L’Ami Fritz

Chapitre 11

 

 

On peut s’imaginer les réflexions que fitKobus sur les remparts. Il se promenait derrière la Manutention, latête penchée, la canne sous le bras, regardant à droite et àgauche, si personne ne venait. Il lui semblait que chacun allaitdécouvrir son état au premier coup d’œil.

« Un vieux garçon de trente-six ansamoureux d’une petite fille de dix-sept, quelle choseridicule ! se disait-il. Voilà donc d’où venaient tes ennuis,Fritz, tes distractions et tes rêveries depuis troissemaines ! voilà pourquoi tu perdais toujours à la brasserie,pourquoi tu n’avais plus la tête à toi dans la cave, pourquoi tubâillais à ta fenêtre comme un âne, en regardant le marché. Peut-onêtre aussi bête à ton âge ?

« Encore, si c’était de la veuve Windlingou de la grande Salomé Roedig que tu sois amoureux, cela pourraitaller. Il vaudrait mieux te pendre mille fois, que de te marieravec l’une d’elles ; mais au moins, aux yeux des gens, unpareil mariage serait raisonnable. Mais être amoureux de la petiteSûzel, la fille de ton propre fermier, une enfant, une véritableenfant, qui n’est ni de ton rang, ni de ta condition, et dont tupourrais être le père, c’est trop fort ! C’est tout à faitcontre nature, ça n’a pas même le sens commun. Si par malheurquelqu’un s’en doutait, tu n’oserais plus te montrer auGrand-Cerf, au Casino, nulle part. C’est alors qu’on semoquerait de toi, Fritz, de toi qui t’es tant moqué des autres. Ceserait l’abomination de la désolation ; le vieux Davidlui-même, malgré son amour du mariage, te rirait au nez ; ilt’en ferait des apologues ! il t’en ferait !

« Allons, allons, c’est encore un grandbonheur que personne ne sache rien, et que tu te sois aperçu de lachose à temps. Il faut étouffer tout cela, déraciner bien vitecette mauvaise herbe de ton jardin. Tu seras peut-être un peutriste trois ou quatre jours, mais le bon sens te reviendra. Levieux vin te consolera, tu donneras des dîners, tu feras des toursaux environs dans la voiture de Hâan. Et justement, avant-hier ilm’engageait, pour la centième fois, à l’accompagner en perception.C’est cela, nous causerons, nous rirons, nous nous ferons du bonsang, et dans une quinzaine tout sera fini. »

Deux hussards s’approchaient alors, brasdessus bras dessous avec leurs amoureuses. Kobus les vit venir deloin, sur le bastion de l’hôpital, et descendit dans la rue desFerrailles, pour retourner à la maison.

« Je vais commencer par écrire au pèreChristel de poser le grillage, se dit-il, et de remplir leréservoir lui-même. Si l’on me rattrape à retourner au Meisenthâl,ce sera dans la semaine des quatre jeudis. »

Lorsqu’il rentra, Katel dressait la table.Sûzel était partie depuis longtemps. Fritz ouvrit son secrétaire,écrivit au père Christel qu’il ne pouvait pas venir, et qu’il lechargeait de poser le grillage lui-même ; puis il cacheta lalettre, s’assit à table et dîna sans rien dire.

Après le dîner, il ressortit vers une heure etse rendit chez Hâan, qui demeurait à l’Hôtel de laCigogne, en face des halles. Hâan était dans son petit bureaurempli de tabac, la pipe aux lèvres ; il préparait des sacs etserrait dans un fourreau de cuir, de grands registres reliés enveau. Son garçon Gaysse l’aidait :

« Hé, Kobus ! s’écria-t-il, d’où mevient ta visite ? Je ne te vois pas souvent ici.

– Tu m’as dit, avant-hier, que tu partaisen tournée, répondit Fritz en s’asseyant au coin de la table.

– Oui, demain matin, à cinq heures ;la voiture est commandée. Tiens, regarde ! je viens justementde préparer mon livre à souches et mes sacs. J’en aurai pour septou huit jours.

– Eh bien, je t’accompagne.

– Tu m’accompagnes ! s’écria Hâand’une voix joyeuse, en frappant de ses grosses mains carrées sur latable. Enfin, enfin, tu finis par te décider une fois, ça n’est pasmalheureux… Ha ! ha ! ha ! »

Et, plein d’enthousiasme, il jeta son petitbonnet de soie noire de côté, s’ébouriffa les cheveux sur sa grossetête rouge à demi chauve, et se mit à crier :

« À la bonne heure !… à la bonneheure !… Nous allons nous faire du bon sang !

– Oui, le temps m’a paru favorable, ditFritz.

– Un temps magnifique, s’écria Hâan, enécartant les rideaux derrière son fauteuil, un temps d’or, un tempscomme on n’en a pas vu depuis dix ans. Nous partirons demain aupetit jour, nous courrons le pays… c’est décidé… mais ne va pas tedédire !

– Sois tranquille.

– Ah !ma foi, s’écria le gros homme,tu ne pouvais pas me faire un plus grand plaisir.

– Gaysse ! Gaysse !

– Monsieur !

– Ma capote ! tenez… pendez ma robede chambre derrière la porte. Vous fermerez le bureau, et vousdonnerez la clef à la mère Lehr. Nous allons auGrand-Cerf, Kobus ?

– Oui, prendre des chopes ; il n’y apas de bonne bière en route.

– Pourquoi pas ? À Hackmatt, elleest bonne.

– Alors, tu n’as plus rien à préparer,Hâan ?

– Non, tout est prêt. Ah ! dis donc,si tu voulais mettre deux ou trois chemises et des bas dans mavalise.

– J’aurai la mienne.

– Eh bien, en route ! » s’écriaHâan, en prenant son bras. Ils sortirent, et le gros percepteur semit à énumérer les villages qu’ils auraient à voir, dans la plaineet dans la montagne : « Dans la plaine, à Hackmatt, àMittelbronn, à Lixheim, c’est tout pays protestant, tous gensriches, bien établis, belles maisons, bons vins, bonne table, bonlit. Nous serons comme des coqs en pâte les six premiersjours ; pas de difficulté pour la perception, les sommes duroi sont prêtes d’avance. Et seulement, à la fin, nous aurons unpetit coin de pays, le Wildland, une espèce de désert, où l’on nevoit que des croix sur la route, et où les voyageurs tirent lalangue d’une aune ; mais ne crains rien, nous ne mourrons pasde faim, tout de même. »

Fritz écoutait en riant, et c’est ainsi qu’ilsentrèrent à la brasserie du Grand-Cerf. Là, les choses sepassèrent comme toujours : on joua, on but des chopes, et,vers sept heures, chacun retourna chez soi pour souper.

Kobus, en traversant sa petite allée, entradans la cuisine, selon son habitude, pour voir ce que Katel luipréparait. Il vit la vieille servante assise au coin de l’âtre, surun tabouret de bois, un torchon sur les genoux, en train degraisser ses souliers de fatigue.

« Qu’est-ce que tu fais donc là ?dit-il.

– Je graisse vos gros souliers pour allerà la ferme, puisque vous partez demain ou après.

– C’est inutile, dit Fritz, je n’iraipas ; j’ai d’autres affaires.

– Vous n’irez pas ? fit Katel toutesurprise ; c’est le père Christel, Sûzel et tout le monde, quivont avoir de la peine, monsieur !

– Bah ! ils se sont passés de moijusqu’à présent, et j’espère, avec l’aide de Dieu, qu’ils s’enpasseront encore. J’accompagne Hâan dans sa tournée, pour réglerquelques comptes. Et, puisque je me le rappelle maintenant, il y aune lettre sur la cheminée pour Christel ; tu enverras demainle petit Yéri la porter, et ce soir, tu mettras dans ma valisetrois chemises et tout ce qu’il faut pour rester quelques joursdehors.

– C’est bon, monsieur. » Kobus entradans la salle à manger, tout fier de sa résolution, et ayant soupéd’assez bon appétit, il se coucha, pour être prêt à partir de grandmatin.

Il était à peine cinq heures, et le soleilcommençait à poindre au milieu des grandes vapeurs du Losser,lorsque Fritz Kobus et son ami Hâan, accroupis dans un vieux char àbancs tressé d’osier, en forme de corbeille, à l’ancienne mode dupays, sortirent au grand trot par la porte de Hildebrandt, et semirent à rouler sur la route de Hunebourg à Michelsberg.

Hâan avait sa grande houppelande de castorineet son bonnet de renard à longs poils, la queue flottant sur ledos, Kobus, sa belle capote bleue, son gilet de velours à carreauxverts et rouges, et son large feutre noir.

Quelques vieilles le balai à la main, lesregardaient passer en disant : « Ils vont ramasserl’argent des villages ; ça prouve qu’il est temps d’apprêternotre magot ; la note des portes et fenêtres va venir. Quelgueux que ce Hâan ! Penser que tout le monde doit s’échinerpour lui, qu’il n’en a jamais assez, et que la gendarmerie lesoutient ! »

Puis elles se remettaient à balayer demauvaise humeur.

Une fois hors de l’avancée, Hâan et Kobus setrouvèrent dans les brouillards de la rivière.

« Il fait joliment frais ce matin, ditKobus.

– Ha ! ha ! ha ! réponditHâan en claquant du fouet, je t’en avais bien prévenu hier. Ilfallait mettre ta camisole de laine ; maintenant, allonge-toidans la paille, mon vieux, allonge-toi.

– Hue ! Foux, hue !

– Je vais fumer une pipe, dit Kobus, celame réchauffera. » Il battit le briquet, tira sa grande pipe deporcelaine d’une poche de côté, et se mit à fumer gravement.

Le cheval, une grande haridelle deMecklembourg, trottait les quatre fers en l’air, les arbressuivaient les arbres, les broussailles les broussailles. Hâan ayantdéposé le fouet dans un coin, sous son coude, fumait aussi toutrêveur, comme il arrive au milieu des brouillards, où l’on ne voitpas les choses clairement.

Le soleil jaune avait de la peine à dissiperces masses de brume, le Losser grondait derrière le talus de laroute ; il était blanc comme du lait, et malgré son bruitsourd, il semblait dormir sous les grands saules.

Parfois, à l’approche de la voiture, unmartin-pêcheur jetait son cri perçant et filait ; puis, unealouette se mettait à gazouiller quelques notes. En regardant bien,on voyait ses ailes grises s’agiter en accent circonflexe àquelques pieds au-dessus des champs, mais elle redescendait au boutd’une seconde, et l’on n’entendait plus que le bourdonnement de larivière et le frémissement des peupliers.

Kobus éprouvait alors un véritablebien-être ; il se réjouissait et se glorifiait de larésolution qu’il avait prise d’échapper à Sûzel par une fuitehéroïque ; cela lui semblait le comble de la sagessehumaine.

« Combien d’autres, pensait-il, seseraient endormis dans ces guirlandes de roses, qui t’entouraientde plus en plus, et qui, finalement, n’auraient été que de bonnescordes, semblables à celles que la vertueuse Dalila tressait pourSamson ! Oui, oui, Kobus, tu peux remercier le Ciel de tachance ; te voilà libre encore une fois comme un oiseau dansl’air ; et, par la suite des temps, jusqu’au sein de lavieillesse, tu pourras célébrer ton départ de Hunebourg, à la façondes Hébreux, qui se rappelaient toujours avec attendrissement lesvases d’or et d’argent de l’Égypte ; ils abandonnèrent leschoux, les raves et les oignons de leur ménage, pour sauver letabernacle ; tu suis leur exemple, et le vieux Sichel lui-mêmeserait émerveillé de ta rare prudence. »

Toutes ces pensées, et mille autres non moinsjudicieuses, passaient par la tête de Fritz ; il se croyaithors de tout péril, et respirait l’air du printemps dans une doucesécurité. Mais le Seigneur-Dieu, sans doute fatigué de saprésomption naturelle, avait résolu de lui faire vérifier lasagesse de ce proverbe : « Cache-toi, fuis, dérobe-toisur les monts et dans la plaine, au fond des bois ou dans un puits,je te découvre et ma main est sur toi ! »

À la Steinbach, près du grand moulin, ilsrencontrèrent un baptême qui se rendaient à l’égliseSaint-Blaise : le petit poupon rose sur l’oreiller blanc, lasage-femme, fière avec son grand bonnet de dentelle, et les autresgais comme des pinsons – à Hoheim, une paire de vieux quicélébraient la cinquantaine dans un pré ; ils dansaient aumilieu de tout le village ; le ménétrier, debout sur une tonnesoufflait dans sa clarinette, ses grosses joues rouges gonfléesjusqu’aux oreilles, le nez pourpre et les yeux à fleur detête ; on riait, on trinquait ; le vin, la bière, lekirschenwasser coulaient sur les tables ; chacun battait lamesure ; les deux vieux les bras en l’air, valsaient la faceriante ; et les bambins, réunis autour d’eux, poussaient descris de joie qui montaient jusqu’au ciel. À Frankenthâl, une nocemontait les marches de l’église, le garçon d’honneur en tête, lapoitrine couverte d’un bouquet en pyramide, le chapeau garni derubans de mille couleurs, puis les jeunes mariés tout attendris,les vieux papas riant dans leur barbe grise, les grosses mèresépanouies de satisfaction.

C’était merveilleux de voir ces choses, etcela vous donnait à penser plus qu’on ne peut dire.

Ailleurs, de jeunes garçons et de jeunesfilles de quinze à seize ans cueillaient des violettes le long deshaies, au bord de la route ; on voyait à leurs yeux luisantsqu’ils s’aimeraient plus tard. Ailleurs, c’était un conscrit que safiancée accompagnait sur la route, un petit paquet sous lebras ; de loin, on les entendait qui se juraient l’un àl’autre de s’attendre. – Toujours, toujours cette vieillehistoire de l’amour, sous mille et mille formes différentes ;on aurait dit que le diable lui-même s’en mêlait.

C’était justement cette saison du printemps oùles cœurs s’éveillent, où tout renaît, où la vie s’embellit, oùtout nous invite au bonheur, où le Ciel fait des promessesinnombrables à ceux qui s’aiment ! Partout Kobus rencontraitquelque spectacle de ce genre, pour lui rappeler Sûzel, et chaquefois il rougissait, il rêvait, il se grattait l’oreille etsoupirait. Il se disait en lui-même : « Que les gens sontbêtes de se marier ! Plus on voyage et plus on reconnaît queles trois quarts des hommes ont perdu la tête, et que dans chaqueville, cinq ou six vieux garçons ont seuls conservé le sens commun.Oui, c’est positif… la sagesse n’est pas à la portée de tout lemonde, on doit se féliciter beaucoup d’être du petit nombre desélus. »

Arrivaient-ils dans un village, tandis queHâan s’occupait de sa perception, qu’il recevait l’argent du roi etdélivrait des quittances, l’ami Fritz s’ennuyait ; sesrêveries touchant la petite Sûzel augmentaient, et finalement, pourse distraire, il sortait de l’auberge et descendait la grande rue,regardant à droite et à gauche les vieilles maisons avec leurspoutrelles sculptées, leurs escaliers extérieurs, leurs galeries debois vermoulu, leurs pignons couverts de lierre, leurs petitsjardins enclos de palissades, leurs basses-cours, et, derrière toutcela, les grands noyers, les hauts marronniers dont le feuillageéclatant moutonnait au-dessus des toits. L’air plein de lumièreéblouissante, les petites ruelles où se promenaient des régimentsde poules et de canards barbotant et caquetant ; les petitesfenêtres à vitres hexagones, ternies de poussière grise ou nacréespar la lune ; les hirondelles, commençant leur nid de terre àl’angle des fenêtres, et filant comme des flèches à travers lesrues ; les enfants, tout blonds, tressant la corde de leurfouet ; les vieilles, au fond des petites cuisines sombres,aux marches concassées, regardant d’un air de bienveillance ;les filles, curieuses, se penchant aussi pour voir : toutpassait devant ses yeux sans pouvoir le distraire.

Il allait, regardant et regardé, songeanttoujours à Sûzel, à sa collerette, à son petit bonnet, à ses beauxcheveux, à ses bras dodus ; puis au jour où le vieux Davidl’avait fait asseoir à table entre eux deux ; au son de savoix, quand elle baissait les yeux, et ensuite à ses beignets, oubien encore aux petites taches de crème qu’elle avait certain jourà la ferme ; enfin à tout : – il revoyait tout celasans le vouloir !

C’est ainsi que, le nez en l’air, les mainsdans ses poches, il arrivait au bout du village, dans quelquesillon de blé, dans un sentier qui filait entre des champs deseigle ou de pommes de terre. Alors la caille chantait l’amour, laperdrix appelait son mâle, l’alouette célébrait dans les nuages lebonheur d’être mère ; derrière, dans les ruelles lointaines,le coq lançait son cri de triomphe ; les tièdes bouffées de labrise portaient, semaient partout les graines innombrables quidoivent féconder la terre : l’amour, toujours l’amour !Et, pardessus tout cela, le soleil splendide, le père de tous lesvivants, avec sa large barbe fauve et ses longs bras d’or,embrassant et bénissant tout ce qui respire ! Ah ! quellepersécution abominable ! Faut-il être malheureux pourrencontrer partout, partout la même idée, la même pensée et lesmêmes ennuis ! Allez donc vous débarrasser d’une espèce deteigne qui vous suit partout, et qui vous cuit d’autant plus qu’onse remue. Dieu du ciel, à quoi pourtant les hommes sontexposés !

« C’est bien étonnant, se disait lepauvre Kobus, que je ne sois pas libre de penser à ce qui me plaît,et d’oublier ce qui ne me convient pas. Comment ! toutes lesidées d’ordre, de bon sens et de prévoyance, sont abolies dans macervelle, lorsque je vois des oiseaux qui se becquettent, despapillons qui se poursuivent, de véritables enfantillages, deschoses qui n’ont pas le sens commun ! Et je songe à Sûzel, jeradote en moi-même, je me trouve malheureux, quand rien ne memanque, quand je mange bien et que je bois bien ! Allons,allons, Fritz, c’est trop fort ; secoue cela, fais-toi doncune raison ! »

C’est comme s’il avait voulu raisonner contrela goutte et le mal de dents.

Le pire de tout, quand il marchait ainsi dansles petits sentiers, c’est qu’il lui semblait entendre le vieuxDavid nasiller à son oreille : « Hé ! Kobus, il fauty passer… tu feras comme les autres… Hé ! hé ! hé !Je te le dis, Fritz, ton heure est proche !

– Que le diable t’emporte ! »pensait-il.

Mais, d’autres fois, avec une résignationdouloureuse et mélancolique :

« Peut-être, Fritz, se disait-il enlui-même, peut-être qu’à tout prendre les hommes sont faits pour semarier… puisque tout le monde se marie. Des gens mal intentionnés,poussant les choses encore plus loin, pourraient même soutenir queles vieux garçons ne sont pas les sages, mais au contraire les fousde la création, et qu’en y regardant de près, ils se comportentcomme les frelons de la ruche. »

Ces idées n’étaient que des éclairs quil’ennuyaient beaucoup ; il en détournait la vue, ets’indignait contre les gens capables d’avoir d’autres théories quecelles de la paix, du calme et du repos, dont il avait fait la basede son existence. Et chaque fois qu’une idée pareille luitraversait la tête, il se hâtait de répondre :

« Quand notre bonheur ne dépend plus denous, mais du caprice d’une femme, alors tout est perdu ;mieux vaudrait se pendre que d’entrer dans une pareillegalère ! »

Enfin, au bout de toutes ces excursions,entendant au loin, du milieu des champs, l’horloge du village, ilrevenait émerveillé de la rapidité du temps.

« Hé, te voilà ! lui criait le grospercepteur : je suis en train de terminer mes comptes ;tiens, assieds-toi, c’est l’affaire de dix minutes. »

La table était couverte de piles de florins etde thalers, qui grelottaient à la moindre secousse. Hâan, courbésur son registre, faisait son addition. Puis, la face épanouie, illaissait tomber les piles d’écus dans un sac d’une aune, qu’ilficelait avec soin, et déposait à terre près d’une pile d’autres.Enfin, quand tout était réglé, les comptes vérifiés et les rentréesabondantes, il se retournait tout joyeux, et ne manquait pas des’écrier :

« Regarde, voilà l’argent des armées duroi ! En faut-il de ce gueux d’argent pour payer les armées deSa Majesté, ses conseillers, et tout ce qui s’ensuit, ha !ha ! ha ! Il faut que la terre sue de l’or et les gensaussi. Quand donc diminuera-t-on les gros bonnets, pour soulager lepauvre monde ? Ça ne m’a pas l’air d’être de sitôt, Kobus, carles gros bonnets sont ceux que Sa Majesté consulterait d’abord surl’affaire. »

Alors il se prenait le ventre à deux mainspour rire à son aise, et s’écriait :

« Quelle farce ! quelle farce !Mais tout cela ne nous regarde pas, je suis en règle. Queprends-tu ?

– Rien, Hâan, je n’ai envie de rien.

– Bah ! cassons une croûte pendantqu’on attellera le cheval ; un verre de vin vous fait toujoursvoir les choses en beau. Quand on a des idées mélancoliques, Fritz,il faut changer les verres de ses lunettes, et regarder l’universpar le fond d’une bouteille de gleiszeller oud’umstein. »

Il sortait pour faire atteler le cheval etsolder le compte de l’auberge ; puis il venait prendre unverre avec Kobus ; et, tout étant terminé, les sacs rangésdans la caisse du char à bancs garnie de tôle, il claquait dufouet, et se mettait en route pour un autre village.

Voilà comment l’ami Fritz passait le temps enroute ; ce n’était pas toujours gaiement, comme on voit. Sonremède ne produisait pas tous les heureux effets qu’il en avaitattendus, bien s’en faut.

Mais ce qui l’ennuyait encore plus que tout lereste, c’était le soir, dans ces vieilles auberges de village,silencieuses après neuf heures, où pas un bruit ne s’entend, parceque tout le monde est couché, c’était d’être seul avec Hâan aprèssouper, sans avoir même la ressource de faire sa partie deyouker, ou de vider des chopes, attendu que les cartesmanquaient, et que la bière tournait au vinaigre. Alors ils segrisaient ensemble avec du schnapsou du vin d’Ekersthâl.Mais Fritz, depuis sa fuite de Hunebourg, avait le vinsingulièrement triste et tendre ; même ce petit verjus, quiferait danser des chèvres, lui tournait les idées à la mélancolie.Il racontait de vieilles histoires : l’histoire du mariage deson grand-père Nicklausse, avec sa grand-mère Gorgel, ou l’aventurede son grand-oncle Séraphion Kobus, conseiller intime de la grandefaisanderie de l’électeur Hans-Peter XVII, lequel grand-oncle étaittombé subitement amoureux, vers l’âge de soixante-dix ans, d’unecertaine danseuse française, venue de l’Opéra, et nommée Rosa FonPompon ; de sorte que Séraphion l’accompagnait finalement àtoutes les foires et sur tous les théâtres, pour avoir le bonheurde l’admirer.

Fritz s’étendait en long et en large sur ceschoses, et Hâan, qui dormait aux trois quarts, bâillait de temps entemps dans sa main, en disant d’une voix nasillarde :« Est-ce possible ? est-ce possible ? » Ou bienil l’interrompait par un gros éclat de rire, sans savoir pourquoi,en bégayant :

« Hé ! hé ! Hé ! il sepasse des choses drôles dans ce monde ! Va, Kobus, vatoujours, je t’écoute. Mais je pensais tout à l’heure à cet animalde Schoultz, qui s’est laissé tirer les bottes par des paysans,dans une mare. »

Fritz reprenait son histoire sentimentale, etc’est ainsi que venait l’heure de dormir.

Une fois dans leur chambre à deux lits, lacaisse entre eux, et le verrou tiré, Kobus se rappelait encore denouveaux détails sur la passion malheureuse du grand-oncleSéraphion et le mauvais caractère de Mlle Rosa Fon Pompon ; ilse mettait à les raconter, jusqu’à ce qu’il entendît le gros Hâanronfler comme une trompette, ce qui le forçait de se finirl’histoire à lui-même – et c’était toujours par unmariage.

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