Le Calvaire

Chapitre 4

 

 

– Madame Juliette Roux, je vousprie ?

– Si monsieur veut entrer ?… me ditla domestique…

Sans demander mon nom, sans attendre maréponse, elle me fit traverser une petite antichambre, très sombre,et me conduisit dans une pièce, où je ne distinguai, tout d’abord,qu’une lampe habillée de son grand abat-jour rose, qui brûlaitdoucement dans un coin. La domestique remonta la lampe, emporta unmanteau de loutre, jeté sur un divan.

– Je vais prévenir madame, fit-elle.

Et elle disparut, me laissant seul.

Ainsi, j’étais chez elle !… Depuis huitjours, l’idée de cette visite me tourmentait… Je n’avais aucunplan, aucun projet, je désirais voir Juliette, voilà tout ;quelque chose comme une curiosité très vive, que je n’analysaispas, m’attirait vers elle… Plusieurs fois, j’étais allé dans la ruede Saint-Pétersbourg, avec l’intention bien arrêtée de me présenterchez elle ; mais, au dernier moment, le courage m’avaitmanqué, et j’étais parti sans avoir pu me décider à franchir laporte de sa maison… Maintenant, j’étais l’homme le plus embarrassédu monde, et regrettais fort ma sottise, car c’était une sottise,évidemment… Comment me recevrait-elle ?… Que luidirais-je ?… Sans doute, elle m’avait engagé à venir… sesouviendrait-elle de moi ?… Ce qui m’inquiétait surtout, c’estque j’avais beau faire appel à mon intelligence, je ne trouvais pasla moindre phrase, pas le moindre mot, pour aborder laconversation, quand Juliette serait là !… Si j’allais restercourt, la bouche ouverte, quel ridicule !… J’examinai la pièceoù Juliette entrerait tout à l’heure !… Cette pièce était uncabinet de toilette, servant en même temps de salon. L’impressionque j’en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement,avec ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Lesmurs et le plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles enpeluche brodée, les portières compliquées, des bibelots très cherset très laids, posés çà et là sur les meubles ; des tablesbizarres, sans destination, des consoles chargées de lourdsornements, tout cela disait un goût vulgaire. Je remarquai,occupant le milieu de la cheminée, entre deux massifs vases d’onyx,un Amour, en terre cuite, qui bombait la poitrine, souriait avecune moue spirituelle, et offrait une fleur, du bout de ses doigtsécartés. Chaque détail révélait, ici, l’amour du luxe cher etgrossier, là, une tendance regrettable à la romance, àl’attendrissement bébête. C’était à la fois navrant etsentimental. Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je nerencontrais pas le disparate, le fugitif, le heurté desappartements de filles, ces appartements où l’on sent l’existencehagarde, où l’on peut, au nombre des bibelots entassés, compter lenombre des amants qui ont passé là, amants d’une heure, d’une nuit,d’une année ; où chaque siège vous crie une impudeur et unetrahison ; où l’on voit sur une vitrine l’agonie d’unefortune, sur un marbre les traces encore chaudes d’une larme, surun lustre des gouttes encore chaudes de sang… La porte s’ouvrit, etJuliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante,apparut… Je tremblais… le rouge me montait à la figure ; maiselle me reconnut, et, souriant de ce sourire qu’enfin jeretrouvais, elle me tendit la main :

– Ah ! monsieur Mintié !dit-elle… que c’est gentil à vous de ne m’avoir pas oubliée !…Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet original deLirat ?

– Mais oui, Madame ; pas depuis lejour où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez lui…

– Ah ! mon Dieu, je croyais que vousne vous quittiez jamais !…

– Il est vrai, répondis-je, que je levois beaucoup… mais j’ai travaillé tous ces jours-ci.

Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix,une intention ironique, j’ajoutai, en matière de défi :

– Quel grand artiste, n’est-cepas ?

Juliette laissa passer cetteexclamation :

– Vous travaillez donc toujours ?reprit-elle… Du reste, on m’a dit que vous viviez en vraichartreux… Le fait est qu’on ne vous aperçoit nulle part, monsieurMintié.

La conversation prit un tour excessivementbanal ; le théâtre en fit presque tous les frais. À une phraseque je dis, elle s’étonna, un peu scandalisée.

– Comment, vous n’aimez pas lethéâtre ?… Est-il possible, vous, un artiste ?… Moi, j’enraffole… c’est si amusant le théâtre !… Nous retournons, cesoir, aux Variétés pour la troisième fois, figurez-vous…

On entendit un faible jappement derrière laporte.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaJuliette en se levant avec précipitation… Mon Spy que j’ai laissédans ma chambre !… Il faut que je vous présente mon Spy,monsieur Mintié… vous ne connaissez pas mon Spy ?

Elle avait ouvert la porte, écartait lestentures, toutes grandes.

– Allons, Spy ! disait-elle, d’unevoix câline… Où êtes-vous, Spy ? Venez, pauvre Spy !…

Et je vis un minuscule animal, au museaupointu, aux longues oreilles, qui s’avançait, dansant sur despattes grêles semblables à des pattes d’araignée, et dont tout lecorps, maigre et bombé, frissonnait comme s’il eût été secoué parla fièvre. Un ruban de soie rouge, soigneusement noué, sur le côté,lui entourait le cou, en guise de collier.

– Allons, Spy, dites bonjour à monsieurMintié !

Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes etcruels, à fleur de tête, et aboya hargneusement.

– C’est bien, Spy… Donnez la patte,maintenant… voulez-vous bien donner la patte… Spy, voulez-vousbien… ?

Juliette s’était penchée, et le menaçait dudoigt, sévèrement… Spy finit par mettre la patte dans la main de samaîtresse qui l’enleva, le caressa, l’embrassa.

– Oh ! amour, va !… Oh !le bon chien !… Oh ! petit amour de Spy chéri !

Elle se rassit, le tenant toujours dans sesbras, ainsi qu’un enfant, frottant sa joue contre le museau del’affreux animal, lui soufflant dans l’oreille des choses douces etberceuses.

– Maintenant, faites voir que vous êtescontent, Spy !… Faites voir à votre petite mère !…

Spy aboya de nouveau ; puis, il vintlécher les lèvres de Juliette qui s’abandonnait, réjouie, à cesodieuses caresses.

– Ah ! que vous êtes gentil,Spy !… Oui, que vous êtes bien, bien, bien gentil !

Et s’adressant à moi, qui semblaiscomplètement oublié depuis la malencontreuse entrée de Spy, tout àcoup, elle me demanda :

– Vous aimez les chiens, monsieurMintié ?

– Beaucoup, Madame, répondis-je.

Alors, elle me raconta, en un luxe de détailsenfantins, l’histoire de Spy, ses habitudes, ses exigences, sesdrôleries, les scènes dont il était la cause, avec la concierge quine pouvait le souffrir.

– Mais, c’est couché qu’il faut le voir,affirma-t-elle… Si vous saviez, il a un lit, des draps, un édredon,comme une personne… Chaque soir, je le borde… Et sa petite tête estsi amusante, toute noire, là dedans… N’est-ce pas que vous êtesbien, bien drôlet, monsieur Spy ?

Spy se choisit une place commode sur la robede Juliette et, après avoir tourné, tourné, tourné, il se roula enboule, disparaissant presque entièrement, dans les plis soyeux del’étoffe.

– C’est ça !… Dodo, Spy, dodo, monpetit loulou !…

Durant cette longue conversation avec Spy,j’avais pu examiner Juliette à mon aise… Elle était vraiment trèsbelle, plus belle encore que je l’avais rêvée sous la voilette. Sonvisage rayonnait réellement. Il était d’une telle fraîcheur, d’unetelle clarté d’aurore que l’air, alentour, s’en trouvait toutilluminé. Lorsqu’elle se détournait, ou se penchait, je voyais sescheveux lourds, très noirs, descendre le long de sa robe, en unenatte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus virginal et deplus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu’un pli droit, volontaire,se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux, mais iln’était visible que dans certaines lumières, et l’éclatante douceurdes yeux, l’excessive bonté de la bouche en tempéraient la dureté.Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple,nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantesétreintes ; ce qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, desmains subtiles et adroites, d’une agilité surprenante, et dontchaque mouvement, même indifférent, même colère, était une caresse.Il m’eût été difficile de porter sur elle un jugement précis. Il yavait, en cette femme, un mélange d’innocence et de volupté, definesse et de bêtise, de bonté et de méchanceté, qui medéconcertait. Chose curieuse ! à un moment, j’avais vu sedessiner, près d’elle, l’horrible image du chanteur des Bouffes. Etcette image formait, pour ainsi dire, l’ombre de Juliette. Loin dese dissiper, à mesure que je la regardais, l’image incarnait, enquelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça,vire-volta, bondit avec des contorsions infâmes ; ses lèvress’allongèrent, immondes, obscènes, vers Juliette qui l’attirait,dont la main plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, toutle long du corps, heureuse de se souiller à d’impurs contacts. Etl’ignoble pitre dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans lasplendeur maudite du péché !… Je dus fermer les yeux, fairedes efforts douloureux pour chasser cette abominable vision, et,l’image évanouie, Juliette reprit aussitôt son expression detendresse énigmatique et candide.

– Et surtout revenez me voir souvent,très souvent, me disait-elle, en me reconduisant, tandis que Spy,qui l’avait suivie dans l’antichambre, aboyait et dansait sur sespattes grêles d’araignée.

À peine dehors, j’eus un retour d’affectionsubite et violente pour Lirat, et, me reprochant de l’avoir quelquepeu boudé, je résolus d’aller lui demander à dîner, le soir même.Durant le trajet de la rue Saint-Pétersbourg au boulevard deCourcelles, où Lirat demeurait, je fis d’amères réflexions. Cettevisite m’avait désenchanté, je n’étais plus sous le charme du rêveet, rapidement, je retournais à la vie désolée, au nihilisme del’amour. Ce que j’avais imaginé de Juliette était bien vague… Monesprit, s’exaltant à sa beauté, lui prêtait des qualités morales,des supériorités intellectuelles, que je ne définissais pas, et queje me figurais extraordinaires ; de plus, Lirat, en luiattribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûtshonteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s’étaitému. Poussant plus loin la folie, je pensais que, par uneirrésistible sympathie, elle me confierait ses peines, les graveset douloureux secrets de son âme ; je me voyais déjà laconsolant, lui parlant de devoir, de vertu, de résignation. Enfin,je m’attendais à une série de choses solennelles et touchantes… Aulieu de cette poésie, un affreux chien qui m’aboyait aux jambes, etune femme comme les autres, sans cervelle, sans idées, uniquementoccupée de plaisirs, bornant son rêve au théâtre des Variétés etaux caresses de son Spy, son Spy !… ah ! ah !ah ! son Spy, cet animal ridicule qu’elle aimait avec destendresses et des mots de concierge ! Et, tout en marchant, jedonnais des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et jedisais, parodiant la voix de Juliette : « Oh !amour, va !… Oh ! le bon chien !… Oh ! petitamour de Spy chéri. » Faut-il l’avouer, je lui en voulaisaussi de ne m’avoir pas dit un mot de mon livre. Qu’on ne m’enparlât pas dans la vie ordinaire, cela m’était à peu prèsindifférent ; mais, d’elle, un compliment m’eût charmé !Savoir qu’elle avait été émue à une page, indignée à une autre, jel’espérais. Et rien !… pas même une allusion ! Cependant,je me rappelais, je lui avais adroitement fourni l’occasion decette… politesse.

– Décidément, c’est une grue !m’écriai-je, en sonnant à la porte de Lirat…

Lirat me reçut les bras ouverts.

– Ah ! mon petit Mintié,s’exclama-t-il, c’est très chic, de venir dîner avec moi… Et vousarrivez bien, je vous le dis… nous avons la soupe aux choux.

Il se frottait les mains, semblait toutheureux… Il voulut me débarrasser de mon pardessus et de monchapeau, et, m’entraînant dans la petite pièce qui lui servait desalon, il répéta :

– Mon petit Mintié, je suis jolimentcontent de vous voir… Viendrez-vous demain à l’atelier ?

– Certainement.

– Eh bien, vous verrez !… vousverrez !… D’abord, je lâche la peinture,comprenez-vous ?…

– Vous entrez dans le commerce ?

– Écoutez-moi… La peinture, c’est de lablague, mon petit Mintié !

Il s’anima, tourna dans la pièce, en agitantles bras.

– Giotto ! Mantegna !…Velasquez !… Rembrandt ! Eh bien ! quoi,Rembrandt !… Watteau ! Delacroix !… Ingres !…Oui, et puis après ?… Non, ça n’est pas vrai, la peinture nerend rien, n’exprime rien, c’est de la blague !… c’est bonpour les critiques d’art, les banquiers, et les généraux qui fontfaire leur portrait, à cheval, avec un obus qui éclate au premierplan… Mais un coin de ciel, le ton d’une fleur, le frisson del’eau, l’air… comprenez-vous ?… l’air !… toute la natureimpalpable et invisible, avec de la pâte !… avec de lapâte ?

Lirat haussa les épaules.

– De la pâte qui sort des tubes, de lapâte fabriquée par les sales mains des chimistes, de la pâtelourde, opaque, et qui colle aux doigts, comme de laconfiture !… Hein, dites, la peinture… quelle blague !…Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague !… Ledessin, l’eau-forte… deux tons… à la bonne heure !… Ça netrompe pas, c’est honnête… et puis les amateurs s’en moquent, neviennent pas vous embêter… ça ne tire pas de feux d’artifice dansleurs salons !… L’art vrai, l’art auguste, l’art artiste… levoilà !… La sculpture, oui… quand c’est beau, ça vous fichedes coups dans les entrailles… Et puis le dessin… le dessin, monpetit Mintié, sans bleu de Prusse, le dessin tout bête !…Viendrez-vous demain à l’atelier ?

– Certainement.

Il continua, coupant les phrases, heurtant lesmots, se grisant de bruit et de paroles…

– Je commence une série d’eaux-fortes…vous verrez… Une femme toute nue, qui sort d’un trou d’ombre, etqui monte, portée sur les ailes d’une bête… Renversée, les cuissesmafflues, avec des plis gras, des bourrelets de chair ignoble… unventre qui s’étale et qui déborde, un ventre avec des accentsterribles, un ventre hideux et vrai… une tête de mort, mais unetête de mort vivante, comprenez-vous ?… avide, goulue, tout enlèvres… Elle monte, devant une assemblée de vieux messieurs, enchapeau haute-forme, en pelisse et cravate blanche… Elle monte, etles vieux messieux se penchent sur elle, haletants, la bouchependante et baveuse, les yeux convulsés… toutes les faces de laluxure, toutes !…

Se campant devant moi, avec un air de défi, ilpoursuivit :

– Et savez-vous comment j’appelleça ?… le savez-vous, dites ?… J’appelle çal’Amour, mon petit Mintié. Hein ! qu’enpensez-vous ?…

– Cela me paraît trop symbolique,hasardai-je.

– Symbolique !… interrompit Lirat…Vous dites une bêtise, mon petit Mintié… Symbolique !… Maisc’est la vie !… Allons dîner.

Le dîner fut gai. Lirat y déploya un espritcharmant, tout rempli d’aperçus originaux sur l’art et sur lalittérature, sans outrance, sans paradoxes. Il avait retrouvé saverve saine, comme aux meilleurs jours de sa vie. À plusieursreprises, j’eus l’idée de lui avouer que j’avais été voir Juliette…Une sorte de honte me retint, je n’osai pas.

– Travaillez, travaillez, mon petitMintié, me dit-il, en nous quittant… Produire, toujours produire…tirer, de ses mains ou de son cerveau, n’importe quoi… ne fût-cequ’une paire de bottes… il n’y a encore que ça, allez !…

Six jours après, j’étais retourné chezJuliette, et j’avais pris l’habitude d’y venir, régulièrement,passer une heure, avant mon dîner. L’impression désagréable,ressentie lors de ma première visite, s’était effacée. Peu à peu,et sans que je m’en doutasse, je m’étais si bien accoutumé auxtentures rouges du salon, à l’Amour en terre cuite, aux bavardagesenfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami, que,lorsque j’avais passé une journée sans les voir, il me semblaitqu’un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie… Nonseulement, les choses qui m’avaient tant choqué ne me choquaientplus, elles m’attendrissaient au contraire, et, chaque fois queJuliette conversait avec son chien, ou prenait de lui des soinsexagérés, cela m’était véritablement une douceur, et comme uneaffirmation répétée de la naïveté et des qualités aimantes de soncœur. Je finis par parler, moi aussi, ce langage de chien… Un soirque Spy était souffrant, je m’inquiétai et, délicatement, écartantles couvertures et les ouates qui l’enveloppaient, jemurmurai : « Il a du bobo, le petit Spy… Où ça, il a dubobo ? » Seule, l’image du chanteur surgissant, tout àcoup, auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de cesréunions, mais je n’avais qu’à fermer les yeux, un instant, ou àtourner la tête, et elle disparaissait aussitôt.

Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elleavait toujours résisté, jusque-là.

– Non, non ! disait-elle.

Et elle ajoutait, avec un soupir, en meregardant de ses grands yeux tristes.

– À quoi bon, mon ami ?

J’insistai, suppliai.

– C’est un devoir pour vous de me larévéler, et un devoir pour moi de la connaître.

Enfin, vaincue par ce raisonnement que je neme lassais pas de réitérer, sous des formes multiples etconvaincantes, elle consentit… Ah ! quelletristesse !

Elle habitait Liverdun. Son père étaitmédecin, et sa mère, qui menait une mauvaise conduite, avait quittéson mari… Quant à elle, Juliette, on l’avait mise en demi-pensionchez les sœurs… Le père buvait et, chaque soir, rentrait ivre…alors, c’étaient des scènes terribles, car il était fort méchant.Le scandale devint tel que les sœurs, renvoyèrent Juliette, nevoulant pas garder chez elles la fille d’une mauvaise femme et d’univrogne… Ah ! quelle misérable existence ! Toujoursenfermée dans sa chambre, n’osant pas sortir, et quelquefoisbattue, sans raison, par son père !… Une nuit, très tard, lepère entra dans la chambre de Juliette et… (Comment vous exprimercela ! disait Juliette rougissante… Oui, enfin, vouscomprenez ?…) elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre… maisle père prend peur et s’en va… Le lendemain, Juliette partait pourNancy, espérant vivre en travaillant… C’est là qu’elle avait connuCharles.

Tandis qu’elle parlait, d’une voix douce ettoujours pareille, je lui avais pris la main, sa belle main, que jeserrais avec émotion, aux endroits douloureux du récit. Et jem’emportais contre le père infâme… Et je maudissais la mèreabandonnant son enfant !… Je sentais s’agiter en moi deformidables dévouements, gronder de sourdes vengeances… Quand elleeut fini, je pleurais à chaudes larmes… Ce fut une heureexquise !

Juliette recevait peu de monde ; des amisde Malterre, et deux ou trois femmes, amies des amis de Malterre.L’une d’elles, Gabrielle Bernier, grande blonde, très jolie,entrait toujours de la même façon.

– Bonjour, Monsieur… bonjour, petite… Nevous dérangez pas, je me sauve.

Et elle s’asseyait sur un bras de fauteuil, enlissant son manchon, par gestes brusques.

– Figurez-vous que j’ai encore eu unescène, tantôt, avec Robert… Quel type, si vous saviez !… Ils’amène chez moi et me dit en pleurnichant : « Ma petiteGabrielle, il faut que je te quitte, ma mère me l’a déclaré cematin, elle ne me donnera plus d’argent. » – « Tamère ! que je lui réponds… Eh bien ! tu peux lui dire àta mère, et de ma part, que le jour où elle quittera ses amants, jete quitterai par la même occase… D’ici là, elle peut se fouiller,ta mère… » C’est-il pas vrai aussi, une vieille saleté commeça !… Ce que Robert a pouffé !… Dites donc, nous allons àl’Ambigu, ce soir… Y venez-vous ?

– Merci.

– Alors, je me sauve !… Ne vousdérangez pas… Bonjour, Monsieur, bonjour, petite…

Cette Gabrielle Bernier m’irritaitbeaucoup.

– Pourquoi recevez-vous des femmes commeça ? disais-je à Juliette.

– Quel mal, mon ami ?… Ellem’amuse.

Les amis de Malterre, eux, parlaient courses,vie élégante, avaient toujours des histoires de cercles et defemmes à raconter, ne tarissaient pas sur les choses de théâtre. Ilme semblait que Juliette prenait plaisir, plus que de raison, à cesconversations ; mais je l’excusais, mettant ces complaisancessur le compte de la politesse. Jesselin, un jeune homme très riche,dont on vantait le sérieux, était le boute-en-train de labandeet tous s’inclinaient devant son évidentesupériorité : « Qu’en pensera Jesselin ? Il fautdemander à Jesselin… Ce n’est pas l’avis de Jesselin… » On lecourtisait fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissaitmieux que personne les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant étéen Afghanistan, il n’avait retenu, de tout un voyage à traversl’Asie centrale, que cette particularité, c’est que l’émir deCaboul, avec qui il eut, un jour, l’honneur de faire une partied’échecs, jouait aussi vite que les Français : « Non, cequ’il m’a épaté, cet émir ! » Il répétait aussi,volontiers : « Vous savez si je m’en suis payé desvoyages… Eh bien, je puis le dire… en sleeping, en cabine, enrelègue, n’importe où et n’importe comment, à sept heures et demie,tous les soirs… en habit ! »

Malterre ne m’aimait pas, bien qu’il se fûtlié avec moi. D’une nature douce et timide, il n’osait me marquerson aversion, dans la crainte de déplaire à Juliette ; mais jela voyais sourdre dans son sourire de bon chien étonné ; maisje la sentais s’impatienter dans sa poignée de main.

Je n’étais heureux que seul avec Juliette. Là,dans le salon rouge, sous l’égide de l’Amour en terre cuite, nousrestions parfois de longs temps sans prononcer une parole. Je laregardais ; elle baissait la tête, et, songeuse, jouait avecles effilés de sa robe, ou les dentelles de son corsage. Souvent,mes yeux s’emplissaient de larmes, sans que je sussepourquoi : des larmes très douces, qui coulaient sur moi commeun parfum, m’inondaient l’âme d’une liqueur magique. Etj’éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et dedélicieux engourdissement.

– Ah ! Juliette !Juliette !

– Voyons, mon ami, voyons, soyezsage !

C’étaient les seuls mots d’amour qui nouséchappassent…

À quelque temps de là, Juliette donnait ungrand dîner pour célébrer la fête de Charles. Pendant toute lasoirée, elle se montra nerveuse, agacée. À Charles, qui lui adressaune observation timide, elle répondit durement, d’un ton bref queje ne lui connaissais pas. Il était deux heures du matin, quandtout le monde prit congé. J’étais demeuré seul, dans le salon. Prèsde la porte, Malterre me tournait le dos, causant avec Jesselin quipassait sa pelisse dans l’antichambre. Et je vis Juliette, accoudéeau piano, qui me regardait fixement. Un éclair de passion farouchetraversait ses yeux devenus graves tout à coup, presque terribles,les barrait comme d’une flamme nouvelle. Le pli de son fronts’accentuait, sa narine battante et gonflée frémissait ; je nesais quoi d’impudique errait sur ses lèvres. Je m’élançai. Et mesgenoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant à son ventre, mabouche sur sa bouche, je l’enlaçai d’une étreinte furieuse.

Elle s’abandonna, et d’une voix très basse,étranglée :

– Viens demain ! dit-elle.

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