivière fait un coude, je vousexpliquerai cela, vous le comprendrez mieux. »

Ils continuèrent à se promener ainsi autour dela vallée jusque vers midi. Christel exposait à Kobus sesintentions.

« Ici, disait-il, je planterai des pommesde terre ; là, nous sèmerons du blé ; après le trèfle,c’est un bon assolement. »

Fritz n’y comprenait rien ; mais il avaitl’air de s’y entendre, et le vieux fermier était heureux de parlerdes choses qui l’intéressaient le plus.

La chaleur devenait grande. À force de marcherdans ces terres grasses, labourées profondément, et qui vouslaissaient à chaque pas une motte au talon, Kobus avait fini parsentir la sueur lui couler le long du dos ; et comme ilsétaient au haut de la côte, en train de reprendre haleine, cetimmense bourdonnement des insectes, qui sortent de terre auxpremiers beaux jours, se fit entendre pour la première fois à sesoreilles.

« Écoutez, Christel, dit-il, quellemusique… hein ! C’est tout de même étonnant, cette vie quisort de terre sous la forme de chenilles, de hannetons, de mouches,et qui remplit l’air du jour au lendemain ; c’est quelquechose de grand !

– Oui, c’est même trop grand, ditl’anabaptiste. Si nous n’avions pas le bonheur d’avoir desmoineaux, des pinsons, des hirondelles et des centaines d’autrespetits oiseaux, comme les chardonnerets et les fauvettes, pourexterminer toute cette vermine, nous serions perdus, monsieurKobus : les hannetons, les chenilles et les sauterelles nousmangeraient tout ! Heureusement, le Seigneur vient à notreaide. On devrait défendre la chasse des petits oiseaux ; moi,j’ai toujours défendu de dénicher les moineaux de la ferme ;ça nous pille beaucoup de grain, mais ça nous en sauve encoreplus.

– Oui, reprit Fritz, voilà comment toutmarche dans ce bas monde : les insectes dévorent les plantes,les oiseaux dévorent les insectes, et nous mangeons les oiseauxavec le reste. Depuis le commencement, les choses ont été arrangéespour que nous mangions tout : nous avons trente-deux dentspour cela ; les unes pointues, les autres tranchantes, et lesautres, ce qu’on appelle les grosses dents, pour écraser. Celaprouve que nous sommes les rois de la terre.

– Mais écoutez, Christel !…qu’est-ce que c’est ?

– Ça, c’est la grosse cloche de Hunebourgqui sonne midi, le son entre là-bas dans la vallée, près de laroche des Tourterelles. »

Ils se mirent à redescendre, et, sur le bordde la rivière, à cent pas de la ferme, l’anabaptiste, s’arrêtant denouveau dit :

« Monsieur Kobus, voici l’idée dont jevous parlais tout à l’heure. Voyez comme la rivière est basseici ; tous les ans, à la fonte des neiges, ou quand il tombeune grande averse en été, la rivière déborde ; elle avance decent pas au moins dans ce coin ; si vous étiez arrivé lasemaine dernière, vous l’auriez vu plein d’écume ; maintenantencore la terre est très humide.

« Eh bien ! j’ai pensé que si l’oncreusait de cinq ou six pieds dans ce tournant, ça nous donneraitd’abord deux ou trois cents tombereaux de terre grasse, quiformeraient un bon engrais pour la côte, car il n’y a rien de mieuxque de mêler la terre glaise à la terre de chaux. Ensuite, enbâtissant un petit mur bien solide du côté de la rivière, nousaurions le meilleur réservoir qu’on puisse souhaiter pour tenir dela truite, du barbeau, de la tanche, et toutes les espèces de laLauter. L’eau entrerait par une écluse grillée, et sortirait parune claie bien serrée de l’autre côté : les poissons seraientlà dans l’eau vive comme chez eux, et l’on n’aurait qu’à jeter lefilet pour en prendre ce qu’on voudrait.

« Au lieu que maintenant, surtout depuisque l’horloger de Hunebourg et ses deux fils viennent pêcher toutela sainte journée, et qu’ils emportent tous les soirs des truitesplein leurs sacs, il n’y a plus moyen d’en avoir. Que pensez-vousde cela, monsieur Kobus, vous qui aimez le poisson d’eaucourante ? Toutes les semaines, Sûzel vous en porterait avecle beurre, les œufs et le reste.

– Ça, dit Fritz, la bouche pleined’admiration, c’est une idée magnifique. Christel, vous êtes unhomme rempli de bon sens. Depuis longtemps j’aurais dû penser à ceréservoir, car j’aime beaucoup la truite. Oui, vous avez raison.Tiens, tiens, c’est tout à fait juste ! Pas plus tard quedemain nous commencerons, entendez-vous, Christel ? Ce soir,je vais à Hunebourg chercher des ouvriers, des tombereaux et desbrouettes. Il faut que l’architecte Lang arrive, pour que la chosesoit faite en règle. Et, l’affaire terminée, nous sèmeronslà-dedans des truites, des perches, des barbeaux, comme on sème deschoux, des raves et des carottes dans son jardin. »

Kobus partit alors d’un grand éclat de rire,et le vieil anabaptiste parut heureux de le voir approuver sonplan. Tout en regagnant la ferme, Fritz disait :

« Je vais m’établir chez vous, Christel,huit, dix, quinze jours, pour surveiller et pousser ce travail. Jeveux tout voir de mes propres yeux. Il faudra, du côté de larivière, un mur solide, de bonne chaux et de bonnesfondations ; nous aurons aussi besoin de sable et de gravierpour le fond du réservoir, car les poissons d’eau courante veulentdu gravier. Enfin nous établirons cela pour durerlongtemps. »

Ils entraient alors dans la grande cour enface du hangar ; Sûzel se trouvait sur la porte.

« Est-ce que ta mère nous attend ?lui demanda le vieil anabaptiste.

– Pas encore ; elle est seulement entrain de dresser la table.

– Bon ! nous avons le temps de voirles écuries. » Il traversa la cour et ouvrit la lucarne. Kobusregarda l’étable blanchie à la chaux et pavée de moellons, unerigole au milieu en pente douce, les bœufs et les vaches à la filedans l’ombre. Comme tous ces bons animaux tournaient la tête versla lumière, le père Christel dit : « Ces deux grandsbœufs, sur le devant, sont à l’engrais depuis trois mois ; leboucher juif, Isaac Schmoûle, en a envie ; il est déjà venudeux ou trois fois. Les six autres nous suffiront cette année pourle labour. Mais voyez ce petit noir, monsieur, il est magnifique,et c’est bien dommage que nous n’ayons pas la paire. J’ai déjàcouru tout le pays pour en trouver un pareil. Quant aux vaches, cesont les mêmes que l’année dernière ; Roesel est fraîche àlait ; je veux lui laisser nourrir sa petite génisseblanche.

– C’est bon, fit Kobus, je vois que toutest bien. Maintenant, allons dîner, je me sens une pointed’appétit. »

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