L’Ami Fritz

Chapitre 14

 

 

Kobus aurait dû se repentir le lendemain, deses discours inconsidérés à la brasserie duGrand-Cerf ; il aurait dû même en être désolé, car,peu de jours avant, s’étant aperçu que le vin lui déliait lalangue, et qu’il trahissait les pensées secrètes de son âme, ils’était dit : « La vigne est un plant de Gomorrhe ;ses grappes sont pleines de fiel, et ses pépins sont amers ;tu ne boiras plus le jus de la treille. »

Voilà ce qu’il s’était dit ; mais le cœurde l’homme est entre les mains de l’Éternel, il en fait ce qu’illui plaît : il le tourne au nord, il le tourne au midi. C’estpourquoi Fritz, en s’éveillant, ne songea même point à ce quis’était passé à la brasserie.

Sa première pensée fut que Sûzel étaitagréable en sa personne ; il se mit à la contempler enlui-même, croyant entendre sa voix et voir son sourire.

Il se rappela l’enfant pauvre de Wildland, ets’applaudit de l’avoir secourue, à cause de sa ressemblance avec lafille de l’anabaptiste ; il se rappela aussi le chant de Sûzelau milieu des faneuses et des faucheurs ; et cette voix douce,qui s’élevait comme un soupir dans la nuit, lui sembla celle d’unange du ciel.

Tout ce qui s’était accompli depuis le premierjour du printemps lui revint en mémoire comme un rêve : ilrevit Sûzel paraître au milieu de ses amis Hâan, Schoultz, David etIôsef, simple et modeste, les yeux baissés, pour embellir ladernière heure du festin ; il la revit à la ferme, avec sapetite jupe de laine bleue, lavant le linge de la famille, et, plustard, assise auprès de lui, toute timide et tremblante, tandisqu’il chantait, et que le clavecin accompagnait d’un ton nasillardle vieil air :

« Rosette, « Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

Et songeant à ces choses avec attendrissement,son plus grand désir était de revoir Sûzel.

« Je vais aller au Meisenthâl, sedisait-il ; oui, je partirai après le déjeuner… il fautabsolument que je la revoie ! »

Ainsi s’accomplissaient les paroles du rebbeDavid à sa femme : « En ces temps arriveront des chosesextraordinaires ! »

Ces paroles se rapportaient au changement deKobus, et montraient aussi la grande finesse du vieux rabbin.

Tout en mettant ses bas, l’idée revint àFritz, que le père Christel lui avait dit la veille que Sûzel iraità la fête de Bischem, aider sa grand-mère à faire la tarte. Alorsil ouvrit de grands yeux, et se dit au bout d’un instant :

« Sûzel doit être déjà partie ; lafête de Bischem, qui tombe le jour de la Saint-Pierre, est pourdemain dimanche. »

Cela le rendit tout méditatif.

Katel vint servir le déjeuner ; il mangead’assez bon appétit, et, aussitôt après, se coiffant de son largefeutre, il sortit faire un tour sur la place, où se promenaientd’habitude le gros Hâan et le grand Schoultz, entre neuf et dixheures. Mais ils ne s’y trouvaient pas, et Fritz en fut contrarié,car il avait résolu de les emmener avec lui, le lendemain, à lafête de Bischem.

« Si j’y vais tout seul, pensait-il,après ce que j’ai dit hier à la brasserie, on pourrait bien sedouter de quelque chose ; les gens sont si malins, et surtoutles vieilles, qui s’inquiètent tant de ce qui ne les regardepas ! Il faut que j’emmène deux ou trois camarades, alors cesera une partie de plaisir pour manger du pâté de veau et boire dupetit vin blanc, une simple distraction à la monotonie del’existence. »

Il monta donc sur les remparts, et fit le tourde la ville, pour voir ce que Hâan et Schoultz étaientdevenus ; mais il ne les vit pas dans les rues, et supposaqu’ils devaient se trouver dehors, à faire une partie de quilles auPanier-Fleuri, chez le père Baumgarten, au bord duLosser.

Sur cette pensée, Fritz s’avança jusque prèsde la porte de Hildebrandt, et, regardant du côté du bouchon, quise trouve à une demi-portée de canon de Hunebourg, il crutremarquer en effet des figures derrière les grands saules.

Alors, tout joyeux, il descendit du talus,passa sous la porte, et se mit en route, en suivant le sentier dela rivière. Au bout d’un quart d’heure, il entendait déjà lesgrands éclats de rire de Hâan, et la voix forte de Schoultzcriant : « Deux ! pas de chance !… »

Et, se penchant sur le feuillage, il découvritdevant la maisonnette – dont la grande toiture descendait surle verger à deux ou trois pieds du sol, tandis que la façadeblanche était tapissée d’un magnifique cep de vigne – ildécouvrit ses deux camarades en manches de chemise, leurs habitsjetés sur les haies, et deux autres, le secrétaire de la mairie,Hitzig, sa perruque posée sur sa canne fichée en terre, et leprofesseur Speck, tous les quatre en train d’abattre des quilles aubout du treillage d’osier qui longe le pignon.

Le gros Hâan se tenait solidement établi, laboule sous le nez, la face pourpre, les yeux à fleur de tête, leslèvres serrées et ses trois cheveux droits sur la nuque comme desbaguettes : il visait ! Schoultz et le vieux secrétaireregardaient à demi courbés, abaissant l’épaule et se balançant, lesmains croisées sur le dos ; le petit Sépel Baumgarten, plusloin, à l’autre bout, redressait les quilles.

Enfin Hâan, après avoir bien calculé, laissadescendre son gros bras en demi-cercle, et la boule partit endécrivant une courbe imposante.

Aussitôt de grands cris s’élevèrent :« Cinq ! » et Schoultz se baissa pour ramasser uneboule, tandis que le secrétaire prenait Hâan par le bras et luiparlait, levant le doigt d’un geste rapide, sans doute pour luidémontrer une faute qu’il avait commise. Mais Hâan ne l’écoutaitpas et regardait vers les quilles ; puis il alla se rasseoirau bout du banc, sous la charmille transparente, et remplit sonverre gravement.

Cette petite scène champêtre réjouitFritz.

« Les voilà dans la joie,pensa-t-il ; c’est bon, je vais leur poser la chose avecfinesse, cela marchera tout seul. »

Il s’avança donc.

Le grand Frédéric Schoultz, maigre, décharné,après avoir bien balancé sa boule, venait de la lancer ; elleroulait comme un lièvre qui déboule dans les broussailles, etSchoultz, les bras en l’air, s’écriait : « DerKoenig ! der Koenig ![18] »lorsque Fritz, arrêté derrière lui, partit d’un éclat de rire, endisant :

« Ah ! le beau coup ! approche,que je te mette une couronne sur la tête. »

Tous les autres se retournant alors,s’écrièrent :

« Kobus ! à la bonne heure… à labonne heure… on le voit donc une fois par ici !

– Kobus, dit Hâan, tu vas entrer dans lapartie ; nous avons commandé une bonne friture, et ma foi, ilfaut que tu la payes !

– Hé ! dit Fritz en riant, je nedemande pas mieux ; je ne suis pas de force, mais c’est égal,j’essayerai de vous battre tout de même.

– Bon ! s’écria Schoultz, ma partieétait en train ; j’en ai quinze, on te les donne ! Celate convient-il ?

– Soit, dit Kobus, en ôtant sa capote etramassant une boule ; je suis curieux de savoir si je n’ai pasoublié depuis l’année dernière.

– Père Baumgarten ! criait leprofesseur Speck, père Baumgarten ! » L’aubergisteparut.

« Apportez un verre pour M. Kobus,et une autre bouteille. Est-ce que la friture avance ?

– Oui, monsieur Speck.

– Vous la ferez plus forte, puisque noussommes un de plus. »

Baumgarten, le dos courbé comme un furet,rentra chez lui en trottinant ; et dans le même instant Fritzlançait sa boule avec tant de force, qu’elle tombait comme unebombe de l’autre côté du jeu, dans le verger de la poste auxchevaux.

Je vous laisse à penser la joie desautres ; ils se balançaient sur leurs bancs, les jambes enl’air, et riaient tellement que Hâan dut ouvrir plusieurs boutonsde sa culotte pour ne pas étouffer.

Enfin, la friture arriva, une magnifiquefriture de goujons tout croustillants et scintillants de graisse,comme la rosée matinale sur l’herbe, et répandant une odeurdélicieuse.

Fritz avait perdu la partie ; Hâan, luifrappant sur l’épaule, s’écria tout joyeux :

« Tu es fort, Kobus, tu es trèsfort ! Prends seulement garde, une autre fois, de ne pasdéfoncer le ciel, du côté de Landau. »

Alors ils s’assirent, en manches de chemise,autour de la petite table moisie. On se mit à l’œuvre. Tout enriant, chacun se dépêchait de prendre sa bonne part de lafriture ; les fourchettes d’étain allaient et venaient commela navette d’un tisserand ; les mâchoires galopaient, l’ombrede la charmille tremblotait sur les figures animées, sur le grandplat fleuronné, sur les gobelets moulés à facettes et sur la hautebouteille jaune, où pétillait le vin blanc du pays.

Près de la table, sur sa queue en panacheétait assis Mélac, un petit chien-loup appartenant auPanier-Fleuri, blanc comme la neige, le nez noir comme unechâtaigne brûlée, l’oreille droite et l’œil luisant. Tantôt l’un,tantôt l’autre, lui jetait une bouchée de pain ou une queue depoisson, qu’il happait au vol.

C’était un joli coup d’œil.

« Ma foi, dit Fritz, je suis contentd’être venu ce matin, je m’ennuyais, je ne savais que faire ;d’aller toujours à la brasserie, c’est terriblement monotone.

– Hé ! s’écria Hâan, si tu trouvesla brasserie monotone, toi, ce n’est pas ta faute, car, Dieumerci ! tu peux te vanter de t’y faire du bon sang ; tut’es joliment moqué du monde, hier, avec tes citations duCantique des cantiques. Ha ! ha ! ha !

– Maintenant, ajouta le grand Schoultz enlevant sa fourchette, nous connaissons cet homme grave : quandil est sérieux, il faut rire, et quand il rit, il faut sedéfier. »

Fritz se mit à rire de bon cœur.« Ah ! vous avez donc éventé la mèche, fit-il, moi quicroyais…

– Kobus, interrompit Hâan, nous teconnaissons depuis longtemps, ce n’est pas à nous qu’il fautessayer d’en faire accroire. Mais, pour en revenir à ce que tudisais tout à l’heure, il est malheureusement vrai que cette vie debrasserie peut nous jouer un mauvais tour. Si l’on voit tantd’hommes gras avant l’âge, des êtres asthmatiques, boursouflés etpoussifs, des goutteux, des graveleux, des hydropiques parcentaines, cela vient de la bière de Francfort, de Strasbourg, deMunich, ou de partout ailleurs ; car la bière contient tropd’eau, elle rend l’estomac paresseux, et quand l’estomac estparesseux, cela gagne tous les membres.

– C’est très vrai, monsieur Hâan, ditalors le professeur Speck, mieux vaut boire deux bouteilles de bonvin, qu’une seule chope de bière ; elles contiennent moinsd’eau, et, par suite, disposent moins à la gravelle : l’eaudépose des graviers dans la vessie, chacun sait cela ; et,d’un autre côté, la graisse résulte également de l’eau. L’homme quine boit que du vin a donc la chance de rester maigre trèslongtemps, et la maigreur n’est pas aussi difficile à porter quel’obésité.

– Certainement, monsieur Speck,certainement, répondit Hâan, quand on veut engraisser le bétail, onlui fait boire de l’eau avec du son : si on lui faisait boiredu vin il n’engraisserait jamais. Mais, outre cela, ce qu’il faut àl’homme, c’est du mouvement ; le mouvement entretient nosarticulations en bon état, de sorte qu’on ne ressemble pas à cescharrettes qui crient chaque fois que les roues tournent ;chose fort désagréable. Nos anciens, doués d’une grande prévoyance,pour éviter cet inconvénient, avaient le jeu de quilles, les mâtsde cocagne, les courses en sac, les parties de patins et deglissades, sans compter la danse, la chasse et la pêche ;maintenant, les jeux de cartes de toute sorte ont prévalu, voilàpourquoi l’espèce dégénère.

– Oui, c’est déplorable, s’écria Fritz envidant son gobelet, déplorable ! Je me rappelle que, dans monenfance, tous les bons bourgeois allaient aux fêtes de villagesavec leurs femmes et leurs enfants ; maintenant on croupitchez soi, c’est un événement quand on sort de la ville. Aux fêtesde village, on chantait, on dansait, on tirait à la cible, onchangeait d’air ; aussi nos anciens vivaient cent ans ;ils avaient les oreilles rouges, et ne connaissaient pas lesinfirmités de la vieillesse. Quel dommage que toutes ces fêtessoient abandonnées !

– Ah ! cela, s’écria Hâan, très fortsur les vieilles mœurs, cela, Kobus, résulte de l’extension desvoies de communication. Autrefois, quand les routes étaient rares,quand il n’existait pas de chemins vicinaux, on ne voyait pascirculer tant de commis voyageurs, pour offrir dans chaque village,les uns leur poivre et leur cannelle, les autres leurs étrilles etleurs brosses, les autres leurs étoffes de toutes sortes. Vousn’aviez pas à votre porte l’épicier, le quincaillier, le marchandde drap. On attendait, dans chaque famille, telle fête pour faireles provisions du ménage. Aussi les fêtes étaient plus riches etplus belles, les marchands étant sûrs de vendre, arrivaient de fortloin. C’était le bon temps des foires de Francfort, de Leipzig, deHambourg, en Allemagne ; de Liège et de Gand, dans lesFlandres ; de Beaucaire, en France. Aujourd’hui, la foire estperpétuelle, et jusque dans nos plus petits villages, on trouve detout pour son argent. Chaque chose a son bon et mauvais côté ;nous pouvons regretter les courses en sac et le tir au mouton, sansblâmer les progrès naturels du commerce.

– Tout cela n’empêche pas que nous sommesdes ânes de croupir au même endroit, répliqua Fritz, lorsque nouspourrions nous amuser, boire de bon vin, danser, rire et nousgoberger de toutes les façons. S’il fallait aller à Beaucaire oudans les Flandres, on pourrait trouver que c’est un peu loin ;mais quand on a tout près de soi des fêtes agréables, et tout àfait dans les vieilles mœurs, il me semble qu’on ferait bien d’yaller.

– Où cela ? s’écria Hâan.

– Mais à Hartzwiller, à Rorbach, àKlingenthal. Et tenez, sans aller si loin, je me rappelle que monpère me conduisait tous les ans à la fête de Bischem, et qu’onservait là des pâtés délicieux… délicieux ! »

Il se baisait le bout des doigts ; Hâanle regardait comme émerveillé.

« Et qu’on y mangeait des écrevissesgrosses comme le poing, poursuivit-il, des écrevisses beaucoupmeilleures que celles du Losser, et qu’on y buvait du petit vinblanc très… très passable ; ce n’était pas dujohannisberg,ni du steinberg, sans doute, maiscela vous réjouissait le cœur tout de même !

– Eh ! s’écria Hâan, pourquoi nenous as-tu pas dit cela depuis longtemps ; nous aurions étélà ! Parbleu, tu as raison, tout à fait raison.

– Que voulez-vous, je n’y ai paspensé !

– Et quand arrive cette fête ?demanda Schoultz.

– Attends, attends, c’est le jour de laSaint-Pierre.

– Mais, s’écria Hâan, c’estdemain !

– Ma foi, je crois que oui, dit Fritz.Comme cela se rencontre ! Voyons, êtes-vous décidés, nousirons à Bischem ?

– Cela va sans dire ! cela va sansdire ! s’écrièrent Hâan et Schoultz.

– Et ces messieurs ? » Speck etHitzig s’excusèrent sur leurs fonctions. « Eh bien, nous ironsnous trois, dit Fritz en se levant.

Oui, j’ai toujours gardé le meilleur souvenirdes écrevisses, du pâté et du petit vin blanc de Bischem.

– Il nous faut une voiture ? fitobserver Hâan.

– C’est bon, c’est bon, répondit Kobus enpayant la note, je me charge de tout. »

Quelques instants après, ces bons vivantsétaient en route pour Hunebourg, et on pouvait les entendre d’unedemi-lieue célébrer les pâtés de village, les kougelhof etles küchlen, qu’ils disaient leur rappeler le bon temps deleur enfance. L’un parlait de sa tante, l’autre de sagrand-mère ; on aurait dit qu’ils allaient les revoir et lesfaire ressusciter, en buvant du petit vin à la fête de Bischem.

C’est ainsi que l’ami Fritz eut lasatisfaction de pouvoir rencontrer Sûzel, sans donner l’éveil àpersonne.

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