Le Calvaire

Chapitre 6

 

 

Juliette ne tarda pas à s’ennuyer dans ce belappartement où elle s’était promis tant de calme, tant de bonheur.Ses armoires rangées, ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sutque faire et elle s’étonna. La tapisserie l’agaça, la lecture nelui procura aucune distraction. Elle allait d’une pièce dansl’autre, sans savoir à quoi occuper ses mains, son esprit,bâillant, s’étirant les bras. Elle se réfugiait en son cabinet detoilette, où elle passait de longues heures à s’habiller, à essayerdes coiffures nouvelles devant sa glace, à faire jouer les robinetsde la baignoire, ce qui l’amusait un instant ; à épucer Spy,et à lui fabriquer des nœuds compliqués avec les vieilles brides deses chapeaux. La direction de sa maison eût pu emplir le vide deses journées, mais je m’aperçus vite, avec chagrin, que Julietten’était pas la femme de ménage qu’elle se vantait d’être. Elle neprenait de soin, n’avait de goût, n’exerçait de surveillance quepour sa lingerie de corps et pour son chien ; le reste luiimportait peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ouplutôt comme voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelése composait d’une cuisinière, vieille fille sale, avide,grincheuse, dont les talents en cuisine ne s’étendaient pas au delàdu tapioca, de la blanquette de veau, de la salade ; d’unefemme de chambre, Célestine, effrontée, vicieuse, qui n’avaitd’estime que pour les gens qui dépensaient beaucoup d’argent ;enfin d’une femme de charge, la mère Sochard, qui prisait sanscesse, se saoulait effroyablement, afin d’oublier ses malheurs,disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille quiavait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre tabletrès mauvaise, le reste à l’avenant. Si, par hasard, nous avions dumonde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et trèsprétentieux. Je vis avec déplaisance des familiaritésinconvenantes, une sorte de liaison amicale s’établir entreJuliette et Célestine. Quand elle habillait sa maîtresse, elle luicontait des histoires dont celle-ci se réjouissait, dévoilait lesintimités malpropres des maisons où elle avait passé, donnait desconseils… Chez Mme K… on faisait comme ci ;chez Mme V… comme ça. Aussi, c’étaient des« chouettes places », on peut le dire. Souvent, Juliettese rendait à la lingerie où Célestine cousait, et elle restait là,des heures entières, assise sur une pile de draps, à écouter lesinépuisables « potins » de la bonne… De temps en temps,des discussions s’élevaient à propos d’un objet dérobé, d’unmanquement au service. Célestine s’emportait, lançait les plusgrossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voixesquintée :

– Ah ben !… merci !… En v’làune sale baraque ! Des grues pareilles, ça se permet de vousaccuser !… Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de toi, et puisde ton nigaud, là-bas… qu’a l’air d’un melon !…

Juliette la renvoyait, ne voulait pas mêmequ’elle fît ses huit jours.

– Oui, oui !… tout de suite vospaquets, vilaine fille… tout de suite.

Elle venait se blottir près de moi, tremblanteet pâle.

– Ah ! mon chéri, l’indignecréature, la vilaine fille !… Moi qui étais si gentille pourelle !

Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessusles rires qui recommençaient de plus belle, la voix de Célestinebraillait.

– Bien sûr que c’était une rude salopeque Mme la comtesse ! Ah ! la salope.

Un jour, Juliette me dit :

– Ta petite femme n’a plus rien à semettre… Elle est nue comme un ver, la pauvre !

Alors, ce furent des courses nouvelles, chezla couturière, la modiste, la lingère ; et elle redevint gaie,vive, plus aimante. L’ombre d’ennui qui avait assombri son visage,se dissipa… Au milieu des étoffes, des dentelles, parmi les plumeset les fanfreluches, elle se trouvait vraiment dans son élément,s’épanouissait, resplendissait. Ses doigts passionnés éprouvaientdes jouissances physiques à courir sur les satins, à toucher lescrêpes, à caresser les velours, à se perdre dans les flots laiteuxdes fines batistes. Le moindre bout de soie, à la façon dont ellele chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chosevivante ; des soutaches et des passementeries, elle savaittirer les plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet detoutes ces fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser àJuliette, et je me laissais aller au bonheur de la savoir siheureuse, au charme de la voir si charmante, elle dont la beautéembellissait les objets inertes autour d’elle, elle qui animaittout ce qu’elle touchait d’une vie de grâce !

Pendant plus d’un mois, tous les soirs, onapporta chez nous des paquets, des cartons, des gaines étranges… Etles robes succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Lesombrelles, les chemises brodées, les plus extravagantes lingeriess’entassaient, s’amoncelaient, débordaient des tiroirs, desplacards, des armoires.

– Tu comprends, mon chéri, m’expliquaitJuliette, surprenant dans mes regards un étonnement ; tucomprends… je n’avais plus rien… Ça, c’est un fonds… Je n’auraimaintenant qu’à l’entretenir… Oh ! ne crains rien, va !Je suis très économe… Ainsi, regarde… j’ai fait faire à toutes mesrobes un corsage montant, pour la ville, et puis un corsagedécolleté, pour quand nous irons à l’Opéra !… Compte ce quecela m’économise de costumes… Un… deux… trois… quatre… cinq… cinqcostumes, mon chéri !… Tu vois bien.

Elle étrenna, au théâtre, une robe qui fitsensation. Tant que dura cette mortelle soirée, je fus le plusmalheureux des hommes… Je sentais les convoitises de ces regards detoute une salle braqués sur Juliette, de ces regards qui ladévisageaient, qui la déshabillaient, de ces regards qui laissenttomber tant d’ordures autour de la femme qu’on admire. J’auraisvoulu cacher Juliette au fond de la loge, et jeter sur elle unvoile de laine sombre et grossière ; et, le cœur mordu par lahaine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s’effondrât dansun cataclysme ; qu’il broyât, en une chute formidable de sonlustre et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun unpeu de la pudeur de Juliette, qui m’emportaient chacun un peu deson amour. Elle, triomphante, semblait dire : « Je vousaime bien, Messieurs, de me trouver belle ainsi, et vous êtes debraves gens. »

À peine rentrés chez nous, j’attirai Juliettecontre moi, et longtemps, longtemps, je la tins pressée sur moncœur, répétant sans cesse : « Tu m’aimes bien, maJuliette ?… » mais déjà le cœur de Juliette nem’entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cilsdes larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mesbras, et, un peu fâchée, me dit :

– Comment ! j’ai été la plus bellede toutes, de toutes !… et tu n’es pas content ?… Et tupleures ?… Ce n’est pas gentil !… Qu’est-ce qu’il tefaut, alors ?

Notre première fâcherie eut lieu à propos desamis de Juliette. Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autrespersonnages amenés par Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg,revenaient, sans que je les en eusse priés, nous poursuivre, rue deBalzac… Et cela ne me convenait pas, j’entendais séparer mamaîtresse de tout son passé. Je le déclarai nettement à Juliette,qui parut d’abord très étonnée.

– Qu’as-tu contre M. Jesselin ?me demanda-t-elle.

Elle appelait les autres par leur petit nom…Mais elle disait Monsieur Jesselin avec un grandrespect.

– Je n’ai rien contre lui, positivement,ma chérie… Il me déplaît, il m’agace… il est absurde… Voilà, jepense, de bonnes raisons pour ne point désirer voir cetimbécile…

Juliette fut fort scandalisée… Que j’aie putraiter d’imbécile un homme de l’importance et de la réputation deM. Jesselin, cela ne lui entrait pas dans la tête. Elle meregardait avec effroi, comme si je venais de proférer un abominableblasphème.

– Imbécile, M. Jesselin !… Lui,un homme si comme il faut, si sérieux !… qui est allé dans lesIndes !… Mais tu ne sais donc pas qu’il est de la Société deGéographie ?

– Et Gabrielle Bernier ?… Est-elleaussi de la Société de Géographie ?

Juliette ne s’emportait jamais. Seulement,quand elle se fâchait, ses yeux devenaient subitement plus durs, lepli de son front se creusait davantage, sa voix perdait un peu desa douce sonorité. Elle répondit simplement :

– Gabrielle est mon amie.

– C’est bien cela que je luireproche !

Il y eut un moment de silence. Juliette,assise dans un fauteuil, tortillait les dentelles de sa robe dechambre, réfléchissait. Un sourire ironique erra sur seslèvres.

– Alors, il faut que je ne voiepersonne ?… C’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?… Hébien, ça va être amusant !… Nous ne sortons jamais,déjà !… Nous vivons comme de vrais loups !…

– Il n’est point question de cela, machérie… J’ai des amis… je leur dirai de venir…

– Oui, je les connais, tes amis… je lesvois d’ici !… des littérateurs, des artistes !… des gensqu’on ne comprend pas quand ils vous parlent… et qui nousemprunteront de l’argent !… Merci !…

Je fus blessé, et répondis vivement :

– Mes amis sont d’honnêtes garçons, tuentends, et qui ont du talent… Tandis que ce crétin et cette salefille !…

– Assez, n’est-ce pas ! commandaJuliette… Tu veux ? c’est bien ! Je leur fermerai maporte… Seulement, quand tu as exigé de vivre avec moi, tu auraisbien dû me prévenir que tu voulais m’enterrer vivante… J’aurais vuce que j’avais à faire…

Elle se leva… Je ne pensai point à lui direque c’était elle, au contraire, qui avait désiré cette existence àdeux, comprenant que ce serait aggraver la discussion inutilement.Je lui pris la main.

– Juliette ! suppliai-je.

– Eh bien, quoi ?

– Tu es fâchée ?

– Moi ? au contraire, je suis trèscontente…

– Juliette !

– Allons, laisse-moi… finis… tu me faismal.

Juliette me bouda toute la journée ;lorsque je lui adressais la parole, elle ne me répondait pas, ou secontentait d’articuler, d’une voix brève, des monosyllabesirritants. J’étais malheureux et colère ; j’eusse voulul’embrasser et la battre, la couvrir de baisers et de coups depoings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme offensée, leslèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je tentai del’attendrir par des allures humbles, des regards repentants etdouloureux ; son masque demeurait impitoyable, son front avaittoujours cette barre d’ombre qui m’inquiétait. Le soir, couchée,elle prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuqueparfumée où mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissaitplus obstinée qu’un mur de pierre… De sourdes impatiencess’agitaient en moi, et je m’efforçais de les dompter. À mesure quela colère m’envahissait, ma voix cherchait des intonations pluscaressantes, se faisait plus douce, plus suppliante.

– Juliette ! ma Juliette !…Parle-moi, je t’en prie !… Parle-moi !… Je t’ai fait dela peine, j’ai été trop dur ?… c’est vrai… Je me repens, je tedemande pardon… Mais parle-moi.

On eût dit que Juliette ne m’entendait pas.Elle coupait les feuillets de son livre, et le sifflement ducouteau sur le papier m’agaçait horriblement.

– Ma Juliette !… Comprends-moi…C’est parce que je t’aime que je t’ai dit cela… C’est parce que jete veux si pure, si respectée !… Et qu’il me semble que cesgens sont indignes de toi… Si je ne t’aimais pas, quem’importerait ?… Et puis, tu crois que je ne veux pas que tusortes !… Mais non… Nous sortirons souvent, tous les soirs…Ah ! ne sois pas ainsi !… J’ai eu tort !…Gronde-moi, bats-moi… Mais parle, parle donc !…

Elle continuait de tourner les pages du livre…Les mots s’étranglaient dans ma gorge :

– C’est mal, Juliette, ce que tu fais là…Je t’assure que c’est mal d’être comme tu es… Puisque je merepens !… Ah ! quel plaisir éprouves-tu donc à metorturer de la sorte ?… Puisque je me repens !… Voyons,Juliette, puisque je me repens !…

Aucun muscle de son corps ne tressaillait àmes prières. Sa nuque surtout m’exaspérait. Entre des mèches decheveux follets, j’y voyais maintenant une tête de bête ironique,des yeux qui me raillaient, une bouche qui me tirait la langue. Etj’eus la tentation d’y porter la main, de la labourer avec mesdoigts, d’en faire jaillir du sang.

– Juliette ! criai-je.

Et mes doigts crispés, écartés, crochus commedes serres, s’avançaient, malgré moi, prêts à s’abattre sur cettenuque, impatients de la déchirer.

– Juliette !

Juliette retourna légèrement la tête, meregarda avec mépris, sans terreur.

– Que veux-tu ? me dit-elle.

– Ce que je veux ?… Ce que jeveux ?…

J’allais proférer des menaces… Je m’étaislevé, à demi, hors des draps, je gesticulais… Et, tout à coup, macolère tomba… Je me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle,tout honteux, et baisant cette belle nuque parfumée :

– Ce que je veux, ma chérie, c’est que tusois heureuse… Que tu reçoives tes amis… C’était si bête ce quej’exigeais de toi !… N’es-tu donc pas la meilleure des femmes…Ne m’aimes-tu pas ?… Ah ! je n’aurai plus d’autre volontéque la tienne, je te le promets !… Et tu verras comme je seraigentil avec eux… Tiens… pourquoi n’inviterais-tu pas Gabrielle àdîner ?… Et Jesselin aussi ?…

– Non ! non !… Tu dis celamaintenant, et demain tu me le reprocherais… Non, non !… Je neveux pas t’imposer des gens que tu détestes… Des sales filles, etdes crétins !…

– Je ne sais où j’avais la tête… Je neles déteste pas… au contraire, ils me plaisent beaucoup…Invite-les, tous les deux… Et j’irai prendre une loge auVaudeville.

– Non !

– Je t’en conjure !

Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.

– Eh bien ! nous verrons demain.

Sincèrement, à cette minute, j’aimaisGabrielle, Jesselin, Célestine… Je crois même que j’aimaisMalterre.

Je ne travaillais plus. Non que l’amour dutravail m’eût abandonné, mais je n’avais plus la faculté créatrice.Tous les jours je m’asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc,cherchant des idées, n’en trouvant pas, et retombant fatalementdans les inquiétudes du présent, qui était Juliette, dans leseffrois de l’avenir qui était Juliette encore !… De même qu’univrogne presse la bouteille tarie pour en exprimer une dernièregoutte de liqueur, de même je pressais mon cerveau dans l’espoird’en faire gicler des gouttes d’idées !… Hélas ! moncerveau était vide !… Il était vide, et il me pesait sur lesépaules, autant qu’une boule énorme de plomb !… Monintelligence avait toujours été lente à s’ébranler ; il luifallait l’excitation, le cinglement du coup de fouet. En raison dema sensibilité mal réglée, de ma passivité, je subissais facilementdes influences intellectuelles et morales, bonnes ou mauvaises.Aussi l’amitié de Lirat m’était-elle très utile, autrefois. Mesidées se dégelaient à la chaleur de son esprit ; saconversation m’ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés ;ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une formemoins indécise que je m’efforçais de transcrire : ilm’habituait à voir, à comprendre, me faisait descendre avec luidans le mystère de la vie profonde… Maintenant, jour par jour, et,pour ainsi dire, heure par heure, se rétrécissaient, se refermaientles horizons de lumière où j’avais tendu, et la nuit venait, unenuit épaisse, qui non seulement était visible, mais qui étaittangible aussi, car je la touchais réellement, cette nuitmonstrueuse ; je sentais ses ténèbres se coller à mes cheveux,s’agglutiner à mes doigts, s’enrouler autour de mon corps, enanneaux visqueux…

Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôtsur un petit jardin que décoraient deux grands platanes, et quelimitait un mur, tapissé d’un treillage et couronné de lierre. Pardelà ce mur, au fond d’un autre jardin, une façade de maisonmontait grise et très haute, dardant sur moi cinq rangées defenêtres ; au troisième étage, contre la croisée quil’encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. Ilavait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux,et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée surla poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais quedes angles de chair jaune et ridée, des trous d’ombre et des mèchesde barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent surles troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme sepenchait sur lui, sinistrement ; et ce profil avait l’aird’une chouette posée sur l’épaule du vieillard ; jedistinguais son bec recourbé et ses yeux ronds, cruels, avides,sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le jardin, la croisées’ouvrait, et j’entendais une voix aigre, pointue, colère, qui necessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme se tassaitdavantage, sa tête avait un léger mouvement d’oscillation, puis ilredevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa robe dechambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je restaisdes heures à regarder le malheureux, et j’imaginais des dramesterribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée,perdue, broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavrevivant, je me le représentais beau, jeune et fort… C’étaitpeut-être jadis un artiste, un savant, ou simplement un hommeheureux et bon… Et il marchait, la taille haute, les yeux pleins deconfiance, il marchait vers la gloire ou vers le bonheur… Un jour,il avait rencontré cette femme, chez un ami ; et cette femme,elle aussi, avait une voilette parfumée, un petit manchon, unetoque de loutre, un sourire céleste, un air d’angélique douceur… Ettout de suite, il l’avait aimée… Je le suivais pas à pas, dans sapassion, je comptais ses faiblesses, ses lâchetés, ses chutes deplus en plus profondes, jusqu’à l’effondrement dans ce fauteuil degâteux et de paralytique… Et ce que j’imaginais de lui, c’était mavie à moi : c’étaient mes propres sensations, mes terreurs del’avenir, mes angoisses… Peu à peu, l’hallucination prenait uncaractère seulement physique, et c’était moi, que je voyais, souscette calotte de velours, dans cette robe de chambre, avec ce corpsdélabré, cette barbe sale, et Juliette qui se posait sur monépaule, comme un hibou…

Juliette !… Elle rôdait dans le cabinet,le corps lassé, la figure toute barbouillée d’ennui, laissantéchapper des bâillements et des soupirs. Elle ne savait qu’inventerpour se distraire. Le plus souvent, près de moi, elle installaitune table de jeu et s’absorbait dans les combinaisons d’unepatience compliquée ; ou bien elle s’allongeait sur le divan,étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menusinstruments d’écaille, de microscopiques pots d’onguent, etbrossait ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait àêtre plus brillants que de l’agate. Toutes les cinq minutes, elleles examinait, cherchant son image reflétée, comme en un miroir,sur les surfaces polies.

– Regarde, mon chéri !… sont beaux,pas ? Et toi aussi, Spy, regarde les jolis nononglesà ta maîtresse.

Ce frottement léger de la brosse de peau, cetimperceptible craquement du divan, les réflexions de Juliette, sesconversations avec Spy, suffisaient à mettre en déroute le peud’idées que je tentais de rassembler. Ma pensée revenait aussitôtaux préoccupations ordinaires, et je rêvais des rêves pénibles, jevivais des vies douloureuses… Juliette !… L’aimais-je ?…Bien des fois cette question se dressait devant moi, grosse d’undoute affreux ? N’avais-je point été dupe d’un étonnement dessens ?… Ce que j’avais pris pour de l’amour, n’était-ce pointl’éphémère et fugitive révélation d’un plaisir non encoregoûté ?… Juliette !… Certes, je l’aimais… Mais cetteJuliette que j’aimais, n’était-ce point celle que j’avais créée,qui était née de mon imagination, sortie de mon cerveau, celle àqui j’avais donné une âme, une flamme de divinité, celle quej’avais pétrie impossiblement, avec la chair idéale desanges ?… Et encore ne l’aimais-je point comme on aime un beaulivre, un beau vers, une belle statue, comme la réalisation visibleet palpable d’un rêve d’artiste !… Mais l’autreJuliette !… celle qui était là ?… Ce joli animalinconscient, ce bibelot, ce bout d’étoffe, ce rien ?… Je laconsidérais avec attention, tandis qu’elle lissait sesongles !… Oh ! j’aurais voulu déboîter ce crâne et ensonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer le néant ! Et jeme disais : « Quelle existence sera la mienne avec cettefemme qui n’a de goût que pour le plaisir, qui n’est heureuse quedans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgréson apparence chaste, va au vice instinctivement ; qui, dusoir au lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté cemisérable Malterre ; qui me quittera demain, peut-être ;cette femme qui est la négation vivante de mes aspirations, de mesadmirations ; qui jamais, jamais, n’entrera dans ma vieintellectuelle ; cette femme enfin qui, déjà, pèse sur monintelligence comme une folie, sur mon cœur comme un remords, surtout moi comme un crime ? »… J’avais des enviesde fuir, de dire à Juliette : « Je sors, mais je serairevenu dans une heure, » et de ne pas rentrer dans cettemaison où les plafonds m’étaient plus écrasants que des couverclesde cercueil, où l’air m’étouffait, où les choses elles-mêmessemblaient me dire : « Va-t’en. » Eh bien,non !… Je l’aimais ! Et c’était cette Juliette quej’aimais, non l’autre, qui était allée où vont les chimères !…Je l’aimais de tout ce qui faisait ma souffrance, je l’aimais deson inconscience, de ses futilités, de ce que je soupçonnais enelle de perverti ; je l’aimais de ce torturant amour des mèrespour leur enfant malade, pour leur enfant bossu… Avez-vousrencontré, par un jour glacé d’hiver, avez-vous rencontré, accroupidans l’angle d’une porte, un pauvre être dont les lèvres sontgercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous lesguenilles déchirées ?… Et si vous l’avez rencontré,n’avez-vous pas été envahi par une pitié poignante, et n’avez-vouspas eu la pensée de le prendre, de le réchauffer contre vous, delui donner à manger, de couvrir ses membres frissonnants devêtements chauds ? J’aimais Juliette ainsi ; je l’aimaisd’une pitié immense… ah ! ne riez pas !… d’une pitiématernelle, d’une pitié infinie !…

– Est-ce que nous n’allons pas sortir,mon chéri ?… Ce serait si gentil de faire un tour de Bois.

Et jetant les yeux sur le papier blanc, où jen’avais pas écrit une ligne :

– C’est tout ça ?… Vrai !… tune t’es pas foulé la rate… Et moi qui suis restée pour te fairetravailler !… Oh ! d’abord, je sais que tu n’arriverasjamais à rien… Tu es bien trop mou !…

Bientôt, tous les jours et tous les soirs noussortîmes. Je ne résistais pas, presque heureux d’échapper auxmortels dégoûts, aux réflexions désespérées que me suggérait notreappartement, à la vision symbolique du vieil homme, à moi-même…Ah ! surtout à moi-même. Dans la foule, dans le bruit, danscette hâte fiévreuse de l’existence de plaisir, j’espérais trouverun oubli, un engourdissement, dompter les révoltes de mon esprit,faire taire le passé dont j’entendais, au fond de mon être, la voixgémir et pleurer. Et, puisque j’étais dans l’impossibilité d’éleverJuliette jusqu’à moi, j’allais m’abaisser jusqu’à elle. Leshauteurs sereines où trône le soleil, que j’avais gravieslentement, au prix de quels efforts ! je les redescendraisd’un coup, d’une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas,me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans laboue profonde. Il n’était plus question de m’enfuir. Si, parhasard, cette idée venait encore traverser les brumes de moncerveau, si, dans l’égarement de ma volonté j’apercevais, toujoursplus lointaine, une route de salut, où le devoir semblaitm’appeler, pour me soustraire à l’idée, pour ne pas m’élancer surcette route, je m’accrochais à de faux semblants d’honneur…Pouvais-je quitter Juliette ! moi qui avais exigé qu’ellequittât Malterre ? Moi parti, que deviendrait-elle ?…Mais non ! mais non ! je mentais… Je ne voulais pas laquitter, parce que je l’aimais, parce que j’avais pitié d’elle,parce que… N’était-ce point moi que j’aimais, de moi que j’avaispitié ?… Ah ! je ne sais plus ! je ne saisplus !… Aussi ne croyez point que l’abîme où j’ai roulé m’aitsurpris brusquement… Ne le croyez pas ! Je l’ai vu de loin,j’ai vu son trou noir et béant horriblement, et j’ai couru à lui…Je me suis penché sur les bords pour respirer l’odeur infecte de safange, je me suis dit : « C’est là que tombent, ques’engouffrent les destinées perverties, les vies perdues ; onn’en remonte jamais, jamais ! » Et je m’y suisprécipité…

 

Malgré les menaces du ciel chargé de nuages,la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui nesoit occupée ; les cafés concerts, les cirques, les théâtres,ont vomi là « le gratin » de leur public. Partout destoilettes claires et des habits noirs ; des demoisellesempanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines etblafardes ; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur laboutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs cannes,avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les jambescroisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées defleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière,sifflotent un air à la mode, – le refrain que, tout à l’heure, ilsont chanté aux Ambassadeurs, en s’accompagnant avec des assiettes,des verres et des carafes… La dernière lumière s’est éteinte à lafaçade de l’Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles etdes tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d’enfer.Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remises’alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Lescochers dormaillent, couchés sur leurs sièges ; d’autres,réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, causent enmâchonnant des bouts de cigare et se racontent, avec de gros rires,les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse lavoix criarde des vendeurs de journaux, qui passent et repassent,jetant, au milieu d’un boniment croustillant, le nom d’une femmeconnue, la nouvelle d’un scandale, tandis que des gamins crapuleuxet sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent desphotographies obscènes, qu’ils découvrent à demi, pour fouetter lesdésirs qui s’endorment, rallumer les curiosités qui s’éteignent. Etdes petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigresvisages d’enfant, viennent présenter des bouquets en souriant, d’unsourire équivoque, en mettant dans leurs œillades la savante ethideuse impureté des vieilles prostituées. À l’intérieur du café,toutes les tables sont prises… Pas une place vide… On boit du boutdes lèvres un verre de champagne, on grignote une sandwich du boutdes dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, avant de monterau club ou d’aller se coucher, par habitude, ou par« chic » et pour voir aussi s’il n’y a pas « quelquechose à faire ». Lentement, et se dandinant, ils font le tourdes groupes, s’arrêtent pour causer avec des amis, envoient unrapide bonjour de la main, de-ci, de-là, se regardent dans lesglaces, remettent en ordre la cravate blanche qui déborde lepardessus clair ; puis s’en vont, l’esprit orné d’une nouvelleexpression d’argot demi-mondain, plus riches d’un potin cueilli aupassage et dont leur désœuvrement vivra pendant tout un jour. Lesfemmes, accoudées devant un soda-water, leur tête veule – quevergettent de petites hachures roses – appuyée sur la main longgantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes etrêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisinesdes clignements d’yeux maçonniques et d’imperceptibles sourires,tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat,frappe, à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. Laréunion est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et dedentelles, de passequilles et de pompons, de plumes teintées et defleurs épanouies, de boucles blondes, de tresses brunes, et delueurs de diamants. Et tous sont à leur poste de combat, les jeuneset les vieux, les débutants au visage imberbe, les chevronnés auxcheveux blanchis, les dupes naïves et les hardis écumeurs :irrégularités sociales, situations fausses, vices déréglés, bassescupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues quinaissent, se confondent, grandissent et s’engraissent à la chaleurdu fumier parisien.

C’est dans cette atmosphère, chargée d’ennuis,d’inquiétude et de parfums lourds, que nous venions, tous lessoirs, désormais. Dans la journée, les stations chez lescouturières, le Bois, les Courses ; la nuit, les restaurants,les théâtres, les réunions galantes. Partout où ce monde spécials’étale, on était certain de nous voir apparaître ; nousétions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont oncommençait à parler, et de ses robes qui excitaient l’envie,l’émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous.Notre appartement ne nous servait plus guère que de cabinet detoilette. Quand Juliette s’habillait, elle devenait dure, presqueféroce. Le pli de son front lui coupait la peau comme unecicatrice. Elle parlait par mots saccadés, se fâchait, semblaitemportée vers des buts de destruction. Autour d’elle, le cabinetétait au pillage : les tiroirs ouverts, des jupons gisant surle tapis, des éventails sortis de leurs étuis, épars sur leschaises, des lorgnettes errant sur les meubles, des mousselinesbouffant dans des coins, des fleurs tombées, des serviettes rougiesde fard, des gants, des bas, des voilettes pendues aux branches desflambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, effrontée,cynique, évoluait, bondissait, glissait, s’agenouillait aux piedsde sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait des plis,nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites pourtripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Julietteavec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observationsvives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d’une flammede vice canaille, s’attachaient sur moi, obstinément ironiques. Cen’est qu’en public, à l’éclat des lumières, sous le feu croisé desregards d’homme, que Juliette retrouvait son sourire, etl’expression de joie un peu étonnée et candide qu’elle conservaitjusque dans ces milieux répugnants de la débauche. Et nous venions,en ce cabaret, avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gensrencontrés on ne sait où, présentés on ne sait par qui, desimbéciles, des escrocs, des princes, toute unechiennerieinternationale et boulevardière que noustraînions à nos trousses. On disait généralement : « Labande Mintié ».

– Que faites-vous ce soir ?

– Je vais avec la bande Mintié.

Jesselin nous donnait des renseignements surle personnel de l’endroit ; il n’ignorait rien des dessous dela vie galante ; il en parlait, d’ailleurs, avec une sorted’admiration, en dépit de tous les détails honteux ou tragiquesqu’il nous révélait.

« Cet homme très entouré et qu’on écouterespectueusement ?… Il avait été valet de chambre. Son maîtrele chassa, pour vol. Mais il se fit croupier, exploita tous lesbouges clandestins, devint caissier de cercle, puis, habilement,pendant quelques années, disparut. Aujourd’hui, il possédait desintérêts dans des maisons de jeu, des parts dans des écuries decourses, du crédit chez les agents de change, des chevaux et unhôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de l’argent, à centpour cent, à des demoiselles dans l’embarras et dont il avait, aupréalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à sesheures, avec esclandre ; achetant des tableaux très chers, ilpassait pour un homme honorable et un protecteur des arts. Dans lesjournaux, on citait son nom, dévotieusement.

« Et cet autre, énorme, joufflu, dont levisage gras et plissé est éternellement fendu d’un rired’idiot ?… Un enfant !… Dix-huit ans, à peine. Il a unemaîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au Bois, lelundi, et un professeur-abbé qu’il conduit au lac, le mardi, dansla même voiture. Sa mère a ainsi compris l’éducation de ce fils,voulant qu’il menât de front les saintes croyances et les galantesaventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant savieille folle de mère. « Un vrai type ! » résumaitJesselin.

« Un duc, celui-là, un duc porteur d’ungrand nom de France !… Ah ! le joli duc ! Le roi despique-assiettes ! Il entre timidement, comme un chien peureux,regarde à travers son monocle, flaire un souper, s’installe etdévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n’a peut-être pasdîné, le duc ; il est sans doute revenu bredouille de sesquotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chezBignon, en quête d’un ami et d’un menu. Très bien avec les petitesdames et les marchands de chevaux, il fait les commissions desunes, monte les bêtes des autres. Chargé de dire, partout où ilva : « Ah ! quelle femme charmante !… Ah !quelle admirable bête ! » Il reçoit, en échange de cesservices, quelques louis avec lesquels il paie son valet dechambre.

« Encore un grand nom, peu à peu etirrémédiablement tombé dans la pourriture des métiers abjects etdes proxénétismes cachés. Celui-ci fut brillant, autrefois ;il garde encore, malgré l’embonpoint qui est venu, malgré labouffissure des chairs, une allure élégante, et un parfum de bonnecompagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés bizarres où ilopère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a cinquante ans,les majors dans les tables d’hôte. Sa politesse et son éducationlui sont un capital qu’il exploite en perfection. Il sait tirerparti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, carnul, mieux que lui, ne s’entend à mettre ses malheurs conjugaux encoupe réglée.

« Ce visage livide, encadré de favorisgrisonnants, cette lèvre mince, cet œil éteint ?… On ne savaitpas !… Longtemps des bruits sinistres avaient couru sur cepersonnage, des histoires de sang… D’abord, on eut peur et ons’éloigna… Un vieux souvenir, après tout !… D’ailleurs, ildépensait beaucoup d’argent… Qu’importe quelques gouttes rouges quiroulent sur des piles d’or !… Les femmes en étaientfolles…

« Ce jeune homme si joli, à la moustachesi galamment retroussée ?… Un jour, n’ayant plus le sou, et safamille lui coupant les vivres, il eut l’ingénieuse pensée de fairecroire à son repentir, quitta avec fracas une vieille maîtressequ’il avait, et s’en revint à la maison paternelle. Une jeunefille, compagne de son enfance, l’adorait. Elle était riche. Ill’épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait la dot etretrouvait la vieille maîtresse. « Elle est bonne !ajoutait Jesselin, non là vrai ! Elle est trèsbonne ! »

« Et les complaisants, et les chassés desclubs, et les expulsés des Courses, et les exécutés de la Bourse,et les étrangers venus, le diable sait d’où, qu’un scandale apporteet que remporte un autre scandale, et les vivants hors la loi etl’estime bourgeoise, qui s’adjugent des royautés parisiennes,devant lesquelles on s’incline ! Tous ils grouillaient là,superbes, impunis et tarés ! »

Juliette écoutait, amusée par ces récits,attirée par cette boue et par ce sang, flattée des hommagesignobles qu’elle sentait lui arriver des regards de ces crétins etde ces bandits. Mais elle gardait sa tenue décente, son charme devierge, ses allures à la fois hautaines et abandonnées, pourlesquelles un jour, chez Lirat, je m’étais damné !…

Voilà que les figures pâlissent, les traitss’étirent… la fatigue gonfle et rougit les paupières… Un à un, ilsquittent le cabaret, las et inquiets… Savent-ils ce que demain leurréserve, ce qui les attend chez eux ; quelle ruine lesguette ; au fond de quel gouffre de misère et d’infamie ilssombreront, les pauvres diables ?… Quelquefois un coup depistolet creuse un vide dans la bande… Ne sera-ce pas leur tour,demain ?… Demain !… Ne sera-ce pas mon tour aussi ?Ah ! demain !… toujours la menace de demain !… Etnous rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.

Le boulevard était désert. Un grand silences’appesantissait sur la ville. Seules, les fenêtres des tripotsluisaient, pareilles à des yeux de bêtes géantes, tapies dans lanuit.

 

Sans connaître exactement ma situation defortune, je sentais la ruine proche. J’avais payé des sommesconsidérables, les dettes s’accumulaient sur les dettes et, loin dediminuer, les fantaisies de Juliette devenaient plus nombreuses,plus extravagantes : l’or coulait de ses doigts, comme l’eaud’une fontaine, en un ruissellement continu. « Elle me croitsans doute plus riche que je ne le suis, pensais-je, voulant metromper moi-même : je devrais l’avertir, peut-être semontrerait-elle plus réservée dans ses désirs. » La vérité estque j’écartais systématiquement toute idée de ce genre, que jeredoutais les conséquences probables d’une pareille révélation,plus que n’importe quel malheur dans le monde. En mes raresinstants de lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenaisque, sous son air de douceur, sous ses naïvetés d’enfant gâtée,sous la passion robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachaitune volonté terrible d’être belle toujours, adulée, courtisée, uneffroyable égoïsme qui n’eût reculé devant aucune cruauté, devantaucun crime moral… Je m’apercevais qu’elle m’aimait moins que ledernier de ses chiffons, qu’elle m’eût sacrifié pour un manteau,pour une cravate, pour une paire de gants… Entraînée dans cetteexistence, elle ne s’arrêterait point… Et alors ?… Alors ungrand froid me secouait de la tête aux pieds… Qu’elle me quittât,non, non, voilà ce que je ne voulais pas !… Le moment le pluspénible pour moi, c’était le matin, au réveil. Les yeux fermés,ramenant les couvertures par-dessus ma tête, le corps tassé enboule, je réfléchissais à ma situation, avec d’épouvantablestortures… Et plus elle me paraissait compromise, plus je meraccrochais à Juliette, désespérément. J’avais beau me dire quel’argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel,malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines,l’agonie de mes espérances, me serait retiré ; je m’entêtais,je m’acharnais en d’impossibles combinaisons… Je me voyais abattantdes besognes formidables en huit jours… Je rêvais de trouver desmillions dans des fiacres… Des héritages prodigieux me tombaient duciel… Le vol me hantait… Peu à peu, toutes ces folies prenaient uncorps dans mon cerveau détraqué… Je donnais à Juliette des palais,des châteaux ; je l’écrasais sous le poids des diamants et desperles ; l’or, autour d’elle, coulait, flambait ; et,par-dessus la terre, je la hissais sur des pourpres vertigineuses…Puis, la réalité revenait brusquement… Je m’enfonçais davantagedans le lit… Je cherchais des néants au fond desquels j’auraisdisparu… je m’efforçais de dormir… Et, tout d’un coup, haletant, lasueur au front, les yeux hagards, je me collais à Juliette,l’étreignais de toutes mes forces, sanglotant.

– Tu ne me quitteras jamais, maJuliette !… dis, dis que tu ne me quitteras jamais… Parce que,vois-tu, j’en mourrais… j’en deviendrais fou… je me tuerais !…Juliette, je te jure que je me tuerais !

– Mais, qu’est-ce qui te prend ?…Pourquoi trembles-tu ? Non, mon chéri, je ne te quitterai pas…Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?… Et puis, je t’aimetant !… quand tu es bien gentil, comme maintenant !

– Oui, oui, je me tuerais !… je metuerais !…

– Es-tu drôle, mon chéri !… Pourquoime dis-tu cela ?…

– Parce que…

J’allais tout lui révéler… Je n’osai pas. Etje repris :

– Parce que je t’aime !… parce queje ne veux pas que tu me quittes… parce que je ne veuxpas !…

Il fallut bien, cependant, en arriver à cetteconfidence… Juliette avait vu, à la vitrine d’un bijoutier de larue de la Paix, un collier de perles dont elle parlait sans cesse.Un jour que nous nous trouvions dans le quartier :

– Viens voir le beau bijou, medit-elle.

Et le nez contre la glace, les yeux luisants,longtemps elle contempla le collier qui arrondissait, sur levelours grenat de l’écrin, son triple rang de perles roses. Jesentais des frissons lui courir sur la peau.

– Pas, qu’il est beau ?… Et pas cherdu tout ! J’ai demandé le prix… cinquante mille francs… C’estune occasion unique.

Je cherchai à l’entraîner plus loin. Mais,câline, se penchant à mon bras, elle me retint. Et ellesoupira :

– Ah ! comme il ferait bien sur lecou de ta petite femme !

Elle ajouta, avec un air de désolationprofonde :

– C’est vrai, aussi !… Toutes lesfemmes ont des tas de bijoux… Moi, je n’ai rien… Si tu étais biengentil, bien gentil !… tu le donnerais à ta pauvre petiteJuliette… Voilà !

Je balbutiai :

– Certainement, je veux bien… mais plustard… dans huit jours !…

Le visage de Juliette s’assombrit.

– Pourquoi dans huit jours ?…Oh ! je t’en prie, tout de suite, tout de suite !

– C’est que vois-tu, maintenant, je suisgêné… très gêné…

– Comment ? déjà ?… Tu n’asplus le sou ?… Ah bien, vrai !… Où ça passe-t-il donc,tout ton argent ?… Tu n’as plus le sou ?

– Mais si… Mais si ! seulement jesuis gêné, momentanément.

– Eh bien, alors ? qu’est-ce que çafait ?… J’ai demandé aussi pour le paiement… On secontenterait de billets… Cinq billets de dix mille francs… Ce n’estpas une affaire d’État !

– Sans doute… Plus tard ! je tepromets… Viens !

– Ah ! fit Juliette simplement.

Je la regardai, le pli de son front meterrifia ; je vis passer en ses yeux une flamme sombre… Et,dans l’espace d’une seconde, tout un monde de sensationsextraordinaires, et non encore éprouvées, m’envahit. Trèsnettement, avec une lucidité parfaite, avec un implacablesang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je me posaicette double question : « Juliette et ledéshonneur ; Juliette et la prison ? » Je n’hésitaipas.

– Entrons, dis-je.

Elle emporta le collier.

Le soir, parée de ses perles, elle s’assit surmes genoux, radieuse, et, les bras noués autour de mon cou, elleresta longtemps à me bercer de sa douce voix.

– Ah ! mon pauvre chéri,disait-elle… Je n’ai pas toujours été sage !… Oui, je me rendscompte… je suis un peu folle quelquefois… Mais c’est finimaintenant !… Je veux être une femme bonne, sérieuse… Et puis,tu travailleras bien… tu feras un beau roman, une belle pièce dethéâtre… Et puis nous serons riches, très riches… Et puis, quand tuseras trop gêné, nous vendrons le beau collier !… Parce queles bijoux, c’est pas comme les robes ; c’est de l’argent, lesbijoux… Embrasse-moi fort…

Ah ! comme elle s’envola vite, cettenuit-là ? Comme les heures s’enfuirent, effarées sans douted’entendre hurler l’amour avec la voix maudite des damnés.

Les désastres se multipliaient, seprécipitaient. Des billets, souscrits aux fournisseurs de Juliette,restèrent impayés, et c’est à peine si je pouvais, en empruntantpartout, trouver l’argent nécessaire à notre existence quotidienne.Mon père avait laissé quelques créances à Saint-Michel. Généreux etbon, il aimait à obliger les petits cultivateurs dans l’embarras.Je lançai les huissiers, sans pitié, contre ces pauvres diables,faisant vendre leur masure, leur bout de champ, ce par quoi ilsvivaient misérablement, en se privant de tout. Dans les maisons oùje possédais encore du crédit, j’achetais des choses que jerevendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque dans lesbrocantes les plus véreuses… Des projets de chantage inouïsgermaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuellesdemandes d’argent. Enfin, une fois, j’allai chez Lirat. Il mefallait cinq cents francs pour le soir, et j’allai chez Lirat,délibérément, effrontément ! Pourtant, en sa présence, danscet atelier tout plein de souvenirs regrettés, mon assurance tomba,et j’eus une sorte de pudeur tardive… Je tournai autour de Lirat,pendant un quart d’heure, sans parvenir à lui expliquer ce quej’attendais de son amitié… De son amitié !… Et je me disposaisà partir.

– Eh bien, au revoir, Lirat.

– Au revoir, mon ami.

– Ah ! j’oubliais… Ne pourriez-vouspas me prêter cinq cents francs ? Je comptais sur mesfermages… Ils sont en retard.

Et rapidement, j’ajoutai :

– Je vous les rendrai demain… demainmatin.

Lirat fixa un instant ses yeux sur moi… Jerevois encore ce regard… En vérité, il était douloureux.

– Cinq cents francs !… me dit-il… Oùdiable voulez-vous que je les prenne ?… Est-ce que j’ai jamaiseu cinq cents francs ?

J’insistai, répétant :

– Je vous les rendrai demain… demainmatin.

– Mais je ne les ai pas, mon pauvreMintié !… Il me reste deux cents francs… Si cela peut vousêtre utile ?

Je pensai que ces deux cents francs qu’ilm’offrait, c’était le pain de tout un mois. Je répondis, le cœurdéchiré :

– Eh bien, oui !… Tout demême !… Je vous les rendrai demain… demain matin.

– C’est bon, c’est bon !…

J’aurais voulu, à ce moment, me jeter au coude Lirat, lui demander pardon, lui crier : « Non, non, jene veux pas de cet argent ! » Et, comme un voleur, jel’emportai.

Mes propriétés, le Prieuré lui-même, lavieille et familiale demeure, couverts d’hypothèques, furentvendus !… Ah ! le triste voyage que je fis à cetteoccasion !… Il y avait bien longtemps que je n’étais retournéà Saint-Michel ! Et cependant, aux heures de dégoût et delassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petitpays tranquille m’était une douceur, un apaisement. Les soufflespurs qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveaucongestionné, calmaient ma poitrine, brûlée par les acidescorrosifs que charrie l’air empesté des villes, et je m’étaispromis souvent, quand je serais fatigué de toujours poursuivre deschimères, de me réfugier là, dans la paix, dans la sérénité deschoses maternelles. Saint-Michel !… Jamais il ne m’avait étécher autant que depuis que je l’avais quitté ; il me semblaitcontenir des beautés et des richesses dont je n’avais pas su jouirencore, et que je découvrais subitement… J’aimais à en rappeler lessouvenirs, j’aimais surtout à évoquer la forêt, la belle forêt où,tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m’étais perdu…Délicieusement, humant l’arome des puissantes sèves, l’oreillecharmée par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis etles futaies, ainsi que des harpes et des violoncelles, jem’enfonçais dans les grandes allées aux voûtes tremblantes defeuillage, les grandes allées droites qui, très loin, là-bas,finissaient brusquement et s’ouvraient comme une baie d’église, surla clarté d’un pan de ciel ogival et radieux… Dans ces rêves, jevoyais les branches des chênes tendre vers moi leurs bouquets plusverts, heureuses de me retrouver ; les jeunes baliveaux mesaluaient, au passage, avec un bruissement joyeux ; ils medisaient : « Regarde comme nous avons grandi, comme notretronc est lisse et vigoureux, comme l’air est bon où nous étendonsnos fines ramures balancées, comme la terre est charitable où nouspoussons nos racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants. »Les mousses et les bruyères m’appelaient : « Nous t’avonsfait un bon lit, petit, un bon lit parfumé, et tel qu’il n’y en apas dans les maisons avares et dorées des grandes villes…Allonge-toi, et roule-toi ; si tu as trop chaud, la fougèreagitera sur ta tête ses légers éventails ; si tu as tropfroid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer unrayon de soleil qui te réjouira. » Hélas ! depuis quej’aimais Juliette, peu à peu ces voix s’étaient tues. Ces souvenirsne revenaient plus, comme des anges gardiens, bercer mon sommeil,et secouer leurs ailes blanches, dans l’azur détruit de messonges !… Le passé s’éloignait de moi, honteux demoi !…

Le train filait ; il avait franchi lesplaines de la Beauce, plus mélancoliques encore à regarder qu’auxjours poignants de la guerre… Et je reconnaissais mes petits champsbossus, et leurs haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mesvallées étroites, mes peupliers à la cime penchée en forme decapuchon, qui ressemblent, dans la campagne, à d’étrangesprocessions de pénitents bleus, mes fermes au toit haut et moussu,mes chemins de traverse encaissés et rocailleux, qui dévalent,bordés de trognes de charme, sous des verdures robustes ; maforêt là-bas, noire dans le soleil couchant… Il faisait nuit quandj’arrivai à Saint-Michel. J’aimais mieux cela. Traverser la rue, enplein jour, sous les regards curieux de tous ces braves gens quim’avaient vu enfant, cela m’eût été pénible… Il me semblait qu’il yavait sur moi tant de hontes, qu’ils se seraient détournés avechorreur, comme d’un chien galeux… Je hâtai le pas, relevant lecollet de mon pardessus… L’épicière, qu’on appelaitMme Henriette, et qui, jadis, me bourrait degâteaux, était devant sa boutique, à causer avec des voisines. Jetremblai qu’elles ne parlassent de moi, je quittai le trottoir etpris la chaussée… Heureusement qu’une charrette passa, dont lebruit couvrit les paroles de ces femmes… Le presbytère… la maisondes sœurs… l’église… le Prieuré !… À cette heure, le Prieurén’était rien qu’une masse noire, énorme, dans le ciel… Et pourtant,le cœur me manqua… Je dus m’appuyer contre un des piliers de lagrille, reprendre haleine… À quelques pas de moi, la forêtgrondait, sa grosse voix s’enflait, colère, et pareille à la voixdéchaînée des brisants…

Marie et Félix m’attendaient… Marie, plusvieille, plus ridée ; Félix, plus courbé, dodelinant de latête davantage…

– Ah ! monsieur Jean ! monsieurJean !

Et, tout de suite, Marie, s’emparant de mavalise :

– Vous devez avoir joliment faim,monsieur Jean !… Je vous ai fait une soupe, comme vousl’aimiez, et puis j’ai mis un bon poulet à la broche.

– Merci ! dis-je… Je ne dîneraipas.

J’aurais voulu les embrasser tous les deux,leur ouvrir mes bras, pleurer sur leurs vieilles facesparcheminées… Eh bien, ma voix était dure, cassante. J’avaisprononcé : « Je ne dînerai pas », sur un ton demenace. Ils m’examinaient, un peu effarés, ne cessaient derépéter :

– Ah ! monsieur Jean !… Commeil y a longtemps !… Ah ! monsieur Jean !… Comme vousêtes beau garçon !…

Alors Marie, pensant qu’elle m’intéresserait,commença de me débiter les nouvelles du pays.

– Ce pauvre monsieur le curé est mort,vous avez su cela !… Le nouveau ne prend point ici ;c’est trop jeune, ça veut faire du zèle… Baptiste a été tué par unarbre…

Je l’interrompis :

– Bien, bien, Marie… Vous me contereztout cela demain…

Elle me conduisit à ma chambre, et medemanda :

– Faudra-t-il vous porter votre bol delait, monsieur Jean ?

– Comme vous voudrez !

Et, la porte refermée, je m’abattis dans unfauteuil, et longtemps, longtemps, je sanglotai.

Le lendemain je me levai dès l’aube… LePrieuré n’avait pas changé ; il y avait seulement un peu plusd’herbes dans les allées, de mousse sur le perron, et quelquesarbres étaient morts. Je revis la grille, les pelouses teigneuses,les sorbiers chétifs, les marronniers vénérables ; je revis lebassin où baignaient les arums, où le petit chat avait été tué, lerideau de sapins qui cachait les communs, l’étude abandonnée ;je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs de pierre pareilsà de vieilles tombes… Dans le potager, Félix binait uneplate-bande… Ah ! comme il était cassé, le pauvrehomme !

Il me montra une épine blanche, et medit :

– C’est là que vous veniez avec défuntvot’ pauv’ père, pour guetter le merle… Vous rappelez-vous ben,monsieur Jean ?

– Oui, oui, Félix.

– Et pis la grive, itou, dame !

– Oui, oui, Félix…

Je m’éloignai. Je ne pouvais supporter la vuede ce vieillard, qui pensait mourir au Prieuré, et que j’allaischasser, et qui s’en irait où ?… Il nous avait servis avecfidélité, il était presque de la famille, pauvre, incapable degagner sa vie désormais… Et j’allais le chasser !… Ah !comment ai-je fait cela ?

Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elletournait autour de ma chaise avec une agitation inaccoutumée.

– Faites excuse, monsieur Jean, medit-elle enfin… Faut que j’en aie le cœur net… C’est-y vrai quevous vendez le Prieuré ?…

– Oui, Marie.

La vieille fille écarquilla les yeux,stupéfaite, et posant ses deux mains sur la table, ellerépéta :

– Vous vendez le Prieuré ?

– Oui, Marie.

– Le Prieuré où toute votre famille estnée… Le Prieuré où votre père et votre mère sont morts ?… LePrieuré, Seigneur Jésus !

– Oui, Marie.

Elle se recula comme effrayée :

– Mais vous êtes donc un méchant enfant,monsieur Jean ?

Je ne répondis rien. Marie sortit de la salleà manger et ne m’adressa plus la parole.

Deux jours après, mes affaires terminées, lesactes signés, je repartais… De ma fortune, il me restait de quoivivre un mois, à peine. C’était fini, bien fini !… Des dettesécrasantes, des dettes ignobles, et rien !… Ah ! si letrain avait pu m’emporter loin, toujours plus loin, n’arriverjamais ! C’est à Paris que je m’aperçus seulement que jen’avais pas été m’agenouiller sur les tombes de mon père et de mamère.

Juliette me reçut tendrement. Ellem’embrassait avec passion.

– Ah ! mon chéri, mon chéri !…J’ai cru que tu ne reviendrais plus !… Cinq jours ! pensedonc ! D’abord, si tu refais encore des voyages, je veux alleravec toi…

Elle se montrait si affectueuse, sivéritablement émue, ses caresses me donnaient tant de confiance, etpuis ce que j’avais de gros sur le cœur me semblait si lourd àporter, que je n’hésitai pas à lui tout avouer. Je la pris dans mesbras et l’assis sur mes genoux.

– Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je,écoute-moi bien… Je suis perdu, ruiné… ruiné, tu entends :ruiné !… Nous n’avons plus que quatre mille francs !…

– Pauvre mignon ! soupira Juliette,en posant sa tête sur mon épaule, pauvre mignon !

J’éclatai en sanglots, et jem’écriai :

– Tu comprends qu’il faut que je tequitte… Et j’en mourrai !

– Allons, tu es fou de parler ainsi…Est-ce que tu crois que je pourrais vivre sans toi, monchéri ?… Voyons, ne pleure pas, ne te désole pas…

Elle essuya mes yeux humides, et continua desa voix, à chaque instant plus douce :

– D’abord nous avons quatre mille francs…nous pouvons vivre quatre mois avec cela… Pendant ces quatre mois,tu travailleras… Voyons, en quatre mois, si tu n’as pas le temps defaire un beau livre !… Mais ne pleure plus… parce que si tupleures, je ne te dirai pas un gros secret… un gros, gros, grossecret… Sais-tu ce qu’elle fait, ta petite femme qui se doutaitbien un peu de cela ?… le sais-tu ?… Eh bien !depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçonsd’équitation… et, l’année prochaine, comme elle sera très forte,Franconi l’engagera… Sais-tu ce que gagne une écuyère de hauteécole ?… Deux mille, trois mille francs par mois… Ainsi, tuvois qu’il n’y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon !

Toutes les déraisons, toutes les foliesm’étaient bonnes. Je m’y accrochais désespérément, comme le marinperdu s’accroche aux épaves incertaines que la vague pousse. Pourvuqu’elles me soutinssent un instant, je ne me demandais pas versquels plus dangereux récifs, vers quelles profondeurs plus noires,elles m’entraîneraient. Je conservais aussi cet espoir absurde ducondamné à mort qui, jusque sur la sanglante plate-forme, jusquesous le couteau, attend un événement impossible, une révolutioninstantanée, une catastrophe planétaire, qui le délivreront de lamort. Je me laissai bercer par le joli ronron des paroles deJuliette !… Des résolutions de travail héroïque me venaient àl’esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés…J’entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres ;des théâtres où des messieurs graves et maquillés s’avançaient,lançant mon nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu parla fatigue, brisé par l’émotion, je m’endormis…

 

Nous finissons de dîner… Juliette a été plustendre encore qu’au moment de mon retour. Pourtant, je vois en elleune inquiétude, une préoccupation. Elle est triste et gaie, tout àla fois : qu’y a-t-il donc derrière ce front où des nuagespassent ? Malgré ses protestations, est-elle décidée à mequitter, et veut-elle rendre moins pénible notre séparation, en meprodiguant tous les trésors de ses caresses ?…

– Que c’est donc ennuyeux, monchéri ! dit-elle… Il faut que je sorte.

– Comment, il faut que tu sortes ?…Maintenant ?

– Mais oui, figure-toi… Cette pauvreGabrielle est très malade… Elle est seule… j’ai promis d’aller lavoir. Oh ! je ne serai pas longtemps… Une heure à peine…

Juliette parle très naturellement… Et je nesais pas pourquoi, je pense qu’elle ment, qu’elle ne va pas chezGabrielle… et je suis mordu au cœur par un soupçon, vague, affreux…Je lui dis :

– Ne pourrais-tu attendredemain ?

– Oh ! c’est impossible !… Tucomprends, j’ai promis !

– Je t’en prie !… demain…

– C’est impossible !… Cette pauvreGabrielle !

– Eh bien !… Je vais avec toi… Jeresterai à la porte, je t’attendrai !

Sournoisement, je l’examine… Son visage n’apas frémi… Non, en vérité, elle n’a pas eu la moindre surprise desnerfs. Elle répond avec douceur :

– Ça n’est pas raisonnable !… Tu esfatigué, mon chéri… Couche-toi !

Déjà j’ai vu glisser, comme une couleuvre, latraîne de sa robe, derrière la portière retombée… Juliette est dansson cabinet de toilette… Et moi, les yeux obstinément fixés sur lanappe, où danse le reflet rouge d’une bouteille de vin, jeréfléchis que, dans ces temps derniers, des femmes sont venues ici,des femmes grasses, louches, des femmes qui avaient l’air dechiennes, flairant des ordures… J’ai demandé à Juliette :« Qui sont ces femmes ? » Juliette m’a répondu, unefois : « C’est la corsetière », une autrefois : « C’est la brodeuse… » Et je l’ai cru !…Un jour, sur le tapis, j’ai ramassé une carte de visite quitraînait… Madame Rabineau, 114, rue de Sèze… « Qui ça,Mme Rabineau ? » Juliette m’arépondu : « Ce n’est rien, donne… » Et elle adéchiré la carte… Et moi, imbécile, je ne suis même pas allé rue deSèze, pour savoir !… Je me souviens de tout cela… Ah !comment n’ai-je pas compris ?… Comment ne leur ai-je pas sautéà la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine ?…Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, leventre sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs !…Juliette est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, encostume sombre… avec une voilette épaisse qui lui cache la figure…L’ombre de sa main court sur la nappe, elle s’allonge, s’élargit,se rétrécit, disparaît et revient… Toujours je verrai cette ombrediabolique, toujours !…

– Embrasse-moi bien, mon chéri.

– Ne sors pas, Juliette ; ne sorspas, je t’en conjure.

– Embrasse-moi… bien fort… plus fortencore…

Elle est triste… À travers la voiletteépaisse, je sens sur ma joue l’humidité d’une larme.

– Pourquoi pleures-tu, Juliette ?…Juliette, par pitié, reste près de moi !

– Embrasse-moi… Je t’adore, mon Jean… Jet’adore !…

Elle est partie… Des portes s’ouvrent, sereferment… Elle est partie… Dehors, j’entends le bruit d’unevoiture qui roule… Le bruit s’éloigne, s’éloigne et meurt… Elle estpartie !…

Et me voilà dans la rue, moi aussi… Un fiacrepasse.

– 114, rue de Sèze !

Ah ! ma résolution a été vite prise… J’airéfléchi que j’avais le temps d’arriver avant elle… Elle a biencompris que je n’étais pas dupe de la maladie de Gabrielle… Matristesse, mon insistance lui ont sans doute inspiré la crainted’être espionnée, suivie, et vraisemblablement, elle ne se sera pasdirigée, tout droit, là-bas… Mais pourquoi cette abominable penséeest-elle tombée sur moi, tout à coup, comme la foudre ?…Pourquoi cela, et pas autre chose ? J’espère encore que mespressentiments m’ont trompé, que Mme Rabineau« ce n’est rien », que Gabrielle est malade…

Une sorte de petit hôtel étranglé entre deuxhautes maisons ; une porte étroite, creusée dans le mur,au-dessus de trois marches ; une façade sombre, dont lesfenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière… C’estlà !… C’est là qu’elle va venir, qu’elle est venuepeut-être !… Et des rages me poussent vers cette porte, jevoudrais mettre le feu à cette maison ; je voudrais, dans uneflambée infernale, faire hurler et se tordre toutes les chairsdamnées qui sont là… Tout à l’heure, une femme, les mains dans lespoches de sa jaquette claire, les coudes écartés, est entrée enchantant et se dandinant… Pourquoi ne lui ai-je pas craché à lafigure ?… Un vieillard est descendu de son coupé… Il a passéprès de moi, s’ébrouant, soufflant, soutenu aux aisselles par sonvalet de chambre… Ses jambes tremblantes ne pouvaient leporter ; entre ses paupières bouffies, molles, luisait uneflamme de débauche sanguinaire… Pourquoi n’ai-je pas balafré laface hideuse de ce vieux faune ataxique ?… Il attend peut-êtreJuliette !… La porte d’enfer s’est refermée sur lui… et, uninstant, mes yeux ont plongé dans le gouffre… Je croyais voir desflammes rouges, de la fumée, des enlacements abominables, desdégringolades d’êtres affreusement emmêlés… Non, c’est un couloirtriste, désert, éclairé par la clarté pâle d’une lampe, puis aufond quelque chose de noir, comme un trou d’ombre, où l’on sentgrouiller des choses impures… Et les voitures s’arrêtent, vomissantleur provision de fumier humain, dans cette sentine de l’amour… Unepetite fille, de dix ans à peine, me poursuit : « Lesbelles violettes !… les belles violettes ! » Je luidonne une pièce d’or : « Va-t’en, petite, va-t’en !…Ne reste pas là. Ils te prendraient !… » Mon cerveaus’exalte, j’éprouve au cœur la douleur de mille crocs, de millegriffes qui le fouillent, le déchirent, s’acharnent… Des désirs demeurtre s’allument en moi et mettent dans mes bras les gestes detuer… Ah ! me précipiter, le fouet en main, au milieu de cespriapées, et zébrer ces corps d’ineffaçables plaies, éparpiller descoulées de sang chaud, des morceaux de chair vive, sur les glaces,sur les tapis, les lits… Et à la porte de la maison infâme, ainsiqu’une chouette aux portes des granges campagnardes, clouer laRabineau, nue, éventrée, les entrailles pendantes !… Un fiacres’est arrêté : une femme en sort ; j’ai reconnu lechapeau, la voilette, la robe.

– Juliette !

En me voyant, elle pousse un cri… Mais elle seremet vite… Ses yeux me bravent :

– Laisse-moi, crie-t-elle… que fais-tulà ?… Laisse-moi !

Je lui broie les poignets, et d’une voix quis’étrangle, qui râle :

– Écoute-moi… Si tu fais un pas, si tudis un mot… je te renverse sur le trottoir et je t’écrase la têtesous le talon de mes souliers.

– Laisse-moi !

Lourdement, je plaque une main sur son visage,et de mes ongles, furieux, je laboure son front, ses joues, d’où lesang jaillit.

– Jean ! oh ! Jean !…Pitié, je t’en prie !… Jean, grâce ! grâce !… Soisbon !… Tu me tues…

Je la conduis brutalement vers la voiture… etnous rentrons… Pliée en deux, elle est là, près de moi, quisanglote… Que vais-je faire ?… Je n’en sais rien… En vérité,je n’en sais rien… Je ne me demande rien, je ne pense à rien… Il mesemble qu’une montagne de rochers s’est abattue sur moi… J’ai cettesensation de blocs lourds sous lesquels mon crâne s’est aplati, machair s’est écrasée… Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoices murs hauts et blafards fuient-ils dans le ciel ? Pourquoides oiseaux sombres volent-ils dans des clartés subites ?…Pourquoi une chose, affaissée près de moi, pleure-t-elle ?…Pourquoi ? Je l’ignore…

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