Le Calvaire

Chapitre 2

 

 

Notre régiment était ce qu’on appelait alorsun régiment de marche. Il avait été formé au Mans, péniblement, detous les débris de corps, des éléments disparates qui encombraientla ville. Des zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardesforestiers, des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, desEspagnols et des Valaques ; il y avait de tout, et ce toutétait commandé par un vieux capitaine d’habillement promu, pour lacirconstance, au grade de lieutenant-colonel. En ce temps-là, cesavancements n’étaient point rares ; il fallait bien boucherles trous creusés dans la chair française par les canons deWissembourg et de Sedan. Plusieurs compagnies manquaient decapitaine. La mienne avait à sa tête un petit lieutenant demobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si peurobuste, qu’après quelques kilomètres, il s’essoufflait, tirait lajambe et terminait l’étape dans un fourgon d’ambulance. Le pauvrepetit diable ! Il suffisait de le regarder en face pour lefaire rougir, et jamais il ne se fût permis de donner un ordre,dans la crainte de se tromper et d’être ridicule. Nous nousmoquions de lui, à cause de sa timidité et de sa faiblesse, et sansdoute aussi parce qu’il était bon et qu’il distribuait quelquefoisaux hommes des cigares et des suppléments de viande. Je m’étaisfait rapidement à cette vie nouvelle, entraîné par l’exemple,surexcité par la fièvre du milieu. En lisant les récits navrants denos batailles perdues, je me sentais emporté comme dans uneivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l’idée de la patriemenacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, àfaire l’exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes.Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.

Ramassis de soldats errants, de détachementssans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris – etle plus souvent, pas nourris du tout, – sans cohésion, sansdiscipline, chacun ne songeant qu’à soi, et poussés par unsentiment unique d’implacable, de féroce égoïsme ; celui-ci,coiffé d’un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d’unfoulard, d’autres vêtus de pantalons d’artilleurs et de vestes detringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés,farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à unebrigade de formation récente, nous roulions à travers la campagne,affolés, et pour ainsi dire, sans but. Aujourd’hui à droite, demainà gauche, un jour fournissant des étapes de quarantekilomètres, le jour suivant, reculant d’autant, nous tournions sanscesse dans le même cercle, pareils à un bétail débandé qui auraitperdu son pasteur. Notre exaltation était bien tombée. Troissemaines de souffrances avaient suffi pour cela. Avant que nouseussions entendu gronder le canon et siffler les balles, notremarche en avant ressemblait à une retraite d’armée vaincue, hachéepar les charges de cavalerie, précipitée dans le délire desbousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois j’ai vu dessoldats se débarrasser de leurs cartouches qu’ils semaient au longdes routes !

– À quoi ça me sert-il ? disait l’und’eux, je n’en ai besoin que d’une seule pour casser la gueule ducapitaine, la première fois que nous nous battrons.

Le soir, au camp, accroupis autour de lamarmite, ou bien allongés sur la bruyère froide, la tête sur lesac, ils pensaient à la maison d’où on les avait arrachésviolemment. Tous les jeunes gens, aux bras robustes, étaient partisdu village : beaucoup déjà dormaient dans la terre, là-bas,éventrés par les obus ; les autres, les reins cassés,erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois,attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait quedes vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L’airedes granges où l’on bat le blé était muette et fermée ; dansles champs déserts où poussaient les herbes stériles, onn’apercevait plus, sur la pourpre du couchant, la silhouette dulaboureur qui rentrait à la ferme, au pas de ses chevaux fatigués.Et des hommes, avec de grands sabres, venaient, qui prenaient, unjour, les chevaux, qui, un autre jour, vidaient l’étable, au nom dela loi ; car il ne suffisait pas à la guerre qu’elle segorgeât de viande humaine, il fallait qu’elle dévorât les bêtes, laterre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du travail etde l’amour… Et au fond du cœur de tous ces misérables soldats, dontles feux sinistres du camp éclairaient les figures amaigries et lesdos avachis, une même espérance régnait, l’espérance de la batailleprochaine, c’est-à-dire la fuite, la crosse en l’air et laforteresse allemande.

Pourtant, nous préparions la défense des paysque nous traversions et qui n’étaient point encore menacés. Nousimaginions pour cela d’abattre les arbres et de les jeter sur lesroutes ; nous faisions sauter les ponts, nous profanions lescimetières à l’entrée des villages, sous prétexte de barricades, etnous obligions les habitants, baïonnettes aux reins, à nous aiderdans la dévastation de leurs biens. Puis nous repartions, nelaissant derrière nous que des ruines et que des haines. Je mesouviens qu’il nous fallut, une fois, raser, jusqu’au dernierbaliveau, un très beau parc, afin d’y établir des gourbis que nousn’occupâmes point. Nos façons n’étaient point pour rassurer lesgens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, lespaysans enterraient leurs provisions : partout des visageshostiles, des bouches hargneuses, des mains vides. Il y eut entrenous des rixes sanglantes pour un pot de rillettes découvert dansun placard, et le général fit fusiller un vieux bonhomme qui avaitcaché, dans son jardin, sous un tas de fumier, quelques kilogrammesde lard salé.

Le 1er novembre, nous avions marchétoute la journée et, vers trois heures, nous arrivions à la gare dela Loupe. Il y eut d’abord un grand désordre, une inexprimableconfusion. Beaucoup, abandonnant les rangs, se répandirent dans laville, distante d’un kilomètre, se dispersèrent dans les cabaretsvoisins. Pendant plus d’une heure, les clairons sonnèrent leralliement. Des cavaliers furent envoyés à la ville pour en ramenerles fuyards et s’attardèrent à boire. Le bruit courait qu’un trainformé à Nogent-le-Rotrou devait nous prendre et nous conduire àChartres, menacé par les Prussiens, lesquels avaient, disait-on,saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. Un employé, interrogé parnotre sergent, répondit qu’il ne savait pas, qu’il n’avait entenduparler de rien. Le général, petit vieux, gros, court etgesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait dedroite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur samonture et, la face violette, la moustache colère, répétait sanscesse :

– Ah ! bougre !… Ah !bougre de bougre !…

Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance,s’embarrassa les jambes dans les courroies de son sabre quitraînait sur le sol, et, appelant le chef de gare, il engagea uncolloque des plus animés avec celui-ci dont la physionomies’ahurissait.

– Et le maire ? criait le général…Où est-il, ce bougre-là ? qu’on me l’amène !… Est-cequ’on se fout de moi, ici ?

Il soufflait, bredouillait des motsinintelligibles, frappait la terre du pied, invectivait le chef degare. Enfin, tous les deux, l’un la mine très basse, l’autrefaisant des gestes furieux, finirent par disparaître dans le bureaudu télégraphe qui ne tarda pas à nous envoyer le bruit d’unesonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée de temps en tempspar les éclats de voix du général. On se décida enfin à nous faireranger sur le quai, par compagnies, et on nous laissa là, sacs àterre, immobiles, devant les faisceaux formés. La nuit était venue,la pluie tombait, lente et froide, achevant de traverser noscapotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la voies’éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres lesmagasins et la masse des wagons que des hommes poussaient augarage. Et le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante,profila dans le ciel son long cou de girafe effarée.

À part le café, rapidement avalé, le matin,nous n’avions rien mangé de la journée et bien que la fatigue nouseût brisé le corps, bien que la faim nous tenaillât le ventre, nousnous disions, consternés, qu’il faudrait encore se passer de soupeaujourd’hui. Nos gourdes étaient vides, épuisées nos provisions debiscuit et de lard, et les fourgons de l’intendance, égarés depuisla veille, n’avaient pas rejoint la colonne. Plusieurs d’entre nousmurmurèrent, prononcèrent à haute voix des paroles de menace et derévolte ; mais les officiers qui se promenaient, mornes aussi,devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent pas y faire attention.Je me consolai, en pensant que le général avait peut-êtreréquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir ! Lesminutes s’écoulaient ; la pluie toujours chantait sur lesgamelles creuses, et le général continuait d’injurier le chef degare, qui continuait à se venger sur le télégraphe, dont lessonneries devenaient de plus en plus précipitées et démentes… Detemps en temps, des trains s’arrêtaient, bondés de troupes. Desmobiles, des chasseurs à pied, débraillés, tête nue, la cravatependante, quelques-uns ivres et le képi de travers, s’échappaientdes voitures où ils étaient parqués, envahissaient la buvette, oubien se soulageaient en plein air, impudemment. De ce fourmillementde têtes humaines, de ce piétinement de troupeau sur le plancherdes wagons partaient des jurons, des chants deMarseillaise, des refrains obscènes qui se mêlaient auxappels des hommes d’équipe, au tintement de la clochette, àl’essoufflement des machines. Je reconnus un petit garçon deSaint-Michel, dont les paupières enflées suintaient, qui toussaitet crachait le sang. Je lui demandai où ils allaient ainsi. Ilsn’en savaient rien. Partis du Mans, ils étaient restés douze heuresà Connerré, à cause de l’encombrement de la voie, sans manger, troptassés pour pouvoir s’allonger et dormir. C’était tout ce qu’ilsavait. À peine s’il avait la force de parler. Il était allé à labuvette afin de tremper ses yeux dans un peu d’eau tiède. Je luiserrai la main, et il me dit qu’à la première affaire, il espéraitbien que les Prussiens le feraient prisonnier… Et le trains’ébranlait, se perdait dans le noir, emmenant toutes ces figureshâves, tous ces corps déjà vaincus, vers quelles inutiles etsanglantes boucheries ?

Je grelottais. Sous la pluie glacée qui mecoulait sur la peau, le froid m’envahissait, il me semblait que mesmembres s’ankylosaient. Je profitai d’un désarroi causé parl’arrivée d’un train pour gagner la barrière ouverte et m’enfuirsur la route, cherchant une maison, un abri, où je pusse meréchauffer, trouver un morceau de pain, je ne savais quoi. Lesauberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés par dessentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne… Àtrois cents mètres de là, j’aperçus des fenêtres qui luisaientdoucement dans la nuit. Ces lumières me firent l’effet de deux bonsyeux, de deux yeux pleins de pitié qui m’appelaient, me souriaient,me caressaient… C’était une petite maison isolée à quelquesenjambées de la route… J’y courus… Un sergent, accompagné de quatrehommes, était là qui vociférait et sacrait. Près de l’âtre sansfeu, je vis un vieillard, assis sur une chaise de paille trèsbasse, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains. Unechandelle, qui brûlait dans un chandelier de fer, éclairait lamoitié de son visage, creusé, raviné par des rides profondes.

– Nous donneras-tu du bois, enfin ?cria le sergent.

– J’ons point d’bouè, répondit levieillard… V’la huit jours qu’la troupe passe, j’vous dis… M’onttout pris.

Il se tassa sur sa chaise et, d’une voixfaible, il murmura :

– J’ons ren… ren… ren !…

Le sergent haussa les épaules :

– Ne fais donc pas le malin, vieillecanaille… Ah ! tu caches ton bois pour chauffer lesPrussiens ! Eh bien, je vais t’en fiche, moi, des Prussiens…attends !

Le vieillard branla la tête.

– Pisque j’ons point d’bouè…

D’un geste colère, le sergent commanda auxhommes de fouiller la maison. Du cellier au grenier, ils passèrenttout en revue. Il n’y avait rien, rien que des traces de violence,des meubles brisés. Dans le cellier, humide de cidre répandu, lestonneaux étaient défoncés, et partout s’étalaient de hideuses etpuantes ordures. Cela exaspéra le sergent, qui frappa le carreau dela crosse de son fusil.

– Allons, s’écria-t-il, allons, vieuxsalaud, dis-nous où est ton bois ?

Et il secoua rudement le vieillard, quichancela et faillit tomber la tête contre le landier de fer de lacheminée.

– J’ons point d’bouè, répéta simplementle pauvre homme.

– Ah ! tu t’entêtes !…Ah ! tu n’as point de bois !… Eh bien, tu as des chaises,un buffet, une table, un lit… si tu ne me dis pas où est ton bois,je fais une flambée de tout ça.

Le vieillard ne protesta pas. Il répéta denouveau, hochant sa vieille tête blanche :

– J’ons point d’bouè.

Je voulus m’interposer, et balbutiai quelquesmots ; mais le sergent ne me laissa pas achever, ilm’enveloppa des pieds à la tête d’un regard méprisant.

– Et qu’est-ce tu fous ici, toi, espècede galopin ? me dit-il… qu’est-ce qui t’a permis de quitterles rangs, sale morveux !… allons, demi-tour, et au pas degymnastique !… Ta ra ta ta ra, ta ta ra !…

Alors, il donna un ordre. En quelques minutes,chaises, table, buffet, lit, furent mis en pièces. Le bonhomme seleva avec effort, se rencogna dans le fond de la chambre et pendantque flambait le feu, pendant que le sergent, dont la capote et lepantalon fumaient, se chauffait en riant devant le brasiercrépitant, le vieux regardait brûler ses derniers meubles, d’un œilstoïque, et ne cessait de répéter avec obstination.

– J’ons point d’bouè !

Je regagnai la gare.

Le général était sorti du bureau dutélégraphe, plus animé, plus rouge, plus colère que jamais. Ilbredouilla quelque chose, et aussitôt il se fit un grand remuement.On entendait des cliquetis de sabre ; des voix s’appelaient,se répondaient ; des officiers couraient dans toutes lesdirections. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à cecontre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil surl’épaule.

– En avant !… arche !…

Les membres raidis par l’immobilité, la têtebourdonnante, nous heurtant l’un à l’autre, nous reprîmes notrecourse haletante, sous la pluie, dans la boue, à travers la nuit… Àdroite et à gauche, des champs s’étendaient, noyés d’ombre, d’oùs’élevaient des tignasses de pommiers, qui semblaient se tordre surle ciel. Parfois, très loin, un chien aboyait… Puis c’étaient desbois profonds, de sombres futaies, qui montaient, de chaque côté dela route, comme des murailles. Puis des villages endormis où nospas résonnaient plus lugubrement, où, par les fenêtres viteouvertes et vite refermées, apparaissait la vision vague d’uneforme blanche, terrifiée… Et encore des champs, et encore des bois,et encore des villages… Pas une chanson, pas une parole, un silenceénorme rythmé par un sourd piétinement. Les courroies du sacm’entraient dans la chair, le fusil me faisait l’effet d’un ferrouge sur l’épaule… Un moment, je crus que j’étais attelé à unegrosse voiture embourbée, chargée de pierres de taille et que descharretiers me cassaient les jambes à coups de fouet. M’arc-boutantsur mes pieds, l’échine pliée en deux, le cou tendu, étranglé parle licol, la poitrine sifflante, je tirais, je tirais… Il arrivabientôt que je n’eus plus conscience de rien. Je marchais,machinalement, engourdi, comme dans un rêve… D’étrangeshallucinations passaient devant mes yeux… Je voyais une route delumière, qui s’enfonçait au loin, bordée de palais et d’éclatantesgirandoles… De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l’espace,leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeusechantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et defruits délicieux… Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient,dansaient sur les pelouses illuminées, au son d’une multituded’orchestres, tapis dans des bosquets, aux feuilles retombantes,étoilées de jasmins, rafraîchies par les jets d’eau.

– Halte ! commanda le sergent.

Je m’arrêtai et, pour ne point m’écrouler surle sol, je dus me cramponner au bras d’un camarade… Je m’éveillai…Tout était noir. Nous étions arrivés à l’entrée d’une forêt, prèsd’un petit bourg où le général et la plupart des officiers allèrentse loger… La tente dressée, je m’occupai de panser mes piedsécorchés, avec de la chandelle que je gardais en réserve dans mamusette et, comme un pauvre chien exténué, je m’allongeai sur laterre mouillée et m’endormis profondément. Pendant la nuit, descamarades, tombés de fatigue sur la route, ne cessèrent de rallierle camp. Il y en eut cinq dont on n’entendit plus jamais parler. Àchaque marche pénible, cela se passait toujours ainsi :quelques-uns, faibles ou malades, s’abattaient dans les fossés etmouraient là : d’autres désertaient…

Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever del’aube. La nuit avait été très froide ; il n’avait cessé depleuvoir et, pour dormir, nous n’avions pu nous procurer la moindrelitière de paille ou de foin. J’eus beaucoup de difficulté à sortirde la tente ; un moment, je dus me traîner sur les genoux, àquatre pattes, les jambes refusant de me porter. Mes membresétaient glacés, raides ainsi que des barres de fer ; il me futimpossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes yeux,qu’on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, nediscontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais auxépaules et dans les reins une douleur vive, lancinante,intolérable. Je remarquai que les camarades n’étaient pas mieuxpartagés que moi. Les traits tirés, le teint terreux, ilss’avançaient, les uns boitant affreusement, les autres courbés etvacillants, buttant[1] à chaquepas contre les touffes de bruyère : tous écloppés, lamentableset boueux. J’en vis plusieurs qui, en proie à de violentescoliques, se tordaient et grimaçaient en se tenant le ventre à deuxmains. Quelques-uns, secoués par la fièvre, claquaient des dents.Autour de soi, on entendait des toux sèches, déchirant despoitrines, des respirations haletantes, des plaintes, des râles. Unlièvre détala de son gîte, s’enfuit effaré, les oreilles couchées,mais personne ne songea à le poursuivre, comme nous faisionsautrefois… L’appel terminé, il y eut distribution de vivres, carl’intendance avait fini par retrouver la brigade… Nous fîmes lasoupe, que nous mangeâmes aussi gloutonnement que des chiensaffamés.

Je souffrais toujours. Après la soupe, j’avaiseu un étourdissement, bientôt suivi de vomissements, et jegrelottais la fièvre. Tout, autour de moi, tournait… les tentes, laforêt, la plaine, le petit bourg, là-bas, dont les cheminéesfumaient dans la brume et le ciel où roulaient de gros nuagescrasseux et bas. Je demandai au sergent la permission d’aller à lavisite.

Les tentes s’alignaient sur deux rangs,adossées à la forêt, de chaque côté de la route de Senonches, quidébouche dans la campagne par une magnifique trouée dans leschênes, traverse, à trois cents mètres de là, la route de Chartres,et plus loin, le bourg de Bellomer, pour continuer son cours versla Loupe. Au carrefour formé par ces deux routes, une petite maisons’élevait, misérable et couverte de chaume, sorte de hangarabandonné, qui servait d’abri aux cantonniers, pendant la pluie.C’est là que le chirurgien avait établi une ambulance improvisée,reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente de mur,qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une longuefile d’êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands yeuxfixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées etpointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti sonhorrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, cesmembres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présencede ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m’attendris.Ainsi, trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes,domptés au travail et aux fatigues pourtant !… Troismois ! Et ces jeunes gens qui aimaient la vie, ces enfants dela terre qui avaient grandi, rêveurs, dans la liberté des champs,confiants en la bonté de la nature nourricière, c’était finid’eux !… Au marin qui meurt, on donne la mer poursépulture ; il descend dans le noir éternel, au balancement deses vagues musiciennes… Mais eux !… Encore quelques jours,peut-être, et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, laface contre le sol, dans la boue d’un fossé, charognes livrées aucroc des chiens rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J’éprouvaiun sentiment de si fraternelle et douloureuse commisération, quej’eusse voulu serrer tous ces tristes hommes contre ma poitrine,dans un même embrassement, et je souhaitai – ah ! avec quelleferveur je souhaitai ! – d’avoir, comme Isis, cent mamelles defemme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces lèvresexsangues… Ils entraient un par un dans la maison, et ils enressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par unjuron… D’ailleurs, le chirurgien ne s’occupait pas d’eux. Très encolère, il réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne quin’avait pas été retrouvée parmi les bagages.

– Ma pharmacie, nom de Dieu !criait-il. Où est ma pharmacie ? Et ma trousse ?…Qu’est-ce que j’ai fait de ma trousse ?… Ah ! nom deDieu !

Un petit mobile, qui souffrait d’un abcès augenou, s’en retourna à cloche-pied, pleurant, s’arrachant lescheveux de désespoir. On n’avait pas voulu le visiter. Quand ce futmon tour de passer, je tremblais très fort. Dans le fond de lapièce, sombre, quatre malades râlaient, couchés sur la paille, enchien de fusil, un cinquième gesticulait, prononçant, dans ledélire, des mots incohérents ; un autre encore, à demi levé,la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait à boired’une voix faible, d’une voix d’enfant. Accroupi devant lacheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d’unebaguette de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l’odeur degraisse brûlée empuantissait la chambre… L’aide-major ne me regardamême pas. Il vociféra :

– Qu’est-ce que c’est encore quecelui-là ?… Tas de flemmards !… Dix lieues dans lesguibolles, clampin, ça te remettra… Allons, arche !demi-tour.

Je croisai sur le seuil une paysanne, qui medemanda :

– C’est-y ben icite qu’estl’sérûgien ?

– Des femmes, maintenant ! grognal’aide-major… Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

– Pardon, excuse, mossieu l’sérûgien,reprit la paysanne, qui s’avança, très intimidée. J’viens pour monfi qu’est soldat.

– Dites donc, la vieille, est-ce que jesuis chargé de garder votre fils, moi ?…

Les deux mains croisées sur le manche de sonparapluie, toute craintive, elle examina la pièce, autourd’elle.

– Paraît qu’il est ben malade, mon fi,ben, ben malade… Pour lors, j’venais vouêr si vous l’aviez point àquant à vous, mossieu l’sérûgien.

– Comment vous appelez-vous ?

– J’m’appelle la femme Riboulleau.

– Riboulleau… Riboulleau !… C’estpossible… Voyez dans le tas, là.

L’infirmier, qui faisait griller son boudin,tourna la tête.

– Riboulleau ?… dit-il. Mais il estmort, il y a trois jours…

– Comment qu’vous dites ça ? cria lapaysanne, dont la figure hâlée, tout à coup pâlit… Où ça qu’il estmô ?… Pourquoi qu’il est mô, mon p’tit gâs ?…

L’aide-major intervint, et poussant la vieillevers la porte, d’un geste brutal…

– Allons, cria-t-il, allons, pas de scèneici, hein ?… Il est mort, eh bien, voilà tout…

– Mon p’tit gâs ! mon p’titgâs ! gémissait la paysanne à fendre l’âme !

Je m’éloignai, le cœur gros, et si découragéque je me demandais s’il ne valait pas mieux en finir tout desuite, en me pendant à une branche d’arbre ou en me faisant sauterla cervelle d’un coup de fusil. Tandis que je regagnais la tente,trébuchant, roulant dans ma tête les plus noirs projets, à peine sije fis attention au petit mobile qui, s’étant arrêté au pied d’unpin, avait lui-même ouvert son abcès avec son couteau et, toutblanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie d’où le sangcoulait.

La matinée me fut meilleure que je l’auraispensé. J’eus la chance de ne faire partie d’aucune corvée et, aprèsavoir astiqué mon fusil, rouillé par la pluie, je goûtai quelquesheures de bon repos. Étendu sur ma couverture, le corps toutengourdi dans un demi-sommeil délicieux, où je percevaisdistinctement les bruits du camp – les sonneries du clairon, lehennissement d’un cheval, au loin – je songeai aux êtres et auxchoses que j’avais quittés. Mille figures et mille paysagesdéfilèrent rapidement devant mes yeux… Je revis le Prieuré, ma mèremorte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et le petitmendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans lesplates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Jerevis ma chambre d’étudiant, mes camarades de l’école, et, dominantle tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvrespourpres, son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurslascives, des jupes soulevées par la danse. Puis l’image d’unefemme inconnue, en robe mauve, que j’avais aperçue un soir, authéâtre, dans l’ombre d’une loge, me revint, obstinée et doucevision !

Pendant ce temps, les plus valides d’entrenous étaient allés rôder dans la campagne, autour des fermes. Ilsrentrèrent gaîment, chargés de bottes de paille, de poulets, dedindes, de canards. L’un poussait devant lui, à coups de gaule, ungros cochon qui grognait, l’autre balançait un mouton sur sesépaules ; celui-ci traînait au bout d’une hart, tordue encorde, un veau qui résistait comiquement, secouait son mufle enmeuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre d’avoirété volés : on les hua et on les chassa.

Le général, accompagné de notrelieutenant-colonel qui se tenait à sa droite, très raide, l’œilrond, vint nous passer en revue, l’après-midi. Son regard luisant,son teint de braise, sa voix pâteuse disaient qu’il avaitcopieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de cigare éteint,crachait, s’ébrouait, maugréait on ne savait contre qui et contrequoi, car il ne s’adressait à personne, directement. Devant notrecompagnie, il regarda le lieutenant-colonel d’un air sévère, et jel’entendis qui grommelait :

– Sales gueules, vos hommes, ah !bougre !

Puis, il s’éloigna, pesant de tout le poids deson ventre, sur ses jambes courtes, chaussées de bottes jaunes,au-dessus desquelles la culotte rouge bouffait et plissait commeune jupe.

Le reste de la journée fut consacré à desflâneries dans les auberges de Bellomer. Il y avait partout un telencombrement, un tel tapage ; d’ailleurs, je connaissais tropbien ces prises d’assaut des cabarets, ces poussées violentes del’alcool qui dégénéraient souvent en mêlées générales, que jepréférai m’en aller, avec quelques camarades paisibles, sur laroute, loin des bagarres. Justement, le temps s’était embelli, unsoleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous nousassîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants,comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voiturespassaient, passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux,carrioles coiffées de leurs bâches, tombereaux traînés par desbardots. C’étaient des paysans de la plaine de Chartres quifuyaient les Prussiens. Affolés par les récits, colportés devillage en village, des incendies, des viols, des massacres, desatrocités diverses dont les Allemands affligeaient les territoiresenvahis, ils avaient emporté à la hâte ce qu’ils possédaient deplus précieux, abandonné champs et maison et, tout effarés, ilsallaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, ilss’arrêtaient, au hasard du chemin, près d’un bourg, quelquefois enrase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l’herbedes berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, àla garde des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froiduredes nuits brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeauxde bêtes et troupeaux d’hommes se succédèrent interminablement. Ilspassaient et, sur la grand’route jaune, l’on voyait s’allonger lafile noire et dolente des fuyards, jusqu’à la montée fermantl’horizon. On eût dit l’exode d’un peuple. J’interrogeai un vieuxbonhomme qui conduisait une voiture à âne au fond de laquelle, dansla paille, au milieu de paquets noués avec des mouchoirs, decarottes et de choux, grouillaient une paysanne à nez camus, deuxporcs roses et des couples de volaille, liés par les pattes.

– Vous avez donc les Prussiens chezvous ? demandai-je.

– Oh ! les brigands ! réponditle vieux… N’m’en parlez point !… Y sont arrivés un matin, eunebande avé des chapiaux à plume… Ils ont fait un vacarme !Oh ! Jésus-Guieu ! Et pis y prenaient tout… D’abord j’onscru qu’c’étaient les Prussiens… J’ons su d’pis que c’étaient desfrancs-tireux…

– Mais les Prussiens ?

– Les Prussiens !… Pour ce qui estdes Prussiens, j’ons point cor vu d’Prussiens, censément… Y doiventêtre cheuz nous, à c’te heure, t’nez !… La Jacqueline craitqu’all en a évu un, l’aut’jou, d’rière eune hae !… Il étaithaut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme l’diable… C’estdonc des enragés, des sauvages, des r’venants ?… Enfin, quoiqu’c’est au juste ?

– Ce sont des Allemands, bonhomme, commenous nous sommes des Français.

– Des Armands ?… J’entends ben… Maisquoi qui nous v’laut, ces sacrés Armands-là, dites, mossieul’militaire ?… J’ons tout d’même ensauvé nos deux cochons, etnout’fille, et pis d’la volaille itout… Bédame !

Et le paysan continua son chemin, en serépétant :

– Des Armands ! des Armands !…Quoi qu’y nous v’laut, ces sacrés Armands-là ?

Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, lesfeux s’allumèrent et les bonnes marmites, pleines de viandefraîche, chantèrent joyeusement, au-dessus des fourneaux improvisésde terre et de cailloux. Ce fut pour nous une heure de détenteexquise et de délicieux oubli. Un apaisement semblait venir duciel, tout bleu de lune, et tout brillant d’étoiles ; leschamps, qui s’étendaient avec de molles ondulations de vague,avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétraitl’âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins âcre et desforces nouvelles. Peu à peu, s’effaçait le souvenir, pourtant siproche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres,et le besoin d’agir nous reprenait, en même temps que s’éveillaiten nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait aucamp. Chacun s’empressait à quelque besogne volontaire. Les unscouraient, un tison à la main pour rallumer les feux éteints,d’autres soufflaient sur les braises, afin de les aviver, ou bienépluchaient des légumes, et coupaient des morceaux de viande. Descamarades, formant une ronde autour de débris de bois fumants,entonnèrent d’une voix gouailleuse : « As-tu vuBismarck ? » La révolte, fille de la faim, se fondait auronron des marmites, au cliquetis des gamelles.

 

Le jour suivant, quand le dernier d’entre nouseût répondu : « Présent ! » à l’appel de sonnom :

– Formez le cercle, arche ! commandale petit lieutenant.

Et d’une voix ânonnante, brouillant les mots,sautant des phrases, le fourrier lut un pompeux « ordre dujour » du général. Il était dit, en ce morceau de littératuremilitaire, qu’un corps d’armée prussien, affamé, mal vêtu, sansarmes, après avoir occupé Chartres, s’avançait sur nous, à marchesforcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque sousles murs de Paris où le vaillant Ducrot n’attendait plus que nouspour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Legénéral rappelait les victoires de la Révolution, l’expéditiond’Égypte, Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nousmontrer dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. Enconséquence, il donnait des instructions stratégiques précises pourla défense du pays : établir une barricade infranchissable àl’entrée Est du bourg, une autre plus infranchissable encore sur laroute de Chartres, en avant du carrefour, créneler les murs ducimetière, abattre le plus d’arbres qu’on pourrait dans la forêt,de façon que les cavaliers ennemis et même les fantassins fussentdans l’impossibilité de nous tourner par Senonches, en s’égaillantdans les futaies ; se défier des espions ; enfin, ouvrirl’œil et le bon… La patrie comptait sur nous… Vive laRépublique !

Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenantqui se promenait en rond, les mains croisées derrière le dos, l’œilobstinément fixé à la pointe de ses bottes, ne leva pas la tête.Nous nous regardions, ahuris, avec une sorte d’angoisse au cœur, desavoir que les Prussiens étaient si près, que la guerre allaitcommencer pour nous demain, aujourd’hui peut-être, et j’eus lavision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, debout sur un charque traînaient des chevaux cabrés, et qui se précipitait vers nous,en balançant sa faux. Tant que la bataille était loin, nousl’avions désirée, d’abord par enthousiasme patriotique, ensuite parfanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, commedénoûment à nos misères. Maintenant qu’elle s’offrait, nous enavions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mesyeux se portèrent vers l’horizon, dans la direction de Chartres. Etla campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, uninconnu formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveauxd’inexorabilité. Là-bas, au-dessus de la ligne bleuissante desarbres, je m’attendais à voir, tout à coup, des casques surgir,étinceler des baïonnettes, s’embraser la gueule tonnante descanons. Un champ de labour, tout rouge sous le soleil, me fitl’effet d’une mare de sang ; les haies se déployaient, serejoignaient, s’entrecroisaient, pareilles à des régiments hérissésd’armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les pommierss’effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.

– Rompez le cercle… arche ! cria lelieutenant.

Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmeslongtemps sur place, en proie à un malaise vague, essayant defranchir par la pensée, cette terrible ligne d’horizon, au delà delaquelle s’accomplissait le secret de notre destinée. Seuls, en cetinquiétant silence, en cette immobilité sinistre, voitures ettroupeaux passaient sur la route, plus nombreux, plus pressés, sehâtant davantage. Un vol de corbeaux qui venait de là-bas, noireavant-garde, tacha le ciel, grossit, s’enfla, s’allongea, tournoya,flotta au-dessus de nous comme un voile funéraire, puis disparutdans les chênes.

– Enfin, nous allons donc les voir, cesfameux Prussiens ? dit, d’une voix mal assurée, un granddiable qui était très pâle et qui, pour se donner l’air crâne d’unvieux reître, rabattit son képi sur l’oreille.

Aucun ne répondit et plusieurs s’éloignèrent.Pourtant, notre caporal haussa les épaules. C’était un tout petithomme, effronté, au visage grêlé et rempli de boutons.

– Oh moi !… fit-il.

Il expliqua sa pensée dans un geste cynique,s’assit sur la bruyère, bourra sa pipe lentement, l’alluma.

– Et puis… merde ! conclut-il, enlançant une bouffée de fumée qui s’évanouit dans l’air.

 

Tandis qu’une compagnie de chasseurs étaitdirigée vers le carrefour, afin d’y établir « lesinfranchissables barricades », mon régiment pénétrait dans laforêt, afin d’y abattre « le plus d’arbres qu’onpourrait ». Toutes les cognées, serpes, hachettes du paysavaient été réquisitionnées d’urgence : on faisait outil den’importe quoi. Durant la journée entière, les coups retentirent etles arbres tombèrent. Pour nous exciter davantage, le généralvoulut assister au massacre.

– Ah bougre ! criait-il à toutpropos, en frappant dans ses mains ; ah ! ah ! hardiles enfants !… secouez-moi ça !

Il désignait lui-même, parmi les arbres, lesplus hauts de tronc, ceux qui avaient poussé droits et lisses commedes colonnes de temple. C’était une folie de destruction criminelleet bête, une joie de brute, chaque fois que les arbres s’abattaientles uns sur les autres dans un grand fracas. La futaies’éclaircissait : on eût dit qu’elle avait été fauchée par unegigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent tués par lachute d’un chêne.

– Hardi les enfants !

Et les quelques arbres restés debout,farouches au milieu des troncs écrasés, couchés à terre, et desbranches tordues qui se dressaient vers eux pareilles à des brassuppliants, montraient de larges blessures, des entailles profondeset rouges, par où la sève pleurait.

Le conservateur des forêts, prévenu par ungarde, accourut de Senonches et, d’un œil navré, constata cetteinutile dévastation. J’étais près du général, quand il l’abordarespectueusement, le képi à la main.

– Pardon, mon général, dit-il… que vousabattiez des arbres sur les bordures des routes, que vousbarricadiez les lignes, je le comprends… Mais que vous rasiez lecœur des futaies, cela me semble un peu…

Mais le général l’interrompit.

– Hein ? quoi ? cela voussemble ?… qu’est-ce que vous fichez ici, vous ?… Je faisce qui me plaît… Est-ce vous qui commandez ou moi ?

– Mais enfin… balbutia le forestier.

– Il n’y a pas de mais enfin, Monsieur…Et vous m’embêtez, c’est clair ça !… Et vous savez, rentrezvite à Senonches ou je vous fais fourrer au bloc… Hardi lesenfants !

Le général tourna le dos au fonctionnaireahuri, et partit, en chassant devant lui, du bout de sa canne, desfeuilles mortes et des brindilles de bois.

De leur côté, pendant que nous profanions laforêt, les chasseurs ne chômaient point, et la barricade s’élevait,formidable et haute, coupant la route, en avant du carrefour. Celane s’était pas exécuté sans difficulté, et surtout sans gaîté.Subitement arrêtés par une tranchée qui leur barrait la fuite, lespaysans protestèrent. Leurs voitures et leurs troupeauxs’agglomérant dans le chemin, très encaissé à cet endroit, il y eutd’abord un indescriptible brouhaha. Ils se lamentaient, les femmesgémissaient, les bœufs meuglaient, les soldats riaient de toutesles mines effarées des hommes et des bêtes, et le capitaine quicommandait le détachement ne savait quelle résolution prendre.Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les paysansà coups de baïonnette, mais ceux-ci s’entêtaient, voulaient passer,invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé son tourdans la forêt, le général vint visiter les travaux de la barricade.Il demanda ce que c’était que « ces sales pékins » et cequ’ils désiraient. On le mit au fait.

– C’est bien, s’écria-t-il. Empoignez-moitoutes ces voitures, et fourrez-moi tout ça dans la barricade.Allons, chaud ! Allons, hardi, les enfants !…

Les soldats, heureux de ces algarades, seruèrent sur les premières voitures qui furent abandonnées, avec cequ’elles contenaient, et brisées en quelques coups de pioche… Alorsla panique s’empara des paysans. L’encombrement devenait tel qu’illeur était impossible d’avancer ou de reculer. Fouettant leurschevaux à tour de bras, et tâchant de dégager leurs charrettesaccrochées, ils vociféraient, se bousculaient, s’injuriaient, sansparvenir à faire un pas en arrière. Les derniers arrivés avaientrebroussé chemin, et fuyaient au galop de leurs chevaux excités parla clameur, les autres, désespérant de sauver voitures etprovisions, prirent le parti d’escalader le talus, et de s’en allerà travers champs, en poussant des cris d’indignation, poursuivispar les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On entassales voitures brisées, l’une sur l’autre, on boucha les creux avecdes sacs d’avoine, des matelas, des paquets de hardes et despierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d’un timon qui sedressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseurarbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.

Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivantde Chartres, très en désordre, se répandirent dans Bellomer et dansle camp. Ils firent des récits épouvantants. Les Prussiens étaientplus de cent mille, tout une armée. Eux, deux mille à peine, sanscavaliers et sans canon, avaient dû se replier. Chartres brûlait,les villages alentour fumaient, les fermes étaient détruites. Legros du détachement français qui soutenait la retraite, ne pouvaittarder. On interrogeait les fuyards, on leur demandait s’ilsavaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, insistant surles détails des uniformes. De quart d’heure en quart d’heure,d’autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou quatre,pâles, épuisés de fatigue. La plupart n’avaient pas de sac,quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoiresplus terribles les unes que les autres. Aucun d’ailleurs n’étaitblessé. On se décida à les loger dans l’église, au grand scandaledu curé qui levait les bras au ciel, s’exclamait :

– Sainte Vierge !… dans monéglise !… Ah ! ah ! ah !… des soldats dans monéglise !

Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisiesde destruction, le général n’avait point eu le temps de songer àfaire garder le camp, autrement que par un petit poste établi à unkilomètre de Bellomer, sur la route de Chartres, dans un bouchonfréquenté des rouliers. Ce poste, commandé par un sergent, n’avaitreçu aucune instruction précise, et les hommes ne faisaient rien,sinon qu’ils flânaient, buvaient et dormaient. Pourtant, lefactionnaire qui se promenait, nonchalant, le fusil sur l’épauledevant l’auberge, arrêta un médecin du pays, comme espion allemand,à cause de sa barbe qu’il avait blonde, et de ses lunettes quiétaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de profession,« se moquant du tiers comme du quart », il s’amusait àtendre des collets aux lapins, dans les haies voisines.

L’arrivée des mobiles, la menace desPrussiens, avaient jeté le désarroi parmi nous. Les cavaliers sesuccédaient, de minute en minute, porteurs de plis cachetés,d’ordres et de contre-ordres. Les officiers couraient, affairés,sans savoir pourquoi, perdaient la tête. Trois fois, on nouscommanda de lever le camp, et trois fois on nous fit dresser lestentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes et clairons sonnèrent,et de grands feux brûlèrent, autour desquels, dans une rumeur deplus en plus grandissante, passaient et repassaient des ombresétrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des patrouillesfouillaient la campagne en tous sens, s’enfonçaient dans lestraverses, sondaient la lisière de la forêt. L’artillerie, parquéeen deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais ellevint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage auxcanons, il fallut la démolir pièce à pièce, et combler latranchée.

Au petit jour, ma compagnie partit engrand’garde. Nous rencontrâmes des mobiles, des francs-tireurségaillés, qui tiraient la jambe lamentablement. Plus loin, legénéral, accompagné de son escorte, surveillait les manœuvres del’artillerie. Il tenait, dépliée sur le cou de son cheval, unecarte d’état-major, et cherchait en vain le moulin de Saussaie. Ense penchant sur la carte que les mouvements de tête du chevaldéplaçaient à chaque instant, il criait :

– Où est-il ce sacré moulin-là ?…Pongouin… Courville… Courville… Est-ce qu’ils s’imaginent que jeconnais tous leurs sacrés moulins, moi ?…

Le général nous ordonna de faire halte, et ilnous demanda :

– Quelqu’un de vous est-il dupays ?… Quelqu’un de vous sait-il où se trouve le moulin deSaussaie ?

Personne ne répondit.

– Non ?… Eh bien, que le diablel’emporte !

Et il jeta la carte à son officierd’ordonnance, qui se mit à la replier soigneusement. Nouscontinuâmes notre chemin.

On installa la compagnie dans une ferme et jefus posté en sentinelle, tout près de la route, à l’entrée d’unboqueteau, d’où je découvrais la plaine, immense et rase comme unemer. De-ci, de-là, des petits bois émergeaient de l’océan de terre,semblables à des îles ; des clochers de village, des fermes,estompés par la brume, prenaient l’aspect de voiles lointaines.C’était, dans l’énorme étendue, un grand silence, une grandesolitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant sur leciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans l’âmeune angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel,c’étaient les corbeaux ; là-bas, sur la terre, des pointsnoirs qui s’avançaient, grossissaient, passaient, c’étaient lesmobiles fuyards ; et, de temps en temps, l’aboi éloigné deschiens qui se répondaient de l’ouest à l’est, du nord au sud,semblait la plainte des champs déserts. Les factions devaient êtrerelevées toutes les quatre heures, mais les heures et les heuress’écoulaient, lentes, infinies, et personne ne venait me remplacer.Sans doute, on m’avait oublié. Le cœur serré, j’interrogeaisl’horizon du côté des Prussiens, l’horizon du côté desFrançais ; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacableet dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuislongtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir.Un moment, j’aperçus une charrette qui se rapprochait du bois oùj’étais, mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avecle gris du terrain… Pourquoi me laissait-on ainsi ? J’avaisfaim et j’avais froid ; mon ventre criait, mes doigtsdevenaient gourds… Je me hasardai à faire quelques pas sur laroute ; à plusieurs reprises, j’appelai… Pas un être ne merépondit, pas une chose ne bougea… J’étais seul, bien seul, toutseul en cette plaine abandonnée et vide… Un frisson courut dans mesveines, et des larmes montèrent à mes yeux… J’appelai encore… Rien…Alors, je rentrai dans le bois et je m’assis au pied d’un chêne,mon fusil en travers de mes cuisses, l’oreille au guet, attendant…Hélas ! le jour baissa peu à peu ; le ciel jaunit,s’empourpra légèrement, puis il s’éteignit dans un silence de mort.Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, tandisqu’une brume glacée se levait de l’ombre.

Depuis que nous étions partis, brisé par lesfatigues, toujours occupé à quelque chose, jamais seul, je n’avaispas eu le temps de réfléchir. Pourtant, devant les étranges etcruels spectacles que j’avais sans cesse sous les yeux, je sentaiss’éveiller en moi la notion de la vie humaine jusqu’ici endormiedans les engourdissements de mon enfance et les torpeurs de majeunesse. Oui, cela s’était éveillé confusément, comme au sortird’un long et douloureux cauchemar. Et la réalité m’était apparueplus effrayante encore que le rêve. Transposant du petit grouped’hommes errants que nous étions, à la société tout entière, nosinstincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, rappelantles visions si rapides et seulement physiques que j’avais eues àParis, des foules sauvages, des bousculades des individus, jecomprenais que la loi du monde, c’était la lutte ; loiinexorable, homicide, qui ne se contentait pas d’armer les peuplesentre eux, mais qui faisait se ruer, l’un contre l’autre, lesenfants d’une même race, d’une même famille, d’un même ventre. Jene retrouvais aucune des abstractions sublimes d’honneur, dejustice, de charité, de patrie dont les livres classiquesdébordent, avec lesquelles on nous élève, on nous berce, on noushypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les mieuxasservir, les mieux égorger. Qu’était-ce donc que cette patrie, aunom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits,qui nous avait arrachés, remplis d’amour, à la nature maternelle,qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur laterre marâtre ?… Qu’était-ce donc que cette patriequ’incarnaient, pour nous, ce général imbécile et pillard quis’acharnait après les vieux hommes et les vieux arbres, et cechirurgien qui donnait des coups de pied aux malades et rudoyaitles pauvres vieilles mères en deuil de leur fils ? Qu’était-cedonc que cette patrie dont chaque pas, sur le sol, était marquéd’une fosse, à qui il suffisait de regarder l’eau tranquille desfleuves pour la changer en sang, et qui s’en allait toujours,creusant, de place en place, des charniers plus profonds oùviennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes ? Etj’éprouvai un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour lapremière fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et lesacclamés qui avaient le plus pillé, le plus massacré, le plusincendié. On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passantd’un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l’on jette sontronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui abrûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute lalâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavoismonstrueux ; en son honneur on dresse des arcs de triomphe,des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, lesfoules s’agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbrebénit que gardent les saints et les anges, sous l’œil de Dieucharmé !… Avec quels remords, je me repentis d’avoir,jusqu’ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grossed’énigmes inexpliquées !… Jamais je n’avais ouvert un livre,jamais je ne m’étais arrêté, un seul instant, devant ces pointsd’interrogation que sont les choses et les êtres ; je nesavais rien. Et voilà que, tout à coup, la curiosité de savoir, lebesoin d’arracher à la vie quelques-uns de ses mystères, metourmentaient ; je voulais connaître la raison humaine desreligions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, dessociétés qui tuent ; il me tardait d’en avoir fini avec cetteguerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de magnifiqueset absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d’impossiblesphilosophies d’amour, des folies de fraternité inextinguible. Tousles hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants,semblables au petit mobile de Saint-Michel, dont les yeuxsuintaient, qui toussait et crachait le sang, et sans riencomprendre à la nécessité des lois supérieures de la nature, destendresses me montaient à la gorge en sanglots comprimés. J’airemarqué que l’on ne s’attendrit bien sur les autres que lorsqu’onest soi-même malheureux. N’était-ce point sur moi seul que jem’apitoyais ainsi ? Et si, dans cette nuit froide, tout prèsde l’ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin,j’aimais tant l’humanité, n’était-ce point moi seul que j’aimais,moi seul que j’eusse voulu soustraire aux souffrances ? Cesregrets du passé, ces projets d’avenir, cette passion subite del’étude, cet acharnement que je mettais à me représenter, plustard, dans ma chambre de la rue Oudinot, au milieu de livres et depapiers, les yeux brûlés par la fièvre du travail, n’était-ce pointseulement pour écarter de moi les menaces de l’heure présente, poureffacer d’autres images terribles, des images de mort qui, sanscesse, passaient, livides, dans l’horreur des ténèbres ?

La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous leciel qui les couvait d’un regard avare et mauvais, les champss’étendaient, pareils à une vaste mer d’ombre. De loin en loin, desblancheurs sourdes, de longues traînées de brume flottaientau-dessus, rasant le sol invisible, où les bouquets d’arbresapparaissaient, çà et là, plus noirs dans ce noir. Je n’avais pointbougé de la place où je m’étais assis, et le froid m’engourdissaitles membres, me gerçait les lèvres. Péniblement, je me levai etcontournai le bois. Mes propres pas, sur le sol,m’effrayèrent ; il me semblait toujours que quelqu’un marchaitderrière moi. J’avançais avec prudence, sur la pointe des pieds,comme si j’eusse craint de réveiller la terre endormie, etj’écoutais, et j’essayais de sonder l’obscurité, car je n’avais pasencore, malgré tout, perdu l’espoir qu’on vînt me relever. Aucunfrisson, aucun souffle, aucune lueur, aucune forme précise, danscette nuit sans yeux et sans voix. Cependant, par deux fois,j’entendis distinctement un bruit de pas, et le cœur me battaittrès fort… Mais le bruit s’éloigna, diminua peu à peu, cessa, et lesilence redevint plus pesant, plus redoutable, plus désespéré… Unebranche me frôla le visage ; je reculai, saisi d’épouvante.Plus loin, un renflement de terrain me fit l’effet d’un homme qui,bombant le dos, aurait rampé vers moi ; je chargeai mon fusil…À la vue d’une charrue abandonnée, dont les deux bras se dressaientdans le ciel, comme des cornes menaçantes de monstre, le souffle memanqua et je faillis tomber à la renverse… J’avais peur de l’ombre,du silence, du moindre objet qui dépassait la ligne d’horizon etque mon imagination affolée animait d’un mouvement de vie sinistre…Malgré le froid, la sueur me coulait en grosses gouttes sur lapeau. J’eus l’idée de quitter mon poste, de retourner au camp, mepersuadant par d’ingénieux et lâches raisonnements, que lescamarades m’avaient oublié et qu’ils seraient très heureux de meretrouver… Évidemment, puisque je n’avais pas été relevé de mafaction, puisque je n’avais vu passer aucune ronde d’officier,c’est qu’ils étaient partis !… Et si, par hasard, je metrompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçulà-bas ?… Aller à la ferme, où ma compagnie s’était arrêtée lematin, et y demander des renseignements ?… J’y songeai… Mais,dans mon trouble, j’avais perdu le sentiment de l’orientation, etje me serais infailliblement égaré, en cette plaine immense et sinoire… Alors, une abominable pensée me traversa l’esprit… Oui,pourquoi ne pas me tirer un coup de fusil dans le bras, et m’enfuirensuite, sanglant et blessé, et raconter que j’avais été assaillipar les Prussiens ?… Je fis un violent effort sur moi-même,pour ressaisir ma raison qui s’envolait, je rassemblai tout ce quirestait en moi de force morale, afin de me soustraire à cette lâcheet odieuse suggestion, à cette ivresse maudite de la peur, et jem’acharnai à retrouver des souvenirs d’autrefois, à évoquer dedouces et souriantes images, au souffle embaumé, aux ailesblanches… Images et souvenirs m’arrivaient, ainsi qu’en un songepénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur les mettaitaussitôt en déroute… La Vierge de Saint-Michel, aux chairs siroses, au manteau bleu, constellé d’argent, je la revoyaisimpudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldatsivres ; les coins préférés de la forêt de Tourouvre, sipaisibles, où j’aimais tant à demeurer, des journées entières,étendu sur de la mousse, se bouleversaient, s’enchevêtraient,brandissaient sur moi leurs arbres géants ; puis, dans l’air,se croisaient des obus figurant des visages connus quiricanaient ; l’un de ces projectiles déploya soudain degrandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi,m’enveloppa… Je poussai un cri… Mon Dieu ! allais-je doncdevenir fou ? Je me tâtai la gorge, la poitrine, les reins,les jambes… Je devais être d’une pâleur de cadavre, et je sentaisun petit froid me monter du cœur au cerveau comme une vrilled’acier… « Voyons, voyons ! » me disais-je touthaut, pour bien m’assurer que je ne dormais pas, que j’existais…« Allons, allons ! » J’avalai en deux gorgées lereste d’eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite,écrasant les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflantl’air d’une chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pourtromper la longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêneet battis la semelle, à coups précipités, contre le tronc. J’avaisbesoin de ce bruit et de ce mouvement… Et voilà que je pensai à monpère, si seul dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semainesque je n’avais reçu de lettre de lui. Ah ! comme la dernièreétait triste et navrante !… Il ne se plaignait de rien, maison y sentait un découragement profond, un ennui d’être dans cettegrande maison vide, et un effroi de me savoir errant, sac au dos, àtravers le hasard des batailles… Pauvre père ! Il n’avait pasété heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui ne l’aimaitpas et ne pouvait supporter sa présence près d’elle… Et jamais, auplus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de colère,jamais un mot de reproche !… Il courbait le dos, ainsi qu’unbon chien, et s’en allait… Ah ! comme je me repentais de nel’avoir pas assez aimé. Peut-être ne m’avait-il pas élevé comme ilaurait dû. Mais qu’importe ! Il avait fait ce qu’il avaitpu !… Lui-même était sans expérience de la vie, sans forcecontre le mal, d’une bonté timide et peureuse. Et à mesure que lestraits de mon père se représentaient à moi, jusque dans leursmoindres détails, le visage de ma mère s’embrumait, s’effaçait, etje ne pouvais plus en rappeler les contours chéris. Dans cetinstant, toutes les tendresses que j’avais données à ma mère, jeles reportai sur mon père. Je me souvenais avec attendrissementquand, le jour de la mort de ma mère, me prenant sur ses genoux, ilme dit : « Cela vaut peut-être mieux ainsi. » Et jecomprenais aujourd’hui tout ce que cette phrase résumait dedouleurs passées et d’épouvantement dans l’avenir. C’était pourelle qu’il disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à mamère, et non pour lui, le malheureux homme, qui s’était résigné àtout souffrir… Depuis trois ans, il avait bien vieilli : sahaute taille se cassait, son visage, si rouge de santé, jaunissaitet se ridait, ses cheveux devenaient presque blancs. Il ne guettaitplus les oiseaux du parc, laissait les chats brousser dans leslianes et laper l’eau du bassin ; à peine s’il s’intéressaitencore à son étude, dont il abandonnait la direction au premierclerc, homme de confiance qui le volait ; il ne s’occupaitplus de ses petites affaires d’ambition locale. Il ne fût pointsorti, n’eût point bougé de son fauteuil à oreillettes, – qu’ilavait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul, –sans Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.

– Allons, Monsieur, il faut remuer unpeu. Vous êtes tout ubi, là, dans vot’ coin…

– Bien, bien, Marie, je vais remuer… Jevais aller au bord de la rivière, si tu veux.

– Non, Monsieur, c’est dans la forêtqu’il faut que vous alliez… L’air vous vaut mieux là…

– Bien, bien, Marie, je vais aller dansla forêt.

Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, ellelui frappait sur l’épaule :

– Pourquoi qu’vous prenez pas vot’ fusil,Monsieur ? Il y a joliment des pinsons, dans le parc.

Et mon père, la regardant d’un air dereproche, murmurait :

– Des pinsons !… Les pauv’bêtes !

Pourquoi mon père ne m’écrivait-il plus ?Mes lettres lui parvenaient-elles, seulement ?… Je mereprochai d’y avoir mis jusqu’ici trop de sécheresse, et je mepromis bien de lui écrire le lendemain, dès que je le pourrais, unelongue, affectueuse lettre, dans laquelle je laisserais débordertout mon cœur.

Le ciel s’éclaircissait légèrement, là-bas, àl’horizon dont le contour se découpait plus net sur une lueur plusbleue. C’était toujours la nuit, les champs restaient sombres, maison sentait que l’aube se faisait proche. Le froid piquait plus dur,la terre craquait plus ferme sous les pas, l’humidité secristallisait aux branches des arbres. Et, peu à peu, le ciels’illumina d’une lueur d’or pâle, grandissante. Lentement, desformes sortaient de l’ombre, encore incertaines etbrouillées ; le noir opaque de la plaine se changeait en unviolet sourd que des clartés rasaient, de distance en distance…Tout à coup, un bruit m’arriva, faible d’abord, comme le roulementtrès lointain d’un tambour… J’écoutai, le cœur battant… Un moment,le bruit cessa et des coqs chantèrent… Au bout de dix minutes,peut-être, il reprit plus fort, plus distinct, se rapprochant…Patara ! patara ! c’était sur la route de Chartres, ungalop de cheval… Instinctivement, je bouclai mon sac sur mon dos,et m’assurai que mon fusil était chargé… J’étais très ému ;les veines de mes tempes se gonflaient… Patara ! patara !Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il me semblait queje percevais le souffle du cheval et des tintements clairs d’acier…Patara ! patara !… À peine avais-je eu le temps dem’accroupir derrière le chêne qu’à vingt pas de moi, sur la route,une grande ombre s’était dressée, subitement immobile, comme unestatue équestre de bronze. Et cette ombre, qui s’enlevait presqueentière, énorme, sur la lumière du ciel oriental, étaitterrible ! L’homme me parut surhumain, agrandi dans le cieldémesurément !… Il portait la casquette plate des Prussiens,une longue capote noire, sous laquelle la poitrine bombaitlargement. Était-ce un officier, un simple soldat ? Je nesavais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le sombreuniforme… Les traits, d’abord indécis, s’accentuèrent. Il avait desyeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure depuissante jeunesse ; son visage respirait la force et labonté, avec je ne sais quoi de noble, d’audacieux et de triste quime frappa. La main à plat sur la cuisse, il interrogeait lacampagne devant lui, et, de temps en temps, le cheval grattait lesol du sabot et soufflait dans l’air, par les naseaux frémissants,de longs jets de vapeur… Évidemment, ce Prussien était là enéclaireur, il venait afin de se rendre compte de nos positions, del’état du terrain ; toute une armée grouillait, sans doute,derrière lui, n’attendant pour se jeter sur la plaine, qu’un signalde cet homme !… Bien caché dans mon bois, immobile, le fusilprêt, je l’examinais… Il était beau, vraiment ; la vie coulaità plein dans ce corps robuste. Quelle pitié ! Il regardaittoujours la campagne, et je crus m’apercevoir qu’il la regardaitplus en poète qu’en soldat… Je surprenais dans ses yeux uneémotion… Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et selaissait-il gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal ettriomphant. Le ciel était devenu tout rouge ; il flambaitglorieusement ; les champs, réveillés, s’étiraient, sortaientl’un après l’autre de leurs voiles de vapeur rose et bleue, quiflottaient ainsi que de longues écharpes, doucement agitées pard’invisibles mains. Des arbres grêles, des chaumines émergeaient detout ce rose et de tout ce bleu ; le pigeonnier d’une grandeferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de briller,dressait son cône blanchâtre dans l’ardeur pourprée de l’orient…Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, s’était arrêté,ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du jourrenaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise àl’Amour.

– C’est un poète, peut-être, medisais-je, un artiste ; il est bon, puisqu’il s’attendrit.

Et, sur sa physionomie, je suivais toutes lessensations de brave homme qui l’animaient, tous les frissons, tousles délicats et mobiles reflets de son cœur ému et charmé… Il nem’effrayait plus. Au contraire, quelque chose comme un vertigem’attirait vers lui, et je dus me cramponner à mon arbre, pour nepas aller auprès de cet homme. J’aurais désiré lui parler, lui direque c’était bien, de contempler le ciel ainsi, et que je l’aimaisde ses extases… Mais son visage s’assombrit, une mélancolie voilases yeux… Ah ! l’horizon qu’ils embrassaient était si loin, siloin ! Et par delà cet horizon, un autre ; et derrièrecet autre, un autre encore !… Il faudrait conquérir toutcela !… Quand donc aurait-il fini de toujours pousser soncheval sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un cheminà travers les ruines des choses et la mort des hommes, de toujourstuer, de toujours être maudit !… Et puis, sans doute, ilsongeait à ce qu’il avait quitté ; à sa maison, qu’emplissaitle rire de ses enfants, à sa femme, qui l’attendait en priant Dieu…Les reverrait-il jamais ?… Je suis convaincu, qu’à cetteminute même, il évoquait les détails les plus fugitifs, leshabitudes les plus délicieusement enfantines de son existence delà-bas… une rose cueillie, un soir, après dîner, et dont il avaitorné les cheveux de sa femme, la robe que celle-ci portait quand ilétait parti, un nœud bleu au chapeau de sa petite fille, un chevalde bois, un arbre, un coin de rivière, un coupe-papier… Tous lessouvenirs de ses joies bénies lui revenaient, et, avec cettepuissance de vision qu’ont les exilés, il embrassait, d’un seulregard découragé, tout ce par quoi, jusqu’ici, il avait étéheureux… Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine,reculant, encore plus loin, le lointain horizon… Cet homme, j’avaispitié de lui, et je l’aimais ; oui, je vous le jure, jel’aimais !… Alors, comment cela s’est-il fait ?… Unedétonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu àtravers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’unecapote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien,j’avais entendu, le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps,le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et dela fumée s’en échappait… je la laissai tomber à terre… Étais-je lejouet d’une hallucination ?… Mais non !… De la grandeombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statueéquestre de bronze, il ne restait plus rien qu’un petit cadavre,tout noir, couché, la face contre le sol, les bras en croix… Je merappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de sesyeux charmés, il suivait dans l’espace, le vol d’un papillon… moi,stupidement, inconsciemment, j’avais tué un homme, un homme quej’aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, un hommequi, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves lesplus purs de sa vie !… Je l’avais peut-être tué à l’instantprécis où cet homme se disait : « Et quand je reviendrailà-bas… » Comment ? pourquoi ?… Puisque je l’aimais,puisque, si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui,lui, que j’avais assassiné ! En deux bonds, je fus près del’homme… je l’appelai ; il ne bougea pas… Ma balle lui avaittraversé le cou, au-dessous de l’oreille, et le sang coulait d’uneveine rompue avec un bruit de glou-glou, s’étalait en mare rouge,poissait déjà à sa barbe… De mes mains tremblantes, je le soulevailégèrement, et la tête oscilla, retomba inerte et pesante… Je luitâtai la poitrine, à la place du cœur : le cœur ne battaitplus… Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mesgenoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs,qui me regardaient tristement, sans une haine, sans un reproche,ses deux yeux qui semblaient vivants !… Je crus que j’allaisdéfaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort,j’étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contremoi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaientde longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !…

À partir de ce moment, je ne me souviens pasbien… Je revois de la fumée, des plaines couvertes de neige, et deruines qui brûlaient sans cesse ; toujours des fuites mornes,des marches hallucinantes, dans la nuit ; des bousculades, aufond des chemins creux, encombrés par les fourgons desmunitionnaires, où des dragons, la latte en l’air, poussaient surnous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer un chemin, à traversles voitures ; je revois des carrioles funèbres, pleines decadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit jour dansla terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour lelendemain ; je revois, près des affûts de canon, émiettés parles obus, de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, surlesquelles le soir nous nous acharnions, dont nous emportionsjusque sous nos tentes, des quartiers saignants, que nous dévorionsen grognant, en montrant les crocs, comme des loups !… Et jerevois le chirurgien, les manches de sa tunique retroussées, lapipe aux dents, désarticuler, sur une table, dans une ferme, à lalueur fumeuse d’un oribus, le pied d’un petit soldat, encorechaussé de ses godillots !… Mais je revois surtout le Prieuré,quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, tout meurtri parces navrements de la défaite, j’y rentrai un jour de clair soleil…Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les persiennesmises partout… Félix, plus courbé, ratissait l’allée, et Marie,assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de bas,en dodelinant de la tête.

– Eh bien ! Eh bien ! criai-je,c’est comme cela qu’on me reçoit ?

Dès qu’ils m’eurent aperçu, Félix s’en allacomme effaré, et Marie, toute blanche, poussa un cri.

– Qu’y a-t-il donc ? demandai-je, lecœur serré… Et mon père ?

La vieille fille me regarda fixement.

– Comment, vous ne saviez pas ?…Vous n’aviez rien reçu ?… Ah ! mon pauv’ MonsieurJean ! mon pauv’Monsieur Jean !

Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit lebras dans la direction du cimetière.

– Oui ! Oui ! c’est là qu’ilest, maintenant, avec Madame, fit-elle d’une voix sourde.

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