L’Ami Fritz

Chapitre 17

 

 

Le lendemain Fritz se leva dans une heureusedisposition d’esprit ; il avait rêvé toute la nuit de Sûzel etse proposait d’aller passer six semaines au Meisenthâl, pour lavoir à son aise.

« Que Hâan, Schoultz et le vieux Davidrient tant qu’ils voudront, pensait-il, moi, je vais tranquillementlà-bas ; il faut que je voie la petite, et si les chosesdoivent aller plus loin, eh bien ! à la grâce de Dieu :ce qui doit arriver arrive ! »

En déjeunant il se représentait d’avance lesentier du Postthâl, la roche des Tourterelles, la côte des Genêts,la ferme ; puis l’étonnement de Christel, la joie de Sûzel, ettout cela le réjouissait. Il aurait voulu chanter commeSalomon : « Te voilà, ma belle amie, ma parfaite ;tes yeux sont comme ceux des colombes ! » Enfin il secoiffa de son feutre et prit son bâton, plein d’ardeur.

Mais comme il sortait prévenir Katel de ne pasl’attendre le soir ni le lendemain, qu’est-ce qu’il vit ? Lamère Orchel au bas de l’escalier ; elle montait lentement, ledos arrondi et son casaquin de toile bleue sur le bras, comme ilarrive aux gens qui viennent de marcher vite à la chaleur.

Je vous laisse à penser sa surprise, lui quipartait justement pour la ferme.

« Comment, c’est vous, mère Orchel ?s’écria-t-il ; qu’est-ce qui vous amène de si grandmatin ? »

Katel s’avançait en même temps sur le seuil dela cuisine, et disait :

« Eh ! bonjour, Orchel, Seigneur,que vous avez marché vite ! vous êtes tout en nage.

– C’est vrai, Katel, répondit la bonnefemme en reprenant haleine, je me suis dépêchée. »

Et se tournant vers Fritz :

« J’arrive pour l’affaire dont Christelvous a parlé hier à la fête de Bischem, monsieur Kobus. Je suispartie de bonne heure. C’est une grande affaire ; Christel neveut rien décider sans vous.

– Mais, dit Fritz, je ne sais pas ce dontil s’agit. Christel m’a seulement dit qu’il avait une affaire defamille qui le forçait de retourner au Meisenthâl, et,naturellement, je ne lui en ai pas demandé davantage.

– Voilà pourquoi je viens, monsieurKobus.

– Eh bien ! entrez, asseyez-vous,mère Orchel, dit-il en rouvrant la porte, vous déjeunerezensuite.

– Oh ! je vous remercie, monsieurKobus, j’ai déjeuné avant de partir. »

Orchel entra donc dans la chambre et s’assitau coin de la table, en mettant son gros bonnet rond qui pendait àson coude ; elle fourra ses cheveux dessous avec soin, puisarrangea son casaquin sur ses genoux. Fritz la regardait toutintrigué ; il finit par s’asseoir en face d’elle endisant :

« Christel et Sûzel sont bien arrivéshier soir ?

– Très bien, monsieur Kobus, trèsbien ; à huit heures, ils étaient à la maison. »

Enfin, ayant tout arrangé, elle commença, lesmains jointes et la tête penchée, comme une commère qui racontequelque chose à sa voisine :

« Vous saurez d’abord, Monsieur Kobus,que nous avons un cousin à Bischem, un anabaptiste comme nous, etqui s’appelle Hans-Christian Pelsly ; c’est le petit-fils deFrentzel-Débora Rupert, la propre sœur de Anna-Christina-CarolinaRupert, la grand-mère de Christel, du côté des femmes. De sorte quenous sommes cousins.

– C’est très bien, fit Kobus, sedemandant où tout cela devait les mener.

– Oui, dit-elle, Hans-Christian est notrecousin ; Christel m’a raconté que vous l’avez vu hier àBischem. C’est un homme de bien, il a de bonnes terres du côté deBiewerkirch, et un garçon qui s’appelle Jacob, un brave garçon,monsieur Kobus, rangé, soigneux, et qui maintenant approche de sesvingt-six ans : personne n’a jamais rien entendu dire sur soncompte. »

Fritz était devenu fort grave : « Oùdiable veut-elle en venir avec son Jacob ? se dit-il toutinquiet.

– Sûzel, reprit la fermière, n’est pasloin de ses dix-huit ans ; c’est en octobre, après lesvendanges, qu’elle est venue au monde ; ça fait qu’elle auradix-huit ans dans cinq mois ; c’est un bon âge pour semarier. »

Les joues de Fritz tressaillirent, un frissonpassa dans ses cheveux, et je ne sais quelle angoisse inexprimablelui serra le cœur.

Mais la grosse fermière, calme et paisible desa nature, ne vit rien et continua tranquillement :

« Je me suis aussi mariée à dix-huit ans,monsieur Kobus ; cela ne m’a pas empêchée de bien me porter,Dieu merci !

« Pelsly, connaissant nos biens, avaitpensé depuis la Saint-Michel à Sûzel pour son garçon. Mais avant derien dire et de rien faire, il est venu lui-même, comme pouracheter notre petit bœuf. Il a passé la journée de la Saint-Jeanchez nous ; il a bien regardé Sûzel, il a vu qu’elle n’avaitpas de défauts, qu’elle n’était ni bossue, ni boiteuse, nicontrefaite d’aucune manière ; qu’elle s’entendait à toutesorte d’ouvrages, et qu’elle aimait le travail.

« Alors il a dit à Christel de venir à lafête de Bischem, et Christel a vu hier le garçon ; ils’appelle Jacob, il est grand et bien bâti, laborieux ; c’esttout ce que nous pouvons souhaiter de mieux pour Sûzel. Pelsly adonc demandé hier Sûzel en mariage pour son fils. »

Depuis quelques instants Fritz n’entendaitplus ; ses joies, ses espérances, ses rêves d’amour, touts’envolait ; la tête lui tournait. Il était comme unechandelle des prés, dont un coup de vent disperse le duvet dans lesairs, et qui reste seule, nue, désolée, avec son pauvrelumignon.

La mère Orchel, qui ne se doutait de rien,tira le coin de son mouchoir de sa poche, et baissant la tête, semoucha ; puis elle reprit :

« Nous avons causé de cela toute la nuit,Christel et moi. C’est un beau mariage pour Sûzel, et Christel adit : “Tout est bien ; seulement, M. Kobus est unhomme si bon, qui nous aime tant, et qui nous a rendu de si grandsservices, que nous serions de véritables ingrats, si nousterminions une pareille affaire sans le consulter. Je ne peux pasaller moi-même à Hunebourg aujourd’hui, puisque nous avons cinqvoitures de loin à rentrer ; mais toi, tu partiras tout desuite après le déjeuner, et tu seras encore de retour avant onzeheures, pour préparer le dîner de nos gens.” Voilà ce que m’a ditChristel. Nous espérons tous les deux que cela vous conviendra,surtout quand vous aurez vu le garçon ; Christel veut le fairevenir exprès pour vous l’amener. Et si vous êtes content de lui, ehbien ! nous ferons le mariage ; je pense que vous serezaussi de la noce : vous ne pouvez nous refuser cethonneur. »

Ces mots de « noce », de« mariage », de « garçon », bourdonnaient auxoreilles de Fritz.

Orchel, après avoir fini son histoire, étonnéede ne recevoir aucune réponse, lui demanda :

« Qu’est-ce que vous pensez de cela,monsieur Kobus ?

– De quoi ? fit-il.

– De ce mariage. »

Alors il passa lentement la main sur sonfront, où brillaient des gouttes de sueur, et la mère Orchel,surprise de sa pâleur, lui dit :

« Vous avez quelque chose, monsieurKobus ?

– Non, ce n’est rien », fit-il en selevant.

L’idée qu’un autre allait épouser Sûzel luidéchirait le cœur. Il voulait aller prendre un verre d’eau pour seremettre ; mais cette secousse était trop forte, ses genouxtremblaient, et comme il étendait la main pour saisir la carafe, ils’affaissa et tomba sur le plancher tout de son long.

C’est alors que la mère Orchel fit entendredes cris :

« Katel ! Katel ! votremonsieur se trouve mal ! Seigneur, ayez pitié denous ! »

Et Katel donc, lorsqu’elle entra tout effarée,et qu’elle vit ce pauvre Fritz étendu là, pâle comme un mort, c’estelle qui leva les mains au ciel, criant :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! monpauvre maître ! Comment cela s’est-il fait, Orchel ? Jene l’ai jamais vu dans cet état !

– Je ne sais pas, mademoiselleKatel ; nous étions tranquillement à causer de Sûzel… il avoulu se lever pour prendre un verre d’eau, et il esttombé !

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieupourvu que ce ne soit pas un coup de sang ! »

Et les deux pauvres femmes, criant, gémissantet se désolant, le soulevèrent, l’une par les épaules, l’autre parles pieds, et le déposèrent sur son lit.

Voilà pourtant à quelles extrémités peut nousporter l’amour ! Un homme si raisonnable, un homme qui s’étaitsi bien arrangé pour être tranquille toute sa vie, un homme quivoyait les choses de si loin, qui s’était pourvu de si bon vin avecsagesse, et qui semblait n’avoir rien à craindre ni du ciel ni dela terre… voilà où le regard d’une simple enfant, d’une petitefille sans ruse et sans malice l’avait réduit ! Qu’on diseencore après cela que l’amour est la plus douce, la plus agréabledes passions.

Mais on pourrait faire des réflexionsjudicieuses sur ce chapitre jusqu’à la fin des siècles ; c’estpourquoi, plutôt que de commencer, j’aime mieux laisser chacuntirer de là les conclusions qui lui plairont davantage.

Orchel et Katel se désolaient donc et nesavaient plus où donner de la tête. Mais Katel, dans les grandescirconstances, montrait ce qu’elle était.

« Orchel, dit-elle en défaisant lacravate de son maître, descendez tout de suite sur la place desAcacias ; vous verrez, à droite de l’église, une ruelle, et, àgauche de la ruelle, une rangée de palissades vertes sur un petitmur. C’est là que demeure le docteur Kipert ; il doit être entrain de tailler ses œillets et ses rosiers, comme tous les jours.Vous lui direz que M. Kobus est malade et qu’on l’attend.

– C’est bien », fit la grossefermière en ouvrant la porte ; elle sortit, et Katel, aprèsavoir ôté les souliers de Fritz, courut dans la cuisine fairechauffer de l’eau ; car, pour tous les remèdes, il est bond’avoir de l’eau chaude.

Tandis qu’elle se livrait à ce soin, et que lefeu se remettait à pétiller sur l’âtre, Orchel revint :

« Le voici, mademoiselleKatel ! » dit-elle, tout essoufflée.

Et presque aussitôt, le docteur, un petithomme maigre en tricot de laine verte, la culotte de nankin tiréepar les bretelles dans la raie du dos, les cinq ou six mèches deses cheveux gris tombant en touffes autour de son front rouge,parut dans l’allée, sans rien dire, et entra tout de suite dans lachambre.

Orchel et Katel le suivaient. Il regardad’abord Fritz, puis il prit le pouls, les yeux fixés au pied dulit, comme un vieux chien de chasse en arrêt devant une caille, etau bout d’une minute il dit : « Ce n’est rien, le cœurgalope, mais le pouls est égal… ce n’est pas dangereux… Il lui fautune potion calmante, voilà tout. »

Seulement alors la vieille servante se mit àsangloter dans son tablier. Kipert se retournant,demanda :

« Qu’est-il donc arrivé ?mademoiselle Katel.

– Rien, fit la grosse fermière ;nous causions tranquillement quand il est tombé. »

Le vieux médecin, regardant de nouveau Kobus,dit :

« Il n’a rien… une émotion… uneidée ! Allons… du calme… ne le dérangez pas… il reviendra toutseul. Je vais faire préparer la potion moi-même chezHarwich. »

Mais comme il allait sortir et jetait undernier regard au malade, Fritz ouvrit les yeux.

« C’est moi, monsieur Kobus, dit-il enrevenant ; vous avez quelque chose… un chagrin… une douleur…n’est-ce pas ? »

Fritz referma les yeux, et Kipert vit deuxlarmes dans les coins.

« Votre maître a des chagrins »,dit-il à Katel tout bas. Dans le même instant Kobusmurmurait : « Le rebbe !… le vieux rebbe !

– Vous voulez voir le vieuxDavid ? »

Il inclina la tête.

« Allons, c’est bon ! le danger estpassé, dit Kipert en souriant. Il arrive des choses drôles dans cemonde. » Et, sans s’arrêter davantage, il sortit.

Katel, à l’une des fenêtres, criaitdéjà : « Yéri ! Yéri ! » Et le petit YériKoffel, le fils du tisserand, levait son nez barbouillé dans larue.

« Cours chercher le vieux rebbe Sichel,cours ; dis-lui qu’il arrive tout de suite. »

L’enfant se mettait en route, lorsqu’ils’arrêta criant :

« Le voici ! »

Katel regardant dans la rue, vit le rebbeDavid, son chapeau sur la nuque, sa longue capote flottant sur sesmaigres mollets, qui venait la chemise ouverte, tenant sa cravate àla main, et courant aussi vite que ses vieilles jambes pouvaientaller.

On savait déjà dans toute la ville queM. Kobus avait une attaque. Qu’on se figure l’émotion de Davidà cette nouvelle ; il ne s’était pas donné le temps deboutonner ses habits, et venait dans une désolationinexprimable.

« Puisque ce n’est rien, dit la mèreOrchel, je peux m’en aller… Je reviendrai demain ou après, savoirla réponse de M. Kobus.

– Oui, vous pouvez partir », luirépondit Katel en la reconduisant.

La fermière descendit, et se croisa au pied del’escalier avec le vieux rebbe qui montait. David, voyant Kateldans l’ombre de l’allée, se mit à bredouiller tout bas :« Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?… Ilest malade… il est tombé, Kobus ! »

On entendait les battements de son cœur.

« Oui, entrez, dit la vieilleservante ; il demande après vous. »

Alors il entra tout pâle, sur la pointe de sesgros souliers, allongeant le cou et regardant de loin, d’un airtellement effrayé que cela faisait de la peine à voir.« Kobus ! Kobus ! » fit-il tout bas d’une voixdouce, comme lorsqu’on parle à un petit enfant.

Fritz ouvrit les yeux.

« Tu es malade, Kobus, reprit le vieuxrebbe, toujours de la même voix tremblante ; il est arrivéquelque chose ? »

Fritz, les yeux humides, regarda vers Katel,et David comprit aussitôt ce qu’il voulait dire :

« Tu veux me parler seul ?fit-il.

– Oui », murmura Kobus.

Katel sortit le tablier sur la figure, etDavid se penchant demanda :

« Tu as quelque chose… tu esmalade ?… »

Fritz, sans répondre, lui entoura le cou deses deux bras, et ils s’embrassèrent :

« Je suis bien malheureux !dit-il.

– Toi malheureux ?

– Oui, le plus malheureux des hommes.

– Ne dis pas cela, fit le vieux David, nedis pas cela… tu me déchires le cœur ! Que t’est-il doncarrivé ?

– Tu ne te moqueras pas de moi, David… jet’ai bien manqué… j’ai souvent ri de toi… je n’ai pas eu les égardsque je devais au plus vieil ami de mon père… Tu ne te moqueras pasde moi n’est-ce pas ?

– Mais, Kobus, au nom du Ciel !s’écria le vieux rebbe prêt à fondre en larmes, ne parle pas de ceschoses… Tu ne m’as jamais fait que du plaisir… tu ne m’as jamaischagriné… au contraire… au contraire… Ça me réjouissait de te voirrire… dis-moi seulement…

– Tu me promets de ne pas te moquer demoi ?

– Me moquer de toi ! ai-je donc simauvais cœur, de me moquer des chagrins véritables de mon meilleurami ? Ah ! Kobus ! »

Alors Fritz éclata :

« C’était ma seule joie, David ; jene pensais plus qu’à elle… et voilà qu’on la donne à unautre !

– Qui donc… qui donc ?

– Sûzel, fit-il en sanglotant.

– La petite Sûzel… la fille de tonfermier ?… tu l’aimes ?

– Oui !

– Ah !… fit le vieux rebbe en seredressant, les yeux écarquillés d’admiration, c’est la petiteSûzel, il aime la petite Sûzel !… Tiens… tiens… tiens…j’aurais dû m’en douter !… Mais je ne vois pas de mal à cela,Kobus… cette petite est très gentille… C’est ce qu’il te faut… tuseras heureux, très heureux avec elle…

– Ils veulent la donner à un autre !interrompit Fritz désespéré.

– À qui ?

– À un anabaptiste.

– Qui est-ce qui t’a dit cela ?

– La mère Orchel… tout à l’heure… elleest venue exprès… »

« Ah ! ah ! bon… maintenant jecomprends : elle est venue lui dire cela tout simplement, sansse douter de rien… et il s’est trouvé mal… Bon, c’est clair… c’esttout naturel. »

Ainsi se parlait David, en faisant deux outrois tours dans la chambre, les mains sur le dos.

Puis, s’arrêtant au pied du lit :

« Mais si tu l’aimes, s’écria-t-il, Sûzeldoit le savoir… tu n’as pas manqué de le lui dire.

– Je n’ai pas osé.

– Tu n’as pas osé !… C’est égal,elle le sait. Cette petite est pleine d’esprit… elle a vu celad’abord… Elle doit être contente de te plaire, car tu n’es pas lepremier anabaptiste venu, toi… Tu représentes quelque chose decomme il faut ; je te dis que cette petite doit être flattée,qu’elle doit s’estimer heureuse de penser qu’un monsieur de laville a jeté les yeux sur elle, un beau garçon, frais, bien nourri,riant, et même majestueux, quand il a sa redingote noire, et seschaînes d’or sur le ventre ; je soutiens qu’elle doit t’aimerplus que tous les anabaptistes du monde. Est-ce que le vieux rebbeSichel ne connaît pas les femmes ? Tout cela tombe sous le bonsens ! Mais, dis donc, as-tu seulement demandé si elle consentà prendre l’autre ?

– Je n’y ai pas pensé ; j’avaiscomme une meule qui me tournait dans la tête.

– Hé ! s’écria David en haussant lesépaules avec une grimace bizarre, la tête penchée et les mainsjointes d’un air de pitié profonde, comment, tu n’y as paspensé ! Et tu te désoles, et tu tombes le nez à terre, tucries, tu pleures ! Voilà… voilà bien les amoureux !Attends, attends, si la mère Orchel est encore là, tu vasvoir ! »

Il ouvrit la porte en criant dansl’allée : « Katel, est-ce que la mère Orchel estlà ?

– Non, monsieur David. »

Alors il referma. Fritz semblait un peu remisde sa désolation.

« David, fit-il, tu me rends la vie.

– Allons, schaude, dit le vieuxrebbe, lève-toi, remets tes souliers et laisse-moi faire. Nousallons ensemble là-bas, demander Sûzel en mariage. Mais peux-tu tetenir sur tes jambes ?

– Ah ! pour aller demander Sûzel,s’écria Fritz, je marcherais jusqu’au bout du monde !

– Hé ! hé ! hé ! fit levieux Sichel, dont tous les traits se contractèrent, et dont lespetits yeux se plissaient, hé ! hé ! hé ! quellepeur tu m’as faite !… J’ai pourtant traversé la ville commecela ; c’est encore bien heureux que je n’aie pas oublié demettre ma culotte. »

Il riait en boutonnant son gilet de finette etsa grosse capote verte. Mais Fritz n’osait pas encore rire, ilremettait ses souliers, tout pâle d’inquiétude ; puis il secoiffa de son feutre et prit son bâton, en disant d’une voixémue :

« Maintenant, David, je suis prêt ;que le Seigneur nous soit en aide !

– Amen ! » répondit levieux rebbe.

Ils sortirent.

Katel, de la cuisine, avait entendu quelquechose, et, les voyant passer, elle ne dit rien, s’étonnant et seréjouissant de ces événements étranges. Il traversèrent la ville,perdus dans leurs réflexions, sans s’apercevoir que les gens lesregardaient avec surprise. Une fois dehors, le grand air rétablitFritz, et, tout en descendant le sentier du Postthâl, il se mit àraconter les choses qui s’étaient accomplies depuis troismois : la manière dont il s’était aperçu de son amour pourSûzel ; comment il avait voulu s’en distraire ; commentil avait entrepris un voyage avec Hâan ; mais que cette idéele suivait partout, qu’il ne pouvait plus prendre un verre de vinsans radoter d’amour ; et, finalement, comment il s’étaitabandonné lui-même à la grâce de Dieu.

David, la tête penchée, tout en trottant,riait dans sa barbiche grise, et, de temps en temps, clignant desyeux :

« Hé ! hé ! hé !faisait-il, je te le disais bien, Kobus, je te le disais bien, onne peut résister ! Vous étiez donc à faire de la musique, ettu chantais, Rosette, si bien faite… Etpuis ? »

Fritz poursuivait son histoire.

« C’est bien ça… c’est bien ça, reprenaitle vieux David, hé ! hé ! hé ! Ça te persécutait…c’était plus fort que toi. Oui… oui… je me figure tout cela commesi j’y étais. Alors donc, à la brasserie du Grand-Cerf, tudéfiais le monde et tu célébrais l’amour… Va, va toujours, j’aime àt’entendre parler de cela. »

Et Fritz, heureux de causer de ces choses,continuait son histoire. Il ne s’interrompait de temps en temps quepour s’écrier :

– Crois-tu sérieusement qu’elle m’aime,David ?

– Oui… oui… elle t’aime, faisait le vieuxrebbe, les yeux plissés.

– En es-tu bien sûr ?

– Hé ! hé ! hé ! ça vasans dire… Mais alors donc, à Bischem, vous avez eu le bonheur dedanser le treieleins ensemble. Tu devais être bienheureux, Kobus ?

– Oh ! » s’écriait Fritz.

Et tout l’enthousiasme du treieleinslui remontait à la tête. Jamais le vieux Sichel n’avait été pluscontent ; il aurait écouté Kobus raconter la même chose durantun siècle, sans se fatiguer ; et, parfois, il remplissait lessilences par quelque réflexion tirée de la Bible, comme :« Je t’ai réveillé sous un pommier, là où ta mère t’a enfanté,là où t’a enfanté celle qui t’a donné le jour. » Oubien : « Beaucoup d’eau ne pourrait pas éteindre cetamour-là, et les fleuves mêmes ne le pourraient pas noyer. »Ou bien encore : « Tu m’as ravi le cœur par l’un de tesyeux ; tu m’as ravi le cœur par un des grains de toncollier. »

Fritz trouvait ces réflexions très belles.Pour la troisième fois, il rentrait dans de nouveaux détails,lorsque le rebbe, s’arrêtant au coin du bois, près de la roche desTourterelles, à dix minutes de la ferme, lui dit :

« Voici le Meisenthâl. Tu me raconterasle reste plus tard. Maintenant, je vais descendre, et toi, tum’attendras ici.

– Comment ! il faut que je resteici ? demanda Kobus.

– Oui, c’est une affaire délicate ;je serai sans doute forcé de parlementer avec ces gens ; quisait ? ils ont peut-être fait des promesses à l’anabaptiste.Il vaut mieux que tu n’y sois pas. Reste ici, je vais descendreseul ; si les choses vont bien, tu me verras reparaître aucoin du hangar ; je lèverai mon mouchoir, et tu sauras ce quecela veut dire. »

Fritz, malgré sa grande impatience, dutreconnaître que ces raisons étaient bonnes. Il fit donc halte surla lisière du bois, et David descendit, en trottinant comme unvieux lièvre dans les bruyères, la tête penchée et le bâton deKobus, qu’il avait pris, en avant.

Il pouvait être alors une heure ; lesoleil, dans toute sa force, chauffait le Meisenthâl, et brillaitsur la rivière à perte de vue. Pas un souffle n’agitait l’air, pasun grillon n’élevait son cri monotone ; les oiseaux dormaientla tête sous l’aile, et, seulement de loin en loin, les bœufs deChristel, couchés à l’ombre du pignon, les genoux ployés sous leventre, étendaient un mugissement solennel dans la valléesilencieuse.

On peut s’imaginer les réflexions de Fritz,après le départ du vieux rebbe. Il le suivit des yeux jusque prèsde la ferme. Au-delà des bruyères, David prit le sentier sablonneuxqui tourne à l’ombre des pommiers, au pied de la côte. Kobus nevoyait plus que son chapeau s’avancer derrière le talus ; puisil le vit longer les étables, et au même instant les aboiements deMopsel retentirent au loin comme les jappements d’un bébé deNuremberg. David alors se pencha, le bâton devant lui, et Mopsel,ébouriffé, redoubla ses cris. Enfin, le vieux rebbe disparut àl’angle de la ferme.

C’est alors que le temps parut long à Fritz,au milieu de ce grand silence. Il lui semblait que cela n’enfinirait plus. Les minutes se suivaient depuis un quart d’heure,lorsqu’il y eut un éclair dans la basse-cour ; il crut quec’était le mouchoir de David et tressaillit ; mais c’était lapetite fenêtre de la cuisine qui venait de tourner au soleil, laservante Mayel vidait son baquet de pelures au-dehors ;quelques cris de poules et de canards s’entendirent, et le tempsparut s’allonger de nouveau.

Kobus se forgeait mille idées ; ilcroyait voir Christel et Orchel refuser… le vieux rebbe supplier…Que sais-je ? Ces pensées se pressaient tellement, qu’il enperdait la tête.

Enfin, David reparut au coin del’étable ; il n’agitait rien, et Fritz, le regardant, sentitses genoux trembler. Le vieux rebbe, au bout d’un instant, fourrala main dans la poche de sa longue capote jusqu’au coude ; ilen tira son mouchoir, se moucha comme si de rien n’était, et,finalement, levant le mouchoir, il l’agita. Aussitôt Kobus partit,ses jambes galopaient toutes seules : c’était un véritablecerf. En moins de cinq minutes il fut près de la ferme ;David, les joues plissées de rides innombrables et les yeuxpétillants, le reçut par un sourire :

« Hé ! hé ! hé ! fit-iltout bas, ça va bien… ça va bien… On t’accepte… attends donc…écoute ! »

Fritz ne l’écoutait plus ; il courait àla porte, et le rebbe le suivait tout réjoui de son ardeur. Cinq ousix journaliers en blouse, coiffés du chapeau de paille, allaientrepartir pour l’ouvrage ; les uns remettaient les bœufs sousle joug garni de feuilles, les autres, la fourche ou le râteau surl’épaule, regardaient. Ces gens tournèrent la tête etdirent :

« Bonjour, monsieurKobus ! »

Mais il passa sans les entendre, et entra dansl’allée comme effaré, puis dans la grande salle, suivi du vieuxDavid, qui se frottait les mains et riait dans sa barbiche.

On venait de dîner ; les grandes écuellesde faïence rouge, les fourchettes d’étain, et les cruches de grèsétaient encore sur la table. Christel, assis au bout, son chapeausur la nuque, regardait ébahi ; la mère Orchel, avec sa grosseface rouge, se tenait debout sous la porte de la cuisine, la bouchebéante ; et la petite Sûzel, assise dans le vieux fauteuil decuir, entre le grand fourneau de fonte et la vieille horloge, quibattait sa cadence éternelle, Sûzel, en manches de chemise, etpetit corset de toile bleue, était là, sa douce figure cachée dansson tablier sur les genoux. On ne voyait que son joli cou bruni parle soleil, et ses bras repliés.

Fritz, à cette vue, voulut parler ; maisil ne put dire un mot, et c’est le père Christel quicommença :

« Monsieur Kobus ! s’écria-t-il d’unaccent de stupéfaction profonde, ce que le rebbe David vient denous dire est-il possible : vous aimez Sûzel et vous nous lademandez en mariage ? il faut que vous me le disiez vous-même,sans cela nous ne pourrons jamais le croire.

– Père Christel, répondit alors Fritzavec une sorte d’éloquence, si vous ne m’accordez pas la main deSûzel, ou si Sûzel ne m’aime pas, je ne puis plus vivre ; jen’ai jamais aimé que Sûzel et je ne veux jamais aimer qu’elle. SiSûzel m’aime, et si vous me l’accordez, je serai le plus heureuxdes hommes, et je ferai tout aussi pour la rendreheureuse. »

Christel et Orchel se regardèrent commeconfondus, et Sûzel se mit à sangloter ; si c’était debonheur, on ne pouvait le savoir, mais elle pleurait comme uneMadeleine.

« Père Christel, reprit Fritz, vous tenezma vie entre vos mains…

– Mais, monsieur Kobus, s’écria le vieuxfermier d’une voix forte et les bras étendus, c’est avec bonheurque nous vous accordons notre enfant en mariage. Quel honneur plusgrand pourrait nous arriver en ce monde, que d’avoir pour gendre unhomme tel que vous ? Seulement, je vous en prie, monsieurKobus, réfléchissez… réfléchissez bien à ce que nous sommes et à ceque vous êtes… Réfléchissez que vous êtes d’un autre rang quenous ; que nous sommes des gens de travail, des gensordinaires, et que vous êtes d’une famille distinguée depuislongtemps non seulement par la fortune, mais encore par l’estimeque vos ancêtres et vous-même avez méritée. Réfléchissez à toutcela… que vous n’ayez pas à vous repentir plus tard… et que nousn’ayons pas non plus la douleur de penser que vous êtes malheureuxpar notre faute. Vous en savez plus que nous, monsieur Kobus, noussommes de pauvres gens sans instruction ; réfléchissez doncpour nous tous ensemble !

– Voilà un honnête homme ! »pensa le vieux rebbe.

Et Fritz dit avec attendrissement :

« Si Sûzel m’aime, tout sera bien !Si par malheur elle ne m’aime pas, la fortune, le rang, laconsidération du monde, tout n’est plus rien pour moi ! J’airéfléchi, et je ne demande que l’amour de Sûzel.

– Eh bien ! donc, s’écria Christel,que la volonté du Seigneur s’accomplisse. Sûzel, tu viens del’entendre, réponds toi-même. Quant à nous, que pouvons-nousdésirer de plus pour ton bonheur ? Sûzel, aimes-tuM. Kobus ? »

Mais Sûzel ne répondait pas, elle sanglotaitplus fort.

Cependant, à la fin, Fritz s’étant écrié d’unevoix tremblante :

« Sûzel, tu ne m’aimes donc pas, que turefuses de répondre ? »

Tout à coup, se levant comme une désespérée,elle vint se jeter dans ses bras en s’écriant :

« Oh ! si, je vousaime ! »

Et elle pleura, tandis que Fritz la pressaitsur son cœur, et que de grosses larmes coulaient sur ses joues.

Tous les assistants pleuraient avec eux :Mayel, son balai à la main, regardait, le cou tendu, dansl’embrasure de la cuisine ; et, tout autour des fenêtres, àcinq ou six pas, on apercevait des figures curieuses, les yeuxécarquillés, se penchant pour voir et pour entendre.

Enfin le vieux rebbe se moucha, etdit :

« C’est bon… c’est bon… Aimez-vous…aimez-vous ! »

Et il allait sans doute ajouter quelquesentence, lorsque tout à coup Fritz, poussant un cri de triomphe,passa la main autour de la taille de Sûzel, et se mit à valser avecelle, en criant :

« You ! houpsa, Sûzel !You ! you ! you ! you !you ! »

Alors tous ces gens qui pleuraient se mirent àrire, et la petite Sûzel, souriant à travers ses larmes, cacha sajolie figure dans le sein de Kobus.

La joie se peignait sur tous lesvisages ; on aurait dit un de ces magnifiques coups de soleil,qui suivent les chaudes averses du printemps.

Deux grosses filles, avec leurs immenseschapeaux de paille en parasol, la figure pourpre et les yeuxécarquillés, s’étaient enhardies jusqu’à venir croiser leurs brasau bord d’une fenêtre, regardant et riant de bon cœur. Derrièreelles, tous les autres se penchaient l’oreille tendue.

Orchel, qui venait de sortir en essuyant sesjoues avec son tablier, reparut apportant une bouteille et desverres :

« Voici la bouteille de vin que vous nousavez envoyée par Sûzel, il y a trois mois, dit-elle à Fritz ;je la gardais pour la fête de Christel ; mais nous pouvonsbien la boire aujourd’hui. »

On entendit au même instant le fouet claquerdehors, et Zaphéri, le garçon de ferme, s’écrier : « Enroute ! »

Les fenêtres se dégarnirent, et commel’anabaptiste remplissait les verres, le vieux rebbe tout joyeux,lui dit :

« Eh bien ! Christel, à quand lesnoces ? »

Ces paroles rendirent Sûzel et Fritzattentifs.

« Hé ! qu’en penses-tu,Orchel ? demanda le fermier à sa femme.

– Quand M. Kobus voudra, répondit lagrosse mère en s’asseyant.

– À votre santé, mes enfants ! ditChristel. Moi, je pense qu’après la rentrée des foins… »

Fritz regarda le vieux rebbe, quidit :

« Écoutez, Christel, les foins sont unebonne chose, mais le bonheur vaut encore mieux. Je représente lepère de Kobus, dont j’ai été le meilleur ami… Eh bien ! moi,je dis que nous devons fixer cela d’ici huit jours, juste le tempsdes publications. À quoi bon faire languir ces bravesenfants ? À quoi bon attendre davantage ? N’est-ce pas ceque tu penses, Kobus ?

– Comme Sûzel voudra, je voudrai »,dit-il en la regardant.

Elle, baissant les yeux, pencha la tête contrel’épaule de Fritz sans répondre.

« Qu’il en soit donc fait ainsi, ditChristel.

– Oui, répondit David, c’est le meilleur,et vous viendrez

demain à Hunebourg, dresser lecontrat. »

Alors on but, et le vieux rebbe, souriant,ajouta :

« J’ai fait bien des mariages dans mavie ; mais celui-ci me cause plus de plaisir que les autres,et j’en suis fier. Je suis venu chez vous, Christel, comme leserviteur d’Abraham, Éléazar, chez Laban : cette affaire estprocédée de l’Éternel.

– Bénissons la volonté del’Éternel », répondirent Christel et Orchel d’une seulevoix.

Et depuis cet instant, il fut entendu que lecontrat serait fait le lendemain à Hunebourg, et que le mariageaurait lieu huit jours après.

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