L’Ami Fritz

Chapitre 12

 

 

L’ami Kobus, roulant un matin par un chemintrès difficile dans la vallée du Rhéethal, tandis que Hâanconduisait avec prudence, et veillait à ne pas verser dans lestrous, l’ami Kobus se fit des réflexions amères sur la vanité desvanités de la sagesse ; il était fort triste, et se disait enlui-même :

« À quoi te sert-il maintenant, Fritz,d’avoir eu soin de te tenir la tête froide, le ventre libre et lespieds chauds durant vingt ans ? Malgré ta grande prudence, unêtre faible a troublé ton repos d’un seul de ses regards. À quoi tesert-il de te sauver loin de ta demeure, puisque cette folle penséete suit partout, et que tu ne peux l’éviter nulle part ? Àquoi t’a servi d’amasser, par ta prévoyance judicieuse, des vinsexquis et tout ce qui peut satisfaire le goût et l’odorat, nonseulement d’un homme, mais de plusieurs, durant des années,puisqu’il ne t’est plus même permis de boire un verre de vin sanst’exposer à radoter comme une vieille laveuse, et à raconter deshistoires qui te rendraient la fable de David, de Schoultz, de Hâanet de tout le pays, si l’on savait pourquoi tu les racontes ?Ainsi, toute consolation t’est refusée ! »

Et songeant à ces choses, il s’écriait enlui-même, avec le roi Salomon :

« J’ai dit en mon cœur : Allons, queje t’éprouve maintenant par la joie ; jouis des biens de laterre ! Mais voilà que c’était aussi vanité. J’ai recherché enmon cœur le moyen de me traiter délicatement, et que mon cœurcependant suivît la sagesse. Je me suis bâti des maisons, je mesuis planté des jardins et des vignes, je me suis creusé desréservoirs et j’y ai semé des poissons délicieux ; je me suisamassé des richesses, je me suis agrandi ; et ayant considérétous ces ouvrages, voilà que tout était vanité ! Puisqu’ilm’arrive aujourd’hui comme à l’insensé, pourquoi donc ai-je étéplus sage ? Cette petite Sûzel m’ennuie plus qu’il n’estpossible de le dire, et pourtant mon âme se complaît en elle !Moi et mon cœur, nous nous sommes tournés de tous côtés, pourexaminer et rechercher la sagesse, et nous n’avons trouvé que lemal de la folie, de l’imbécillité et de l’imprudence. Nous avonstrouvé cette jeune fille, dont le sourire est comme un filet et leregard un lien : n’est-ce point de la folie ? Pourquoidonc ne s’est-elle pas dérangé le pied, le jour de son voyage àHunebourg ? Pourquoi l’ai-je vue dans la joie du festin, et,plus tard, dans les plaisirs de la musique ? Pourquoi ceschoses sont-elles arrivées de la sorte et non autrement ? Etmaintenant, Fritz, pourquoi ne peux-tu te détacher de cesvanités ? »

Il suait à grosses gouttes, et rêvait dans unedésolation inexprimable. Mais ce qui l’ennuyait encore le plus,c’était de voir Hâan tirer la bouteille de la paille, et del’entendre dire :

« Allons, Kobus, bois un bon coup !Quelle chaleur au fond de ces vallées !

– Merci, faisait-il, je n’ai passoif. » Car il avait peur de recommencer l’histoire des amoursde tous ses ancêtres, et surtout de finir par raconter lessiennes.

« Comment ! tu n’as pas soif ?s’écriait Hâan, c’est impossible ; voyons !

– Non, non, j’ai là quelque chose delourd, faisait-il en se posant la main sur l’estomac avec unegrimace.

– Cela vient de ce que nous n’avons pasassez bu hier soir ; nous avons été nous coucher trop tôt,disait le gros percepteur ; bois un coup, et cela teremettra.

– Non, merci.

– Tu ne veux pas ? tu astort. » Alors Hâan levait le coude, et Fritz voyait son cou segonfler et se dégonfler d’un air de satisfaction incroyable. Puisle gros homme exhalait un soupir, tapait sur le bouchon, et mettaitla bouteille entre ses jambes en disant : « Ça fait dubien.

– Hue, Foux, hue !

– Quel matérialiste que ce Hâan, sedisait Fritz, il ne pense qu’à boire et à manger !

– Kobus, reprenait l’autre gravement, tucouves une maladie ; prends garde ! Voilà deux jours quetu ne bois plus, c’est mauvais signe. Tu maigris ; les hommesgras qui deviennent maigres, et les hommes maigres qui deviennentgras, c’est dangereux.

– Que le diable t’emporte ! »pensait Fritz, et parfois l’idée lui passait par la tête que Hâanse doutait de quelque chose ; alors, tout rouge, ill’observait du coin de l’œil, mais il était si paisible que ledoute se dissipait.

Enfin, au bout de deux heures, ayant franchila côte, ils atteignirent un chemin uni, sablonneux, au fond de lavallée, et Hâan, indiquant de son fouet une centaine de masuresdécrépites sur la montagne en face, à mi-côte, et dominées par unechapelle tout au haut dans les nuages, dit d’un airmélancolique :

« Voilà Wildland, le pays dont je t’aiparlé à Hunebourg, voici deux ex-voto suspendus à cet arbre, etlà-bas, un autre en forme de chapelle, dans le creux de cetteroche, nous allons en rencontrer maintenant à chaque pas ;c’est la misère des misères : pas une route, pas un cheminvicinal en bon état, mais des ex-voto partout ! Et penser queces gens-là se font dire des messes aussitôt qu’ils peuvent réunirquatre sous, et que le pauvre Hâan est forcé de crier, de taper surla table, et de s’époumoner comme un malheureux pour obtenirl’argent du roi ! Tu me croiras si tu veux, Kobus, mais celame saigne le cœur d’arriver ici pour demander de l’argent, pourfaire vendre des baraques de quatre kreutzer et desmeubles de deux pfenning. »

Ce disant, Hâan fouetta Foux, qui se mit àgaloper.

Le village était alors à deux ou trois centspas au-dessus d’eux, autour d’une gorge profonde et rapide, en ferà cheval.

Le chemin creux où montait la voiture,encombré de sable, de pierres, de gravier, et creusé d’ornièresprofondes par les lourdes charrettes du pays, attelées de bœufs etde vaches, était tellement étroit que l’essieu portait quelquefoisdes deux côtés sur le roc.

Naturellement Foux avait repris sa marchehaletante, et seulement un quart d’heure après, ils arrivaient auniveau des deux premières chaumières, véritables baraques, hautesde quinze à vingt pieds, le pignon sur la vallée, la porte et lesdeux lucarnes sur le chemin. Une femme, sa tignasse rousse enfouiedans une cornette d’indienne, la face creuse, le cou long, creuséd’une sorte de goulot, qui partait de la mâchoire inférieurejusqu’à la poitrine, l’œil fixe et hagard, le nez pointu, se tenaitsur le seuil de la première hutte, regardant vers la voiture.

Devant la porte de l’autre cassine, en face,était assis un enfant de trois ans, tout nu, sauf un lambeau dechemise qui lui pendait des épaules sur les cuisses ; il étaitbrun de peau, jaune de cheveux, et regardait d’un air curieux etdoux.

Fritz observait ce spectacle étrange. La ruefangeuse descendant en écharpe dans le village, les granges pleinesde paille, les hangars, les lucarnes ternes, les petites portesouvertes, les toits effondrés : tout cela confus, entassé dansun étroit espace, se découpait pêle-mêle sur le fond verdoyant desforêts de sapins.

La voiture suivit le chemin à travers lesfumiers, et un petit chien-loup noir, la queue en panache, vintaboyer contre Foux. Les gens alors se montrèrent aussi sur le seuilde leurs chaumières, vieux et jeunes, en bleus sales et pantalonsde toile, la poitrine nue, la chemise débraillée.

À cinquante pas dans le village, apparutl’église à gauche, bien propre, bien blanche, les vitraux neufs,riante et pimpante au milieu de cette misère ; le cimetière,avec ses petites croix, en faisait le tour.

« Nous y sommes », dit Hâan.

La voiture venait de s’arrêter dans un creux,au coin d’une maison peinte en jaune, la plus belle du village,après celle de M. le curé. Elle avait un étage, et cinqfenêtres sur la façade, trois en haut, deux en bas. La portes’ouvrait de côté sous une espèce de hangar. Dans ce hangar étaiententassés des fagots, une scie, une hache et des coins ; plusbas, descendaient en pente deux ou trois grosses pierres plates,déversant l’eau du toit dans le chemin où stationnait le char àbancs.

Fritz et Hâan n’eurent qu’à enjamber l’échellede la voiture, pour mettre le pied sur ces pierres. Un petit homme,au nez de pie tourné à la friandise, les cheveux blond filasseaplatis sur le front, et les yeux bleu faïence, venait de s’avancersur la porte, et disait :

« Hé ! Hé ! Hé ! monsieurHâan, vous arrivez deux jours plus tôt que l’année dernière.

– C’est vrai, Schnéegans, répondit legros percepteur ; mais je vous ai fait prévenir. Vous avez,bien sûr, ordonné les publications ?

– Oui, monsieur Hâan, lebeutel[13] est en route depuis ce matin ;écoutez… le voilà qui tambourine justement sur la place. »

En effet, le roulement d’un tambour fêlébourdonnait alors sur la place du village. Kobus s’étant retourné,vit, près de la fontaine, un grand gaillard en blouse, le chapeau àclaque sur la nuque, la corne au milieu du dos, le nez rouge, lesjoues creuses, la caisse sur la cuisse, qui tambourinait, et finitpar crier d’une voix glapissante, tandis qu’une foule de gensécoutaient aux lucarnes d’alentour :

« Faisons savoir queM. l’einnehmer[14] Hâan està l’auberge du Cheval-Noir,pour attendre les contribuablesqui n’ont pas encore payé, et qu’il attendra jusqu’à deuxheures ; après quoi, ceux qui ne seront pas venus, devrontaller à Hunebourg dans la quinzaine, s’ils n’aiment mieux recevoirle steuerbôt[15]. »

Sur ce, le beutel remonta la rue, encontinuant ses roulements, et Hâan ayant pris ses registres, entradans la salle de l’auberge ; Kobus le suivait. Ils gravirentun escalier de bois, et trouvèrent en haut une chambre semblable àcelle du bas, seulement plus claire, et garnie de deux lits enalcôve si hauts qu’il fallait une chaise pour y monter. À droite setrouvait une table carrée. Deux ou trois chaises de bois dansl’angle des fenêtres, un vieux baromètre accroché derrière laporte, et, tout autour des murs blanchis à la chaux, les portraitsde saint Maclof, de saint Iéronimus et de la Sainte Vierge,magnifiquement enluminés, complétaient l’ameublement de cettesalle.

« Enfin, dit le gros percepteur ens’asseyant avec un soupir, nous y voilà ! Tu vas voir quelquechose de curieux, Fritz. »

Il ouvrait ses registres et dévissait sonencrier. Kobus, debout devant une fenêtre, regardait par-dessus lestoits des maisons en face, l’immense vallée bleuâtre : lesprairies au fond, dans la gorge, avant les prairies, les vergersremplis d’arbres fruitiers, les petits jardins entourés depalissades vermoulues ou de haies vives, et, tout autour, lessombres forêts de sapins ; cela lui rappelait sa ferme deMeisenthâl !

Bientôt un grand tumulte se fit entendreau-dessous, dans la salle : tout le village, hommes et femmes,envahissait alors l’auberge. Au même instant, Schnéegans entrait,portant une bouteille de vin blanc et deux verres, qu’il déposa surla table :

« Est-ce qu’il faut tous les faire monterà la fois ? demanda-t-il.

– Non, l’un après l’autre, chacun àl’appel, répondit Hâan en emplissant les verres. Allons, bois uncoup, Fritz ! Nous n’aurons pas besoin d’ouvrir le grand sacaujourd’hui ; je suis sûr qu’ils ont encore fait du bien àl’église. »

Et, se penchant sur la rampe, ilcria :

« Frantz Laër ! »

Aussitôt, un pas lourd fit crier l’escalier,pendant que le percepteur venait se rasseoir, et un grand gaillarden blouse bleue, coiffé d’un large feutre noir, entra. Sa figurelongue, osseuse et jaune, semblait impassible. Il s’arrêta sur leseuil.

« Frantz Laër, lui dit Hâan, vous devezneuf florins d’arriéré et quatre florins de courant. »

L’autre leva sa blouse, mit la main dans lapoche de son pantalon jusqu’au coude, et posa sur la table huitflorins en disant :

« Voilà !

– Comment, voilà ! Qu’est-ce quecela signifie ? vous devez treize florins.

– Je ne peux pas donner plus ; mapetite a fait sa première communion, il y a huit jours ; çam’a coûté beaucoup ; j’ai aussi donné quatre florins pour lemanteau neuf de saint Maclof.

– Le manteau neuf de saintMaclof ?

– Oui, la commune a acheté un manteauneuf, tout ce qu’il y a de beau, avec des broderies d’or, poursaint Maclof, notre patron.

– Ah ! très bien, fit Hâan, enregardant Kobus du coin de l’œil, il fallait dire cela tout desuite ; du moment que vous avez acheté un manteau neuf poursaint Maclof… Tâchez seulement qu’il n’ait pas besoin d’autre chosel’année prochaine. Je dis donc : – Reçu huitflorins. »

Hâan écrivit la quittance et la remit à Laëren disant :

« Reste cinq florins à payer dans lestrois mois, ou je serai forcé de recourir aux grandsmoyens. »

Le paysan sortit, et Hâan dit àFritz :

« Voilà le meilleur du village, il estadjoint ; tu peux juger des autres. »

Puis il cria de sa place :

« Joseph Besme ! »

Un contribuable parut, un vieux bûcheron quipaya quatre florins sur douze ; puis un autre, qui paya sixflorins sur dix-sept ; puis un autre, deux florins sur treize,ainsi de suite : ils avaient tous donné pour le beau manteaude saint Maclof, et chacun d’eux avait un frère, une sœur, unenfant dans le purgatoire, qui demandait des messes ; lesfemmes gémissaient, levaient les mains au ciel, invoquant la SainteVierge ; les hommes restaient calmes.

Finalement, cinq ou six se suivirent sans rienpayer ; et Hâan furieux, s’élançant à la porte, se mit à crierd’une voix de tempête :

« Montez, montez tous, gueusards !montez ensemble ! »

Il se fit un grand tumulte dans l’escalier.Hâan reprit sa place, et Kobus, à côté de lui, regarda vers laporte les gens qui entraient. En deux minutes, la moitié de lasalle fut pleine de monde, hommes, femmes et jeunes filles, enblouse, en veste, en jupe rapiécée ; tous secs, maigres,déguenillés, de véritables têtes de chevaux : le front étroit,les pommettes saillantes, le nez long, les yeux ternes, l’airimpassible.

Quelques-uns, plus fiers, affectaient uneespèce d’indifférence hautaine, leur grand feutre penché sur ledos, les deux poings dans les poches de leur veste, la cuisse enavant et les coudes en équerre. Deux ou trois vieilles, hagardes,l’œil allumé de colère et le mépris sur la lèvre ; des jeunesfilles pâles, les cheveux couleur filasse ; d’autres, petites,le nez retroussé, brunes comme la myrtille sauvage, se poussaientdu coude, chuchotaient entre elles, et se dressaient sur la pointedes pieds pour voir.

Le percepteur, la face pourpre, ses troischeveux roussâtres debout sur sa grosse tête chauve, attendait quetout le monde fût en place, affectant de lire dans son registre.Enfin, il se retourna brusquement, et demanda si quelqu’un voulaitencore payer.

Une vieille femme vint apporter douzekreutzers ; tous les autres restèrent immobiles.

Alors Hâan, se retournant de nouveau,s’écria :

« Je me suis laissé dire que vous avezacheté un beau manteau neuf au patron de votre village ; etcomme les trois quarts d’entre vous n’ont pas de chemise à semettre sur le dos, je pensais que le bienheureux saint Maclof, pourvous remercier de votre bonne idée, viendrait m’apporter lui-mêmel’argent de vos contributions. Tenez, mes sacs étaient déjà prêts,cela me réjouissait d’avance ; mais personne n’est venu :le roi peut attendre longtemps, s’il espère que les saints ducalendrier lui rempliront ses caisses !

« Je voudrais pourtant savoir ce que legrand saint Maclof a fait dans votre intention, et les servicesqu’il vous a rendus ; pour que vous lui donniez tout votreargent.

« Est-ce qu’il vous a fait un chemin,pour emmener votre bois, votre bétail et vos légumes enville ? Est-ce qu’il paye les gendarmes qui mettent un peud’ordre par ici ? Est-ce que saint Maclof vous empêcherait devous voler, de vous piller et de vous assommer les uns et lesautres, si la force publique n’était pas là ?

« N’est-ce pas une abomination de laissertoutes les charges au roi, de se moquer, comme vous, de celui quipaye les armées pour défendre la patrie allemande, les ambassadeurspour représenter noblement la vieille Allemagne, les architectes,les ingénieurs, les ouvriers qui couvrent le pays de canaux, deroutes, de ponts, d’édifices de toute sorte qui font l’honneur etla gloire de notre race ; les steuerbôt, lesfonctionnaires, les gendarmes qui permettent à chacun de conserverce qu’il a ; les juges qui rendent la justice, selon nosvieilles lois, nos anciens usages et nos droits écrits ?…N’est-ce pas abominable que de ne pas songer à le payer, à l’aidercomme d’honnêtes gens, et de porter tous vos kreutzers à saintMaclof, à Lalla-Roumpfel, à tous ces saints que personne ne connaîtni d’Ève ni d’Adam, dont il n’est pas dit un mot dans les saintesÉcritures, et qui, de plus, vous mangent pour le moins cinquantejours de l’année, sans compter vos cinquante-deuxdimanches ?

« Croyez-vous donc que cela puisse dureréternellement ? ne voyez-vous pas que c’est contraire au bonsens, à la justice… à tout ?

« Si vous aviez un peu de cœur, est-ceque vous ne prendriez pas en considération les services que vousrend notre gracieux souverain, le père de ses sujets, celui quivous met le pain à la bouche ? Vous n’avez donc pas de hontede porter tous vos deniers à saint Maclof, tandis que moi,j’attends ici que vous payiez vos dettes envers l’État ?

« Écoutez ! si le roi n’était pas sibon, si rempli de patience, depuis longtemps il aurait fait vendrevos bicoques, et nous verrions si les saints du calendrier vous enrebâtiraient d’autres.

« Mais, puisque vous l’admirez tant, cegrand saint Maclof, pourquoi ne faites-vous donc pas comme lui,pourquoi n’abandonnez-vous pas vos femmes et vos enfants, pourquoin’allez-vous pas, avec un sac sur le dos, à travers le monde, vivrede croûtes de pain et d’aumônes ? Ce serait naturel de suivreson exemple ! D’autres viendraient cultiver vos terres enfriche, et se mettre en état de remplir leurs obligations envers lesouverain.

« Regardez un peu seulement autour devous, ceux de Schnéemath, de Hackmath, d’Ourmath, et d’ailleurs,qui rendent à César ce qui revient à César, et à Dieu ce quirevient à Dieu, selon les divines paroles de Notre-SeigneurJésus-Christ. Regardez-les, ce sont de bons chrétiens ; ilstravaillent, et n’inventent pas tous les jours de nouvelles fêtes,pour avoir un prétexte de croupir dans la paresse, et de dépenserleur argent au cabaret. Ils n’achètent pas de manteaux brodésd’or ; ils aiment mieux acheter des souliers à leurs enfants,tandis que vous autres, vous allez nu-pieds comme de vraissauvages.

« Cinquante fêtes par an, pour millepersonnes, font cinquante mille journées de travail perdues !Si vous êtes pauvres, misérables, si vous ne pouvez pas payer leroi, c’est aux saints du calendrier que la gloire en revient.

« Je vous dis ces choses parce qu’il n’ya rien dans le monde de plus ennuyeux que de venir ici tous lestrois mois, pour remplir son devoir, et de trouver des gueux– misérables et nus par leur propre faute – qui ontencore l’air de vous regarder comme un Antéchrist, lorsqu’on leurdemande ce qui est dû au souverain dans tous les pays chrétiens, etmême chez des sauvages comme les Turcs et les Chinois. Toutl’univers paye des contributions, pour avoir de l’ordre et de laliberté dans le travail ; vous seuls, vous donnez tout à saintMaclof, et, Dieu merci, chacun peut voir en vous regardant, dequelle manière il vous récompense !

« Maintenant, je vous préviens d’unechose : ceux qui n’auront pas payé d’ici huit jours, on leurenverra le steuerbôt. La patience de Sa Majesté estlongue, mais elle a des bornes.

« J’ai parlé : – allez-vous-en,et souvenez-vous de ce que Hâan vient de vous dire : lesteuerbôt arrivera pour sûr. »

Alors ils se retirèrent en masse sansrépondre.

Fritz était stupéfait de l’éloquence de soncamarade ; quand les derniers contribuables eurent disparudans l’escalier, il lui dit :

« Écoute, Hâan, tu viens de parler commeun véritable orateur ; mais, entre nous, tu es trop dur avecces malheureux.

– Trop dur ! s’écria le percepteur,en levant sa grosse tête ébouriffée.

– Oui, tu ne comprends rien au sentiment…à la vie du sentiment…

– À la vie du sentiment ? fit Hâan.Ah ! ça ! dis donc, tu veux te moquer de moi, Fritz…Ha ! ha ! ha ! je ne donne pas là-dedans comme levieux rebbe Sichel… ta mine grave ne me trompe pas… je teconnais !…

– Et je te dis, moi, s’écria Kobus, qu’ilest injuste de reprocher à ces paysans de croire à quelque chose,et surtout de leur en faire un crime. L’homme n’est pas seulementsur la terre pour amasser de l’argent et pour s’emplir le ventre…Ces pauvres gens, avec leur foi naïve et leurs pommes de terre,sont peut-être plus heureux que toi, avec tes omelettes, tesandouilles et ton bon vin.

– Hé ! Hé ! farceur, dit Hâan,en lui posant la main sur l’épaule, parle donc un peu pourdeux ; il me semble que nous n’avons vécu ni l’un ni l’autred’ex-voto et de pommes de terre jusqu’à présent, et j’espère quecela ne nous arrivera pas de sitôt. Ah ! c’est comme cela quetu veux te moquer de ton vieux Hâan. En voilà des idées et desthéories d’un nouveau genre ! »

Tout en discutant, ils se disposaient àdescendre, lorsqu’un faible bruit s’entendit près de la porte. Ilsse retournèrent et virent debout, contre le mur, une jeune fille deseize à dix-sept ans, les yeux baissés. Elle était pâle etfrêle ; sa robe de toile grise, recouverte de grosses pièces,s’affaissait contre ses hanches ; de beaux cheveux blondsencadraient ses tempes ; elle avait les pieds nus, et je nesais quelle lointaine ressemblance remplit aussitôt Kobus d’unepitié attendrie, telle qu’il n’en avait jamais éprouvée : illui sembla voir la petite Sûzel, mais défaite, malade, tremblante,épuisée par la grande misère. Son cœur se fondit, une sorte defroid s’étendit le long de ses joues.

Hâan, lui, regardait la jeune fille d’un airde mauvaise humeur.

« Que veux-tu ? dit-il brusquement,les registres sont fermés, les perceptions finies ; vousviendrez tous payer à Hunebourg.

– Monsieur le percepteur, répondit lapauvre enfant après un instant de silence, je viens pour magrand-mère Ewig. Depuis cinq mois, elle ne peut plus se lever deson lit. Nous avons eu de grands malheurs ; mon père a étépris sous sa schlitt[16] à laKholplatz, l’hiver dernier… il est mort… Ça nous a coûté beaucouppour le repos de son âme. »

Hâan qui commençait à s’attendrir, regardaFritz d’un œil indigné. « Tu l’entends, semblait-il dire,toujours saint Maclof ! »

Puis, élevant la voix : « Ce sontdes malheurs qui peuvent arriver à tout le monde,répondit-il ; j’en suis fâché, mais quand je me présente à lacaisse générale, on ne me demande pas si les gens sont heureux oumalheureux ; on me demande combien d’argent j’apporte ;et lorsqu’il n’y en a pas assez, il faut que j’en ajoute de mapropre poche. Ta grand-mère doit huit florins ; j’ai payé pourelle l’année dernière, cela ne peut pas durer toujours. »

La pauvre petite était devenue toute triste,on voyait qu’elle avait envie de pleurer.

« Voyons, reprit Hâan, tu venais me direqu’il n’y a rien, n’est-ce pas ? que ta grand-mère n’a pas lesou ; pour me dire cela, tu pouvais rester chez vous, je lesavais déjà. »

Alors, sans lever les yeux, elle avança lamain doucement et l’ouvrit, et l’on vit un florin dedans.

« Nous avons vendu notre chèvre… pourpayer quelque chose… », dit-elle d’une voix brisée.

Kobus tourna la tête vers la fenêtre ;son cœur grelottait.

« Des à-comptes, fit Hâan, toujours desà-comptes ! encore, si la chose en valait la peine. »

Cependant, il rouvrit son registre endisant :

« Allons, viens ! »

La petite s’approcha ; mais Fritz, sepenchant sur l’épaule du percepteur qui écrivait, lui dit à voixbasse :

« Bah ! laisse cela.

– Quoi ? fit Hâan en le regardantstupéfait.

– Efface tout !

– Comment… efface ?

– Oui !

– Reprends ton argent », dit Kobus àl’enfant. Et tout bas, à l’oreille de Hâan, il ajouta :« C’est moi qui paye !

– Les huit florins ?

– Oui.»

Hâan déposa sa plume ; il semblaitrêveur, et, regardant la jeune fille, il lui dit d’un tongrave :

« Voici M. Kobus, de Hunebourg, quipaye pour vous. Tu diras cela à ta grand-mère. Ce n’est pas saintMaclof qui paye, c’est M. Kobus, un homme sérieux,raisonnable, qui fait cela par bon cœur. »

La petite leva les yeux, et Fritz vit qu’ilsétaient d’un bleu doux, comme ceux de Sûzel, et pleins de larmes.Elle avait déjà posé son florin sur la table ; il le prit,fouilla dans sa poche et en mit cinq ou six avec, endisant :

« Tiens, mon enfant, tâchez de ravoirvotre chèvre, ou d’en acheter une autre aussi bonne. Tu peux t’enaller maintenant. »

Mais elle ne bougeait pas ; c’estpourquoi Hâan, devinant sa pensée, dit :

« Tu veux remercier monsieur, n’est-cepas ? »

Elle inclina la tête en silence.

« C’est bon, c’est bon ! fit-il.Naturellement nous savons ce que tu dois penser ; c’est unbienfait du Ciel qui vous arrive. Tenez-vous au courant maintenant.Ce n’est pas grand-chose de mettre deux sous de côté par semaine,pour avoir la conscience tranquille. Va, ta grand-mère seracontente. »

La petite, regardant Kobus encore une fois,avec un sentiment de reconnaissance inexprimable, sortit etdescendit l’escalier. Fritz, tout troublé, s’était approché de lafenêtre ; il vit la pauvre enfant se mettre à courir enremontant la rue, on aurait dit qu’elle avait des ailes.

« Voilà nos affaires terminées, repritHâan ; maintenant en route ! »

En se retournant, Kobus le vit qui descendaitdéjà, les registres sous le bras et son gros dos arrondi. Ils’essuya les yeux, et descendit à son tour.

« Hé ! leur cria Schnéegans en basdans la grande salle, vous ne dînez pas avant de partir, monsieurle percepteur ?

– Est-ce que tu as faim, Kobus ?demanda Hâan.

– Non.

– Ni moi non plus ; vous pouvezservir votre dîner à saint Maclof ! Chaque fois que je viensdans ce gueux de pays, je suis comme éreinté durant quinzejours ; tout cela me bouleverse. Attelez le cheval,Schnéegans, c’est tout ce qu’on vous demande. »

L’aubergiste sortit. Hâan et Fritz, sur laporte, le regardèrent tirer le cheval de l’écurie et le mettre à lavoiture. Kobus monta. Hâan régla la note, prit les rênes et lefouet, et les voilà partis comme ils étaient venus.

Il pouvait être alors deux heures. Tous lesgens du village, devant leurs baraques, les regardaient passer,sans qu’un seul eût l’idée de lever son chapeau.

Ils rentrèrent dans le chemin creux de lacôte. Les ombres s’allongeaient alors du haut de la roche deSaint-Maclof jusque dans la vallée ; l’autre côté de lamontagne était éblouissant de lumière. Hâan paraissaitrêveur ; Fritz penchait la tête, s’abandonnant pour lapremière fois aux sentiments de tendresse et d’amour qui, depuisquelque temps, faisaient invasion dans son âme. Il fermait lesyeux, et voyait passer devant ses paupières rouges, tantôt l’imagede Sûzel, tantôt celle de la pauvre enfant de Wildland. Lepercepteur, très attentif à conduire au milieu des roches et desornières, ne disait mot.

À cinq heures, la voiture roulait dans lechemin sablonneux de Tiefenbach. Hâan, regardant alors Kobus, levit comme assoupi, la tête ballottant doucement sur l’épaule ;il alluma sa grosse pipe et laissa courir. Une demi-lieue plusloin, pour couper au court, il mit pied à terre, et, conduisantFoux par la bride, il prit le chemin escarpé du Tannewald. Fritzresta sur le siège ; il ne dormait pas, comme le croyait soncamarade, et s’abandonnait à ses rêves… jamais il n’avait tant rêvéde sa vie.

Cependant la nuit descendait sur les bois, lefond des vallées s’emplissait de ténèbres ; mais les plushautes cimes rayonnaient encore.

Après une bonne heure de marche ascendante, oùFoux et Hâan s’arrêtaient de temps en temps pour reprendre haleine,la voiture atteignit enfin le plateau. Il ne restait plus qu’àtraverser la forêt pour découvrir Hunebourg.

Le percepteur, qui malgré son gros ventreavait marché vigoureusement, mit alors le pied sur le timon, et,claquant du fouet, il enfonça sa large croupe dans le coussin decuir.

« Allons ! hop !hop ! » s’écria-t-il.

Et Foux repartit dans le chemin des coupes, entrottant comme s’il n’eût pas déjà fait trois fortes lieues demontagne.

Ah ! la belle vue, le beau coucher desoleil, quand, au sortir des vallées, vous découvrez tout à coup lalumière pourpre du soir, à travers les hauts panaches des bouleauxeffilés dans le ciel, et que les mille parfums des bois voltigentautour de vous, embaumant l’air de leur haleine odorante !

La voiture suivait la lisière de laforêt ; parfois tout était sombre, les branches des grandsarbres descendaient en voûte ; parfois un coin de ciel rougeapparaissait derrière les mille plantes jaillissant desfourrés ; puis tout se cachait de nouveau, les broussaillesdéfilaient, et le soleil descendait toujours : on le voyaitchaque fois, au fond des percées lumineuses, d’un degré plus bas.Bientôt les pointes des hautes herbes se découpèrent sur sa face debon vivant, une véritable face de Silène, pourpre et couronnée depampres. Enfin il disparut, et de longs voiles d’or l’enveloppèrentdans les abîmes. Les teintes grises de la nuit envahirent leciel ; quelques étoiles tremblotaient déjà au-dessus dessombres massifs de la forêt, dans les profondeurs de l’infini.

À cette heure, la rêverie de Kobus devint plusgrande encore et plus intime ; il écoutait les roues tournerdans le sable, le pied du cheval heurter un caillou, quelquespetits oiseaux filer à l’approche de la voiture. Cela durait depuislongtemps, lorsque Hâan s’aperçut qu’une courroie étaitlâchée ; il fit halte et descendit. Fritz entrouvrit les yeuxpour voir ce qui se passait : la lune se levait, le sentierétait plein de lumière blanche.

Et comme le percepteur serrait la boucle de lacourroie, tout à coup des faneuses et des faucheurs, qui serendaient chez eux après le travail, se mirent à chanter ensemblele vieux lied :

« Quand je pense à mabien-aimée ! »

Le silence de la nuit était grand, mais ilparut grandir encore, et les forêts elles-mêmes semblèrent prêterl’oreille à ces voix graves et douces, confondues dans un sentimentd’amour.

Ces gens ne devaient pas être très loin ;on entendait leurs pas sur la lisière du bois ; ils marchaienten cadence.

Hâan et Kobus avaient entendu cent fois levieux lied ;mais alors, il leur sembla si beau, sibien en rapport avec l’heure silencieuse, qu’ils l’écoutèrent dansune sorte de ravissement poétique. Mais Fritz éprouvait une bienautre émotion que celle de Hâan : parmi ces voix s’en trouvaitune, douce, haute, pénétrante, qui commençait toujours le coupletet finissait la dernière, comme un soupir du ciel. Il croyaitreconnaître cette voix fraîche, tendre, amoureuse, et son cœur toutentier était dans son oreille.

Au bout d’un instant, Hâan, qui tenait Fouxpar la bride, pour l’empêcher de secouer la tête, dit :

« Comme c’est juste ! C’est pourtantainsi que chantent les enfants de la vieille Allemagne. Allez doncailleurs…

– Chut ! » fit Kobus. Le vieuxlied recommençait en s’éloignant, et la même voixs’élevait toujours plus haute, plus touchante que les autres ;à la fin, un frémissement de feuillage la couvrit.

« C’est beau, ces vieilles chansons, ditle percepteur en remontant sur la voiture.

– Mais où sommes-nous donc ? luidemanda Fritz tout pâle.

– Près de la roche des Tourterelles, àvingt minutes au-dessus de ta ferme, répondit Hâan en se rasseyantet fouettant le cheval, qui repartit. »

« C’était la voix de Sûzel, pensa Kobus,je le savais bien ! »

Une fois hors du bois, Foux se mit àgaloper : il sentait l’écurie. Hâan, tout joyeux de prendre sachope le soir, parlait des talents de la vieille Allemagne, desvieux lieds, des anciens minnesingers. Kobus ne l’écoutaitpas, sa pensée était ailleurs ; ils avaient déjà dépassé laporte de Hildebrandt, les lumières, brillant dans toutes lesmaisons de la grande rue, avaient frappé ses yeux sans qu’il lesvit, lorsque la voiture s’arrêta.

« Eh bien ! vieux, tu peuxdescendre, te voilà devant ta porte », lui dit Hâan.

Il regarda et descendit.

« Bonsoir, Kobus ! cria lepercepteur.

– Bonne nuit », dit-il en montantl’escalier tout pensif. Ce soir-là, sa vieille Katel, heureuse dele revoir, voulut mettre toute la cuisine en feu, pour célébrer sonretour, mais il n’avait pas faim.

« Non, dit-il, laisse cela ; j’aibien dîné… j’ai sommeil. »

Il alla se coucher.

Ainsi, ce bon vivant, ce gros gourmand, ce fingourmet de Kobus se nourrissait alors d’une tranche de jambon lematin, et d’un vieux lied le soir ; il était bienchangé !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer