Le Calvaire

Chapitre 9

 

 

À plat ventre sur la dune, les coudes dans lesable, la tête dans les mains, le regard perdu au loin, je rêve… lamer est devant moi, immense et glauque, rayée de larges ombresviolettes, labourée par des vagues profondes, dont les crêtes,balancées çà et là, blanchissent. Et les brisants de la Gamellequi, de temps en temps, découvre les pointes sombres de ses rocs,m’envoient des bruits sourds de lointaine canonnade. Hier, latempête était déchaînée ; aujourd’hui, le vent a molli, maisla mer ne se résigne pas encore au calme. La houle s’avance,s’enfle, roule, monte, secoue ses crinières d’écume tordue, crèveen bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets,avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille,l’azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, etles goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ontquitté le port, elles s’en vont, une à une, penchant leursvoiles : elles s’en vont, diminuent, se dispersent,s’effacent, disparaissent… À ma droite, dominée par les dunescroulantes, la grève fuit jusqu’au Ploc’h, dont on aperçoit,derrière un repli du terrain, sur un fond de verdure triste, letoit des premières maisons, le clocher de pierre ajourée, puis lajetée, énorme remblai de granit, à l’extrémité duquel le phare sedresse… Par delà la jetée, l’œil devine des espaces incertains, desplages roses, des criques argentées, des falaises d’un bleu doux,poudrées d’embrun, si légères qu’elles semblent des vapeurs, et lamer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, là-bas, dansun mystérieux et poignant évanouissement des choses… À ma gauche,la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de fleurspourprées, brusquement finit ; le terrain s’élève, s’escarpe,et des roches s’entassent, dégringolent, ouvrent des gueules degouffres mugissants, ou bien s’enfoncent dans la mer, la fendentviolemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus degrève ; la mer resserrée contre la côte bat le flanc desrochers, s’acharne, bondit, sans cesse furieuse et blanche d’écume.Et la côte continue, déchiquetée, entaillée, minée par l’effortéternel des vagues, s’éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, seredressant et découpant sur le ciel des silhouettes inquiétantes.Au-dessus de moi volent des bandes de linots, et le vent m’apporte,par-dessus la colère des flots, la plainte des avrilleaux et descourlis.

C’est là que tous les jours je viens… Qu’ilvente, qu’il pleuve, que la mer hurle ou bien qu’elle chante,qu’elle soit claire ou sombre, je viens là… Ce n’est pas cependantque ces spectacles m’attendrissent et qu’ils m’impressionnent, queje reçoive de cette nature horrible et charmante une consolation.Cette nature, je la hais ; je hais la mer, je hais le ciel, lenuage qui passe, le vent qui souffle, l’oiseau qui tournoie dansl’air ; je hais tout ce qui m’entoure, et tout ce que je vois,et tout ce que j’entends. Je viens là, par habitude, poussé parl’instinct des bêtes qui les ramène à l’endroit familier. Comme lelièvre, j’ai creusé mon gîte sur ce sable et j’y reviens… Sur lesable ou sur la mousse, à l’ombre des forêts, au fond des trous, ouau grand soleil des grèves solitaires, il n’importe !… Où doncl’homme qui souffre pourrait-il trouver un abri ?… Où donc estla voix qui apaise ! Où donc la pitié qui sèche les yeux quipleurent ?… Ah ! je les connais, les aubes chastes, lesgais midis, les soirs pensifs et les nuits étoilées !… Leslointains où l’âme se dilate, où les douleurs se fondent. Ah !je les connais !… Au delà de cette ligne d’horizon, au delà decette mer, n’y a-t-il pas des pays comme les autres !… N’ya-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits ?… Nulle part lerepos, et nulle part le silence !… Mourir !… mais qui medit que la pensée de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pourme dévorer ?… Un jour de tempête, j’ai vu la mort, face àface, et je l’ai suppliée. Mais elle s’est détournée… Elle m’aépargné, moi qui ne suis utile à rien ni à personne, moi à qui lavie est plus torturante que le carcan de fer du condamné et que leboulet du forçat, et elle est allée prendre un homme robuste,courageux et bon, que de pauvres êtres attendaient !… Oui, lamer, une fois, m’a saisi, elle m’a roulé dans ses vagues, et puis,elle m’a revomi, vivant, sur un coin de la plage, comme si j’étaisindigne de disparaître en elle…

Les nuages s’émiettent, plus blancs ; lesoleil tombe en pluie brillante sur la mer, dont le vert changeants’adoucit, se dore par places, par places s’opalise, et, près durivage, au-dessus de la ligne bouillonnante, se nuance de tous lestons du rose et du blanc. Les reflets du ciel que la vague divise àl’infini, qu’elle coupe en une multitude de petits tronçons delumière, miroitent sur la surface tourmentée… Derrière le môle, lamâture fine d’un cotre, que des hommes remorquent en halant sur labouline, glisse lentement, puis la coque se montre, les voileshissées s’enflent, et peu à peu le bateau s’éloigne, dansant sur lalame… Au long de la grève que le jusant découvre, un pêcheur deberniques se hâte, et des mousses arrivent, en courant, les jambesnues, barbotent dans les flaques, soulèvent les pierres tapisséesde goémon, à la recherche des loches et des cancres… Bientôt lecotre n’est plus qu’une tache grisâtre, à l’horizon, dont la lignes’attendrit, s’enveloppe d’une brume nacrée… On dirait que la mers’apaise.

Et voilà deux mois que je suis là !… deuxmois !… J’ai marché dans les chemins, dans les champs, dansles landes ; tous les brins d’herbe, toutes les pierres,toutes les croix qui veillent aux carrefours des routes, je lesconnais… Comme les vagabonds, j’ai dormi dans les fossés, lesmembres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond des roches,sur des lits de feuilles humides ; j’ai parcouru les grèves etles falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l’embrun, étourdipar le vent ; les mains saignantes, les genoux déchirés, j’aigravi des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seulscormorans ; j’ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dansl’épouvante de la mort, j’ai vu les marins se signer ; j’airoulé des blocs énormes, et, de l’eau jusqu’au ventre, dans lescourants dangereux, j’ai pêché le goémon ; je me suis colletéavec les arbres, et j’ai remué la terre profondément, à coups depioche. Les gens disaient que j’étais fou… Mes bras sont rompus. Machair est toute meurtrie… Et bien ! pas une minute, pas uneseconde, l’amour ne m’a quitté… Non seulement, il ne m’a pasquitté, mais il me possède davantage… Je le sens qui m’étrangle,qui m’écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge le cœur, mebrûle les veines… Je suis ainsi que la bestiole, sur laquelle s’estjeté le putois ; j’ai beau me rouler sur le sol, me débattredésespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, et ilne me lâche pas… Pourquoi suis-je parti ?… Ne pouvais-je mecacher au fond d’une chambre d’hôtel meublé ?… Juliette seraitvenue de temps en temps, personne n’aurait su que j’existais, etdans cette ombre, j’aurais goûté des joies abominables et divines…Lirat m’a parlé d’honneur, de devoir, et je l’ai cru !… Il m’adit : « La nature te consolera. »… Et je l’aicru !… Lirat a menti… La nature est sans âme. Tout entière àson œuvre d’éternelle destruction, elle ne me souffle que despensées de crime et de mort. Jamais elle ne s’est penchée sur monfront brûlant pour le rafraîchir, sur ma poitrine haletante pour lacalmer… Et l’infini m’a rapproché de la douleur !… Maintenant,je ne résiste plus, et vaincu, je m’abandonne à la souffrance, sanstenter désormais de la chasser… Que le soleil se lève dans lesaubes vermeilles, qu’il se couche dans la pourpre, que la merdéroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, jeveux ne rien voir, ne rien entendre… ne voir que Juliette dans laforme fugitive du nuage, n’entendre que Juliette dans la plainteerrante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans leschoses !… Je la vois au Bois, souriante, heureuse de saliberté ; je la vois, paradant dans les avant-scènes desthéâtres ; je la vois surtout, la nuit, dans sa chambre. Leshommes entrent et sortent, d’autres viennent et s’en vont, tousgavés d’amour ! À la lueur de la veilleuse, des ombresobscènes dansent et grimacent autour de son lit ; des rires,des baisers, des spasmes sourds s’étouffent dans l’oreiller, et,les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes lesluxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu,enfonçant les ongles dans ma gorge, je crie :« Juliette ! Juliette ! » comme si cela étaitpossible que Juliette m’entendît, à travers l’espace :« Juliette ! Juliette ! » Hélas ! le crides goëlands et la voix grondante des vagues qui brisent sur lesrochers, seuls me répondent : « Juliette !Juliette ! »

Et le soir vient… Des brumes s’élèvent, toutesroses et légères, noyant la côte, le village, tandis que la jetée,presque noire, semble la coque d’un grand navire démâté ; lesoleil incline vers la mer son globe de cuivre enflammé qui trace,sur l’étendue immense, une route de lumière clapoteuse etsanglante. De chaque côté, l’eau s’assombrit, et des étincellesdansent à la pointe des flots. C’est l’heure mélancolique où jerentre par la campagne, rencontrant toujours les mêmes charrettesque traînent les bœufs enchemisés de lin gris, apercevant, courbéesvers la terre ingrate, les mêmes silhouettes de paysans quiluttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et sur les hauteursde Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la clarté du ciel,leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses brassuppliciés…

J’habitais, à l’extrémité du village, chez lamère Le Gannec, une brave femme qui me soignait du mieux qu’ellepouvait. La maison, qui avait vue sur la rade, était propre, bientenue, garnie de meubles luisants et neufs. La pauvre vieilles’ingéniait à me plaire, se tourmentait l’esprit pour inventerquelque chose qui déridât mon front, qui amenât un sourire sur meslèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque, le matin, jedescendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de tricoterdes bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque joliesous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de sergeverte…

– Nostre Mintié, s’écriait-elle, j’vasvous fricasser de bonnes coquilles de Saint-Jacques, pour votresouper… Si vous aimez mieux une bonne soupe au congre, je vousferai une bonne soupe au congre…

– Comme vous voudrez, mère LeGannec !

– Mais vous dites toujours la même chose…Ah ! bé, Jésus !… Nostre Lirat n’était point commevous : « Mère Le Gannec, je veux des palourdes… mère LeGannec, je veux des bigorneaux… » Ah ! dame, on lui endonnait des palourdes et des bigorneaux ! Et puis, il n’étaitpoint triste comme vous êtes !… Ah ! dame, non !

Et la mère Le Gannec me contait des histoiresde Lirat, qui avait passé chez elle tout un automne…

– Et dégourdi ! et intrépide !…Par la pluie, par le vent, il s’en allait « prendre desvues »… Ça ne lui faisait rien… Il rentrait trempé jusqu’auxos, mais toujours gai, toujours chantant !… Fallait voir aussicomme il mangeait, lui ! Il aurait dévoré la mer, lemâtin !

Parfois, pour me distraire, elle me faisait lerécit de ses malheurs, simplement, sans se plaindre, répétant avecune sublime résignation :

– Ce que le bon Dieu veut, il faut bienle vouloir… Quand on serait là, à pleurer tout le temps, çan’avance point les affaires.

Et, de la voix chantante qu’ont les Bretonnes,elle disait :

– Le Gannec était le meilleur pêcheur duPloc’h, et le plus intrépide marin de toute la côte. Aucun dont lachaloupe fût mieux armée, aucun qui connût comme lui les bassespoissonneuses. Lorsque, par les gros temps, une chaloupe sortait,on pouvait être sûr que c’était la Marie-Joseph.Tout lemonde l’estimait, non seulement parce qu’il avait du courage, maisparce que sa conduite était irréprochable et digne. Il fuyait lecabaret comme la peste, détestait les soulauds, et c’étaitun honneur que d’être de son bord… Faut vous dire aussi qu’il étaitpatron du bateau de sauvetage… Nous avions deux gars, nostreMintié, forts, bien découplés, hardis, l’un de dix-huit ans,l’autre de vingt, que le père avait dressés à être, comme lui, debraves marins… Ah ! si vous les aviez vus, mes deux jolisgars, nostre Mintié !… Et ça marchait bien, les affaires, sibien, qu’avec les économies, nous avions bâti cette maison etacheté ce mobilier… Enfin, nous étions contents !… Une nuit,il y a deux ans, le père et les gars ne rentrent point !… Jene m’étonne pas… Ça lui arrivait quelquefois d’aller loin, jusqu’auCroisic, aux Sables, à l’Herbaudière… Dame ! il suivait lepoisson, n’est-ce pas ?… Mais les jours passent, etpersonne !… Et voilà que les jours passent encore. Personne,tout de même !… Alors, chaque matin et chaque soir, j’allaissur le môle, et je regardais la mer… Je demandais aux marins :« T’as point vu la Marie-Joseph, donc ? – Non,la patronne. – Comment que ça se fait qu’elle n’est pointrentrée ? – Je ne sais pas. – N’y serait-il point arrivé unmalheur ? – Dame, ça se peut bien, la patronne ! »Et en disant cela, ils se signaient… Alors, j’ai brûlé troiscierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage !… Enfin, un jour, ilsrevinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs,gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer…Morts, quoi… Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mesdeux jolis gars… Le gardien du phare de Penmarc’h les avait trouvésroulés dans les rochers.

Je n’écoutais pas et pensais à Juliette… Oùest-elle ?… Que fait-elle ?… Éternellesquestions !

La mère Le Gannec continuait :

– Je ne connais pas vos affaires, nostreMintié, et je ne sais pas de quoi vous êtes malheureux !… Maisvous n’avez point perdu, d’un coup, votre homme et vos deux gars,vous !… Et si je ne pleure pas, nostre Mintié, ça ne m’empêchepas d’avoir du chagrin, allez !

Et si le vent sifflait, si la mer, au loin,grondait, elle ajoutait, d’une voix grave :

– Sainte Vierge ! ayez pitié de nospauvres enfants, là-bas, sur la mer…

Moi, je songeais :

– Elle s’habille peut-être… Peut-êtredort-elle encore, lassée de sa nuit !

Je sortais, traversais le village, allaism’asseoir sur une borne de la route de Quimper, au bas d’une longuemontée, attendant que le courrier arrivât. La route, creusée dansle roc, est bordée, d’un côté, par un haut talus, que couronnentdes sapins et de maigres cépées de chêne ; de l’autre côté,elle domine un petit bras de mer qui contourne la lande, rase etplate, au milieu de laquelle des flaques d’eau miroitent. Des cônesde pierre grise s’élèvent, de distance en distance, et quelquespins ouvrent dans le ciel brumeux leur bleu parasol. Les corbeauxpassent, passent sans cesse, passent, en files interminables etnoires, se hâtant vers on ne sait quelles carnassières ripailles,et le vent apporte le tintement triste des clochettes pendues aucou des vaches qui paissent, égaillées, l’herbe avare de la lande…Sitôt que j’apercevais les deux petits chevaux blancs et la voitureà caisse jaune qui descendaient la côte, dans un bruit de ferrailleet de grelots, mon cœur battait… « Il y a peut-être une lettred’elle, dans cette voiture ! » me disais-je… Et le vieuxvéhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait plussplendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sacasquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l’effet d’unlibérateur… Comment Juliette aurait-elle pu m’écrire puisqu’elleignorait où j’étais ?… Mais j’espérais toujours en desmiracles… Je rentrais alors au village, d’un pas rapide, mepersuadant, par une suite d’irréfutables raisonnements, que, cejour-là, je recevrais une longue lettre, dans laquelle Juliettem’annoncerait sa venue au Ploc’h, et, par avance, je lisais lesmots attendris, les phrases passionnées, les repentirs ; jevoyais, sur le papier, des traces encore humides de larmes, car, ences moments-là, je me figurais que Juliette passait son temps àpleurer… Hélas ! rien : quelquefois une lettre de Lirat,admirable, paternelle, et qui m’ennuyait… Le cœur gros, sentantdavantage le poids écrasant de mon abandon, l’esprit sollicité parmille projets, plus fous les uns que les autres, je m’en retournaisà ma dune… De cette espérance courte, je retombais dans une douleurplus aiguë, et la journée s’écoulait à invoquer Juliette, àl’appeler, à la demander aux pâles fleurs des sables, à l’écume desvagues, à toute la nature insensible qui me la refusait et qui merenvoyait son image incomplète, effacée par les baisers detous !

– Juliette ! Juliette !

 

Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeunefille qu’un vieux monsieur accompagnait. Grande, svelte, ellesemblait jolie sous le voile de gaze blanche qui lui couvrait levisage et dont les bouts, noués derrière le chapeau de feutre gris,flottaient dans le vent. Ses mouvements souples et gracieuxrappelaient ceux de Juliette. Vraiment, dans le port de la tête,dans la courbure délicate de la taille, dans la tombée des bras,dans le balancement aérien de la robe, je retrouvais un peu deJuliette !… Je la regardai avec émotion, et deux larmesroulèrent sur ma joue… Elle alla jusqu’à l’extrémité du môle ;moi, je m’étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de lajeune fille, pensif et charmé… À mesure qu’elle s’éloignait, jem’attendrissais… Pourquoi ne l’avais-je pas connue plus tôt, avantl’autre ?… Je l’aurais aimée peut-être !… Une jeune fillequi, jamais, n’a senti souffler sur elle l’haleine empestée deshommes, dont les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorentles sales baisers ; que ce serait délicieux de l’aimer, del’aimer ainsi qu’aiment les anges !… Le voile blanc battaitau-dessus d’elle, semblable aux ailes d’une mouette… Et tout àcoup, derrière le phare, elle disparut… Au bas de la jetée, la merremuait, comme un berceau d’enfant, qu’une nourrice, en chantant,bercerait, et le ciel était sans nuage ; il s’épandait sur lasurface immobile des flots, pareil à un grand voile traînant demousseline claire… La jeune fille ne tarda pas à revenir, passa siprès de moi que sa robe me frôla presque. Elle était blonde ;je l’eusse préférée brune, comme était Juliette… Elle s’éloigna,quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je ne visplus que le voile blanc qui me disait : « Adieu,adieu ! ne sois plus triste, je reviendrai. »

Le soir, je m’informai auprès de la mère LeGannec.

– C’est la demoiselle de Landudec, merépondit-elle… Une bien brave enfant, et bien méritante, nostreMintié. Le vieux monsieur, c’est son père… Ils habitent ce grandchâteau sur la route de Saint-Jean… Vous savez, vous y avez étébien des fois…

– Comment se fait-il que je ne les aiejamais vus ?

– Ah ! Jésus !… C’est que lepère est toujours malade, et que la demoiselle reste à le soigner,la pauvre petite ! Sans doute qu’il va mieux aujourd’hui, etelle le promène un peu.

– Elle n’a plus sa mère ?

– Non ! voilà déjà bien longtempsqu’elle est morte.

– Ils sont riches ?

– Riches !… Point tant, allez !Ça donne à tout le monde ! Si seulement vous alliez ledimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la bonnedemoiselle.

Ce soir-là, je m’attardai à causer avec lamère Le Gannec.

Plusieurs fois je la revis, la bonnedemoiselle, sur la jetée, et, ces jours-là, la pensée de Julietteme fut moins lourde. Je rôdai autour du château, qui me parut aussidésolé que le Prieuré ; l’herbe poussait dans la cour, lespelouses étaient mal entretenues, les allées du parc défoncées parles charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de pierregrise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussitriste que les gros blocs de granit qu’on voit dans les landes… Ledimanche suivant, j’allai à la messe, et j’aperçus la demoiselle deLandudec, parmi les paysans et les marins, qui priait… Agenouilléesur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des viergesprimitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur…Qui sait ?… Elle avait peut-être compris que j’étaismalheureux, et, peut-être, me mêlait-elle à ses prières ?… Ettandis que le prêtre chevrotait des oraisons, tandis que la nef del’église s’emplissait du bruit des sabots sur les dalles et duchuchotement des lèvres pieuses, tandis que l’encens des encensoirsmontait vers la voûte, avec la voix grêle des enfants de chœur,tandis que la jeune fille priait, comme eût prié Juliette, siJuliette avait prié, je rêvais… J’étais dans un parc, et la jeunefille s’avançait vers moi, toute baignée de lune. Elle me prenaitpar la main, et nous marchions sur les pelouses, et sous les arbresqui chantaient.

– Jean, me disait-elle, vous souffrez etje viens à vous… J’ai demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieume l’a permis… Je t’aime !

– Vous êtes trop belle, trop pure, tropsainte pour m’aimer !… Il ne faut pas m’aimer !

– Je t’aime !… Penche ton bras surle mien… Appuie ta tête sur mon épaule, et allons ainsitoujours !…

– Non, non ! Est-ce que l’hirondellepeut aimer le hibou ?… Est-ce que la colombe qui vole dans leciel peut aimer le crapaud qui se cache dans la bourbe des eauxcroupies ?

– Tu n’es pas le hibou, et tu n’es pas lecrapaud, puisque je t’ai choisi… L’amour que Dieu permet effacetous les péchés et console de toutes les douleurs… Viens avec moiet je te rendrai ta pureté… Viens avec moi et je te donnerai lebonheur.

– Non ! non !… mon cœur estgangrené, et mes lèvres ont bu le poison qui tue les âmes, lepoison qui damne les vierges comme toi… Ne t’approche pas ainsi, jete flétrirais ; ne me regarde pas ainsi, mes yeux tesaliraient, et tu serais pareille à Juliette !…

La messe était finie, la vision s’évanouit… Ilse fit, dans l’église, un grand bruit de chaises remuées et de paslourds, et les enfants de chœur éteignirent les cierges de l’autel…Toujours agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je nedistinguais qu’un profil perdu dans l’ombre douce de la voiletteblanche… Elle se leva, après s’être signée… Je dus écarter machaise pour la laisser passer… Elle passa… Et j’éprouvai unevéritable satisfaction, comme si, en refusant l’amour que la jeunefille m’offrait en rêve, je venais d’accomplir un grand devoir.

Elle m’occupa une semaine. J’avais recommencémes courses acharnées, dans les landes, sur les grèves, et jevoulais guérir. Pendant que je marchais, excité par le vent,emporté dans cette ivresse particulière que vous donne la pluiefouettante des rivages, j’imaginais des conversations romanesquesavec la demoiselle de Landudec, des aventures nocturnes qui sedéroulaient en des paysages féeriques et lunaires. Tous deux, commedes personnages d’opéra, nous luttions de pensées sublimes, desacrifices héroïques, de dévouements prodigieux ; nousreculions, sur des rythmes passionnés et des ritournellesémouvantes, les bornes de l’abnégation humaine. Un orchestresanglotant se mêlait au déchirement de nos voix.

– Je t’aime ! je t’aime !

– Non ! non ! il ne faut pasm’aimer !

Elle, en robe blanche très longue, les yeuxégarés, les bras tendus… Moi, sombre, fatal, les mollets houlantsous le maillot de soie violette, les cheveux en coup de vent…

– Je t’aime ! je t’aime !

– Non ! non ! il ne faut pasm’aimer !

Et les violons avaient des plaintes inouïes,les hautbois gémissaient, tandis que les contrebasses et lestympanons grondaient comme des vents d’orage et des roulements detonnerre.

Ô cabotinisme de la douleur !

Chose curieuse ! la demoiselle deLandudec et Juliette ne faisaient plus qu’une ; je ne lesséparais plus, je les confondais dans le même rêve extravagant etmélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi, toutes lesdeux.

– Non ! non ! je suis unlépreux, laissez-moi !

Elles s’acharnaient à baiser mes plaies,parlaient de mourir, criaient :

– Je t’aime ! je t’aime !

Et vaincu, dompté, racheté par l’amour, jetombais à leurs pieds. Le vieux père, mourant, étendait les mainssur nous et nous bénissait tous les trois !

Cette folie dura peu, et, bientôt, je meretrouvai, sur la dune, face à face avec Juliette.

– Juliette ! Juliette !

Il n’y avait plus de violons, plus dehautbois ; il n’y avait qu’un hurlement de douleur et derévolte, le cri du fauve captif, qui réclame sa proie.

– Juliette ! Juliette !

Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai,le cerveau hanté de folies sombres, les bras et les mains enquelque sorte poussés par des rages de tuer, d’étouffer… J’auraisvoulu sentir, sous la pression de mes doigts, des existences setordre, râler et mourir. La mère Le Gannec était sur le pas de laporte, inquiète, tricotant son éternelle paire de bas… Elle medit :

– Comme vous êtes en retard, nostreMintié, aujourd’hui !… Je vous ai préparé une belle écrevissede mer !

– Fichez-moi la paix, vieilleradoteuse ! criai-je… Je n’en veux pas de votre écrevisse demer, je ne veux rien, entendez-vous ?

Et bredouillant des paroles colères,brutalement, je l’obligeai à se déranger, pour me laisser passer…La pauvre bonne femme, stupéfaite, levait les bras au ciel,geignait :

– Ah ! ma Doué ! Ah béJésus !

Je gagnai ma chambre où je m’enfermai…D’abord, je me roulai sur le lit, brisai deux chaises, me cognai lefront contre les murs, et, tout d’un coup, je me mis à écrire àJuliette une lettre exaltée, folle, remplie de menaces terribles etd’humbles supplications ; une lettre dans laquelle, en phrasesincohérentes, je parlais de la tuer, de lui pardonner, je lasuppliais de venir, avant que je ne mourusse, lui décrivant, avecdes raffinements tragiques, un rocher d’où je me jetterais dans lamer… Je la comparais à la dernière des filles de maison publique,deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de vingt fois, jerecommençai la lettre, m’emportant, pleurant, tour à tour furieuxjusqu’au délire, attendri jusqu’à la pâmoison… À un moment,j’entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement desouris. J’allai ouvrir… La mère Le Gannec était là, tremblante,toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.

– Que faites-vous ici ? m’écriai-je…Pourquoi m’espionnez-vous ?… Allez-vous-en !

– Nostre Mintié, gémit la sainte femme,nostre Mintié, ne vous fâchez pas !… Je vois bien que vousêtes malheureux, et je venais voir si je pouvais vous être utile àquelque chose.

– Eh bien, oui, je suis malheureux,là !… Est-ce que cela vous regarde ? Tenez, portez cettelettre à la poste, et laissez-moi tranquille.

Pendant quatre jours, je ne sortis pas… Lamère Le Gannec venait dans ma chambre, pour faire mon lit et servirmes repas, humble, craintive, redoublant de soins,soupirant :

– Ah ! quel malheur !… MaDoué ! quel malheur !

Je comprenais que j’avais mal agi envers elle,qui était si tendre pour moi, et j’aurais voulu lui demander pardonde mes brutalités… Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figuretriste de vieille mère affligée, m’attendrissaient. Mais une sortede fierté imbécile glaçait l’effusion prête à s’échapper… Elletrottinait autour de moi, résignée, avec un air d’infinie, dematernelle commisération, et, de temps en temps, ellerépétait :

– Ah ! quel malheur !… MaDoué ! quel malheur !

Le jour finissait. Tandis que la mère LeGannec, ayant enlevé le couvert, balayait la chambre, je m’étaisaccoudé à l’appui de la fenêtre ouverte. Le soleil avait disparuderrière la ligne d’horizon, ne laissant au ciel, de sa gloireirradiante, qu’une clarté rougeâtre, et la mer, tassée, lourde,sans un reflet, se plombait tristement. La nuit arrivait,silencieuse et lente, et l’air était si calme, qu’on percevait lebruit rythmique des avirons battant l’eau du port et le crilointain des drisses au haut des mâts… Je vis le phare s’allumer,son feu rouge tourner dans l’espace, comme un astre fou… Et je mesentais bien malheureux !…

Juliette ne me répondait pas !… Juliettene viendrait pas !… Ma lettre, sans doute, l’avait effrayée,elle s’était rappelé les scènes de colère, d’étranglement sauvage…Elle avait eu peur, et elle ne viendrait pas !… Et puis, n’yavait-il pas des courses, des fêtes, des dîners, des files d’hommesimpatients, à sa porte, qui l’attendaient, la réclamaient, quiavaient payé d’avance la nuit promise ?… Pourquoi serait-ellevenue, d’ailleurs ?… Pas de Casino sur cette grèvedésolée ; dans ce coin perdu de l’Océan, personne à qui ellepût vendre son corps ?… Moi, elle m’avait tout pris, monargent, mon cerveau, mon honneur, mon avenir, tout !… quepouvais-je lui donner encore ?… Rien. Alors pourquoiviendrait-elle ?… J’aurais dû lui dire qu’il me restait dixmille francs, et elle serait accourue !… À quoi bon ?…Ah ! qu’elle ne vienne pas !… qu’elle ne viennepas !… Ma colère était calmée et un dégoût de moi-même laremplaçait, un dégoût épouvantable !… Comment cela était-ilpossible qu’en si peu de temps, un homme qui n’était pas méchant,dont les aspirations, autrefois, ne manquaient ni de fierté ni denoblesse, comment cela était-il possible que cet homme fût tombé sibas, dans une boue si épaisse, qu’aucune force humaine n’étaitcapable de l’en retirer !… Ce dont je souffrais, à cetteheure, ce n’était pas tant de mes folies, de mes bassesses, de mescrimes, que des malheurs que j’avais causés autour de moi… Lavieille Marie !… Le vieux Félix ! Ah ! les pauvresgens !… Où étaient-ils ?… Que faisaient-ils ?…Avaient-ils seulement de quoi manger ?… Ne les avais-je pasobligés, en les chassant, à mendier leur pain, eux si vieux, sibons, si confiants, plus faibles et plus abandonnés que des chienssans maître !… Je les voyais, courbés sur des bâtons,affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le soir dans desgîtes de hasard ! Et cette sainte mère Le Gannec, qui mesoignait comme une mère son enfant, qui me berçait de cestendresses réchauffantes qu’ont les petites gens !… Au lieu dem’agenouiller devant elle, de la remercier, ne l’avais-je pasbrutalisée, presque battue !… Ah ! non ! qu’elle nevienne pas !… qu’elle ne vienne pas !…

La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je medisposais à refermer la fenêtre, quand j’entendis, dans le chemin,des grelots, puis le roulement d’une voiture… Machinalement, jeregardai… Une voiture, en effet, montait la rampe très raide à cetendroit, une sorte d’omnibus qui me parut haut, et chargé demalles… Un marin passait… Le postillon l’interpella :

– Hé ! la maison deMme Le Gannec, s’il vous plaît ?

– C’est là, en face toi, répondit lemarin, qui indiqua la maison d’un geste de la main et continua saroute.

J’étais devenu tout pâle… et je vis, éclairéepar la lumière de la lanterne, une petite main gantée se poser surle bouton de la portière.

– Juliette ! Juliette !criai-je, éperdu… mère Le Gannec, c’est Juliette !… vite,vite… c’est Juliette !

Courant, dégringolant l’escalier, je meprécipitai dans la rue.

– Juliette ! ma Juliette !

Des bras m’enlacèrent, des lèvres se collèrentà ma joue, une voix soupira :

– Jean ! mon petit Jean !

Et je défaillis dans les bras de Juliette.

Je ne tardai pas à revenir de monévanouissement. On m’avait couché sur le lit, et Juliette, penchéesur moi, m’embrassait, m’appelait, pleurait :

– Ah ! pauvre mignon !… Commetu m’as fait peur !… Comme tu es blanc encore !… C’estfini, dis !… Parle-moi, mon Jean !

Sans rien dire, je la contemplais… Il mesemblait que tout mon être, inerte et glacé, détruit d’un coup, parune grande souffrance ou par un grand bonheur, – je ne savais, –refoulait dans mon regard la vie qui s’en allait, s’égouttait demes membres, de mes veines, de mon cœur, de mon cerveau… Je lacontemplais !… Elle était toujours belle, un peu plus pâleencore qu’autrefois, et je la retrouvais toute, avec ses yeuxbrillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusementenfantine, au timbre clair… Je cherchais sur son visage, dans sesgestes, dans l’habitude de son corps, dans ses paroles, jecherchais des traces douloureuses de son existence inconnue, uneflétrissure, une déformation, quelque chose de nouveau et de plusfané !… Non, en vérité, elle était un peu plus pâle, et voilàtout… Et je fondis en larmes…

– Encore, que je te voie, ma petiteJuliette !

Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, metenait embrassé.

– Mon Jean !… Ah ! mon Jeanadoré !

La mère Le Gannec vint frapper à la porte dela chambre… Elle ne s’adressa pas à Juliette, affecta même de nepas la regarder.

– Qu’est-ce qu’il faut faire des malles,nostre Mintié ? demanda-t-elle.

– Il faut les faire monter, mère LeGannec !

– On ne peut pas monter toutes ces mallesici, répliqua durement la vieille femme.

– Tu en as donc beaucoup, machérie ?

– Beaucoup, mais non !… il y en asix… Ces gens sont stupides !

– Eh bien, mère Le Gannec, dis-je,gardez-les en bas, pour ce soir… Nous verrons demain…

Je m’étais levé, et Juliette furetait dans lachambre, s’exclamait à chaque instant :

– Mais c’est gentil ici… C’est drôle toutplein, mon chéri… Et puis, tu as un lit, un vrai lit… Moi quicroyais qu’on couchait dans des armoires, en Bretagne… Ah !…qu’est-ce que c’est que ça ?… Ne bouge pas, Jean, ne bougepas.

Elle avait pris sur la cheminée un groscoquillage, l’appliquait contre son oreille.

– Tiens ! disait-elle désappointée…Tiens ! ça ne fait pas : chuuu ! dans tescoquillages !… Pourquoi, dis ?

Puis brusquement, elle se jetait dans mesbras, me couvrait de baisers.

– Ah ! ta barbe !… Ah ! tulaisses pousser ta barbe, vilain !… Et comme tes cheveux sontlongs ! Et comme tu as maigri ! Est-ce que je suischangée, moi ?… Est-ce que je suis belle autant ?

Nouant ses mains autour de mon cou, penchantsa tête sur mon épaule :

– Raconte ce que tu fais ici, comment tupasses tes journées, à quoi tu penses… Raconte à ta petite femme…Et ne mens pas… Dis-lui bien tout, tout, tout !…

Alors, je lui parlai de mes marches acharnées,de mes abattements sur la dune, de mes sanglots, d’elle que jevoyais sans cesse, d’elle que j’appelais, comme un fou, dans levent, dans la tempête…

– Pauvre petit ! soupirait-t-elle…Et je parie que tu n’as pas même un caoutchouc ?…

– Et toi ? et toi ? maJuliette, as-tu pensé à moi seulement ?

– Ah ! moi, quand je ne t’ai plustrouvé à la maison, j’ai cru que j’allais mourir… Célestine m’avaitdit qu’un homme était venu te prendre ! J’ai tout de mêmeattendu… Il rentrera, il rentrera… Et tu ne rentrais pas… Et j’aicouru chez Lirat, le lendemain !… Ah ! si tu savais commeil m’a reçue !… comme il m’a traitée !… Et je demandais àtout le monde : « Savez-vous où est Jean ? » Etpersonne ne pouvait me répondre… Oh ! méchant ! partircomme ça… sans un mot !… Tu ne m’aimais donc plus ?…Alors, tu comprends, j’ai voulu m’étourdir… Je souffraistrop !…

Sa voix prit une intonation brève :

– Quant à Lirat !… sois tranquille,mon chéri, je me vengerai de lui… Et tu verras !… Ça serafarce !… Quelle crapule que ton ami Lirat !… Mais tuverras, tu verras.

Une chose me tourmentait : combien dejours, de semaines Juliette passerait-elle avec moi ?… Elleavait apporté six malles ; donc, elle avait l’intention dedemeurer au Ploc’h un mois au moins, peut-être davantage… À la joiesi grande de la posséder, sans trouble, sans crainte, se mêlait unevive inquiétude… Je n’avais pas d’argent… et je connaissais tropJuliette pour ne point ignorer qu’elle ne se résignerait pas àvivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que je n’étais pas enétat de supporter… Or comment faire ?… N’osant l’interrogerdirectement, je répondis :

– Nous avons le temps de songer à cela,ma chérie, dans trois mois, quand nous rentrerons à Paris…

– Dans trois mois… Mais, mon pauvremignon, je repars dans huit jours… Ça m’ennuie tant !

– Reste, ma petite Juliette, je t’ensupplie, reste tout à fait… plus longtemps… quinze jours !

– C’est impossible, tu comprends…Oh ! ne sois pas triste, mon chéri… Ne pleure pas… parce que,si tu pleures, je ne te dirai pas une chose, une belle chose.

Elle se fit plus tendre encore, se pelotonnacontre moi, et reprit :

– Écoute-moi bien, mon chéri… Je n’aiqu’une pensée, une seule pensée, vivre avec toi !… Nousquitterons Paris, nous nous en irons dans une petite maison, sibien cachés, vois-tu, que personne ne saura plus si nous existons…Seulement, il nous faut vingt mille francs de rente.

– Où donc veux-tu que je les prennemaintenant ? m’écriai-je découragé.

– Écoute-moi donc ! poursuivitJuliette… Il nous faut vingt mille francs de rente… Oh ! j’aitout calculé !… Eh bien, dans six mois, nous les aurons…

Juliette me regarda d’un air mystérieux… ellerépéta :

– Nous les aurons !…

– Je t’en supplie, ma chérie, ne parlepas ainsi… Tu ne sais pas le mal que tu me fais…

Juliette éleva la voix ; le pli de sonfront devint dur :

– Alors, tu aimes mieux que je sois àd’autres toujours ?…

– Ah ! tais-toi, Juliette !…tais-toi !… Ne parle jamais comme cela, jamais !…

– Es-tu drôle !… Allons, soisgentil, et embrasse-moi !…

Le lendemain, pendant qu’au milieu des mallesouvertes, des robes étalées partout, elle s’habillait, trèsdéconcertée de l’absence de sa femme de chambre, elle forma unequantité de projets pour la journée… Elle voulait se promener surla jetée, monter au phare, pêcher, aller à la dune, et s’asseoir àla place où j’avais tant pleuré… Elle se réjouissait d’apercevoirde jolies Bretonnes, en costume soutaché et brodé, comme authéâtre, de boire du lait, dans des fermes !

– Il y a des bateaux ici ?

– Mais oui.

– Beaucoup ?

– Mais oui.

– Ah ! quelle chance, j’aime tantles bateaux !

Puis elle me contait les nouvelles de Paris…Gabrielle n’était plus avec Robert… Malterre se mariait… Jesselinvoyageait… Il y avait eu des duels… Et des anecdotes sur tout lemonde !… Toute cette mauvaise odeur de Paris me ramenait à desmélancolies, à des souvenirs poignants… Me voyant triste, elles’interrompait, m’embrassait, prenait des airs navrés :

– Ah ! tu crois peut-être que cetteexistence me plaît ! gémissait-elle… que je ne songe qu’àm’amuser, à être coquette !… Si tu savais !… Tucomprends, il y a des choses que je ne peux pas te dire… Mais si tusavais quel supplice c’est pour moi !… Tu es malheureux,toi !… Eh bien, moi ?… Tiens, si je n’avais pas l’espoirde vivre avec mon Jean, souvent, j’ai tant de dégoût que je metuerais.

Et, rêveuse, câline, elle revenait à sesbergeries, à ses petits sentiers de verdure, au calme del’existence douce et cachée, avec des fleurs, des bêtes, et del’amour… Ah ! de l’amour dévoué, soumis, de l’amour éternel,de l’amour qui nous illuminerait, jusqu’à la mort, ainsi qu’unchaud soleil.

Nous sortîmes après le déjeuner, que la mèreLe Gannec nous servit sévèrement, sans desserrer les lèvres uneseule fois. À peine dehors, comme la brise fraîchissait et luidéfrisait les cheveux, Juliette désira rentrer.

– Ah ! le vent, mon chéri !… Levent, vois-tu, je ne peux pas supporter ça… Il me décoiffe et merend malade !…

Elle s’ennuya toute la journée, et nos baisersne suffirent pas à en remplir le vide… De même qu’autrefois, dansmon cabinet, elle étendit une serviette sur sa robe, sur laserviette posa de menues brosses et des limes et, grave, se mit àlisser ses ongles. Je souffrais cruellement, et la vision du vieuxhomme, à la fenêtre, m’obsédait.

Le jour suivant, Juliette me déclara qu’elleétait obligée de partir le soir même.

– Ah ! quel malheur, monchéri !… J’avais oublié !… vite, vite, commande unevoiture… Oh ! quel malheur !

Je n’essayai pas de la retenir… Affalé sur unechaise, immobile, sombre, la tête dans les mains, j’assistai auxpréparatifs du départ, sans prononcer une parole, sans laisseréchapper une prière… Juliette allait, venait, pliant ses robes,rangeant son nécessaire, refermant ses malles, et je n’entendaisrien, je ne voyais rien, je ne savais rien… Des hommes entrèrent,dont les pas pesants faisaient craquer le plancher… Je comprisqu’ils emportaient les malles. Juliette s’assit sur mes genoux.

– Mon pauvre chéri, pleurait-elle, celate fait de la peine que je m’en aille ainsi… Il le faut… sois sage…Et puis, bientôt, je reviendrai… pour longtemps… Ne sois pas ainsi…Je reviendrai… Je te le promets… J’emmènerai Spy… J’emmènerai uncheval aussi, pour me promener, tu veux, pas ?… Tu verrascomme ta petite femme monte bien… Embrasse-moi donc, monJean !… Pourquoi ne m’embrasses-tu pas ?… Jeanvoyons !… Adieu ! Je t’adore !… Adieu !

** *

Il faisait nuit quand la mère Le Gannecpénétra dans ma chambre. Elle alluma la lampe et, doucement,s’approcha de moi.

– Nostre Mintié ! nostreMintié !

Je levai les yeux vers elle, et elle était sitriste, il y avait en elle tant de miséricordieuse pitié, que je meprécipitai dans ses bras.

– Ah ! mère Le Gannec ! mère LeGannec !… sanglotai-je. Et c’est de ça que je meurs… Deça !

Et tendrement, la mère Le Gannecmurmura :

– Nostre Mintié, pourquoi que vous nepriez pas le bon Dieu ?… Ça vous soulagerait !

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