Le Calvaire

Chapitre 8

 

 

– Lirat !… Ah ! enfin, c’estvous !… Depuis huit jours, je vous cherche, je vous écris, jevous appelle, je vous attends… Lirat, mon cher Lirat,sauvez-moi !

– Hé ! mon Dieu !… Qu’ya-t-il ?

– Je veux me tuer.

– Vous tuer !… Je connais ça…Allons, ça n’est pas dangereux.

– Je veux me tuer… je veux metuer !

Lirat me regarda, cligna de l’œil et marchadans le bureau, à grands pas.

– Mon pauvre Mintié ! dit-il, sivous étiez ministre, agent de change…, je ne sais pas moi… épicier,critique d’art, journaliste, je vous dirais : « Vous êtesmalheureux et vous en avez assez de la vie, mon garçon !… Ehbien, tuez-vous ! »… Et là-dessus je m’en irais… Comment,vous avez cette chance rare d’être un artiste, vous possédez ce dondivin de voir, de comprendre, de sentir ce que les autres nevoient, ne comprennent et ne sentent !… Il y a, dans lanature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que lesautres n’entendront jamais… Les seules joies de la vie, les nobles,les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes etvous rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes… Et,parce qu’une femme vous a trompé, vous allez renoncer à toutcela ?… Elle vous a trompé ; c’est évident qu’elle vous atrompé… Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse ?… Et vous,qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

– Ne raillez point, je vous enprie !… Vous ne savez rien, Lirat… Vous ne soupçonnez rien… Jesuis perdu, déshonoré !

– Déshonoré, mon ami ?… En êtes-voussûr ?… Vous avez de sales dettes ?… Vous lespaierez !

– Il ne s’agit pas de cela !… Jesuis déshonoré ! déshonoré, comprenez-vous ?… Tenez, il ya quatre mois que je n’ai donné d’argent à Juliette… quatremois !… Et je vis ici, j’y mange, j’y suis entretenu !…Tous les soirs… avant le dîner… tard… Juliette rentre… Elle estrompue, pâle, dépeignée… De quels bouges, de quelles alcôves, dequels bras sort-elle ? Sur quels oreillers sa tête s’est-elleroulée !… Quelquefois, je vois des raclures de drap danser,effrontées, à la pointe de ses cheveux… Elle ne se gêne plus, neprend même plus la peine de mentir… on dirait que c’est affaireconvenue entre nous… Elle se déshabille, et je crois qu’elleéprouve une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés,son corset délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de sesdessous défaits qui tombent autour d’elle, s’étalent, emplissant lachambre de l’odeur des autres !… Des rages me secouent, et jevoudrais la mordre ; des colères s’allument, grondent, et jevoudrais la tuer… et je ne dis rien !… Souvent, même, jem’approche pour l’embrasser… mais elle me repousse :« Non, laisse-moi, je suis éreintée ! » Dans lescommencements de cette abominable existence, je l’ai battue… car ilne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les ai épuisées,– oui, je l’ai battue !… Elle courbait le dos… à peine si ellese plaignait… Un soir, je lui sautai à la gorge, je la renversaisous moi… Oh ! j’étais bien décidé à en finir… Pendant que jelui serrais le cou, dans la crainte d’être attendri, je détournaisla tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, pour ne rienentendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des mots sanssuite comme un possédé… Combien de temps suis-je restéainsi ?… Bientôt elle ne se débattit plus… ses musclescontractés se détendirent… je sentis, sous mes doigts, sa vies’étouffer… encore quelques frissons… puis rien… elle ne bougeaitplus… et tout à coup, j’aperçus son visage violet, ses yeuxconvulsés, sa bouche ouverte, toute grande, son corps rigide, sesbras inertes… Ainsi qu’un fou, je me précipitai dans toutes lespièces de l’appartement, appelant les domestiques, criant :« Venez, venez, j’ai tué Madame ! J’ai tuéMadame ! » Je m’enfuis, dégringolant l’escalier, sanschapeau, j’entrai dans la loge du concierge : « Montezvite, j’ai tué Madame ! » Et me voilà, dans la rue,éperdu… Toute la nuit, j’ai couru, sans savoir où j’allais,enfilant d’interminables boulevards, traversant des ponts,m’échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours,machinalement, devant notre maison… Il me semblait qu’à travers lesvolets fermés, des cierges tremblotaient ; des soutanes deprêtres, des surplis, des viatiques, passaient, effarés ; quedes chants funèbres, que des bruits d’orgues, que des sifflementsde cordes sur le bois d’un cercueil, m’arrivaient. Je mereprésentais Juliette, étendue sur son lit, parée d’une robeblanche, les mains jointes, un crucifix sur la poitrine, des fleurstout autour d’elle… Et je m’étonnais qu’il y n’eût point encore, àla porte, des draperies noires et, sous le vestibule, un catafalqueavec des bouquets, des couronnes, des foules en deuil, se disputantl’aspergeoir… Ah ! Lirat, quelle nuit !… Comment je ne mesuis pas jeté sous les voitures, fracassé la tête contre lesmaisons, élancé dans la Seine !… Je n’en sais rien !… Lejour parut… J’eus l’idée de me livrer au commissaire depolice ; j’avais envie d’aller au-devant des sergents de villeet de leur dire : « J’ai tué Juliette…Arrêtez-moi ! »… Mais les pensées les plus extravagantesnaissaient dans ma cervelle, s’y bousculaient, faisaient place àd’autres… Et je courais, je courais, comme si une meute aboyante dechiens m’eût poursuivi… C’était un dimanche, je me rappelle… il yavait beaucoup de monde dans les rues ensoleillées… J’étaisconvaincu que tous les regards s’attachaient sur moi, que tous cesgens, en me voyant courir, clamaient avec horreur :« C’est l’assassin de Juliette ! » Vers le soir,exténué, prêt à m’abattre sur le trottoir, je rencontraiJesselin : « Hé ! dites donc, me cria-t-il, vous enfaites de belles, vous ! – Vous savez déjà ?… »demandai-je, tremblant… Jesselin riait, il répondit :« Si je le sais ?… Mais tout Paris le sait, cher ami…Tantôt, aux courses, Juliette nous montrait son cou, et les marquesque vos doigts y ont laissées. Elle disait : « C’est Jeanqui m’a fait cela… » Sapristi ! vous allez bien,vous ! »… Et, en me quittant, il ajouta :« D’ailleurs, elle n’a jamais été plus jolie… Et unsuccès ! »… Ainsi, je la croyais morte, et elle sepavanait aux courses !… J’étais parti, elle pouvait penserque, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux courses…plus jolie !…

Lirat, très grave, m’écoutait… Il ne marchaitplus, s’était assis et balançait la tête… Il murmura :

– Qu’est-ce que vous voulez que je vousdise ?… Il faut vous en aller…

– M’en aller ? repartis-je… m’enaller ? Mais je ne veux pas !… Une glu, chaque jour plusépaisse, me retient à ces tapis ; une chaîne, chaque jour pluspesante, me rive à ces murs… Je ne peux pas !… Tenez, en cemoment, je rêve d’héroïsmes fous… je voudrais, pour me laver detoutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les gueulesembrasées de cent canons. Je me sens la force d’écraser, de messeuls poings, des armées formidables… Quand je me promène dans lesrues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n’importequoi de terrible où je puisse me dévouer… il n’est pas une actiondangereuse et surhumaine que je n’aie le courage d’accomplir… Ehbien, ça !… je ne peux pas !… D’abord, je me suis donnéles excuses les plus ridicules, les plus déraisonnables raisons… Jeme suis dit que si je m’en allais, Juliette tomberait plus basencore, que mon amour était, en quelque sorte, sa dernière pudeur,que je finirais bien par la ramener, par la sauver de la boue oùelle se vautre… Vraiment, je me suis payé le luxe de la pitié et dusacrifice… Mais je mentais !… Je ne peux pas !… Je nepeux pas, parce que je l’aime, parce que, plus elle est infâme, etplus je l’aime… Parce que je la veux, entendez-vous, Lirat ?…Et si vous saviez de quoi c’est fait, cet amour, de quelles rages,de quelles ignominies, de quelles tortures ?… Si vous saviezau fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriezépouvanté !… Le soir, alors qu’elle est couchée, je rôde dansle cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendresde la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées,flairant le linge qu’elle vient de quitter, me livrant à desespionnages plus vils, à des examens plus ignobles !… Il ne mesuffit pas de savoir, il faut que je voie !… Enfin, je ne suisplus un cerveau, plus un cœur, plus rien… Je suis un sexedésordonné et frénétique, un sexe affamé qui réclame sa part dechair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans l’ardeur desnuits sanglantes.

J’étais épuisé… les paroles ne sortaient plusde ma gorge qu’en sons sifflants… néanmoins, jepoursuivis :

– Ah ! c’est à n’y riencomprendre !… Parfois, il arrive à Juliette d’être malade… sesmembres, surmenés par le plaisir, refusent de la servir ; sonorganisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se révolte… Elles’alite… Si vous la voyiez alors ?… Une enfant, Lirat, uneenfant attendrissante et douce ! Elle ne rêve que de campagne,de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves :« Oh ! mon chéri, s’écrie-t-elle, avec dix mille francsde rente, comme nous serions heureux ! »… Elle forme desprojets virgiliens et délicieux… Nous devons nous en aller loin,bien loin, dans une petite maison entourée de grands arbres… elleélèvera des poules qui pondront des œufs qu’elle-même dénichera,tous les matins ; elle fera des fromages blancs et desconfitures… et elle fanera, et elle visitera les pauvres, et elleportera des tabliers comme ci, des chapeaux de paille comme ça,trottinera, le long des sentiers, sur un âne qu’elle appelleraJoseph… « Hue ! Joseph, hue !… Ah ! que ceserait gentil ! » Moi, en l’écoutant, je sens l’espoirqui me revient, et je me laisse aller à ce rêve impossible d’uneexistence champêtre avec Juliette, déguisée en bergère. Despaysages calmes comme des refuges, enchantés comme des paradis,défilent devant nous… Et nous nous exaltons, et nous nousextasions… Juliette pleure : « Mon pauvre mignon, je t’aicausé bien de la peine, mais c’est fini, maintenant, va ; jete le promets… Et puis, j’aurai un mouton apprivoisé, pas !…Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d’un nœudrouge, pas !… Et qui me suivra partout, avec Spy,pas ! »… Elle exige que je dîne, près de son lit, sur unepetite table ; et elle a pour moi des câlineries de nourrice,des attentions de mère… elle me fait manger ainsi qu’un enfant, necessant de répéter d’une voix émue : « Pauvremignon !… Pauvre mignon !… » À d’autres moments,elle devient songeuse et grave : « Mon chéri, je voudraiste demander une chose qui me tracasse depuis longtemps… jure que tula diras. – Je te le jure. – Eh bien ?… quand on est mort,dans le cercueil, est-ce qu’on a les pieds appuyés contre laplanche ? – Quelle idée !… Pourquoi parler de cela ?– Dis, dis, dis, je t’en prie ! – Mais je ne sais pas, mapetite Juliette. – Tu ne sais pas ?… C’est vrai, aussi, tu nesais jamais, quand je suis sérieuse… parce que, vois-tu ?… moije ne veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche…Lorsque je serai morte… tu me mettras un coussin… et puis une robeblanche… tu sais… avec des fleurs roses… ma robe du GrandPrix !… Tu auras un gros chagrin, pauvre mignon ?…Embrasse-moi… viens là, tout près, plus près… jet’adore !… » Et je souhaitais que Juliette fût malade,toujours !… Aussitôt rétablie, elle ne se souvient derien ; ses promesses, ses résolutions s’évanouissent, et lavie d’enfer recommence, plus emportée, plus acharnée… Et moi, de cepetit coin de ciel où j’ai fait halte, je retombe, pluseffroyablement écrasé, dans la boue et dans le sang de cetamour !… Ah ! ce n’est pas tout, Lirat !… Je devraisrester, au fond de cet appartement, à cuver ma honte, n’est-cepas !… Je devrais entasser sur moi tant d’ombre et tantd’oubli, qu’on pût me croire mort ?… Ah ! bienoui !… Allez au Bois, et vous m’y verrez tous les jours… Authéâtre, moi encore, que vous apercevrez, dans une avant-scène, lefrac correct, la boutonnière fleurie… moi partout !… Juliette,elle, resplendit parmi les fleurs, les plumes, et les bijoux… Elleest charmante, elle a une robe nouvelle qu’on admire, des souriresde plus en plus virginaux, et le collier de perles, que je n’ai paspayé, avec lequel, du bout de ses doigts, elle joue gracieusementet sans remords… Et je n’ai pas un sou, pas un !… Et je suis àfin de dettes, de carottages, d’escroqueries !…Souvent, je frissonne… C’est qu’il m’a semblé que la main lourded’un gendarme s’appesantissait sur moi… Déjà, j’entends deschuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, chargés demépris… peu à peu, le vide s’élargit, se recule autour de moi,comme autour d’un pestiféré… Des anciens amis passent, détournentla tête, m’évitent pour ne pas me saluer… Et, malgré moi, je prendsles allures sournoises et serviles des gens tarés qui vont, l’œillouche, l’échine craintive, en quête d’une main tendue !… Cequi est horrible, voyez-vous, c’est que je me rends compte trèsnettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont lesdésirs qu’elle excite, c’est sa bouche, c’est le mystère dévoilé etprofané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d’unefausse estime, d’une apparence menteuse de considération… Unepoignée de main, un regard obligeant, cela veut dire :« J’ai couché avec ta Juliette, et je te dois bien cela… Tuaimerais peut-être mieux de l’argent… En veux-tu !… »Oui, que je quitte Juliette, et, d’un coup de pied, je serai rejetéhors de ce milieu même, de ce milieu facile, complaisant etperverti, et j’en serai réduit à l’amitié borgne des croupiers etdes souteneurs !… »

J’éclatai en sanglots… Lirat ne remua pas… neleva pas la tête sur moi… Immobile, les mains croisées, ilregardait je ne sais quoi… rien sans doute… Je continuai, aprèsquelques minutes de silence :

– Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dansl’atelier, de nos causeries ?… Je vous écoutais, et c’était sibeau ce que vous me disiez !… Sans vous en douter peut-être,vous éveilliez en moi des désirs nobles, des enthousiasmessublimes… Vous me souffliez un peu des croyances, des ambitions,des élans hautains de votre âme… vous m’appreniez à lire dans lanature, à en comprendre le langage passionné, à ressentir l’émotionéparse dans les choses… vous me faisiez toucher du doigt la beautéimmortelle… vous me disiez : « L’amour, mais il est dansla cruche de terre, dans la guenille vermineuse que je peins… Unesensibilité, une joie, une souffrance, une palpitation, unelumière, un frisson, n’importe quoi de fugitif qui ait été de lavie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des mots ou dessons, c’est aimer !… L’amour, c’est l’effort de l’homme versla création ! »… Et j’ai rêvé d’être un grandartiste !… Ah ! mes rêves, mes ivresses de voir, mesdoutes, mes saintes angoisses, vous les rappelez-vous ?… Voilàdonc ce que j’ai fait de tout cela !… J’ai voulu l’amour, etje suis allé à la femme, la tueuse d’amour… J’étais parti, avec desailes, ivre d’espace, d’azur, de clarté !… Et je ne suis plusqu’un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin vorace, lesflancs secoués de ruts impurs… Vous voyez bien, Lirat, que je suisperdu, perdu, perdu !… et qu’il faut que je me tue !…

Alors, Lirat s’approcha de moi et posa sesdeux mains sur mes épaules.

– Vous êtes perdu, dites-vous !…Allons donc, quand on est de votre race, est-ce qu’une vie d’hommeest jamais perdue ?… Il faut vous tuer ?… Est-ce qu’unmalade qui a la fièvre typhoïde crie : « Il faut metuer »… Il dit : « Il faut me guérir »… Vousavez la fièvre typhoïde, mon pauvre enfant… guérissez-vous…Perdu !… mais il n’existe pas un crime, entendez-vous bien, uncrime, si monstrueux et si bas soit-il, que le pardon ne puisseracheter… non pas le pardon de Dieu, non pas le pardon des hommes,mais le pardon de soi-même, qui est autrement difficile et meilleurà obtenir… Perdu !… Je vous écoutais, mon cher Mintié, etsavez-vous à quoi je pensais ?… Je pensais que vous avez l’âmela plus belle et la plus noble que je connaisse… Non, non… un hommequi s’accuse comme vous faites… non, un homme qui met dans laconfession de ses fautes les accents déchirants que vous y avezmis… non, celui-là n’est pas un homme perdu… Il se retrouve aucontraire, et il est près de la rédemption… L’amour a passé survous, et il y a laissé d’autant plus de boue que votre nature étaitplus généreuse et plus délicate… Eh bien ! il faut vous laverde cette boue… et je sais où est l’eau qui l’efface… Vous allezpartir d’ici… quitter Paris…

– Lirat ! suppliai-je… ne medemandez pas de partir ! Vingt fois je l’ai tenté et je n’aipas pu.

– Vous allez partir, répéta Lirat, dontle visage, tout à coup, s’assombrit… Sinon, je me suis trompé, etvous êtes une canaille !

Il reprit :

– Il y a, au fond de la Bretagne, unvillage de pêcheurs qui s’appelle Le Ploc’h… L’air y est pur, lanature superbe, l’homme rude et bon. C’est là que vous allez vivre…trois mois, six mois, un an, s’il le faut… Vous marcherez à traversles grèves, les landes, les bois de pin, les rochers ; vousbêcherez la terre, vous pêcherez le goémon, vous soulèverez desblocs, vous gueulerez dans le vent… Enfin, mon ami, vous dompterezce corps, empoisonné, affolé par l’amour… Dans les commencements,cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, desnostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses deretour… Ne vous rebutez pas, je vous en supplie… Aux jours pesants,marchez davantage… passez des nuits en mer avec les braves gens delà-bas… Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez… Surtout,pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nomécrit sur les rocs et tracé sur le sable… Ne pensez pas, ne pensezà rien !… En ces occasions-là, la littérature et l’art sont demauvais conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener àl’amour… Une activité incessante des membres, des besognes decharretier, la chair brisée par l’écrasement des fatigues, lecerveau fouetté, étourdi par le vent, par la pluie, par lesrafales… Je vous le dis, vous reviendrez de là, non seulementguéri, mais plus fort que jamais, mieux armé pour la lutte… Et vousaurez payé votre dette au monstre… Vous l’aurez payée de votrefortune ?… Qu’est-ce que c’est, cela ?… Ah ! tenez,je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous… Allons, moncher Mintié, un peu de courage !… Venez !

– Oui, Lirat, vous avez raison… il fautque je parte…

– Eh bien, venez !

– Je partirai demain, je vous lejure !

– Demain ?… Ah ! demain !Elle va rentrer, n’est-ce pas ?… Et vous vous jetterez dansses bras… Non, venez !

– Laissez-moi lui écrire !… Je nepeux pourtant pas la quitter comme ça, sans un mot, sans un adieu…Lirat, songez donc !… Malgré les souffrances, malgré leshontes, il y a des souvenirs heureux, des heures bénies… Elle n’estpas méchante… elle ne sait pas, voilà tout… mais elle m’aime… Jem’en irai, je vous promets que je m’en irai… Accordez-moi un jour…un seul jour !… Ce n’est pas beaucoup, un jour, puisque je nela reverrai plus ! Ah ! un seul jour !

– Non, venez !

– Lirat !… mon bon Lirat !…

– Non !…

– Mais je n’ai pas d’argent !…Comment, voulez-vous que je parte, sans argent ?

– Il m’en reste assez pour votre voyage…Je vous en enverrai là-bas… Venez !

– Que je fasse une valise aumoins !

– J’ai des tricots de laine et desbérets… ce qu’il vous faut… Venez !

Il m’entraîna. Sans rien voir, presque sanscomprendre, je traversai l’appartement, me butant aux meubles… Jene souffrais pas, car je n’avais conscience de rien ; jemarchais derrière Lirat de ce pas lourd, de cette allure passivedes bêtes que l’on conduit à l’abattoir…

– Eh bien, et votre chapeau ?

C’est vrai ! je sortais sans chapeau… Ilne me semblait pas que j’abandonnais, que je laissais derrière moiune partie de moi-même ; que les choses que je voyais, aumilieu desquelles j’avais vécu, mouraient l’une après l’autre, àmesure que je passais devant elles…

Le train partait à huit heures, le soir… Liratne me quitta pas du reste de la journée. Voulant, sans doute,occuper mon esprit et tenir en haleine ma volonté, il me parlait enfaisant de grands gestes ; mais je n’entendais rien qu’unbruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes oreilles, comme un volde mouches… Nous dinâmes dans un restaurant, près de la gareMontparnasse. Lirat continuait de parler, m’abrutissant de gesteset de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des lignesgéographiques et bizarres.

– Vous voyez bien, c’est là !… Alorsvous suivrez la côte, et…

Il me donnait, je crois bien, des explicationsrelatives à mon voyage, à mon exil, là-bas… citait des noms devillage, de personnes… Ce mot : la mer, revenait sans cesse,avec des froissements de galets que la vague remue.

– Vous vous rappellerez ?

Et, sans savoir exactement de quoi il étaitquestion, je répondais :

– Oui, oui, je me rappellerai.

Ce n’est qu’à la gare, en cette vaste gare,emplie de bousculades, que j’eus véritablement conscience de masituation… Et j’éprouvai une affreuse douleur… J’allais doncpartir ! C’était donc fini !… Plus jamais je ne reverraisJuliette, plus jamais !… En ce moment, j’oubliais lessouffrances, les hontes, ma ruine, l’irréparable conduite deJuliette, pour ne me souvenir que des courts instants de bonheur,et je me révoltai contre l’injustice qui me séparait de mabien-aimée… Lirat disait :

– Et puis, si vous saviez, quelle douceurc’est de vivre parmi les petits… d’étudier leur existence pauvre etdigne, leur résignation de martyrs, leurs…

Je songeais à tromper sa surveillance, àm’enfuir tout à coup… Une espérance folle me retint… Je merépétais : « Célestine aura averti Juliette que Lirat estvenu, qu’il m’a emmené de force… elle devinera tout de suite qu’ilse passe une chose horrible, que je suis dans cette gare, que jevais partir… et elle accourra »… Sérieusement, je le croyais…Je le croyais si bien que, par les larges baies ouvertes,j’examinais les gens qui entraient, fouillais les groupes,interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant devant lesguichets… Et, si une femme élégante apparaissait, je tressaillais,prêt à m’élancer vers elle… Lirat poursuivait :

– Et il y a des gens qui les ont traitésde brutes, ces héros… Ah ! vous les verrez, ces brutesmagnifiques, avec leurs mains calleuses, leurs yeux tout pleinsd’infini, et leurs dos qui font pleurer…

Même sur le quai, j’espérais encore la venuede Juliette… Certainement que, dans une seconde, elle serait là,pâle, défaite, suppliante, me tendant les bras : « MonJean, mon Jean, j’étais une mauvaise femme, pardonne-moi !… Nem’en veux pas, ne m’abandonne pas… Que veux-tu que je devienne sanstoi ?… Oh ! reviens, mon Jean, ouemmène-moi ! » Et des silhouettes s’effaraient,s’engouffraient dans les wagons… des ombres fantastiques rampaient,se cassaient aux murs ; de longues fumées s’échevelaient,blanchâtres, sous la voûte…

– Embrassez-moi, mon cher Mintié…Embrassez-moi…

Lirat m’étreignit sur sa poitrine… Ilpleurait.

– Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé…Adieu !

Il me poussa dans un wagon, referma laportière…

– Adieu !…

Un sifflet, puis un roulement sourd… puis deslumières qui se poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien,qu’une nuit noire… Pourquoi Juliette n’est-elle pas venue ?…Pourquoi ?… et, distinctement, au milieu des jupons étalés surles tapis, dans son cabinet de toilette, devant sa glace, lesépaules nues, je l’aperçois qui secoue sur son visage une houppettede poudre de riz… Célestine, de ses doigts mous et flasques, coud,au col d’un corsage, une bande de crêpe lisse, et un homme, que jene connais pas, à demi couché sur le divan, les jambes croisées,regarde Juliette, avec des yeux où le désir luit… Le gaz brûle, lesbougies flambent, une botte de roses, qu’on vient d’apporter, mêleson parfum plus discret aux odeurs violentes de la toilette !Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse lesfeuilles et la pique à la boutonnière de l’homme, tendrement, ensouriant… Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane auhaut d’un candélabre.

Et le train marche, souffle, halète… La nuitest toujours noire, et je m’enfonce dans le néant.

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