Le Calvaire

Chapitre 5

 

 

Je voudrais, oui, je voudrais ne paspoursuivre ce récit, m’arrêter là… Ah ! je le voudrais !À la pensée que je vais révéler tant de hontes, le couragem’abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté me prend, toutà coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts… Et je me suisdemandé grâce à moi-même… Hélas ! je dois gravir, jusqu’aubout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y resteaccrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent surles cailloux et sur les rocs ! Des fautes comme les miennes,que je ne tente pas d’expliquer par l’influence des fatalitésataviques, et par les pernicieux effets d’une éducation sicontraire à ma nature, ont besoin d’une expiation terrible, etcette expiation que j’ai choisie, elle est dans la confessionpublique de ma vie. Je me dis que les cœurs nobles et bons mesauront gré de mon humiliation volontaire ; je me dis aussique mon exemple servira de leçon… Si, en lisant ces pages, un jeunehomme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d’effroi et tant dedégoût, qu’il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salutde cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis,j’espère, quoique je ne croie plus en Dieu, j’espère qu’au fond deces asiles de paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices,monte, vers le ciel, le chant triste et consolateur de ceux-là quiprient pour les morts, j’espère que j’aurai ma part des pitiés etdes pardons chrétiens.

Je possédais vingt deux mille francs derente ; de plus, j’étais convaincu qu’en travaillant jepouvais gagner, dans la littérature, une somme égale, au moins…Plus rien ne me paraissait difficile ; la route était tracéedevant moi sans un obstacle, et je n’avais plus qu’à marcher…Ah ! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le travailhaletant, l’angoisse, il n’en était plus question. Un roman, deuxromans par an, des pièces de théâtre même… Qu’était-ce, je vousprie, pour un homme amoureux, comme moi ?… Ne disait-on pasque X… et que Z…, des imbéciles irréparables et notoires, avaientfait, en quelques années, des fortunes énormes ?… Des idées deroman, de comédie, de drame, me venaient en foule, et je lesindiquais d’un geste large et hautain… Je me voyais déjà accaparanttoutes les librairies, tous les théâtres, tous les journaux,l’attention universelle… Aux heures d’inspiration pénible, jeregarderais Juliette et les chefs-d’œuvre naîtraient de ses yeux,ainsi que les royaumes d’une féerie… Je n’hésitai pas à exiger ledépart de Malterre, et à me charger de l’existence de Juliette.Malterre écrivit des lettres désespérées, pria, menaça ;finalement, il partit. Plus tard, Jesselin, avec le bon goût etl’esprit qu’il avait, nous raconta que Malterre, bien triste,voyageait en Italie.

– Je l’ai accompagné jusqu’à Marseille,nous dit-il… Il voulait se tuer, pleurait tout le temps… Voussavez, je ne suis pas un gobeur, moi ; mais, vraiment il mefaisait de la peine… Non là, vrai !

Et il ajouta :

– Vous savez ?… Il était résolu à sebattre avec vous… C’est son ami, monsieur Lirat, qui l’en aempêché… Moi aussi, du reste, parce que je ne comprends que lesduels à mort.

Juliette écoutait ces détails, silencieuse,d’un air, en apparence, indifférent. Elle passait, de temps entemps, sa langue sur sa bouche ; il y avait dans ses yeuxcomme le reflet d’une joie intérieure. Pensait-elle àMalterre ? Était-elle heureuse d’apprendre que quelqu’unsouffrît à cause d’elle ? Hélas ! je n’étais déjà plus enétat de me poser ces points d’interrogation.

Une vie nouvelle commença.

Le quartier où demeurait Juliette ne meplaisait pas ; il y avait, dans sa maison, des voisinages quim’étaient pénibles, et puis, surtout, l’appartement renfermait dessouvenirs qu’il me convenait d’effacer. Dans la crainte que cescombinaisons n’agréassent point à Juliette, je n’osais les luidévoiler trop brusquement ; mais, aux premiers mots que j’endis, elle exulta.

– Oui, oui ! s’écria-t-elle joyeuse…J’y avais songé, mon chéri. Et puis, sais-tu à quoi j’ai songéencore ?… Dis-le, dis-le vite, à quoi ta petite femme asongé ?

Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, etsouriante :

– Tu ne sais pas ?… Vrai, tu ne saispas ?… Eh bien ! elle a songé que tu viendrais habiteravec elle… Oh ! ce serait si gentil, un joli petitappartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à nous aimer,dis, mon Jean ?… Toi, tu travaillerais ; moi, pendant cetemps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie et,de temps en temps, je t’embrasserais, pour te donner de bellesidées… Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage,si je soignerai bien toutes tes petites affaires… D’abord, c’estmoi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras unefleur nouvelle… Et puis, Spy aura aussi une belle niche… pas, monSpy ?… une belle niniche, toute neuve, avec des pomponsrouges… Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais… et puis,nous nous coucherons de bonne heure… Et puis, et puis… Oh !comme ça sera bon !

Redevenant sérieuse, elle dit, d’une voix plusgrave :

– Sans compter que ça sera bien moinscher, la moitié moins cher, juste !

Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac,et il fallut nous occuper de l’aménager. Ce fut une grosse affaire.Toute la journée, nous courions les marchands, examinant des tapis,choisissant des tentures, discutant des projets et des devis.Juliette eût voulu acheter tout ce qu’elle voyait ; mais elleallait de préférence aux meubles compliqués, aux étoffeséclatantes, aux broderies massives. L’éclaboussement de l’or neuf,le papillotage des tons heurtés l’attiraient et la retenaientcharmée. Si je tentais de lui adresser une observation, ellerépondait aussitôt :

– Est-ce que les hommes connaissent ceschoses-là ?… les femmes, ça sait bien mieux.

Elle s’entêta dans le désir de posséder unesorte de bahut arabe, effroyablement peinturluré, incrusté denacre, d’ivoire, de pierres fausses, et qui était immense.

– Tu vois bien qu’il est trop grand,qu’il ne pourrait pas entrer chez nous, lui disais-je.

– Tu crois ?… Mais en lui sciant lespieds, mon chéri ?

Et, plus de vingt fois par jour, elles’interrompait dans une conversation, pour me demander :

– Alors, tu crois qu’il est trop grand,le beau bahut ?

Dans la voiture, en rentrant, Juliette sepressait contre moi, me tendait ses lèvres, me couvrait decaresses, heureuse, rayonnante.

– Ah ! le vilain qui ne disait rien,et qui restait à me regarder, toujours, avec ses beaux yeuxtristes… oui, vos beaux yeux tristes que j’aime, vilain !… Ila fallu que ce soit moi, pourtant !… Oh ! jamais tun’aurais osé, toi !… Je te faisais peur, pas ? Tu terappelles, quand tu m’as prise dans tes bras, le soir ?… Je nesavais plus où j’étais, je ne voyais plus rien… j’avais la gorge,la poitrine… c’est drôle… comme quand on a bu quelque chose de tropchaud… J’ai cru que j’allais mourir, brûlée… brûlée de toi… C’étaitsi bon, si bon !… D’abord, je t’ai aimé, dès le premier jour…Non, je t’aimais avant… ah ! tu ris !… Tu ne crois pasqu’on puisse aimer quelqu’un, sans le connaître et sans l’avoirvu ?… Moi, je crois que si !… Moi, j’en suissûre !…

J’avais le cœur si gonflé, ces choses étaientsi nouvelles pour moi, que je ne trouvais pas une parole ;j’étouffais dans la joie. Je ne pouvais qu’étreindre Juliette,balbutier des mots inachevés, pleurer, pleurer délicieusement.Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli de son fronts’accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je craignis del’avoir froissée.

– Qu’as-tu, ma Juliette ?… luidemandai-je… Pourquoi es-tu comme ça ?… T’ai-je fait de lapeine ?

Et Juliette, désolée, navrée,gémissait :

– L’encoignure, mon chéri !…l’encoignure du salon que nous avons oubliée.

Elle passait d’un rire, d’un baiser, à unegravité subite, mêlait les tendresses et les mesures des plafonds,embrouillait l’amour avec la tapisserie. C’était adorable.

Dans notre chambre, le soir, tous ces jolisenfantillages disparaissaient. L’amour mettait sur le visage deJuliette je ne sais quoi d’austère, de recueilli, et de faroucheaussi ; il la transfigurait. Elle n’était pas dépravée ;sa passion, au contraire, se montrait robuste et saine, et, dansses embrassements, elle avait la noblesse terrible, l’héroïsmerugissant des grands fauves. Son ventre vibrait comme pour desmaternités redoutables.

Mon bonheur dura peu… Mon bonheur !…C’est une chose extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, jen’aie pu jouir d’une joie complètement, et qu’il ait fallu quel’inquiétude en vînt toujours troubler les courtes ivresses.Désarmé et sans force contre la souffrance, incertain et peureuxdans le bonheur, tel j’ai été, durant toute ma vie. Est-ce unetendance particulière de mon esprit ?… une perversion étrangede mes sens ?… ou bien le bonheur ment-il réellement à tout lemonde, comme à moi, et n’est-il qu’une forme plus persécutrice etraffinée de la souffrance universelle ? Tenez… Les lueurs dela veilleuse tremblotent légèrement sur les rideaux et sur lesmeubles, et Juliette, au matin, s’est endormie, – au matin de notrepremière nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap ;l’autre, nu aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autourde son visage qui reflète les pâleurs du lit, de son visagemeurtri, aux yeux, d’un grand cerne d’ombre, ses cheveux noirs,dénoués, s’éparpillent, ondulent, roulent. Avidement, je lacontemple… Elle dort, près de moi, d’un sommeil calme et profondd’enfant. Et pour la première fois, la possession ne me laisseaucun regret, aucun dégoût ; pour la première fois, je puis,le cœur attendri et reconnaissant, la chair encore vibrante dedésirs, regarder une femme qui vient de se donner à moi. Exprimermes sensations, je ne le saurais. Ce que j’éprouve, c’est quelquechose d’indéfinissable, quelque chose de très doux, de très graveaussi et de très religieux, une sorte d’extase eucharistique,semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve lemême mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée ;c’est dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconderévélation de Dieu… Il me semble que Dieu est descendu en moi, pourla deuxième fois… Elle dort, dans le silence de la chambre, labouche à demi entr’ouverte, la narine immobile, elle dort d’unsommeil si léger, que je n’entends pas le souffle de sarespiration… Une fleur, sur la cheminée, est là qui se fane, et jeperçois le soupir de son parfum mourant… De Juliette, je n’entendsrien ; elle dort, elle respire, elle est vivante, et jen’entends rien… Doucement, plus près, je me penche, l’effleurantpresque de mes lèvres, et, tout bas, je l’appelle.

– Juliette !

Juliette ne bouge pas. Mais je sens sonhaleine plus faible que l’haleine de la fleur, son haleine toujourssi fraîche, où se mêle en ce moment, comme une petite chaleur fade,son haleine toujours si odorante, où pointe comme une imperceptibleodeur de pourriture.

– Juliette !

Juliette ne bouge pas… Mais le drap qui suitles ondulations du corps, moule les jambes, se redresse aux pieds,en un pli rigide, le drap me fait l’effet d’un linceul. Et l’idéede la mort, tout d’un coup, m’entre dans l’esprit, s’y obstine.J’ai peur, oui, j’ai peur que Juliette ne soit morte !

– Juliette !

Juliette ne bouge pas. Alors tout mon êtres’abîme dans un vertige et, tandis qu’à mes oreilles résonnent desglas lointains, autour du lit je vois les lumières de mille ciergesfunéraires vaciller sous le vent des de profundis. Mescheveux se hérissent, mes dents claquent, et je crie, jecrie :

– Juliette ! Juliette !

Juliette enfin remue la tête, pousse unsoupir, murmure comme en rêve :

– Jean !… mon Jean !

Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis,comme pour la défendre ; je l’attire contre moi, et,tremblant, glacé, je supplie :

– Juliette !… ma Juliette !… nedors pas… Oh ! je t’en prie, ne dors pas !… Tu me faispeur !… Montre-moi tes yeux, et parle-moi, parle-moi… Et puisserre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien fort… Mais ne dors plus,je t’en conjure.

Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote desmots inintelligibles, se rendort, la tête sur mon épaule… Maisl’évocation de la mort, plus puissante que la révélation del’amour, persiste, et bien que j’écoute le cœur de Juliette qui batcontre le mien, régulièrement, elle ne s’évanouit qu’au jour.

Que de fois, depuis, dans ses baisers deflamme, à elle, j’ai ressenti le baiser froid de la mort !…Que de fois aussi, en pleine extase, m’est apparue la soudaine etcabriolante image du chanteur des Bouffes !… Que de fois sonrire obscène est-il venu couvrir les paroles ardentes deJuliette !… Que de fois l’ai-je entendu qui me disait, enbalançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante :« Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé,profané par moi… Va ! va !… où que tu poses tes lèvres,tu respireras l’odeur impure de mes lèvres ; où que tescaresses s’égarent sur cette chair prostituée, elles se heurterontaux ordures des miennes… Va ! va !… baigne-la, taJuliette, baigne-la, toute, dans l’eau lustrale de ton amour…Frotte-la de l’acide de ta bouche… Arrache-lui la peau avec lesdents, si tu veux ; tu n’effaceras rien, jamais, carl’empreinte d’infamie dont je la marquai est ineffaçable. » Etj’avais une envie violente d’interroger Juliette sur ce chanteur,dont l’image m’obsédait. Mais je n’osais pas. Je me contentais deprendre des détours ingénieux pour savoir la vérité : souvent,dans la conversation, je jetais un nom, subitement, espérant, oui,espérant que Juliette aurait un petit sursaut, une rougeur, setroublerait et que je me dirais : « C’estlui ! » J’épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs detous les théâtres, sans que l’impénétrable attitude de Juliette medonnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plusà lui.

Notre installation dura quatre mois, à peuprès. Les tapissiers n’en finissaient pas, et les caprices deJuliette nécessitaient souvent des changements très longs. Ellerevenait de ses courses quotidiennes avec des idées nouvelles pourla décoration du salon, du cabinet de toilette. Il fallut refaire,trois fois, entièrement, les tentures de la chambre qui ne luiplaisaient plus… Enfin, un beau jour, nous prîmes possession del’appartement de la rue de Balzac… Il était temps… Cette existencetoujours en l’air, cette fièvre continue, ces malles ouvertes,béantes ainsi que des cercueils, cet éparpillement brutal deschoses familières, ces piles de linge croulant, ces pyramides decartons que l’on renverse, ces bouts de ficelles coupées quitraînent partout, ce désordre, ce pillage, ce piétinement sauvagedes souvenirs les plus chers, les plus regrettés, et, surtout, cequ’un départ contient d’inconnu, de terreur, dégage de réflexionstristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à desmélancolies, et, le dirai-je ? à des remords… Pendant queJuliette tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandaissi je n’avais pas commis une irréparable folie ? Je l’aimais.Ah ! certes, je l’aimais de toutes les forces de monâme ; et je ne concevais rien au delà de cet amour, quim’envahissait chaque jour davantage, me prenait dans des fibresinconnues de moi, jusqu’ici… Pourtant, je me repentais d’avoircédé, avec tant de légèreté et si vite, à un entraînement, gros deconséquences fâcheuses, peut-être, pour elle et pour moi ;j’étais mécontent de n’avoir pas su résister au désir qu’avaitexprimé Juliette, d’une si caressante façon, de cette vie encommun… N’aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle,moi chez moi ; éviter les froissements possibles de cettesituation qu’on appelle d’un mot ignoble : le collage ?…Et tandis que l’éclat de toutes ces peluches, l’insolence de tousces ors dans lesquels nous allions vivre, m’effrayaient,j’éprouvais pour mes pauvres meubles de pitchpin dispersés, pourmon petit appartement austère et tranquille, aujourd’hui vide, latendresse douloureuse qu’on a pour les choses aimées et qui sontmortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et charmante,m’embrassait au vol d’un baiser doux, et puis, il y avait en elleune joie si vive, traversée d’étonnements, de désespoirs si naïfs,à propos d’un objet qu’elle ne retrouvait pas, que mes penséesmoroses s’en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s’envont les nocturnes hiboux.

Ah ! les bonnes journées qui suivirent ledépart de la rue Saint-Pétersbourg !… Il fallut, d’abord, toutde suite, visiter chaque pièce en détail. Juliette s’asseyait surles divans, les fauteuils et les canapés, en faisant craquer lesressorts qui étaient souples et moelleux.

– Toi aussi, disait-elle, essaye, monchéri…

Elle examinait chaque meuble, palpait lestentures, faisait jouer les cordons de tirage des portières,déplaçait une chaise, rectifiait le pli d’une étoffe. Et c’étaient,à tous les moments, des cris d’admiration, des extases !

Elle voulut recommencer l’examen del’appartement, les fenêtres closes, afin de se rendre compte del’effet, aux lumières, ne se lassant jamais de regarder lemême objet, courant d’une pièce dans l’autre, notant sur un bout depapier les choses qui manquaient… Ensuite ce furent les armoires oùelle rangea son linge, le mien, avec un soin méticuleux, desraffinements compliqués, l’adresse d’une étalagiste consommée. Jela grondais, parce qu’elle gardait les meilleurs sachets pourmoi…

– Non ! non ! non !… jeveux avoir un petit homme qui embaume.

De ses anciens meubles, de ses bibelots,Juliette n’avait conservé que l’Amour en terre cuite, qui reprit saplace d’honneur sur la cheminée du salon ; moi, je n’avaisapporté que mes livres et deux très belles études de Lirat, que jem’étais mis en devoir d’accrocher dans mon bureau. Juliette poussades cris, scandalisée.

– Que fais-tu là, mon chéri ?… Deshorreurs pareilles dans un appartement tout neuf !… Je t’enprie, cache ces horreurs-là !… Oh ! cache-les…

– Ma chère Juliette, répondis-je, un peupiqué, tu as bien ton Amour en terre cuite ?

– Sans doute, j’ai mon Amour en terrecuite… quel rapport ça a-t-il ?… Il est très, très, très joli,mon Amour en terre cuite… Tandis que ça, vraiment !… Et puisça n’est pas convenable !… D’abord, moi, chaque fois que jeregarde de la peinture de ce fou de Lirat, ça me donne mal àl’estomac !

J’avais autrefois la fierté de mes admirationsartistiques, et je les défendais jusqu’à la colère. Cela m’eût parutrès puéril d’engager avec Juliette une discussion d’art, et je mecontentai d’enfouir les deux tableaux, au fond d’un placard, sanstrop de regrets.

Il arriva, un jour, que tout se trouva dans unordre admirable ; chaque chose à sa place, les menus objetscoquettement disposés sur les tables, les consoles, lesvitrines ; les pièces décorées de plantes aux larges feuilles,les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy dans sa nicheneuve, et partout des fleurs… Rien ne manquait, rien, pas même, surune table de travail, une rose dont la tige baignait en un vase deverre, effilé… Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait de medire :

– Regarde, regarde encore, comme tapetite femme a bien travaillé !

Et penchant la tête sur mon épaule, les yeuxattendris, la voix émue sincèrement, elle murmura :

– Oh ! mon Jean adoré, nous sommeschez nous, maintenant, chez nous, tu entends bien… Comme nousallons être heureux, là, dans notre joli nid !…

Le lendemain, Juliette me dit :

– Il y a bien longtemps que tu n’es alléchez M. Lirat… Je ne voudrais pas qu’il pût croire que c’estmoi qui t’empêche de le voir.

C’était vrai, pourtant ! Depuis plus decinq mois, je l’oubliais, ce pauvre Lirat !…L’oubliais-je ?… Hélas ! non… La honte me retenait… Lahonte seule m’éloignait de lui… J’aurais, je vous assure, crié à laterre tout entière : « Je suis l’amant deJuliette ! » mais prononcer ce nom devant Lirat, jen’osais pas !… D’abord, j’avais pensé à lui tout confier, aurisque de ce qu’il en résulterait de fâcheux pour notre amitié… Jem’étais dit : « Voyons, demain, j’irai chez Lirat… »Je m’affermissais même dans cette résolution… Et lelendemain : « Non, pas encore… rien ne presse…demain ! » Demain, toujours demain !… Et les jours,les semaines, les mois s’écoulaient… Demain !… Maintenantqu’il avait été tenu au courant de ces choses par Malterre, qui,avant de partir, était revenu faire gémir son divan, commentl’aborder ?… Que lui dire ?… Comment supporter sonregard, ses mépris, ses colères… Ses colères, oui !… Mais sesmépris, mais ses silences terribles, mais le ricanementdéconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de seslèvres ?… Non, en vérité, je n’osais pas !… L’attendrir,lui prendre la main, lui demander pardon de mon manque deconfiance, faire appel à toutes les générosités de son cœur !…non !… Je jouerais mal ce rôle, et puis, d’un mot, Lirat meglacerait, arrêterait l’effusion… Eh bien ! chaque jour quifuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin l’un del’autre… quelques mois encore, et il ne serait plus question deLirat dans ma vie !… J’aimerais mieux cela que de franchir ceseuil, que d’affronter ces yeux… Je répondis à Juliette :

– Lirat ?… Oui, oui… Un de cesjours, j’y pense !

– Non, non ! insista Juliette… C’estaujourd’hui… Tu le connais, tu sais comme il est méchant… Ah !il doit en fabriquer des potins sur nous !

Il fallut bien me décider. De la rue de Balzacà la cité Rodrigues, le trajet est court. Afin de reculer le momentde cette entrevue pénible, je fis de longs détours, flânant auxétalages du faubourg Saint-Honoré. Et je songeais : « Sije n’allais pas chez Lirat !… Je dirais, en rentrant, que jel’ai vu, que nous nous sommes fâchés, j’inventerais une histoirequi me sauverait à tout jamais de cette visite. » J’eus hontede cette pensée gamine… Alors j’espérai que Lirat ne serait paschez lui !… Avec quelle joie je roulerais ma carte et laglisserais dans le trou de la serrure !… Réconforté par cetteidée, je m’engageai enfin dans la cité Rodrigues, m’arrêtai devantla porte de l’atelier… Et cette porte me parut effrayante.Néanmoins, je frappai, et, aussitôt, de l’intérieur, une voix, lavoix de Lirat, répondit :

– Entrez !

Mon cœur battait, une barre de feu metraversait la gorge… Je voulus m’enfuir.

– Entrez ! répéta la voix.

Je tournai le bouton :

– Ah ! c’est vous, Mintié !s’écria Lirat… Entrez donc…

Lirat, assis devant sa table, écrivait unelettre.

– Vous permettez que j’achève ?… medit-il. Deux minutes, et je suis à vous.

Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peude ne pas sentir sur moi le froid de son regard. Je profitai de cequ’il me tournait le dos, pour parler, pour me soulager vite dufardeau qui m’oppressait l’âme.

– Comme il y a longtemps que je ne vousai vu, mon bon Lirat !

– Mais oui, mon cher Mintié.

– J’ai déménagé…

– Ah !

– J’habite rue de Balzac.

– Beau quartier !…

J’étranglais… Je fis un suprême effort,rassemblai toutes mes forces… mais, par une étrange aberration, jecrus devoir prendre une tournure dégagée… Ma paroled’honneur ! je raillai, oui, je raillai.

– Je vais vous apprendre une nouvelle quivous amusera… ah ! ah !… qui vous amusera, j’en suis sûr…je… je vis… avec Juliette… Ah ! ah ! avec Juliette Roux…Juliette, enfin… ah ! ah !…

– Mes compliments !…

« Mes compliments ! » Il avaitprononcé cela : « Mes compliments ! » d’unevoix parfaitement calme, indifférente !… Comment ! pas unsifflement, pas une colère, pas un bondissement !… Mescompliments !… Comme il aurait dit : « Qu’est-ce quevous voulez que cela me fasse ?… » Et son dos, courbévers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, sans unfrisson !… Sa plume ne lui était pas tombée des doigts ;il continuait d’écrire !… Ce que je lui apprenais là, il lesavait depuis longtemps… Mais l’entendre de ma bouche !…J’étais stupéfait, et – dois-je l’avouer ? – froissé que celane l’indignât pas !… Lirat se leva, et se frottant lesmains :

– Eh bien ! quoi de nouveau ?me dit-il.

Je n’y pus tenir davantage. Je me précipitaivers lui, les larmes aux yeux.

– Écoutez-moi, criai-je en sanglotant…Lirat, par grâce, écoutez-moi… j’ai mal agi envers vous… je lesais, et je vous en demande pardon… J’aurais dû tout vous dire… Jen’ai pas osé… Vous me faites peur… Et puis, vous vous souvenez deJuliette, ici… de ce que vous m’avez raconté d’elle… vous voussouvenez… c’est cela qui m’en a empêché… Comprenez-vous ?

– Mais, mon cher Mintié, interrompitLirat… je ne vous en veux pas du tout… Je ne suis ni votre père nivotre confesseur… Vous faites ce qui vous plaît, et cela ne meregarde en rien…

Je m’exaltais :

– Vous n’êtes pas mon père, c’est vrai…mais vous êtes mon ami, mon seul ami, et je vous devais plus deconfiance… Pardonnez-moi !… Oui, je vis avec Juliette, et jel’aime, et elle m’aime !… Est-ce donc un crime que de chercherun peu de bonheur ?… Juliette n’est pas la femme que vouspensez… on l’a odieusement calomniée… Elle est bonne, honnête…Oh ! ne souriez pas… oui, honnête !… Elle a des naïvetésd’enfant qui vous attendriraient, Lirat… Vous ne l’aimez point,parce que vous ne la connaissez pas !… Si vous saviez toutesles gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu’elle apour moi !… Juliette veut que je travaille… Elle a la fiertéde ce que je pourrai créer de bon… Tenez, c’est elle qui m’a forcéà venir vous voir… moi, j’avais honte, je n’osais pas… C’estelle !… Oui, Lirat ; ayez un peu pitié d’elle… Aimez-laun peu, je vous en supplie !

Lirat était devenu grave. Il mit sa main surmon épaule, et me regardant tristement :

– Mon pauvre enfant ! me dit-ild’une voix émue… Pourquoi me dites-vous tout cela ?

– Mais, parce que c’est la vérité, moncher Lirat !… parce que je vous aime et que je veux restervotre ami… Prouvez-moi que vous êtes toujours mon ami !…Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme autrefois chezmoi ? Oh ! je vous en prie, venez !

– Non ! fit-il.

Et ce non était impitoyable,définitif, bref ainsi qu’un coup de pistolet.

Lirat ajouta :

– Venez, vous, souvent !… Et quandvous aurez envie de pleurer… vous savez… le divan est là… Leslarmes des pauvres diables, ça le connaît…

Lorsque la porte se referma, il me sembla quequelque chose d’énorme et de lourd se refermait avec elle sur monpassé, que des murs plus hauts que le ciel et plus profonds que lanuit me séparaient, pour toujours, de ma vie honnête, de mes rêvesd’artiste. Et j’éprouvai, dans tout mon être, comme un déchirement…Pendant une minute, je demeurai là, hébété, les bras ballants, lesyeux ouverts démesurément sur cette porte fatidique, derrièrelaquelle une chose venait de finir, une chose venait de mourir.

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