L’Ami Fritz

Chapitre 3

 

 

Après le départ de Katel, Fritz entra dans lacuisine allumer une chandelle, car il voulait passer l’inspectionde sa cave, et choisir quelques vieilles bouteilles de vin, pourcélébrer la fête du printemps.

Sa grosse figure exprimait le contentementintérieur ; il revoyait déjà les beaux jours se suivre à lafile jusqu’en automne : la fête des asperges, les parties dequilles au Panier-Fleuri, hors de Hunebourg ; lesparties de pêche avec Christel, son fermier de Meisenthâl, ladescente du Losser en bateau, sous les ombres tremblotantes desgrands ormes en demi-voûte de la rive ; et puis Christel,l’épervier sur l’épaule, lui disant :« Halte ! » près de la source aux truites, et tout àcoup déployant son filet en rond, comme une immense toiled’araignée, sur l’eau dormante, et le retirant tout frétillant depoissons dorés. Il revoyait cela d’avance, et bien d’autreschoses : le départ pour la chasse au bois de hêtres, près deKatzenbach ; le char-à-bancs tout plein de joyeux compères,les hautes guêtres de cuir bien bouclées aux jambes, la gibecièreau dos sur la blouse grise, la gourde et le sac à poudre sur lahanche, les fusils doubles entre les genoux dans la paille :tout cela pêle-mêle. Les chiens, attachés derrière, jappant,hurlant, se démenant ; et lui, près du timon, conduisant lavoiture jusqu’à la maison du garde Roedig, et les laissant partir,pour veiller à la cuisine, faire frire les petits oignons etrafraîchir le vin dans les cuveaux. Puis le retour des chasseurs àla nuit, les uns la gibecière vide, les autres soufflant dans latrompe. Tous ces beaux jours lui passaient devant les yeux enallumant la chandelle : les moissons, la cueillette duhoublon, les vendanges, et il poussait de petits éclats derire : « Hé ! hé ! hé ! ça va bien… ça vabien ! »

Enfin il descendit, la main devant sa lumière,le trousseau de clefs dans sa poche, un panier au bras.

En bas, sous l’escalier, il ouvrit la cave,une vieille cave bien sèche, les murs couverts de salpêtre brillantcomme le cristal, la cave des Kobus depuis cent cinquante ans, oùle grand grand-père Nicolas avait fait venir pour la première foisdu markobrunner, en 1715, et qui depuis, grâce à Dieu,s’était augmentée d’année en année, par la sage prévoyance desautres Kobus.

Il l’ouvrit, les yeux écarquillés de plaisir,et se vit en face des deux lucarnes bleues qui donnent sur la placedes Acacias. Il passa lentement près des petits fûts cerclés defer, rangés sur de grosses poutres le long des murs ; et, lescontemplant, il se disait :

« Ce gleiszeller est de huitans, c’est moi-même qui l’ai acheté à la côte ; maintenant ildoit avoir assez déposé, il est temps de le mettre en bouteilles.Dans huit jours, je préviendrai le tonnelier Schweyer, et nouscommencerons ensemble. Et ce steinberg-là est de onzeans ; il a fait une maladie, il a filé, mais ce doit êtrepassé… nous verrons ça bientôt. Ah ! voici monforstheimer de l’année dernière, que j’ai collé au blancd’œuf ; il faudra pourtant que je l’examine ; maisaujourd’hui je ne veux pas me gâter la bouche ; demain,après-demain, il sera temps. »

Et, songeant à ces choses, Kobus avançaittoujours rêveur et grave.

Au premier tournant, et comme il allait entrerdans la seconde cave, sa vraie cave, la cave des bouteilles, ils’arrêta pour moucher la chandelle, ce qu’il fit avec les doigts,ayant oublié les mouchettes ; et, après avoir posé le pied surle lumignon, il s’avança le dos courbé, sous une petite voûtetaillée dans le roc, et, tout au bout de ce boyau, il ouvrit uneseconde porte, fermée d’un énorme cadenas ; l’ayant poussée,il se redressa tout joyeux, en s’écriant :

« Ah ! ah ! nous ysommes ! »

Et sa voix retentit sous la haute voûtegrise.

En même temps, un chat noir grimpait au mur etse retournait dans la lucarne, les yeux verts brillants, avant dese sauver vers la rue du Coin-Brûlé.

Cette cave, la plus saine de Hunebourg, étaiten partie creusée dans le roc, et, pour le surplus, construited’énormes pierres de taille ; elle n’était pas bien grande,ayant au plus vingt pieds de profondeur sur quinze de large ;mais elle était haute, partagée en deux par un lattis solide, etfermée d’une porte également en lattis. Tout le long s’étendaientdes rayons, et sur ces rayons étaient couchées des bouteilles dansun ordre admirable. Il y en avait de toutes les années, depuis 1780jusqu’en 1840. La lumière des trois soupiraux, se brisant dans lelattis, faisait étinceler le fond des bouteilles d’une façonagréable et pittoresque.

Kobus entra.

Il avait apporté un panier d’osier àcompartiments carrés, une bouteille tenant dans chaque case ;il posa ce panier à terre, et, la chandelle haute, il se mit àpasser le long des rayons. La vue de tous ces bons vins, les uns aucachet bleu, les autres à la capsule de plomb, l’attendrit, et aubout d’un instant il s’écria :

« Si les pauvres vieux qui, depuiscinquante ans, ont, avec tant de sagesse et de prévoyance, mis decôté ces bons vins, s’ils revenaient, je suis sûr qu’ils seraientcontents de me voir suivre leur exemple, et qu’ils me trouveraientdigne de leur avoir succédé dans ce bas monde. Oui, tous seraientcontents ! car ces trois rayons-là c’est moi-même qui les airemplis, et, j’ose dire, avec discernement : j’ai toujours eusoin de me transporter moi-même dans la vigne et de traiter avecles vignerons en face de la cuvée. Et, pour les soins de la cave,je ne me suis pas épargné non plus. Aussi, ces vins-là, s’ils sontplus jeunes que les autres, ne sont pas d’une qualitéinférieure ; ils vieilliront et remplaceront dignement lesanciens. C’est ainsi que se maintiennent les bonnes traditions, etqu’il y a toujours, non seulement du bon, mais du meilleur dans lesmêmes familles.

« Oui, si le vieux Nicolas Kobus, legrand-père Frantz-Sépel, et mon propre père Zacharias, pouvaientrevenir et goûter ces vins, ils seraient satisfaits de leurpetit-fils ; ils reconnaîtraient en lui la même sagesse et lesmêmes vertus qu’en eux-mêmes. Malheureusement ils ne peuvent pasrevenir, c’est fini ! Il faut que je les remplace en tout etpour tout. C’est triste tout de même ! des gens si prudents,de si bons vivants, penser qu’ils ne peuvent seulement plus goûterun verre de leur vin, et se réjouir en louant le Seigneur de sesgrâces ! Enfin, c’est comme cela ; le même accident nousarrivera tôt ou tard, et voilà pourquoi nous devons profiter desbonnes choses pendant que nous y sommes ! »

Après ces réflexions mélancoliques, Kobuschoisit les vins qu’il voulait boire en ce jour, et cela le remitde bonne humeur.

« Nous commencerons, se dit-il, par desvins de France, que mon digne grand-père Frantz-Sépel estimait plusque tous les autres. Il n’avait peut-être pas tout à fait tort, carce vieux bordeaux est bien ce qu’il y a de mieux pour se faire unbon fond d’estomac. Oui, prenons d’abord ces six bouteilles debordeaux ; ce sera un joli commencement. Et là-dessus, troisbouteilles de rudesheim, que mon pauvre père aimaittant !… mettons-en quatre en souvenir de lui. Cela fait déjàdix. Mais pour les deux autres, celles de la fin, il faut quelquechose de choisi, du plus vieux, quelque chose qui nous fassechanter… Attendez, attendez, que je vous examine ça deprès. »

Alors Kobus se courbant, remua doucement lapaille du rayon d’en bas, et, sur les vieilles étiquettes, illisait : Markobrunner de 1780. – Affenthâl de 1804.– Johannisberg des capucins, sans date.

« Ah ! ah ! Johannisbergdes capucins ! »fit-il en se redressant et claquantde la langue.

Il leva la bouteille couverte de poussière etla posa dans le panier avec recueillement.

« Je connais ça ! » dit-il.

Et durant plus d’une minute, il se prit àsonger aux capucins de Hunebourg, qui s’étaient sauvés en 1792,lors de l’arrivée de Custine, abandonnant leurs caves, que lesFrançais avaient mises au pillage, et dont le grand-père Frantzavait recueilli deux ou trois cents bouteilles. C’était un vinjaune d’or, tellement délicat, qu’en le buvant il vous semblaitsentir comme un parfum oriental se fondre dans votre bouche.

Kobus, se rappelant cela, fut content. Et,sans compléter le panier, il se dit :

« En voilà bien assez : encore unebouteille de capucin,et nous roulerions sous la table. Ilfaut user, comme le répétait sans cesse mon vertueux père, mais ilne faut pas abuser. »

Alors, plaçant avec précaution le panier horsdu lattis, il referma soigneusement la porte, y remit le cadenas etreprit le chemin de la première cave. En passant, il compléta lepanier avec une bouteille de vieux rhum, qui se trouvait à part,dans une sorte d’armoire enfoncée entre deux piliers de la voûtebasse ; et enfin il remonta, s’arrêtant chaque fois pourcadenasser les portes.

En arrivant près du vestibule, il entenditdéjà le remue-ménage des casseroles et le pétillement du feu dansla cuisine : Katel était revenue du marché, tout était entrain, cela lui fit plaisir.

Il monta donc, et, s’arrêtant dans l’allée,sur le seuil de la cuisine flamboyante, il s’écria :

« Voici les bouteilles ! À cetteheure, Katel, j’espère que tu vas te dépasser, que tu nous feras undîner… mais un dîner…

– Soyez donc tranquille, monsieur,répondit la vieille cuisinière, qui n’aimait pas lesrecommandations, est-ce que vous avez jamais été mécontent de moidepuis vingt ans ?

– Non, Katel, non, au contraire ;mais tu sais, on peut faire bien, très bien, et tout à faitbien.

– Je ferai ce que je pourrai, dit lavieille, on ne peut pas en demander davantage. »

Kobus voyant alors sur la table deuxgelinottes, un superbe brochet arrondi dans le cuveau, de petitestruites pour la friture, un superbe pâté de foie gras, pensa quetout irait bien.

« C’est bon, c’est bon, fit-il en s’enallant, cela marchera, ah ! ah ! ah ! nous allonsrire. »

Au lieu d’entrer dans la salle à mangerordinaire, il prit la petite allée à droite, et devant une hauteporte il déposa son panier, mit une clef dans la serrure etouvrit : c’était la chambre de gala des Kobus ; on nedînait là que dans les grandes circonstances. Les persiennes destrois hautes fenêtres au fond étaient fermées ; le jourgrisâtre laissait voir dans l’ombre de vieux meubles, des fauteuilsjaunes, une cheminée de marbre blanc, et, le long des murs, degrands cadres couverts de percale blanche.

Fritz ouvrit d’abord les fenêtres et poussales persiennes pour donner de l’air.

Cette salle, boisée de vieux chêne, avaitquelque chose de solennel et de digne ; on comprenait aupremier coup d’œil, qu’on devait bien manger là-dedans de père enfils.

Fritz retira les voiles des portraits :c’étaient les portraits de Nicolas Kobus, conseiller à la cour del’électeur Frédéric-Wilhelm, en l’an de grâce 1715. M. leconseiller portait l’immense perruque Louis XIV, l’habit marron àlarges manches relevées jusqu’aux coudes, et le jabot de finesdentelles ; sa figure était large, carrée et digne. Un autreportrait représentait Frantz-Sépel Kobus, enseigne dans le régimentde dragons de Leiningen, avec l’uniforme bleu-de-ciel àbrandebourgs d’argent, l’écharpe blanche au bras gauche, lescheveux poudrés et le tricorne penché sur l’oreille ; il avaitalors vingt ans au plus, et paraissait frais comme un boutond’églantine. Un troisième portrait représentait Zacharias Kobus, lejuge de paix, en habit noir carré ; il tenait à la main satabatière et portait la perruque à queue de rat.

Ces trois portraits, de même grandeur, étaientde larges et solides peintures ; on voyait que les Kobusavaient toujours eu de quoi payer grassement les artistes chargésde transmettre leur effigie à la postérité. Fritz avait avec chacund’eux un grand air de ressemblance, c’est-à-dire les yeux bleus, lenez épaté, le menton rond frappé d’une fossette, la bouche bienfendue et l’air content de vivre.

Enfin, à droite, contre le mur, en face de lacheminée, était le portrait d’une femme, la grand-mère de Kobus,fraîche, riante, la bouche entrouverte pour laisser voir les plusbelles dents blanches qu’il soit possible de se figurer, lescheveux relevés en forme de navire, et la robe de veloursbleu-de-ciel bordée de rose.

D’après cette peinture, le grand-pèreFrantz-Sépel avait dû faire bien des envieux, et l’on s’étonnaitque son petit-fils eût si peu de goût pour le mariage.

Tous ces portraits, entourés de cadres àgrosses moulures dorées, produisaient un bel effet sur le fond brunde la haute salle.

Au-dessus de la porte, on voyait une sorte demoulure représentant l’Amour emporté sur un char par troiscolombes. Enfin tous les meubles, les hautes portes d’armoires, lavieille chiffonnière en bois de rose, le buffet à larges panneauxsculptés, la table ovale à jambes torses, et jusqu’au parquet dechêne, palmé alternativement jaune et noir, tout annonçait la bonnefigure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis cent cinquanteans.

Fritz, après avoir ouvert les persiennes,poussa la table à roulettes au milieu de la salle, puis il ouvritdeux armoires, de ces hautes armoires à doubles battants,pratiquées dans les boiseries, et descendant du plafond jusque surle parquet. Dans l’une était le linge de table, aussi beau qu’ilsoit possible de le désirer, sur une infinité de rayons ; dansl’autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieuxSaxe, fleuronnée, moulée et dorée : les piles d’assiettes enbas, les services de toute sorte, les soupières rebondies, lestasses, les sucriers au-dessus ; puis l’argenterie ordinairedans une corbeille.

Kobus choisit une belle nappe damassée, etl’étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pouren effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds, pour lesempêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement,avec amour. Après quoi il prit une pile d’assiettes plates et laposa sur la cheminée, puis une autre d’assiettes creuses. Il fit demême d’un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, deces verres lourds où le vin rouge a les reflets sombres du rubis,et le vin jaune ceux de la topaze.

Enfin il déposa les couverts sur la table,régulièrement, l’un en face de l’autre ; il plia lesserviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d’évêque, seplaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de lasymétrie.

En se livrant à cette occupation, sa bonnegrosse figure avait un air de recueillement inexprimable, seslèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient :

« C’est cela, se disait-il à voix basse,le grand Frédéric Schoultz du côté des fenêtres, le dos à lalumière, le percepteur Christian Hâan en face de lui, Iôsef de cecôté, et moi de celui-ci : ce sera bien… c’est bien commecela ; quand la porte s’ouvrira, je verrai tout d’avance, jesaurai ce qu’on va servir, je pourrai faire signe à Kateld’approcher ou d’attendre ; c’est très bien. Maintenant lesverres : à droite, celui du bordeaux pour commencer ; aumilieu, celui du rudesheim,et ensuite celui dujohannisberg des capucins. Toute chose doit venir en ordreet selon son temps ; l’huilier sur la cheminée, le sel et lepoivre sur la table, rien ne manque plus, et j’ose me flatter…Ah ! le vin ! comme il fait déjà chaud, nous le mettronsrafraîchir dans un baquet sous la pompe, excepté le bordeaux quidoit se boire tiède ; je vais prévenir Katel. – Etmaintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je me change,que je mette ma belle redingote marron. – Ça va, Kobus,ah ! ah ! ah ! quelle fête du printemps… Et dehorsdonc, il fait un soleil superbe ! – Hé ! le grandFrédéric se promène déjà sur la place ; il n’y a plus uneminute à perdre ! »

Fritz sortit ; en passant devant lacuisine, il avertit Katel de faire chauffer le bordeaux etrafraîchir les autres vins ; il était radieux et entra dans sachambre en chantant tout bas : « Tra, ri, ro, l’été vientencore une fois… yoû ! yoû ! »

La bonne odeur de la soupe aux écrevissesremplissait toute la maison, et la grande Frentzel, la cuisinièredu Bœuf-Rouge, avertie d’avance, entrait alors pourveiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à la foisdans la cuisine et dans la salle à manger.

La demie sonnait alors à l’égliseSaint-Landolphe, et les convives ne pouvaient tarder àparaître.

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