Le Calvaire

Chapitre 3

 

 

– Toc, toc, toc !

Et, en même temps, dans l’entre-bâillement dela porte, une petite capote de loutre se montra, puis deux yeuxsouriants, sous une voilette, puis un long manteau de fourrure, quidessinait un corps mince de jeune femme.

– Je ne vous dérange pas ?… On peutentrer ?

Le peintre Lirat leva la tête.

– Ah ! c’est vous, Madame !dit-il d’un ton bref, presque irrité, en secouant ses mains saliesde pastel… mais oui, certainement… Entrez donc !

Il quitta son chevalet, offrit un siège.

– Charles va bien ?demanda-t-il.

– Très bien, je vous remercie.

Elle s’assit, toujours souriante, et sonsourire vraiment était charmant et triste. Quoique voilés de gaze,ses yeux clairs, d’un bleu rose, ses yeux très grands quil’illuminaient toute, me parurent d’une douceur infinie… Elle étaitmise fort élégamment, sans recherches prétentieuses. Un peu tropparfumée pourtant… Il y eut un moment de silence.

L’atelier du peintre Lirat, situé dans unecité tranquille du faubourg Saint-Honoré, la cité Rodrigues, étaitune vaste pièce nue, aux murs gris, aux charpentes visibles, sansmeubles. Lirat l’appelait familièrement « son hangar ».Un hangar, en effet, où la bise soufflait, où la pluie tombait dutoit par de petites crevasses. Deux longues tables, en bois blanc,supportaient des boîtes de pastel, des cahiers, des blocs, desmanches d’éventails, des albums japonais, des moulages, un fouillisd’objets inutiles et bizarres. Près d’une armoire-bibliothèque,tapissée de vieux journaux, dans un coin, beaucoup de cartons, detoiles, d’études qui montraient le châssis. Un divan fort délabré,rendant des sons de piano désaccordé, dès qu’on faisait mine de s’yasseoir ; deux fauteuils bancroches, une glace sans cadre,constituaient le seul luxe de l’atelier, qu’un jour très vibrantéclairait. L’hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son petitpoêle de fonte, dont le tuyau coupé d’angles brusques, maintenu pardes fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de lapièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit.Hormis ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçaitle feu du poêle par une vieille pelisse d’astrakan, usée, pelée,galeuse, qu’il endossait, chaque fois, avec une ostentationmanifeste. Lirat avait la vanité – une vanité enfantine – de cetatelier pauvre, et il se parait de sa nudité, comme les autrespeintres de leurs peluches brodées et de leurs tapisseriesinvariablement historiques. Même, il l’eût désiré plus misérableencore, il en voulait au plancher de n’être pas en terre battue.« C’est à mon atelier que je reconnais les vrais amis,disait-il souvent ; ceux-ci reviennent, les autres nereviennent pas. C’est très commode. » Il en revenait fortpeu.

La jeune femme était joliment assise sur sachaise, le buste à peine incliné en avant, les mains enfouies dansson manchon ; de temps en temps, elle en retirait un mouchoirbrodé qu’elle portait, d’un geste lent, à sa bouche que je nevoyais pas, à cause de la bordure plus épaisse de la voilette quila cachait, mais que je devinais très belle, très rouge, d’unecourbe exquise. De toute sa personne, élégante et fine, d’où,malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se dégageait ungrand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais bien queces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme desrayons d’astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher auxcharpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silencecontinuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause decette gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirats’écria :

– Ah ! pardon !… J’avaisoublié… Chère madame, permettez-moi de vous présenter M. JeanMintié, mon ami.

Elle me salua d’un gracieux et câlin mouvementde tête et, d’une voix très douce, qui me remua délicieusement,elle dit :

– Enchantée, Monsieur… mais, je vousconnais beaucoup.

Pendant que, très rouge, je balbutiaisquelques paroles confuses et bêtes, Lirat, narquois, intervint.

– Vous n’allez peut-être pas lui fairecroire que vous avez lu son livre ?

– Je vous demande pardon, M. Lirat…Je l’ai lu… Il est très bien.

– Oui, comme mon atelier et comme mapeinture, n’est-ce pas ?

– Ah ! non, par exemple !

Elle dit cela franchement, d’un rire quis’éparpilla dans la pièce, ainsi qu’un égosillement d’oiseau.

Ce rire m’avait déplu. Bien que le timbre enfût sonore et hardi, il tintait faux. Je ne le trouvais pas enharmonie avec l’expression si délicatement triste de cettephysionomie, et puis, il me blessait à l’égal d’une insulte, dansmon admiration pour le génie de Lirat. Je ne sais pourquoi, ilm’eût été doux qu’elle s’enthousiasmât pour ce grand artisteméconnu ; qu’elle montrât, à cette minute même, un jugementhautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. Enrevanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d’amèrehostilité me choquèrent vivement, je lui en voulais de cetteimpolitesse affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui lediminuaient à mes yeux, il me semblait. J’étais mécontent et trèsgêné. J’essayai de parler de choses indifférentes ; il ne mevint à l’esprit aucune idée de conversation.

La jeune femme s’était levée. Elle fitquelques pas dans l’atelier, s’arrêta devant les études entasséesl’une sur l’autre, en examina deux ou trois d’un air de dégoût.

– Mon Dieu ! monsieur Lirat,dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à peindre des femmes aussilaides, aussi drôlement bâties ?

– Si je vous le disais, répliqua Lirat,vous ne comprendriez pas.

– Merci !… Et quand faites-vous monportrait ?

– Il faut demander ça à M. Jacquet,ou bien au photographe.

– Monsieur Lirat ?

– Madame !

– Savez-vous pourquoi je suisvenue ?

– Pour me débiter des tendresses, jesuppose.

– D’abord !… Et puis ?

– Alors nous jouons aux petits jeuxinnocents ? C’est fort délicat.

– Pour vous prier de venir dîner, chezmoi, vendredi. Voulez-vous ?

– Vous êtes très aimable, chère madame.Mais, vendredi, précisément, cela m’est tout à fait impossible…C’est mon jour d’Institut !

– Que vous avez donc de l’esprit !…Charles sera très chagrin de votre refus.

– Vous lui ferez toutes mes excuses,n’est-ce pas ?

– Eh bien, adieu, monsieur Lirat !…On gèle chez vous.

En passant devant moi, elle me tendit lamain.

– Monsieur Mintié, je suis chez moi tousles jours, de cinq à sept… Je serai charmée de vous voir…charmée…

Je m’inclinai en remerciant ; et ellepartit, laissant dans mes oreilles un peu de la musique de savoix ; dans mes yeux, un peu de la douceur de sonregard ; et, dans l’atelier, le parfum violent de ses cheveux,de son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.

Lirat s’était remis à travailler, sansprononcer une parole ; moi, je feuilletais un livre que je nelisais point, et, sur les pages remuées, passait et repassait sanscesse l’image de la jeune visiteuse. Je ne me demandais certes pasquelle impression j’avais gardée d’elle, ni si j’en avais gardé uneimpression ; mais, bien qu’elle se fût en allée, elle n’étaitpas partie tout entière. Il me restait de cette brève apparitionquelque chose d’indécis, comme une vapeur qui aurait pris sa forme,où je retrouvais le dessin de la tête, l’inclinaison de la nuque,le mouvement des épaules, l’ondulation de la taille, et ce quelquechose me hantait… Sur la chaise qu’elle venait de quitter, je larevoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre,lumineux, qui rayonnait d’elle, et lui faisait un halo d’amour.

– Qui donc est cette femme ? fis-jetout d’un coup et d’un ton que je m’efforçai de rendreindifférent.

– Quelle femme ? dit Lirat.

– Mais celle qui sort d’ici,parbleu !

– Ah ! oui !… mon Dieu !c’est une femme comme les autres.

– Je pense bien… Cela ne me dit pascomment elle s’appelle, ni qui elle est…

Lirat fouillait dans sa boîte de pastels… Ilrépondit négligemment :

– Ça vous intéresse donc, vous, de savoircomment une femme s’appelle ?… Drôle de curiosité !… Elles’appelle Juliette Roux… quant à des renseignements biographiques,la police des mœurs vous en fournira autant que vous voudrez,j’imagine… Je présume que Mlle Juliette Roux selève tard, qu’elle se fait tirer les cartes, qu’elle trompe etqu’elle ruine, le plus qu’elle peut, ce pauvre Charles Malterre, unbrave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et dont elleest la maîtresse pour l’instant… Enfin, elle est comme les autres,avec cette aggravation qu’elle est plus jolie que beaucoup, parconséquent plus bête et plus malfaisante… Tenez, ce divan, là, oùvous êtes, c’est Charles qui l’a démoli, à force de se coucherdessus et d’y pleurer des journées entières, en me racontant sesmalheurs, comprenez-vous ? Un jour, il l’avait surprise avecun croupier de cercle ; un autre jour avec un cabot desBouffes… Il y avait aussi une histoire de lutteur de Neuilly, à quielle donnait vingt francs et les vieux pantalons de Charles. C’estplein d’idylles, ainsi que vous voyez… J’aime beaucoup Malterre,parce qu’il est bon et que sa bêtise m’attendrit… Il me faisaitpitié vraiment… Mais que dire à des gens comme ça, dont l’amour estla grande affaire de la vie, et qui ne peuvent voir un dos de femmesans y coudre des ailes de rêve, et le lancer aux étoiles ?…Rien, n’est-ce pas ?… D’autant que le malheureux, au milieu deses colères et de ses sanglots, tirait vanité de ce que Julietteeût reçu une bonne éducation… Il se vantait, en se tordant les brasde douleur, qu’elle fût sortie, non de la cuisse d’un concierge,mais de celle d’un médecin… Et il montrait des lettres d’elle, eninsistant sur la correction de l’orthographe et le tour élégant desphrases !… Il semblait me dire : « Comme je souffre,mais comme c’est bien écrit. » Quelle pitié !

– Ah ! vous les aimez, les femmes,vous ! m’écriai-je, quand il eut fini sa tirade.

Et bêtement, j’ajoutai :

– On dirait que vous en avez beaucoupsouffert !

Lirat haussa les épaules et sourit.

– Vous parlez comme M. Delaunay, dela Comédie-Française… Non, mon bon ami, je n’en ai passouffert ; j’en ai vu souffrir les autres et cela m’a suffi…comprenez-vous ?

Soudain, sa voix s’enfla ; une lueurpresque farouche brilla dans ses yeux. Il reprit :

– Des gens, des pauvres diables commeCharles Malterre, on leur met le pied sur la gorge, ilsdisparaissent dans le sang, dans la boue, dans cette boue atrocepétrie des mains de la femme ; c’est malheureux, sans doute…Pourtant, l’humanité ne réclame pas ; on ne lui a rien volé…Ils disparaissent, et tout est dit… Mais des artistes, des hommesde notre race, des grands cœurs et des grands cerveaux, perdus,étouffés, vidés, tués !… Comprenez-vous ?

Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur latoile.

– J’en ai connu trois, trois admirables,trois divins ; deux sont morts pendus ; l’autre, monmaître, à Bicêtre, dans un cabanon !… De ce pur génie, il nereste qu’un paquet de chair pâle, une sorte d’animal hallucinant,qui grimace et qui hurle, l’écume aux dents !… Et dans letroupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sousles serres de la bête de proie ! Comptez-les donc, leslamentables, les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient desailes, et qui se traînent sur leurs moignons ; ceux-là quigrattent la terre et mangent leurs ordures ! Vous-même, tout àl’heure… cette Juliette, vous la regardiez avec extase… vous étiezprêt à tout, pour un baiser d’elle… Ne dites pas non, je vous aivu… Oh ! tenez, sortons ; c’est fini, je ne peux plustravailler.

Il se leva, marcha dans l’atelier avecagitation. Gesticulant et colère, il bousculait les chaises, lescartons, éventrait les études à coups de pied, je crus qu’ildevenait fou. Ses yeux, injectés de sang, s’égaraient ; ilétait tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par saccades, desa bouche qui se contracta.

– Être nés de la femme, deshommes !… quelle folie ! Des hommes, s’être façonnés dansce ventre impur !… Des hommes, s’être gorgés des vices de lafemme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits féroces, avoiraspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates !… Lamère !… Ah ! oui, la mère !… La mère divinisée,n’est-ce pas ?… La mère qui nous fait cette race de malades etd’épuisés que nous sommes, qui étouffe l’homme dans l’enfant, etnous jette sans ongles, sans dents, brutes et domptés, sur lecanapé de la maîtresse et le lit de l’épouse…

Lirat s’arrêta un instant ; ilsuffoquait. Puis, rassemblant ses mains et nouant ses doigtscrispés, dans l’espace, autour d’un cou imaginaire, follement,terriblement, il cria :

– Voilà ce qu’on devrait leur faire, àtoutes, à toutes… Comprenez-vous ?… hein… dites !… àtoutes.

Et il recommença à marcher, de long en large,jurant, frappant du pied. Mais ce dernier cri de colère l’avaitvisiblement soulagé.

– Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je,calmez-vous… Que c’est bête de vous faire du mal, et à propos dequoi, je vous prie ?… Voyons, vous n’êtes pas une femme…

– C’est vrai, aussi, vous m’avez agacéavec cette Juliette… Qu’est-ce que cela vous regardait, cetteJuliette ?…

– N’était-il pas naturel que je désirassesavoir le nom d’une personne à qui vous m’aviez présenté !… Etpuis, franchement, en attendant qu’on ait inventé une machine autreque la femme pour fabriquer les enfants…

– En attendant, je suis une brute,interrompit Lirat, qui se rassit un peu honteux, devant sonchevalet, et d’une voix tout à fait apaisée, me demanda :

– Mon petit Mintié, voulez-vous me donnerun mouvement pour mon bonhomme ?… Ça ne vous ennuiepas ?… Dix minutes seulement.

 

Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Jel’avais connu, un soir, par hasard, je ne sais plus où ; et,bien qu’il ne fût pas ordinairement expansif, bien qu’il eût laréputation d’être misanthrope, insociable et méchant, il me prit,tout de suite, en affection. N’est-il point affolant de penser quenos meilleures amitiés, qui devraient être le résultat d’une lentesélection ; que les événements les plus graves de notre vie,qui devraient n’être amenés que par un enchaînement logique descauses, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané duhasard ? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet,tranquillement assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris,l’air froid : il pleut, le vent souffle, la rue est morose etboueuse ; par conséquent, vous avez toutes les bonnes raisonsdu monde de ne point bouger de votre fauteuil… Vous sortez,cependant, poussé par un ennui, par un désœuvrement, par vous nesavez quoi, par rien… et voilà qu’au bout de cent pas vous avezrencontré l’homme, la femme, le fiacre, la pierre, la pelured’orange, la flaque d’eau qui vont bouleverser votre existence, defond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j’ai souventpensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quelques amersregrets ! « Pourtant, si le soir où je rencontrai Liratdans cet endroit oublié où je n’avais que faire assurément, jefusse resté chez moi à travailler, rêver ou dormir, je seraispeut-être, aujourd’hui, l’homme le plus heureux de la terre, etrien de ce qui m’est arrivé ne serait arrivé. » Et cetteminute d’hésitation banale, cette minute où j’ai dû me demander,indifférent : « Voyons, sortirai-je ? ne sortirai-jepas ? » cette minute a contenu l’acte le plusconsidérable de ma vie ; ma destinée tout entière a été régléeen cette minute brève, qui, dans mes souvenirs, n’a pas laissé plusde traces que n’en laisse au ciel le coup de vent qui abat lamaison et qui déracine le chêne ! Je me souviens des plusinsignifiants détails de mon existence… Tenez, je me souviens d’uncostume de velours bleu, se laçant par devant, que je portais, ledimanche, étant tout petit ; je pourrais, oui, je pourrais, jevous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, lestaches de graisse, ou bien les grains de tabac qu’il laissaittomber en humant sa prise. Chose folle et déconcertante ; trèssouvent, même quand je pleure, même en regardant la mer, même encontemplant le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, jerevois par un retour odieux de l’ironie qui est au fond de nosidéals, de nos rêves et de nos souffrances, je revois, sur le nezd’un vieux garde que nous avions, le père Lejars, une grosseverrue, grumeleuse et comique, avec ses quatre poils qui servaientde perchoir aux mouches… Eh bien, cette minute qui a décidé de mavie, qui m’a coûté le repos, l’honneur, et m’a fait pareil à unchien galeux ; cette minute, j’ai beau vouloir lareconstituer, la rétablir, à l’aide d’indications physiques etd’impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il s’estpassé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, unseul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m’échappeabsolument !… J’en ignore l’instant, le lieu, lescirconstances, la raison déterminante… Alors, que sais-je demoi ?… que peuvent savoir les hommes d’eux-mêmes, s’ils sontvraiment dans l’impuissance de remonter jusqu’à la source de leursactions ? Rien, rien, rien ! Et faudra-t-il doncexpliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre cerveau etles manifestations de notre soi-disant volonté, par la poussée decette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine ?…Mais il ne s’agit point de cela.

J’ai dit que j’avais rencontré Lirat, un soir,par hasard, je ne sais plus où, et que, tout de suite, il me priten affection… C’était le plus original des hommes… Par sa tenuesévère, d’une raideur mécanique et magistrale, ayant, dans sesallures, quelque chose d’officiel, il donnait, au premier abord, lasensation d’une sorte de fonctionnaire articulé, de marionnetteorléaniste, telle qu’on en fabrique, dans les parlottes, pour lesguignols des parlements et des académies. De loin, il avaitpositivement l’air de distribuer des décorations, des bureaux detabac et des prix de vertu. Cette impression se dissipaitvite ; il suffisait, pour cela, d’entendre, ne fût-ce que cinqminutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante d’idéesrares, et, surtout, de subir la domination de son regard, un regardextraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à qui toutesles choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré vous, commeune vrille, profondément. Je l’aimais beaucoup, moi aussi ;seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucunetendresse ; je l’aimais avec crainte, avec gêne, avec cesentiment pénible que j’étais tout petit à côté de lui, et, pourainsi dire, écrasé par la grandeur de son génie… Je l’aimais commeon aime la mer, la tempête, comme on aime une force énorme de lanature. Lirat m’intimidait ; sa présence paralysait le peu demoyens intellectuels qui étaient en moi, tant je redoutais delaisser échapper une sottise, dont il se serait moqué. Il était sidur, si impitoyable à tout le monde ; il savait si bien, chezdes artistes, des écrivains que je jugeais supérieurs à moi,infiniment, découvrir le ridicule, et le fixer par un trait juste,inoubliable et féroce, que je me trouvais, vis-à-vis de lui, dansun état de perpétuelle méfiance, de constante inquiétude. Je medemandais toujours : « Que pense-t-il de moi ? quelssarcasmes dois-je lui inspirer ? » J’avais cettecuriosité féminine, qui m’obsédait, de connaître son opinion surmoi ; j’essayais, par des allusions lointaines, par descoquetteries absurdes, par des détours hypocrites, de la surprendreou de la provoquer, et je souffrais si Lirat se taisait, et jesouffrais plus encore, s’il me jetait un compliment bref, comme onjette deux sous à un mendiant dont on désire se débarrasser ;du moins, je l’imaginais ainsi. En un mot, je l’aimais bien, jevous assure, je lui étais entièrement dévoué ; mais, danscette affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitudequi en rompait le charme ; il y avait aussi une rancune quiles rendait presque douloureux, la rancune de moninfériorité : jamais je n’ai pu, même au meilleur temps denotre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide orgueil,jamais je n’ai pu jouir en paix d’une liaison que j’estimais à sonplus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi,affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très raresamis, j’étais le seul dont il recherchait la société.

Comme tous les contempteurs de la tradition,comme tous ceux-là qui se rebellent contre les préjugés del’éducation routinière, contre les formules imbécillisantes del’École, Lirat était très discuté, – je me trompe, – très insulté.Il faut avouer aussi que sa conception de l’art, libre et hautaine,choquait toutes les conventions professées, toutes les idéesreçues, et que, par leur puissante synthèse, d’une scienceprodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient lesamateurs du joli, de la grâce quand même, de la correctionglacée des ensembles académiques. Le retour de la peinture modernevers le grand art gothique, voilà ce qu’on ne lui pardonnait pas.Il avait fait de l’homme d’aujourd’hui, dans sa hâte de jouir, undamné effroyable, au corps miné par les névroses, aux chairssuppliciées par les luxures, qui halète sans cesse sous la passionqui l’étreint et lui enfonce ses griffes dans la peau. En cesanatomies, aux postures vengeresses, aux monstrueuses apophyses,devinées sous le vêtement, il y avait un tel accent d’humanité, untel lamento de volupté infernale, un emportement si tragique, que,devant elles, on se sentait secoué d’un frisson de terreur. Cen’était plus l’Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s’en va pâmé,une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa guitaresous les balcons ; c’était l’Amour barbouillé de sang, ivre defange, l’Amour aux fureurs onaniques, l’Amour maudit, qui colle surl’homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines,lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à sespersonnages une plus grande intensité d’horreur, pour faire pesersur eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetaitdans des décors apaisés, souriants, d’une clarté souveraine, despaysages roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloiresde soleil, des enfoncées de mer radieuse. Autour d’eux, la natureresplendissait de toute la magie de ses couleurs délicates etchangeantes… La première fois qu’il consentit à paraître, avec ungroupe d’amis, dans une exposition libre, la critique, et la foulequi mène la critique, poussèrent des clameurs d’indignation. Maisla colère dura peu – car il y a une sorte de noblesse, degénérosité dans la colère, – et l’on se contenta de rire. Bientôt,la blague, qui exprime toujours l’opinion moyenne, dans unjet d’immonde salive, la blague vint remplacer très vitela menace des poings tendus. Alors, devant les œuvres superbes deLirat, l’on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Lesgens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord descadres, comme on fait dans la sébile d’un cul-de-jatte, et ce sport– car c’était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût etdu meilleur monde – fut trouvé charmant. Dans les journaux, dansles ateliers, dans les salons, les cercles et les cafés, le nom deLirat servit de terme de comparaison, d’étalon obligatoire, dèsqu’il s’agissait de désigner une chose folle, ou bien uneordure ; il semblait même que les femmes – les filles aussi –ne pussent prononcer qu’en rougissant ce nom réprouvé. Les revuesde fin d’année le traînèrent dans les vomissures de leurscouplets ; on le chansonna au café-concert. Puis, de« ces centres de l’intelligence parisienne », ildescendit jusque dans la rue, où on le revit, fleur populacière,fleurir aux lèvres bourbeuses des cochers, aux bouches crispées desvoyous : « Va donc, hé ! Lirat ! » Cepauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularitécharivarique… On se lasse de tout, même de l’outrage. Parisdélaisse aussi vite les fantoches qu’il hisse sur le pavois, queles martyrs qu’il jette aux gémonies ; dans son caprice deposséder de nouveaux joujoux, il ne s’acharne pas longtemps aprèsle bronze de ses héros et le sang de ses victimes. Maintenant, lesilence se faisait pour Lirat. À peine si, de loin en loin, dansquelques journaux, revenait un écho du passé, sous la forme d’uneanecdote déplaisante. Il avait pris, d’ailleurs, le parti de neplus exposer, disant :

– Laissez-moi donc tranquille !…Est-ce que c’est fait pour être vu, la peinture… la peinture,hein !… dites !… comprenez-vous ?… On travaille poursoi, pour deux ou trois amis vivants, et pour d’autres qu’on n’apas connus et qui sont morts… Poë, Baudelaire, Dostoiewsky,Shakespeare… Shakespeare !… comprenez-vous ?… Lereste !… Eh bien ! quoi, le reste ?… c’est àBouguereau.

Ayant dû restreindre ses besoins aunécessaire, il vivait de peu, avec une admirable et touchantedignité. Pourvu qu’il gagnât de quoi acheter des brosses, descouleurs et des toiles, payer ses modèles et son propriétaire,faire, chaque année, un voyage d’étude, il n’en demandait pas plus.L’argent ne le tentait point et je suis convaincu qu’il necherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers lui, jesuis convaincu aussi que Lirat n’eût pu résister à la joie sihumaine d’en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu’il ne voulûtpas en convenir, quoiqu’il affectât de braver gaiement l’injustice,il la ressentait plus qu’un autre, et, dans le fond, il ensouffrait cruellement. De même qu’il avait souffert de l’insulte,il souffrit aussi du silence. Une seule fois, un jeune critiquepublia sur lui, dans un journal très lu, un article enthousiaste etronflant. L’article était rempli de bonnes intentions, de banalitéset d’erreurs ; on voyait que son auteur n’était pas trèsfamilier avec les choses de l’art, et qu’il ne comprenait rien autalent du grand artiste.

– Vous avez lu ?… s’écriaLirat ; vous avez lu, hein, dites ?… Ces critiques, quelscrétins !… à force de parler de moi, vous verrez qu’ilsm’obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous ?… Est-cequ’ils me prennent pour un vulgarisateur ?… Et puis, qu’est-ceque ça le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, desbottes ou des chaussons de lisière ?… C’est de la vie privée,ça !

Pourtant, il avait rangé l’article,précieusement, dans un tiroir et, plusieurs fois, je le surpris, lerelisant… Il avait beau dire, avec un suprême détachement, quandnous nous emportions contre la bêtise du public : « Ehbien, quoi ?… vous voudriez peut-être que le peuple fît unerévolution, parce que je peins en clair ?… » ce dédain dela notoriété, cette résignation apparente masquaient de sourdesrancœurs. Au fond de cette âme très tendre, très généreuse,s’étaient accumulées des haines formidables, qui débordaient enverve terrible et méchante sur tout le monde. Si son talent y avaitgagné en force, en âpreté, son caractère y avait perdu un peu de sanoblesse originelle, son esprit critique de sa pénétration et de sanetteté. Il lui arrivait de se livrer à des énormités dedébinage, qui risquaient de le rendre odieux ;parfois, c’étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointede ridicule. Les grands esprits ont presque toujours de petitesfaiblesses, c’est une loi mystérieuse de la nature, et Liratn’échappait point à cette loi. Il tenait, avant toutes choses, à saréputation bien établie d’homme méchant. Il supportait très bienqu’on lui déniât le talent, mais qu’on lui contestât la propriétéde faire trembler l’humanité, d’un coup de langue, voilà ce qu’iln’eût jamais toléré. Pour se venger des mots sanglants dont il lesmarquait, les ennemis de Lirat lui attribuaient des vices contrenature ; d’autres, simplement, le disaient épileptique, et cescalomnies grossières et lâches, fortifiées chaque jour decommentaires ingénieux, entretenues d’histoires« certaines » qui faisaient le tour des ateliers,trouvaient des bonnes volontés admirablement disposées, celle-cipar sa propre rancune, celle-là par les seules inconséquences dulangage du peintre, à les accueillir et à les répandre.

– Vous savez, Lirat ?… Il a euencore une attaque hier, dans la rue, cette fois.

Et l’on citait les noms de personnes graves,de membres de l’Institut qui avaient assisté à la scène, et quil’avaient vu, barbouillé d’écume, se rouler dans la boue, enaboyant.

Je dois confesser que moi-même, au début demes relations avec lui, j’étais fort troublé par tous ces récits.Je ne pouvais considérer Lirat, sans me représenter aussitôt lescrises épouvantables dans lesquelles on racontait qu’il s’étaitdébattu. Victime du mirage que fait naître l’obsession de l’idée,il me semblait, souvent, découvrir en lui des symptômes del’horrible maladie ; il me semblait qu’il devenait livide toutà coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps se contractaitdans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés, striés derouge, fuyaient la lumière et cherchaient l’ombre des trousprofonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Etj’ai regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, danscet atelier tout plein de son génie ; là, sous mon regardavide, qui le guettait et qui espérait !… Pauvre Lirat !Et pourtant je l’aimais !…

La journée finissait… Le long de la citéRodrigues, on entendait les portes claquer, des pas s’éloignervite, sur la chaussée ; et, dans les ateliers, des voixs’élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée. Depuis qu’ils’était remis à son dessin, Lirat ne m’avait adressé la parole quepour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.

– La jambe plus par ici… Encore,voyons !… La poitrine moins effacée !… Pardon, mais vousposez comme un cochon, mon cher Mintié !

Il travaillait, un peu fébrile, un peuhaletant, mâchonnant sans cesse sa moustache, laissant parfoiséchapper un juron. Son crayon mordait la toile avec une sorte dehâte inquiète, de nervosité colère.

– Et zut ! cria-t-il, en repoussantson chevalet d’un coup de pied… Je ne fais que des saloperiesaujourd’hui !… Le diable m’emporte, on dirait que je concourspour la médaille d’honneur.

Reculant sa chaise, il examina son dessin d’unair agacé, et grommela :

– Quand il vient des femmes ici, c’esttoujours la même histoire… Les femmes, je crois qu’elles vouslaissent, en partant, l’âme de Boulanger, dans la belle patted’Henner… d’Henner, comprenez-vous ?… Allons-nous-en.

Comme nous nous trouvions au bas de lacité :

– Venez donc dîner avec moi, Lirat ?lui dis-je.

– Non, me répondit-il, d’un ton sec, enme tendant la main.

Et il s’éloigna raide, compassé, solennel, del’allure administrative d’un député qui vient de discuter lebudget.

 

Ce soir-là, je ne sortis point et restai,seul, chez moi, à rêvasser. Allongé sur un divan, les yeux mi-clos,le corps engourdi par la chaleur, sommeillant presque, j’aimais àretourner dans le passé, à ranimer les choses mortes, à battre lerappel des souvenirs enfuis. Cinq années s’étaient écoulées depuisla guerre, cette guerre où j’avais commencé l’apprentissage de lavie, par le désolant métier de tueur d’hommes… Cinq annéesdéjà !… C’était d’hier, pourtant, cette fumée, ces plainescouvertes de neige rougie et de ruines, ces plaines où, spectres desoldats, nous errions, les reins cassés, lamentablement… Cinqannées seulement !… Et, quand je rentrai au Prieuré, la maisonétait vide, mon père était mort !…

Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, àde longs intervalles, et c’étaient, chaque fois, des lettrescourtes, sèches, écrites à la hâte sur le coin de mon sac. Uneseule fois, après la nuit de terrible angoisse, j’avais été tendre,affectueux ; une seule fois, j’avais laissé déborder tout moncœur, et cette lettre qui lui eût apporté une douceur, uneespérance, un réconfort, il ne l’avait pas reçue !… Tous lesmatins, m’avait conté Marie, il allait à la grille, une heure avantl’arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, ilattendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcheronspassaient, se rendant à la forêt ; mon père lesinterpellait :

– Hé ! père Ribot, vous n’avez pointrencontré le facteur, par hasard ?

– Pargué ! non, m’sieu Mintié… C’estcor d’bonne heure, aussite…

– Mais non, père Ribot… Il est enretard…

– Ça se peut ben, m’sieu Mintié, ça sepeut ben.

Lorsqu’il apercevait le képi et le colletrouge du facteur, il devenait pâle, révolutionné par la terreurd’une mauvaise nouvelle. À mesure que celui-ci s’approchait, lecœur de mon père battait à se rompre.

– Rien que les journaux, aujourd’hui,m’sieu Mintié !

– Comment !… pas de lettres,encore ?… Tu dois te tromper, mon garçon… Cherche… cherchebien…

Il obligeait le facteur à fouiller dans saboîte, à déficeler les paquets, à les retourner…

– Rien !… mais c’estincompréhensible !

Et il rentrait à la cuisine, s’affaissait dansson fauteuil, en poussant un soupir.

– Songe, disait-il à Marie, qui luitendait alors un bol de lait ; songe, Marie, si sa pauvre mèreavait vécu !

Dans la journée, au bourg, il visitait lesgens qui avaient des fils à la guerre, les conversations étaienttoujours les mêmes.

– Eh bien ? avez-vous des nouvellesdu p’tit gars.

– Mais non, m’sieu Mintié… Et vous-même,de M. Jean ?

– Moi non plus.

– C’est ben curieux, tout d’même… Commentqu’ça s’fait, dites ?… Voyez-vous ça ?…

Qu’ils n’eussent point de lettres, eux, ils nes’en étonnaient qu’à demi ; mais que M. Mintié,M. le maire, n’en reçût pas davantage, cela les surprenaitbeaucoup. On faisait les suppositions les plusextraordinaires ; on se livrait à des commentaires ahurissantsdes informations données par le journal ; on consultait lesanciens soldats, qui racontaient leurs campagnes avec des détailsextravagants et prodigieux ; au bout de deux heures, on seséparait, l’esprit plus tranquille.

– Ne vous tourmentez point, m’sieu lemaire… Vot’fi reviendra pour sûr colonel.

– Colonel, colonel ! disait monpère, en secouant la tête… Je n’en demande pas tant… Qu’il revienneseulement !…

Un jour, – on ne sut jamais comment cela étaitarrivé, – Saint-Michel se trouva plein de soldats prussiens. LePrieuré fut envahi ; il y eut de grands sabres qui traînèrentdans notre vieille demeure. À partir de ce moment, mon père devintplus souffrant ; la fièvre le prit, il s’alita, et, dans sondélire, il répétait sans cesse : « Attelle, Félix,attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher desnouvelles de Jean. » Il se figurait qu’il partait, qu’il étaiten route : « Allez, allez, Bichette, allez, psitt !…Nous aurons ce soir des nouvelles de Jean… Allez, allez,psitt… » ! Et mon pauvre père, doucement, s’éteignitentre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de Mariequi sanglotaient !…

Après six mois passés dans ce Prieuré, plustriste que jamais, je m’ennuyais à périr… La vieille Marie,habituée à conduire la maison à sa fantaisie, m’étaitinsupportable, en dépit de son dévouement ; ses maniesm’exaspéraient, et c’étaient, à toutes les minutes, des discussionsoù je n’avais pas toujours le dernier mot. Pour unique société, lebon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat, et dont lessermons radoteurs m’agaçaient. Du matin au soir, il me chapitraitainsi :

– Ton grand-père était notaire, ton père,tes oncles, tes cousins, toute ta famille enfin… Tu te dois àtoi-même, mon cher enfant, de ne pas déserter ce poste… Tu serasmaire de Saint-Michel, tu peux même espérer de remplacer ton pauvrepère au conseil général, dans quelques années… Sapristi, c’estquelque chose, cela ? Et puis, je t’en réponds, les temps vontdevenir diablement durs aux braves gens qui aiment le bon Dieu… Tuvois, ce brigand de Lebecq, le voilà du conseil municipal… Il nerêve que de piller et d’assassiner, cette canaille-là… Nous avonsbesoin, à la tête du pays, d’un homme bien pensant, qui soutiennela religion et défende les bons principes… Paris, Paris !…Oh ! ces têtes folles de jeunes gens !… Mais veux-tu medire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris ?… L’airest malsain, par là !… Regarde le grand Maugé… il est de bonnefamille, pourtant… Ça ne l’a pas empêché d’en revenir avec un béretrouge ?… Ne voilà-t-il pas une belle affaire ?

Et il continuait de la sorte, pendant desheures, reniflant sa prise, agitant le spectre rouge du béret dugrand Maugé, qui lui paraissait plus redoutable que les cornes dudémon.

Que faire à Saint-Michel ?… Personne àqui communiquer mes idées, mes rêves ; pas un foyer de vieardente où dépenser cette activité intellectuelle, ce désirimpérieux de savoir et de créer que la guerre, en développant mesmuscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi, et que deslectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage. Jecomprenais que Paris seul, qui m’avait tant effrayé jadis, pouvaitfournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j’étaistourmenté, et les affaires de la succession terminées, l’étudevendue, brusquement, j’étais parti, laissant le Prieuré à la gardede Félix et de Marie… Et me voici de retour à Paris !…

Depuis cinq années, qu’y ai-je fait de bon,suivant l’expression du curé ?… Porté par des enthousiasmesvagues, par des exaltations confuses, qui mêlaient je ne sais quelart chimérique à je ne sais quel impossible apostolat, où doncsuis-je arrivé ?… Je ne suis plus l’enfant timide que lesvalets de pied, dans un vestibule plein de lumières, mettaient endéroute. Si je n’ai pas acquis beaucoup d’aplomb, du moins, je saisme tenir dans le monde, sans y paraître trop ridicule. Je passe àpeu près inaperçu, ce qui est la meilleure condition que puissesouhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède aucun des agrémentset qualités extérieures qu’il faut pour y briller. Très souvent, jeme demande ce que je fais là, en ce milieu qui n’est pas le mien,où l’on n’a de respect que pour le succès, si charlatanesque qu’ilsoit ; que pour l’argent, de quelques sentines qu’ilvienne ; où chaque parole dite m’est une blessure dans ce quej’aime le mieux, dans ce que j’admire le plus… D’ailleurs, l’hommen’est-il pas le même partout, avec des différences d’éducation quis’accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer,dans le plus ou moins de liberté d’allures !… Quoi, c’étaitcela, ces fiers artistes, ces admirables écrivains, dont on chantela gloire, dont on célèbre le génie… cela, ces êtres petits,vulgaires, affreusement cuistres, singeant les façons des mondainsqu’ils raillent, d’une vanité burlesque, d’une jalousieféroce ; à plat ventre, eux aussi, devant l’argent ;adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame, cette vieillegueuse, qu’ils hissent sur des peluches extravagantes… Oh !que j’aime mieux les bouviers et leurs bœufs, les porchers et leursporcs, oui, ces porcs, ronds, roses, qui s’en vont, fouillant laterre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage quipasse !… J’ai lu énormément, sans discernement, sans méthode,et, de ces lectures dépareillées, il ne m’est resté dans l’espritqu’un chaos de faits tronqués et d’idées incomplètes, au milieuduquel je ne saurais me débrouiller… J’ai tenté de m’instruire detoutes les façons, et je m’aperçois que je suis aussi ignorantaujourd’hui qu’autrefois… J’ai eu des maîtresses que j’ai aiméeshuit jours, des blondes sentimentales et romanesques, des brunesfarouches, impatientes du baiser, et l’amour ne m’a montré que levide effroyable du cœur de l’homme, le trompe-l’œil des tendresses,le mensonge de l’idéal, le néant du plaisir… Croyant m’être arrêtéà la formule d’art définitive, par laquelle j’allais étreindre mesaspirations, fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l’épingle desmots, j’ai publié un livre dont on a parlé avec éloges et quis’est bien vendu. Certes, j’ai été flatté de ce petitsuccès ; moi aussi, je m’en suis paré orgueilleusement, commed’une chose rare, moi aussi, j’ai pris des airs supérieurs afin demieux tromper les autres. Et, voulant me tromper moi-même, souvent,chez moi, je me suis regardé dans la glace avec une complaisance decomédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon front, dans le portauguste de ma tête, les signes certains du génie. Hélas ! lesuccès m’a rendu plus pénible encore l’intime constatation de monimpuissance. Mon livre ne vaut rien ; le style en est torturé,la conception enfantine : une déclamation violente, unephraséologie absurde y remplacent l’idée. Parfois, j’en relis despassages applaudis par la critique, et j’y retrouve de tout, del’Herbert Spencer et du Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et duCommerson, du Victor Hugo, du Poë et de l’Eugène Chavette. De moi,dont le nom s’étale en tête du volume, sur la couverture jaune, jene retrouve rien. Suivant les caprices de ma mémoire, les hantisesde mes souvenirs, je pense avec la pensée de l’un, j’écris avecl’écriture de l’autre ; je n’ai ni pensée ni style quim’appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, dont lejugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,l’imprévu et le raffinement de mes sensations ! Que cela estdonc triste !… Où je vais ? Je l’ignore aujourd’hui,comme je l’ignorais hier. J’ai cette conviction que je ne puis êtreun écrivain, car l’effort dont j’étais capable, tout l’effort, jel’ai donné en cette œuvre misérable et décousue… Si j’avais, aumoins, une ambition bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles,les seuls qui ne laissent pas de remords : l’amour del’argent, des honneurs officiels, de la débauche !… Mais non.Une seule chose me tente à laquelle je n’atteindrai jamais :le talent… Me dire, ah ! oui… me dire : « Ce livre,ce sonnet, cette phrase sont de toi ; tu les as arrachés deton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière yfrémit ; elle secoue sur les pages douloureuses des morceauxde ta chair et des gouttes de ton sang ; tes nerfs yrésonnent, comme les cordes du violon sous l’archet d’un divinmusicien. Ce que tu as fait là est beau, est grand ! »Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais ma fortune, masanté, ma vie ; je tuerais !… Et jamais je ne me diraicela, jamais !… Ah ! l’impassible sérénité !Ah ! l’éternel contentement de soi-même des médiocres, que jeles ai enviés !… Maintenant, il me vient des rages furieusesde retourner à Saint-Michel. Je voudrais pousser la charrue dans lesillon brun, me rouler dans les jeunes luzernes, sentir les bonnesodeurs des étables, et puis, surtout, me perdre, ah ! meperdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin,toujours !…

Le feu s’était éteint, et ma lampecharbonnait ; un froid, léger comme une caresse, m’envahissaitles jambes, courait sur mes reins avec de petits frissonsdélicieux. Du dehors, aucun bruit ne m’arrivait ; la ruedevenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n’entendais plus leslourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deuxheures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan : àêtre ainsi étendu, je jouissais d’un grand bien-être physique, dansun grand accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pourm’arracher à cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me futimpossible de m’endormir. À peine avais-je clos les paupières,qu’il me semblait que j’étais précipité dans un trou noir trèsprofond, et brusquement, je me réveillai, haletant, la sueur aufront. Je rallumai malampe, essayai de lire… Mon attention ne parvenait pas à sefixer sur les lignes du livre qui se dérobaient,s’entre-croisaient, se livraient, sous mes yeux, à une dansefantastique.

– Quelle vie stupide que la mienne !pensai-je… Les jeunes gens de mon âge rient, chantent, ils sontheureux, insouciants… Pourquoi donc suis-je ainsi, rongé pard’odieuses chimères ? Qui donc m’a mis au cœur cette plaiemortelle de l’ennui et du découragement ? Devant eux, un vastehorizon, illuminé de soleil ! Moi, je marche dans la nuit,arrêté sans cesse par des murs qui me barrent la route et contrelesquels je me cogne en vain le front et les genoux… C’est qu’ilsont l’amour, peut-être !… Aimer, ah ! oui. Si je pouvaisaimer !

Et je revis, qui descendait du ciel, la bellevierge de Saint-Michel, la radieuse vierge de plâtre, avec sonmanteau constellé d’argent, et son nimbe d’or… Tout autour d’elle,les astres tournaient, s’inclinaient, pareils à des fleurscélestes, et des colombes, ivres de prières, volaient en la frôlantde leurs ailes… Je me rappelai les extases, les transportsd’adoration mystique où elle me ravissait ; toutes les joies,si douces, que j’avais éprouvées, rien qu’à la contempler. Ne meparlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle ? Et celangage inexprimé, qui coulait dans mon âme d’enfant des tendressesineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et lechant des harpes d’or, ce langage plus parfumé que le parfum desroses, ce langage n’était-il point le langage divin del’amour ? À mesure que j’écoutais, de tous mes sens, celangage qui était une musique, j’étais enlevé dans un monde inconnuet merveilleux ; une féerique vie nouvelle germait, éclatait,florissait autour de moi. L’horizon se reculait jusqu’à l’infini dumystère : l’espace resplendissait comme un intérieur desoleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que,d’un seul embrassement, j’étreignais sur ma poitrine tous lesêtres, toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né duregard d’amour qu’avaient échangé une vierge de plâtre et un petitenfant.

– Vierge, bonne Vierge, m’écriai-je…Parle-moi, parle-moi encore, comme jadis tu me parlais dans lachapelle… Et redonne-moi l’amour, puisque l’amour, c’est la vie, etque je meurs de ne pouvoir plus aimer.

Mais la Vierge ne m’entendait plus. Elleglissa dans la chambre en faisant des révérences, grimpa sur leschaises, fureta dans les meubles, en chantant des airs étranges.Une capote de loutre remplaçait maintenant son nimbe doré, ses yeuxétaient ceux de Juliette Roux, des yeux très beaux, très doux, quime souriaient dans une face de plâtre, sous un voile de gaze fine.De temps en temps, elle s’approchait de mon lit, balançaitau-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un parfumviolent.

– Monsieur Mintié, disait-elle, je suischez moi, tous les jours, de cinq à sept… Et je serai charmée devous voir, charmée !

– Vierge, bonne Vierge, implorai-je denouveau, parle-moi, je t’en prie, parle-moi comme autrefois dans lachapelle !

– Tu, tu, tu, tu ! chantonnait laVierge, qui, faisant bouffer sa robe lilas, écartant, du bout deses doigts effilés et chargés de bagues, son manteau constelléd’argent, se mit à tourner lentement, avec des mouvements de valse,la tête renversée sur les épaules.

– Bonne Vierge ! répétai-je d’unevoix irritée, mais parle-moi donc !

Elle s’arrêta, se campa devant moi, fittomber, un à un ses vêtements de plâtre, et, toute nue, impudiqueet superbe, la gorge secouée d’un rire clair, sonore,précipité :

– Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chezmoi, tous les jours, de cinq à sept… Et je vous donnerai les vieuxpantalons de Charles.

Et elle me lança sa capote de loutre à lafigure.

Je m’étais dressé sur mon lit… Les yeuxhébétés, la poitrine sifflante, je regardai. Mais la chambre étaitcalme, la lampe continuait de brûler mélancoliquement, et mon livregisait sur le tapis, les pages en l’air.

 

Je me réveillai tard, le lendemain, ayant maldormi, poursuivi, dans mon sommeil coupé de cauchemars, par lapensée de Juliette. Durant cette fin de nuit troublée, fiévreuse,elle ne m’avait pas un instant quitté, prenant les formes les plusextravagantes, se livrant aux plus déplorables fantaisies, et voilàqu’au matin je la retrouvais encore et telle, cette fois, que jel’avais rencontrée, la veille, chez Lirat, avec son air décent, sesmanières discrètes et charmantes. J’éprouvai même de la tristesse,– non pas de la tristesse, un regret, le regret qu’on a, à la vued’un rosier dont toutes les roses seraient fanées et dont lespétales joncheraient la terre boueuse – car je ne pouvais penser àJuliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes deLirat : « … Il y avait aussi l’histoire d’un lutteur deNeuilly, à qui elle donnait vingt francs… » Queldommage !… Quand elle était entrée dans l’atelier, j’auraisjuré que c’était la plus vertueuse des femmes… Rien que sa façon demarcher, de saluer, de sourire, d’être assise, disait la bonneéducation, la vie calme, heureuse, sans hâtes mauvaises, sansremords salissant. Son chapeau, son manteau, sa robe, tous sesajustements étaient d’une élégance délicate, intime, faite pour lajoie d’un seul, pour la gaîté d’une maison solidement verrouillée,fermée aux quêteurs de proies impures… Et ses yeux tout emplis detendresses permises, ses yeux d’où rayonnait tant de candeur, tantd’ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge, ses yeux, plusbeaux que des lacs hantés de la lune !… « Charles vabien ?… » avait demandé Lirat… Charles ?… son mari,parbleu !… Et, naïvement, je me faisais l’idée d’un intérieurrespectable, avec de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampefamiliale, groupant autour de sa douce clarté des êtres simples etbons, un lit pudique, protégé par le crucifix et la branche de buisbénit !… Tout à coup, tombant dans cette paix, le cabot desBouffes, le croupier de cercle, et Charles Malterre qui démolissaitle divan de Lirat, à force de s’y rouler en pleurant derage !… J’évoquai la physionomie du comédien, une face pâle,plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres ignobles,un col très ouvert, une cravate rose, un veston court, aux pliscrapuleux… J’étais énervé, irrité… Que m’importait, aprèstout ?… Est-ce que la vie de cette femme me regardait,m’appartenait ?… Est-ce que j’avais l’habitude de m’attendrirsur la destinée des filles que le hasard jetait sur monchemin ?… Qu’elle fût ce qu’elle voudrait,Mlle Juliette Roux !… Elle n’était ni ma sœur,ni ma fiancée, ni mon amie ; elle ne se rattachait à moi paraucun lien… Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme un deces mille êtres vagues que l’on frôle, chaque jour, et qui s’envont et qui s’effacent, elle était déjà retournée au grandtourbillon de l’oubli… et, plus jamais, je ne la reverrais… SiLirat se trompait ?… me disais-je tout en déjeunant… Jeconnaissais ses exagérations, le besoin qu’il avait d’être méchant,son horreur et son mépris de la femme… Ce qu’il racontait deJuliette, il le racontait de toutes les autres… Oui, peut-être quece comédien, ce croupier, tous les détails de cette existenceinfâme, où sa verve amère s’était complue, n’existaient que dansson imagination… Et Charles Malterre ?… Sans doute, j’eussepréféré qu’elle fût mariée ; il m’eût été agréable qu’elle pûts’appuyer au bras d’un homme, librement, respectée, enviée des plushonnêtes !… Mais elle l’aimait, ce Malterre, elle vivait aveclui, décemment, elle lui était dévouée : « Charles seratrès chagrin de votre refus. » J’avais encore dans l’oreillela voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces mots…Elle s’inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire à ceMalterre… Et à la pensée que Lirat, abusant d’une situation fausse,la calomniait odieusement, j’eus le cœur serré, une grande pitiém’envahit, je me surpris à dire tout haut : « Pauvrefille ! »… Cependant, ce Malterre s’était roulé sur ledivan, il avait pleuré, il avait fait des confidences à Lirat,montré des lettres… Et puis, après ?… Est-ce que je laconnaissais, moi, cette femme ?… Qu’elle eût tous leschanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs !… audiable !… Et je sortis, fredonnant un air gai, de l’alluredégagée d’un monsieur qui n’a aucun souci dans l’esprit… Etpourquoi en aurais-je eu, je vous le demande ?…

Je descendis les boulevards, m’arrêtant auxboutiques, flânant, malgré le soleil, un avare et pâle sourire dedécembre encore imprégné de brume ; l’air était froid, piquaitdur. Sur le trottoir, des femmes passaient, frileuses, enveloppéesde longs manteaux de loutre, quelques-unes coiffées de petitescapotes de fourrures, pareilles à celle de Juliette, et, chaquefois, j’étais intéressé par ce manteau et par cette capote. Je lesregardais vraiment avec plaisir, j’aimais à les suivre de l’œiljusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans la foule. Au coin de la rueTaitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, mince, jolieet ressemblant à Juliette, au point que je mis la main à monchapeau, prêt à saluer. J’eus une émotion, – oh ! ce n’étaitpas le coup violent au cœur, qui arrête la respiration, vous casseles veines et vous étourdit ; c’était un effleurement, unecaresse, quelque chose de très doux, qui amène un sourire sur leslèvres, et dans les yeux un épanouissement… Mais cette femmen’était pas Juliette… J’en eus une sorte de dépit, et je me vengeaid’elle en la trouvant très laide… Déjà deux heures !… Sij’allais voir Lirat ?… À quoi bon ?… Le faire parler deJuliette, l’obliger à m’avouer qu’il avait menti, à m’apprendre destraits d’elle, poignants, sublimes, des histoires touchantes dedévouement, de sacrifice, cela me tentait… Je réfléchis que Liratse fâcherait, qu’il se moquerait de moi, d’elle, et je redoutaisses sarcasmes, et j’entendais déjà les mots sinistres, les phrasesabominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses lèvres… Dansles Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai vers leBois… Pourquoi le dissimuler ?… Là, j’espérais rencontrerJuliette… Certes, je l’espérais, et, en même temps, je lecraignais. De ne point la voir, je concevais que ce me serait unedéception ; mais qu’elle s’étalât, comme les autresdemoiselles, régulièrement, en cette foire de la galanterie, jesentais aussi que ce me serait une peine, et je ne savais ce quil’emportait en moi, de l’espérance de l’apercevoir, ou de lacrainte de la rencontrer… Il y avait peu de monde au Bois. Dans lagrande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une assezgrande distance l’une de l’autre, les cochers hauts sur leurssièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait,disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable saitoù, un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, desbouts d’étoffe violente, rapidement entrevus par la glace desportières… Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, uneimpatience m’exaspérait le bout des doigts ; à force detoujours regarder dans la même direction, de sonder l’ombre desvoitures, mon cou se fatiguait, s’endolorissait ; jemâchonnais anxieusement un cigare que je ne me décidais pas àallumer, dans la peur de laisser passer une voiture où elle se fûttrouvée… Un moment, je crus l’avoir aperçue, au fond d’un coupé quiallait en sens contraire de mon fiacre.

– Tournez, tournez, criai-je au cocher…et suivez ce coupé.

Je ne fis point réflexion que c’était agirbien légèrement envers une femme à qui j’avais été présenté laveille, par hasard, et que je voulais à tout prix réhabiliter. Lecorps à demi penché sur la glace baissée de la portière, je neperdais pas la voiture de vue. Et je me disais : « Ellem’a peut-être reconnu… peut-être va-t-elle s’arrêter, descendre, semontrer. » Oui, je me disais cela, sans m’attribuer la moindreidée de conquête galante ; je me disais cela comme si c’eûtété une chose toute simple, et toute naturelle… Le coupé filait,preste et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peineà le suivre.

– Plus vite ! commandai-je… plusvite donc et dépassez !

Le cocher fouetta son cheval qui prit legalop, et, en quelques secondes, les deux voitures, roue contreroue, se touchaient. Alors une tête de femme, dont les cheveuxs’ébouriffaient sous le chapeau très large, dont le nez seretroussait drôlement, dont les lèvres, fracassées de rouge,saignaient comme une blessure à vif, apparut dans l’encadrement dela portière… D’un coup d’œil méprisant, elle inventoria le cocher,le fiacre, le cheval et moi-même, tira la langue, puis se rencognadans sa voiture… Ce n’était pas Juliette !… Je ne rentrai chezmoi qu’à la nuit tombée, très désappointé et, pourtant, ravi de moninutile promenade !

Je n’avais pas de projets pour le soir.Cependant, je m’habillai plus longuement que de coutume. Je mis unsoin extrême à ma toilette et, pour la première fois, le nœud de macravate me parut une chose grave ; je m’absorbai dans saconfection avec complaisance. Cette révélation soudaine en amenad’autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai que meschemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d’une façondisgracieuse, à l’ouverture du gilet ; que mon habit affectaitune forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je metrouvais assez ridicule, et me promis de changer cela dansl’avenir. Sans faire de l’élégance une loi obligée et tyrannique dema vie, il m’était bien permis d’être comme tout le monde, cesemble. Parce que l’on se mettait bien, on n’était pasforcément un imbécile. Ces préoccupations me conduisirent jusqu’àl’heure du dîner. D’habitude, je mangeais chez moi, mais, cesoir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop silencieux,trop morose ; il m’étouffait, et j’avais besoin d’espace, debruit, de gaîté. Au restaurant, je m’intéressai à tout, auva-et-vient des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glacesqui répétaient, jusqu’à l’infini, les salles, les garçons, lesglobes de lumière, les fleurs des chapeaux, le buffet oùs’étalaient des viandes parées, où des pyramides de fruitsmontaient, rouges et dorées, parmi les verdures et les étincelantesverreries. J’examinais les femmes, surtout, j’étudiais leur façonde manger en quelque sorte aérienne, le jeu de leurs prunelles, lemouvement de leurs bras dégantés que des bracelets lourdscerclaient d’or et d’éclairs vifs, l’angle de chair du cou, sidélicate et fine, qui s’enfonçait dans les corsages, sous lecouvert rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait commeune chose tout à fait nouvelle, comme le paysage d’un payslointain, subitement entrevu. Il me venait des émerveillements,ainsi qu’à un très jeune homme. Porté, par une disposition chagrinede mon esprit, à faire prédominer, dans l’être humain, l’intime viemorale, c’est-à-dire à le marquer d’une laideur ou d’unesouffrance, en ce moment, au contraire, je m’abandonnais à lasatisfaction d’en goûter, sans réserves, le seul charmephysique : je me réjouissais le regard de ce qu’une bellefemme peut dégager de grâce autour d’elle ; même chez les pluslaides, je retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dansles yeux, une souplesse dans les mains, n’importe quoi, qui mecontentait, et je me reprochai d’avoir si mal arrangé mon existencejusque-là, de m’être cantonné, en sauvage, au fond d’un appartementtriste et sombre, de ne pas vivre enfin, alors que Paris m’offrait,à chaque pas, des joies si faciles à prendre et si douces àsavourer.

– Monsieur attend peut-êtrequelqu’un ? me demanda le garçon.

Quelqu’un ? Mais non, je n’attendaispersonne. La porte du restaurant s’ouvrit, et, vivement, je meretournai. Je compris alors pourquoi il m’adressait cette question,le garçon… Chaque fois que la porte s’ouvrait, il m’arrivait de meretourner ainsi, avec hâte, et je dévisageais anxieusement lespersonnes qui entraient, comme si, en effet, je savais quequelqu’un devait venir, et que je l’attendais… Quelqu’un !… Etqui donc eus-je attendu ?

J’allais très rarement au théâtre ; ilfallait, pour cela, une occasion, une obligation, un entraînement.Je crois bien que, de moi-même, jamais je n’eusse songé à y mettreles pieds… j’affectais même, pour la littérature qui se vend en cesdéballages de médiocrité, un mépris souverain. Concevant lethéâtre, non comme une distraction futile, mais comme un art grave,il me répugnait d’y voir, dans un mécanisme de scènes toujourspareilles, la passion humaine rossignolant la même romancesentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de lamême basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, mefaisait l’effet d’un dévoyé ; il était au poète ce que ledéfroqué est au prêtre, le déserteur au soldat. Et j’avais souvent,dans la mémoire, un mot de Lirat, d’une concision formidable, d’unjugement profond. Nous avions été aux obsèques du grand peintreM… ; D…, l’auteur dramatique célèbre, conduisait le deuil. Aucimetière, il prononça un discours. Cela n’avait étonnépersonne ; M… et D… n’étaient-ils pas égaux en renommée ?La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous rentrâmes àpied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé en desréflexions pénibles, gardait le silence… Brusquement, il s’arrêta,croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à forcede gravité, qu’il avait, il s’exclama : « Mais qu’est-ceque D… fichait là, hein, dites ? » Et c’était juste.Qu’est-ce qu’il fichait là, vraiment ? Venaient-ils donc de lamême race, et allaient-ils à la même gloire, le fier artiste, auxpensées grandioses, aux immortelles œuvres, et l’autre, dont toutl’idéal était d’amuser, le soir, de ses plates sornettes, uneassemblée de bourgeois enrichis et repus ?… Oui, en vérité,qu’est-ce qu’il fichait là ?

Que j’étais loin de ces sentiments hargneuxquand, après le dîner, ayant piaffé sur les boulevards, heureuxd’un bien être physique qui donnait à mes mouvements une légèreté,une élasticité particulières, je m’asseyais dans une stalle duthéâtre des Variétés, où l’on jouait une opérette à succès. Levisage délicieusement fouetté par l’air froid du dehors, le cœurtout entier conquis à l’indulgence universelle, je jouissaisvéritablement. De quoi ? Je ne le savais, et peu m’importaitde le savoir, n’étant pas d’humeur à me livrer, sur moi-même, à desinvestigations psychologiques. Justement j’étais arrivé pendant unentr’acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante.Après avoir remis mon pardessus à l’ouvreuse, j’avais fait le tourdes baignoires avec cette impatience douce, cette caressanteangoisse, déjà éprouvée au Bois, et, monté à l’étage supérieur,j’avais continué le même scrupuleux examen des loges.« Pourquoi ne serait-elle pas ici ? » pensais-je.Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la physionomied’une femme, soit qu’elle fût penchée, soit qu’elle fût noyéed’ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais :« C’est Juliette ! » Et chaque fois, ce n’était pasJuliette. La pièce m’amusa ; je ris franchement aux lourdesplaisanteries qui en constituaient l’esprit : toute cetteineptie sinistre, toute cette grossièreté canaille me charmèrent,et j’y trouvai, le plus sérieusement du monde, une ironie qui nemanquait pas de littérature. Aux scènes d’amour, je m’attendris. Jerencontrai, durant le dernier entr’acte, un jeune homme que jeconnaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu’un cequi s’amassait en moi de banalités communicatives, je m’accrochai àlui.

– Épatante, cette pièce ! me dit-il…renversante, mon cher.

– Oui, elle n’est pas mal.

– Pas mal ! pas mal !… maisc’est un chef-d’œuvre, mon cher, un chef-d’œuvre épatant !…Moi, ce que je préfère, c’est le second acte… Il y a une situation…non, là… une situation d’une force !… C’est de la hautecomédie, vous savez !… Et les toilettes !… Et cetteJudic ; ah ! cette Judic !

Il se frappa la cuisse et claqua de lalangue.

– Ce qu’elle m’excite, mon cher !…C’est épatant !

Nous discutâmes ainsi le mérite des diversactes, des diverses scènes, des divers acteurs… Au moment de nousséparer :

– Dites-moi, lui demandai-je… est-ce quevous ne connaissez pas une certaine Juliette Roux ?

– Attendez donc !…Parfaitement !… une petite brune, très chic ?… Non, jeconfonds… attendez donc !… Juliette Roux !… Connaispas.

Une heure après, je m’attablais devant unsoda-water, au café de la Paix, où avaient accoutumé de se réunir,à la sortie des théâtres, les plus beaux spécimens du monde galant.Beaucoup de femmes entraient, sortaient, insolentes, tapageuses,recrépies d’une couche de poudre de riz, les lèvres à nouveaubadigeonnées de rouge ; à la table voisine de la mienne, unepetite blonde, déjà vieille, très animée, racontait je ne saisquoi, d’une voix cassée par la noce ; une autre, plus loin,brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de lamême main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, ellemaniait l’éventail, tandis que l’homme qui l’accompagnait, affalésur une chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambesécartées, suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincibledégoût me monta du cœur aux lèvres ; j’eus honte d’être là, etje comparai aux allures ridicules et bruyantes de ces femmes, latenue si réservée de la douce Juliette, là-bas, dans l’atelier deLirat. Ces voix rauques ou perçantes rendaient plus suave encore lafraîcheur de sa voix, de cette voix que j’entendais encore, medisant : « Enchantée, monsieur… Mais, je vous connaisbeaucoup. » Je me levai…

– Quelle canaille, tout de même, que ceLirat ! m’écriai-je en me mettant au lit, furieux de ce qu’ileût traité de la sorte une femme que je n’avais rencontrée, ni dansla rue, ni au Bois, ni au restaurant, ni au théâtre, ni au cabaretnocturne.

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