L’Ami Fritz

Chapitre 13

 

 

Dieu sait à quelle heure Fritz s’endormitcette nuit-là ; mais il faisait grand jour lorsque Katel entradans sa chambre et qu’elle vit les persiennes fermées.

« C’est toi, Katel ? dit-il en sedétirant les bras, qu’est-ce qui se passe ?

– Le père Christel vient vous voir,monsieur ; il attend depuis une demi-heure.

– Ah ! le père Christel estlà ; eh bien ! qu’il entre ; entrez donc,Christel.

– Katel, pousse les volets.

– Eh ! bonjour, bonjour, pèreChristel, tiens, tiens, c’est vous ! » fit-il en serrantles deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sabarbe grisonnante et son grand feutre noir.

Il le regardait, la face épanouie ;Christel était tout étonné d’un accueil si enthousiaste.

« Oui, monsieur Kobus, dit-il ensouriant, j’arrive de la ferme pour vous apporter un petit panierde cerises… Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisierderrière le hangar, que vous avez planté vous-même, il y a douzeans. »

Alors Fritz vit sur la table une corbeille decerises, rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles defraisier qui pendaient tout autour ; elles étaient sifraîches, si appétissantes et si belles, qu’il en futémerveillé :

« Ah ! c’est bon, c’est bon !oui, j’aime beaucoup ces cerises-là ! s’écria-t-il.Comment ! vous avez pensé à moi, père Christel ?

– C’est la petite Sûzel, répondit lefermier ; elle n’avait pas de cesse et pas de repos. Tous lesjours elle allait voir le cerisier, et disait : “Quand vousirez à Hunebourg, mon père, si les cerises sont mûres ; voussavez que M. Kobus les aime !” Enfin, hier soir, je luiai dit : “J’irai demain !” et, ce matin, au petit jour,elle a pris l’échelle et elle est allée les cueillir. »

Fritz, à chaque parole du père Christel,sentait comme un baume rafraîchissant s’étendre dans tout soncorps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il secontint, et s’écria :

« Katel, apporte donc ces cerises parici, que je les goûte ! »

Et Katel les ayant apportées, il les admirad’abord ; il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuillesvertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, cequi lui procurait une satisfaction intérieure, et même unattendrissement qu’on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, lessavourant lentement et avalant les noyaux.

« Comme c’est frais ! disait-il,comme c’est ferme, ces cerises qui viennent de l’arbre ! Onn’en trouve pas de pareilles sur le marché ; c’est encoreplein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute saforce et toute sa vie. »

Christel le regardait d’un air joyeux.« Vous aimez bien les cerises ? fit-il.

– Oui, c’est mon bonheur. Maisasseyez-vous donc, asseyez-vous. »

Il posa la corbeille sur le lit, entre sesgenoux, et, tout en causant, il prenait de temps en temps unecerise et la savourait, les yeux comme troubles de plaisir.

« Ainsi, père Christel, reprit-il, toutle monde se porte bien chez vous, la mère Orchel ?

– Très bien, monsieur Kobus.

– Et Sûzel aussi !

– Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuisquelques jours Sûzel paraît seulement un peu triste ; je lacroyais malade, mais c’est l’âge qui fait cela, monsieur Kobus, lesenfants deviennent rêveurs à cet âge. »

Fritz se rappelant la scène du clavecin,devint tout rouge et dit en toussant :

« C’est bon… oui… oui… Tiens, Katel, metsces cerises dans l’armoire, je serais capable de les manger toutesavant le dîner. Faites excuse, père Christel, il faut que jem’habille.

– Ne vous gênez pas, monsieur Kobus, ne vousgênez pas. »

Tout en s’habillant, Fritz reprit :

« Mais vous n’arrivez pas de Meisenthâlseulement pour m’apporter des cerises ?

– Ah non ! j’ai d’autres affaires enville. Vous savez, quand vous êtes venu la dernière fois à laferme, je vous ai montré deux bœufs à l’engrais. Quelques joursaprès votre départ, Schmoûle les a achetés ; nous sommestombés d’accord à trois cent cinquante florins. Il devait lesprendre le 1er juin, ou me payer un florin pour chaquejour de retard. Mais voilà bientôt trois semaines qu’il me laisseces bêtes à l’écurie. Sûzel est allée lui dire que cela m’ennuyaitbeaucoup ; et comme il ne répondait pas, je l’ai fait assignerdevant le juge de paix. Il n’a pas nié d’avoir acheté lesbœufs ; mais il a dit que rien n’était convenu pour lalivraison, ni sur le prix des jours de retard ; et comme lejuge n’avait pas d’autre preuve, il a déféré le serment à Schmoûle,qui doit le prêter aujourd’hui à dix heures, entre les mains duvieux rebbe David Sichel, car les juifs ont leur manière de prêterserment.

– Ah bon ! fit Kobus, qui venait demettre sa capote et décrochait son feutre ; voici bientôt dixheures, je vous accompagne chez David, et, aussitôt après, nousreviendrons dîner, vous dînez avec moi ?

– Oh ! monsieur Kobus, j’ai meschevaux à l’auberge du Bœuf-Rouge.

– Bah ! Bah ! vousdînerez avec moi. Katel, tu nous feras un bon dîner. J’ai duplaisir à vous voir, Christel. » Ils sortirent. Tout enmarchant, Fritz se disait en lui-même :

« N’est-ce pas étonnant ! Ce matin,je rêvais de Sûzel, et voilà que son père m’apporte des cerisesqu’elle a cueillies pour moi ; c’est merveilleux,merveilleux ! »

Et la joie intérieure rayonnait sur sa figure,il reconnaissait en ces choses le doigt de Dieu.

Quelques instants après, ils arrivèrent dansla cour de l’antique synagogue. Le vieux mendiantFrantzoze était là, sa sébile de bois sur lesgenoux ; Kobus, dans son ravissement, y jeta un florin, et lepère Christel pensa qu’il était généreux et bon.

Frantzoze leva sur lui des yeux toutsurpris ; mais il ne le regardait pas, il marchait la têtehaute et riante, et s’abandonnait au bonheur d’avoir près de lui lepère de la petite Sûzel : c’était comme un souffle duMeisenthâl dans ces hautes bâtisses sombres, un vrai rayon duciel.

Comme pourtant les hommes ont des idéesétranges ; ce vieil anabaptiste, qui, deux ou trois moisavant, lui produisait l’effet d’un honnête paysan, et rien de plus,à cette heure, il l’aimait, il lui trouvait de l’esprit, et biend’autres qualités qu’il n’avait pas reconnues jusqu’alors ; ilprenait fait et cause pour lui et s’indignait contre Schmoûle.

Cependant le vieux rebbe David, debout à safenêtre ouverte, attendait déjà Christel, Schmoûle et le greffierde la justice de paix. La vue de Kobus lui fit plaisir.

« Hé ! te voilà, schaude,s’écria-t-il de loin ; depuis huit jours on ne te voitplus.

– Oui, David, c’est moi, dit Fritz ens’arrêtant à la fenêtre ; je t’amène Christel, mon fermier, unbrave homme, et dont je réponds comme de moi-même ; il estincapable d’avancer ce qui n’est pas…

– Bon, bon, interrompit David, je leconnais depuis longtemps. Entrez, entrez, les autres ne peuventtarder à venir : voici dix heures qui sonnent. »

Le vieux David était dans sa grande capotebrune, luisante aux coudes ; une calotte de velours noircoiffait le derrière de son crâne chauve, quelques cheveux grisvoltigeaient autour ; sa figure maigre et jaune, plissée depetites rides innombrables, avait un caractère rêveur, comme aujour du Kipour[17].

« Tu ne t’habilles donc pas ? luidemanda Fritz.

– Non, c’est inutile.Asseyez-vous. » Ils s’assirent. La vieille Sourlé regarda parla porte de la cuisine entrouverte, et dit : « Bonjour,monsieur Kobus.

– Bonjour, Sourlé, bonjour. Vous n’entrezpas ?

– Tout à l’heure, fit-elle, jeviendrai.

– Je n’ai pas besoin de te dire, David,reprit Fritz, que pour moi Christel a raison, et que j’enrépondrais sur ma propre tête.

– Bon ! je sais tout cela, dit levieux rebbe, et je sais aussi que Schmoûle est fin, très fin, tropfin même. Mais ne causons pas de ces choses ; j’ai reçu lasignification depuis trois jours, j’ai réfléchi sur cette affaire,et… tenez, les voici ! »

Schmoûle, avec son grand nez en bec devautour, ses cheveux d’un roux ardent, la petite blouse serrée auxreins par une corde, et la casquette plate sur les yeux, traversaitalors la cour d’un air insouciant. Derrière lui marchait lesecrétaire Schwân, le chapeau en tuyau de poêle tout droit sur sagrosse figure bourgeonnée, et le registre sous le bras. Une minuteaprès, ils entrèrent dans la salle. David leur ditgravement :

« Asseyez-vous, messieurs. »

Puis il alla lui-même rouvrir la porte, queSchwân avait fermée par mégarde, et dit :

« Les prestations de serment doivent êtrepubliques. »

Il prit dans un placard une grosse Bible, àcouvercle de bois, les tranches rouges, et les pages usées par lepouce. Il l’ouvrit sur la table et s’assit dans son grand fauteuilde cuir. Il y avait alors quelque chose de grave dans toute sapersonne, et de méditatif. Les autres attendaient. Pendant qu’ilfeuilletait le livre, Sourlé entra, et se tint debout derrière lefauteuil. Un ou deux passants, arrêtés sur l’escalier sombre de larue des Juifs, regardaient d’un air curieux.

Le silence durait depuis quelques minutes, etchacun avait eu le temps de réfléchir, lorsque David, levant latête et posant la main sur le livre, dit :

« M. le juge de paix Richter adéféré le serment à Isaac Schmoûle, marchand de bétail, sur cettequestion : “Est-il vrai qu’il a été convenu entre IsaacSchmoûle et Hans Christel, que Schmoûle viendrait prendre, dans lahuitaine, une paire de bœufs achetés par lui le 22 mai dernier, etque, faute de venir, il payerait à Christel, pour chaque jour deretard, un florin comme dédommagement de la nourriture desbœufs ?” Est-ce cela ?

– C’est cela, dirent Schmoûle etl’anabaptiste ensemble.

– Il ne s’agit donc plus que de savoir siSchmoûle consent à prêter serment.

– Je suis venu pour ça, dit Schmoûletranquillement, et je suis prêt.

– Un instant, interrompit le vieux rebbeen levant la main, un instant ! Mon devoir, avant de recevoirun acte pareil, l’un des plus saints, des plus sacrés de notrereligion, est d’en rappeler l’importance à Schmoûle. »

Alors, d’une voix grave, il se mit àlire : « Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, tonDieu, en vain. Tu ne diras point de fauxtémoignage ! »

Puis, plus loin, il lut encore du même tonsolennel :

« Quand il sera question de quelque choseoù il y ait doute, touchant un bœuf ou un âne, ou un menu bétail,ou un habit, ou toute autre chose, la cause des deux parties seraportée devant le juge, et le serment de l’Éternel interviendraentre les deux parties. »

Schmoûle, en cet instant, voulut parler ;mais, pour la seconde fois, David lui fit signe de se taire, etdit :

« “Tu ne prendras point le nom del’Éternel ton Dieu en vain, tu ne porteras point de fauxtémoignage !” Ce sont deux commandements de Dieu que tout lepeuple d’Israël entendit parmi les tonnerres et les éclairs,tremblant et se tenant au loin dans le désert de Sinaï.

« Et voici maintenant ce que l’Éterneldit à celui qui viole ses commandements :

« Si tu n’obéis pas à la voix del’Éternel ton Dieu, pour prendre garde à ce que je te prescrisaujourd’hui, les cieux qui sont sur ta tête seront d’airain, et laterre qui est sous tes pieds sera de fer.

« L’Éternel te donnera, au lieu de pluie,de la poussière et de la cendre ; l’Éternel te frappera, toiet ta postérité, de plaies étranges, de plaies grandes et de durée,de maladies malignes et de durée.

« L’étranger montera au-dessus de toifort haut, et tu descendras fort bas ; il te prêtera, et tu nelui prêteras point.

« L’Éternel enverra sur toi lamalédiction et la ruine de toutes les choses où tu mettras la mainet que tu feras, jusqu’à ce que tu sois détruit. Tes filles et tesfils seront livrés à l’étranger, et tes yeux le verront et seconsumeront tout le jour en regardant vers eux, et ta main n’auraaucune force pour les délivrer.

« Ta vie sera comme pendante devant toi,et tu seras dans l’effroi nuit et jour. Tu diras le matin :Qui me fera voir le soir ? Et le soir, tu diras : Qui mefera voir le matin ?

« Et toutes ces malédictions t’arriverontet te poursuivront, et reposeront sur toi, jusqu’à ce que tu soisexterminé, parce que tu n’auras pas obéi à la voix de l’Éternel tonDieu, pour garder ses commandements et ses statuts qu’il t’adonnés !

« Ce sont ici les paroles del’Éternel ! » reprit David en levant la tête.

Il regardait Schmoûle, qui restait les yeuxfixés sur la Bible, et paraissait rêver profondément.

« Maintenant, Schmoûle, poursuivit-il, tuvas prêter serment sur ce livre, en présence de l’Éternel quit’écoute ; tu vas jurer qu’il n’a rien été convenu entreChristel et toi, ni pour le délai, ni pour les jours de retard, nipour le prix de la nourriture des bœufs pendant ces jours. Maisgarde-toi de prendre des détours dans ton cœur, pour t’autoriser àjurer, si tu n’es pas sûr de la vérité de ton serment ;garde-toi de te dire, par exemple, en toi-même : “Ce Christelm’a fait tort, il m’a causé des pertes, il m’a empêché de gagnerdans telle circonstance.” Ou bien : “Il a fait tort à monpère, à mes proches, et je rentre ainsi dans ce qui me seraitrevenu naturellement.” Ou bien : “Les paroles de notreconvention avaient un double sens, il me plaît à moi de les tournerdans le sens qui me convient ; elles n’étaient pas assezclaires, et je puis les nier.” Ou bien : “Ce Christel m’a pristrop cher, ses bœufs valent moins que le prix convenu, et je restede cette façon dans la vraie justice, qui veut que la marchandiseet le prix soient égaux, comme les deux côtés d’une balance.” Oubien encore : “Aujourd’hui, je n’ai pas la somme entière, plustard je réparerai le dommage”, ou toute autre pensée de cegenre.

« Non, tous ces détours ne trompent pointl’œil de l’Éternel ; ce n’est point dans ces pensées, ni dansd’autres semblables que tu dois jurer, ce n’est pas d’après tonpropre esprit, qui peut être entraîné vers le mal par l’intérêt,qu’il faut prêter serment, ce n’est pas sur ta pensée, c’estsur la mienne qu’il faut te régler ; et tu ne peux rienajouter ni rien retrancher, par ruse ou autrement, à ce que jepense.

« Donc, moi David Sichel, j’ai cettepensée simple et claire : – Schmoûle a-t-il promis unflorin à Christel pour la nourriture des bœufs qu’il a achetés, et,pour chaque jour de retard après la huitaine, l’a-t-ilpromis ? S’il ne l’a pas promis à Christel, qu’il pose la mainsur le livre de la loi, et qu’il dise : “Je jure non ! jen’ai rien promis !” Schmoûle, approche, étends la main, etjure ! »

Mais Schmoûle, levant alors les yeux,dit :

« Trente florins ne sont pas une sommepour prêter un serment pareil. Puisque Christel est sûr que j’aipromis – moi, je ne me rappelle pas bien – je lespayerai, et j’espère que nous resterons bons amis. Plus tard, il mefera regagner cela, car ses bœufs sont réellement trop chers.Enfin, ce qui est dû est dû, et jamais Schmoûle ne prêtera sermentpour une somme encore dix fois plus forte, à moins d’être tout àfait sûr. »

Alors David, regardant Kobus d’un œilextrêmement fin, répondit :

« Et tu feras bien, Schmoûle ; dansle doute, il vaut mieux s’abstenir. »

Le greffier avait inscrit le refus du serment,il se leva, salua l’assemblée et sortit avec Schmoûle, qui, sur leseuil, se retourna et dit d’un ton brusque :

« Je viendrai prendre les bœufs demain àhuit heures, et je payerai.

– C’est bon », répondit Christel eninclinant la tête. Quand ils furent seuls, le vieux rebbe se mit àsourire. « Schmoûle est fin, dit-il, mais nos vieuxtalmudistes étaient encore plus fins que lui ; je savais bienqu’il n’irait pas jusqu’au bout : voilà pourquoi je ne me suispas habillé.

– Eh ! s’écria Fritz, oui, je levois, vous avez du bon tout de même dans la religion.

– Tais-toi, épicaures, réponditDavid en refermant la porte et reportant la Bible dansl’armoire ; sans nous, vous seriez tous des païens, c’est parnous que vous pensez depuis deux mille ans ; vous n’avez rieninventé, rien découvert. Réfléchis seulement un peu combien de foisvous vous êtes divisés et combattus depuis ces deux mille ans,combien de sectes et de religions vous avez formées ! Nous,nous sommes toujours les mêmes depuis Moïse, nous sommes toujoursles fils de l’Éternel, vous êtes les fils du temps et del’orgueil ; avec le moindre intérêt on vous fait changerd’opinion, et nous, pauvres misérables, tout l’univers réuni n’a punous faire abandonner une seule de nos lois.

– Ces paroles montrent bien l’orgueil dela race, dit Fritz ; jusqu’à présent, je te croyais un hommemodeste en ses pensées, mais je vois maintenant que tu respiresl’orgueil dans le fond de ton âme.

– Et pourquoi serais-je modeste ?s’écria David en nasillant. Si l’Éternel nous a choisis, n’est-cepoint parce que nous valons mieux que vous ?

– Tiens, tais-toi, fit Kobus en riant,cette vanité m’effraye ; je serais capable de me fâcher.

– Fâche-toi donc à ton aise, dit le vieuxrebbe, il ne faut pas te gêner.

– Non, j’aime mieux t’inviter à prendrele café chez moi, vers une heure ; nous causerons, nousrirons, et ensuite nous irons goûter la bière de mars ; celate convient-il ?

– Soit, fit David, j’y consens, lechardon gagne toujours à fréquenter la rose. »

Kobus allait s’écrier : « Ah !décidément, c’est trop fort ! » mais il s’arrêta et ditavec finesse : « C’est moi qui suis larose ! »

Alors tous trois ne purent s’empêcher de rire.Christel et Fritz sortirent bras dessus bras dessous, se disantentre eux : « Est-il fin ce rebbe David ! Il atoujours quelque vieux proverbe qui vient à propos pour vousréjouir. C’est un brave homme. » Tout se passant comme ilavait été convenu : Christel et Kobus dînèrent ensemble, Davidvint au dessert prendre le café, puis ils se rendirent à labrasserie du Grand-Cerf.Fritz était dans un état dejubilation extraordinaire, non seulement parce qu’il marchait entreson vieil ami David et le père de Sûzel, mais encore parce qu’ilavait une bouteille de steinberg dans la tête, sans parlerdu bordeaux et du kirschenwasser. Il voyait les choses de ce basmonde comme à travers un rayon de soleil : sa face charnueétait pourpre, et ses grosses lèvres se retroussaient par un joyeuxsourire. Aussi quel enthousiasme éclata lorsqu’il parut ainsi sousla toile grise en auvent, à la porte du Grand-Cerf.

« Le voilà ! le voilà !criait-on de tous les côtés, la chope haute, voiciKobus ! »

Et lui, riant, répétait :

« Oui, le voilà ! ha !ha ! ha ! »

Il entrait dans les bancs et donnait despoignées de main à tous ses vieux camarades.

Durant les huit jours qui venaient de sepasser, on se demandait partout :

« Qu’est-il devenu ? quand lereverrons-nous ?

Et le vieux Krautheimer se désolait, cartoutes ses pratiques trouvaient la bière mauvaise.

Enfin, il s’assit au milieu de la jubilationuniverselle, et fit asseoir le père Christel à sa droite. Davidalla regarder Frédéric Schoultz, le gros Hâan, Speck et cinq ou sixautres qui faisaient une partie de rams à deux kreutzersla marque.

On se mit à boire de cette fameuse bière demars, qui vous monte au nez comme le vin de Champagne. En face, àla brasserie des Deux-Clefs,les hussards deFrédéric-Wilhelm buvaient de la bière en cruchons, les bouchonspartaient comme des coups de pistolets ; on se saluait d’uncôté de la rue à l’autre, car les bourgeois de Hunebourg sonttoujours bien avec les militaires, sans frayer pourtant ensemble,ni les recevoir dans leurs familles, chose toujours dangereuse.

À chaque instant le père Christeldisait :

« Il est temps que je parte, monsieurKobus ; faites excuse, je devrais déjà être depuis deux heuresà la ferme.

– Bah ! s’écria Fritz en lui posantla main sur l’épaule, ceci n’arrive pas tous les jours, pèreChristel ; il faut bien de temps en temps s’égayer et sedégourdir l’esprit. Allons, encore une chope ! »

Et le vieil anabaptiste, un peu gris, serasseyait en pensant : « Cela fera la sixième !Pourvu que je ne verse pas en route ! »

Puis il disait : « Mais, monsieurKobus, qu’est-ce que pensera ma femme si je rentre à moitiégris ? Jamais elle ne m’aura vu dans cet état !

– Bah ! bah ! le grand airdissipe tout, père Christel, et puis vous n’aurez qu’à dire :“M. Kobus l’a voulu !” Sûzel prendra votre défense.

– Ça, c’est vrai, s’écriait alorsChristel en riant, c’est vrai : tout ce que dit et faitM. Kobus est bien ! Allons, encore unechope ! »

Et la chope arrivait, elle se vidait ; laservante en apportait une autre, ainsi de suite.

Or, sur le coup de trois heures, à l’égliseSaint-Sylvestre, et comme on ne pensait à rien, une trouped’enfants tourna le coin de l’auberge du Cygne, en courantvers la porte de Landau ; puis quelques soldats parurent,portant un de leurs camarades sur un brancard ; puis d’autresenfants en foule ; c’était un roulement de pas sur le pavé,qui s’entendait au loin.

Tout le monde se penchait aux fenêtres etsortait des maisons pour voir. Les soldats remontaient la rue de laForge, du côté de l’hôpital, et devaient passer devant la brasseriedu Grand-Cerf.

Aussitôt les parties furent abandonnées ;on se dressa sur les bancs : Hâan, Schoultz, David, Kobus, lesservantes, Krautheimer, enfin tous les assistants. D’autresaccouraient de la salle, et l’on se disait à voix basse :« C’est un duel ! c’est un duel ! »

Cependant le brancard approchaitlentement ; deux hommes le portaient ; c’était unecivière pour sortir le fumier des écuries de la caserne decavalerie ; le soldat couché dessus, les jambes pendant entreles bras du brancard, la tête de côté sur sa veste roulée, étaitextrêmement pâle ; il avait les yeux fermés, les lèvresentrouvertes et le devant de la chemise plein de sang. Derrièrevenaient les témoins, un vieux hussard à sourcils jaunâtres etgrosses moustaches rousses en paraphe sur ses joues brunes ;il portait le sabre du blessé sous le bras, le baudrier jeté surl’épaule, et semblait tout à fait calme. L’autre, plus jeune ettout blond, était comme abattu, il tenait le shako ; puisarrivaient deux sous-officiers, se retournant à chaque pas, commeindignés de voir tout ce monde.

Quelques hussards, devant la brasserie desDeux-Clefs, criaient au vieux qui portait le sabre :« Rappel ! eh ! Rappel ! » C’était sansdoute leur maître d’armes ; mais il ne répondit pas et netourna même pas la tête.

Au passage des deux derniers, FrédéricSchoultz, en sa qualité d’ancien sergent de la landwehr, s’écria duhaut de sa chaise :

« Hé ! camarades…camarades ! » Un d’eux s’arrêta. « Qu’est-ce qui sepasse donc, camarade ?

– Ça, mon ancien, c’est un coup de sabreen l’honneur de Mlle Grédel, la cuisinière duBœuf-Rouge.

– Ah !

– Oui ! un coup de pointe en riposteet sans parade ; elle est venue trop tard.

– Et le coup a porté ?

– À deux lignes au-dessous du tétondroit. » Schoultz allongea la lèvre ; il semblait toutfier de recevoir une réponse. On écoutait, penchés autour d’eux.« Un vilain coup, fit-il, j’ai vu ça dans la campagne deFrance. » Mais le hussard, voyant ses camarades entrer dans laruelle de l’hôpital, porta la main à son oreille et dit :« Faites excuse ! » Alors il rejoignit sa troupe, etSchoultz promenant un regard satisfait sur l’assistance, se rassiten disant : « Quand on est soldat, il faut tirer lesabre ; ce n’est pas comme les bourgeois qui s’assomment àcoups de poing. » Il avait l’air de dire : « Voilàce que j’ai fait cent fois ! » Et plus d’un l’admirait.Mais d’autres, en grand nombre, gens raisonnables et pacifiques,murmuraient entre eux : « Est-il possible que des hommesse tuent pour une cuisinière ! C’est tout à fait contrenature. Cette Grédel méritait d’être chassée de la ville, à causedes passions funestes qu’elle excite entre les hussards. »

Fritz ne disait rien, il semblait méditatif,et ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Mais le vieux rebbe, àson tour, s’étant mis à dire : « Voilà comment des êtrescréés par Dieu se massacrent pour des choses de rien ! »Tout à coup il s’emporta d’une façon étrange.

« Qu’appelles-tu des choses de rien,David ? s’écria-t-il d’une voix retentissante. L’amourn’a-t-il pas inspiré, dans tous les temps et dans tous les lieux,les plus belles actions et les plus hautes pensées ? N’est-ilpas le souffle de l’Éternel lui-même, le principe de la vie, del’enthousiasme, du courage et du dévouement ? Il t’appartientbien de profaner ainsi la source de notre bonheur et de la gloiredu genre humain. Ôte l’amour à l’homme, que lui reste-t-il ?l’égoïsme, l’avarice, l’ivrognerie, l’ennui et les plus misérablesinstincts ; que fera-t-il de grand, que dira-t-il debeau ? Rien, il ne songera qu’à se remplir lapanse ! »

Tous les assistants s’étaient retournés ébahisde son emportement ; Hâan le regardait de ses gros yeuxpar-dessus l’épaule de Schoultz, qui lui-même se tordait le coupour voir si c’était bien Kobus qui parlait, car il ne pouvait encroire ses oreilles.

Mais Fritz ne faisait nulle attention à ceschoses.

« Voyons, David, reprit-il en s’animantde plus en plus, quand le grand Homérus, le poète des poètes, nousmontre les héros de la Grèce qui s’en vont par centaines sur leurspetits bateaux pour réclamer une belle femme qui s’est sauvée dechez eux, traversent les mers et s’exterminent pendant dix ans avecceux d’Asie pour la ravoir, crois-tu qu’il ait inventé cela ?Crois-tu que ce n’était pas la vérité qu’il disait ? Et s’ilest le plus grand des poètes, n’est-ce pas parce qu’il a célébré laplus grande chose et la plus sublime qui soit sous le ciel :l’amour ! Et si l’on appelle le chant de votre roi Salomon,Le Cantique des cantiques, n’est-ce pas aussi parce qu’ilchante l’amour, plus noble, plus grand, plus profond que tout lereste dans le cœur de l’homme ? Quand il dit dans ceCantique des cantiques : “Ma bien aimée, tu es bellecomme la voûte des étoiles, agréable comme Jérusalem, redoutablecomme des armées qui marchent, leurs enseignes déployées.” Est-cequ’il ne veut pas dire que rien n’est plus beau, plus invincible etplus doux que l’amour ? Et tous vos prophètes n’ont-ils pasdit la même chose ? Et depuis le Christ, l’amour n’a-t-il pasconverti les peuples barbares ? n’est-ce pas avec un simpleruban rose, qu’il faisait d’une espèce sauvage unchevalier ?

« Si de nos jours tout est moins grand,moins beau, moins noble qu’autrefois, n’est-ce pas parce que leshommes ne connaissent plus l’amour véritable, et qu’ils se marientpour de l’argent ? Eh bien ! moi, David, entends-tu, jedis et soutiens que l’amour vrai, l’amour pur est la seule chosequi change le cœur de l’homme, la seule qui l’élève et qui méritequ’on donne sa vie pour elle. Je trouve que ces hommes ont bienfait de se battre puisque chacun ne pouvait renoncer à son amour,sans s’en reconnaître lui-même indigne.

– Hé ! s’écria Hâan à l’autre table,comment peux-tu parler de cela, toi ? Tu n’as jamais étéamoureux ; tu raisonnes de ces choses comme un aveugle descouleurs. »

Fritz, à cette apostrophe, resta toutinterdit ; il regarda Hâan d’un œil terne, ayant l’air devouloir lui répondre, et bredouilla quelques mots confus en avalantsa chope.

Plusieurs alors se mirent à rire. AussitôtKobus, relevant sa grosse tête, dont les cheveux s’ébouriffaientcomme s’ils eussent été vivants, s’écria d’un airétrange :

« C’est vrai, je n’ai jamais étéamoureux ! Mais si j’avais eu le bonheur de l’être, je meserais fait massacrer plutôt que de renoncer à mon amoureuse, ouj’aurais exterminé l’autre.

– Oh ! oh ! fit Hâan d’un tonun peu moqueur, en battant les cartes, oh ! Kobus, tu n’auraispas été si féroce.

– Pas si féroce ! dit-il les deuxmains écarquillées. Nous sommes deux vieux amis, n’est-ce pas,Hâan ? Eh bien ! si j’étais amoureux, et si tu meparaissais seulement convoiter par la pensée celle que j’auraischoisie… je t’étranglerais ! »

En disant cela, ses yeux étaient rouges, iln’avait pas l’air de plaisanter ; les autres non plus neriaient pas.

« Et, ajouta-t-il en levant le doigt, jevoudrais que toute la ville et le pays à la ronde eussent un grandrespect pour mon amoureuse ; quand même elle ne serait pas demon rang, de ma condition et de ma fortune : le moindre blâmesur elle deviendrait la cause d’une terrible bataille.

– Alors, dit Hâan, Dieu fasse que tu netombes jamais amoureux, car tous les hussards de Frédéric-Wilhelmne sont pas morts, plus d’un courrait la chance de mourir si tonamoureuse était jolie. »

Les sourcils de Fritz tressaillirent.« C’est possible, fit-il en se rasseyant, car il s’étaitdressé. Moi je serais fier, je serais glorieux de me battre pourune si belle cause ! N’ai-je pas raison, Christel ?

– Tout à fait, monsieur Kobus, ditl’anabaptiste un peu gris ; notre religion est une religion depaix, mais dans le temps, lorsque j’étais amoureux d’Orchel, oui,Dieu me le pardonne ! j’aurais été capable de me battre àcoups de faux pour l’avoir. Grâce au Ciel, il n’a pas fallurépandre de sang ; j’aime bien mieux n’avoir rien à mereprocher. »

Fritz voyant que tout le monde l’observait,comprit l’imprudence qu’il venait de commettre. Le vieux rebbeDavid surtout ne le quittait pas de l’œil, et semblait vouloir lireau fond de son âme. Quelques instants après, le père Christels’étant écrié pour la vingtième fois :

« Mais, monsieur Kobus, il se fait tard,on m’attend ; Orchel et Sûzel doivent êtreinquiètes. »

Il lui répondit enfin :

« Oui, maintenant il est temps ; jevais vous reconduire à la voiture. »

C’était un prétexte qu’il prenait pour seretirer. L’anabaptiste se leva donc, disant :

« Oh ! si vous aimez mieux rester,je trouverai bien le chemin de l’auberge tout seul.

– Non, je vous accompagne. » Ilssortirent du banc et traversèrent la place. Le vieux David partitpresque aussitôt qu’eux. Fritz, ayant mis le père Christel enroute, rentra chez lui prudemment. Ce jour-là, au moment de secoucher, Sourlé, voyant le vieux rebbe murmurer des parolesconfuses, cela lui parut étrange.

« Qu’as-tu donc, David, luidemanda-t-elle, je te vois parler tout bas depuis le souper, à quoipenses-tu ?

– C’est bon, c’est bon, fit-il en setirant la couverture sur la barbiche, je rêve à ces paroles duprophète : “J’ai été jaloux pour Héva d’une grandejalousie !” et à celles-ci : “En ces temps arriveront deschoses extraordinaires, des choses nouvelles etheureuses !”

– Pourvu que ce soit à nous qu’il aitsongé en disant cela, répliqua Sourlé.

– Amen, fit le vieuxrebbe ; tout vient à point à qui sait attendre. Dormons enpaix ! »

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