Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Chapitre 6

 

Pendant qu’on relevait le corps ensanglanté dela malheureuse Julia, Gaston Darcy dormait du plus profond sommeil.Il avait quitté brusquement le bal pour la fuir, et il était rentrétout droit chez lui, de sorte qu’il se réveilla le lendemainbeaucoup plus tôt que de coutume.

Son oncle l’attendait à midi, et il tenait àne pas manquer ce rendez-vous. Son oncle lui avait dit : Nouscauserons de toi, et peut-être aussi de moi. Cela signifiait sansdoute qu’il serait question de mademoiselle Lestérel, et peut-êtrede madame Cambry. Du moins, Gaston le comprenait ainsi, ayant fortbien remarqué les avances que la jeune veuve avait faites aumagistrat, et ayant observé aussi que le magistrat n’y était pasresté indifférent.

La pensée de voir son oncle se marier ne ledésolait point. Gaston n’était point de ces héritiers qui sedéclarent volés quand un parent dispose de son bien à sa guise, etil n’avait jamais compté sur la succession du frère de son père. Ils’était même dit souvent que M. Roger Darcy aurait grandementraison de faire souche, et, depuis quelques jours, il se disaitencore autre chose. Il se disait qu’en prenant femme àquarante-cinq ans, l’oncle Roger l’autoriserait par son exemple,lui, Gaston, à se marier comme il l’entendait. Il se disaitqu’épouser une artiste sans fortune n’est pas plus fou qued’épouser une très-jeune veuve, quand on a le double de sonâge.

Et il se proposait de profiter de l’entrevueprojetée pour traiter à fond ces questions délicates.

Il se leva donc d’assez grand matin, déjeunarapidement et fit atteler son coupé pour aller rue Rougemont.

Le Figaro n’avait pu le renseignersur la catastrophe de l’Opéra, car le crime avait été commis àtrois heures du matin, et si bien informé que soit un journal,encore faut-il, pour qu’il publie une nouvelle, qu’on puisse la luiapporter avant qu’il soit sous presse.

Celle de l’assassinat de madame d’Orcivalcommençait à se répandre dans Paris, mais elle n’était pas encorearrivée dans le quartier des Champs-Élysées, et les domestiques deGaston ne la connaissaient pas.

Il partit sans avoir le moindre soupçon de cequi s’était passé pendant la nuit, et, en arrivant rue Rougemont,il fut assez surpris d’apprendre de la bouche du valet de chambreque M. Roger Darcy était à son cabinet de juge d’instruction,et qu’il priait M. Gaston de venir l’y trouver.

Ce serviteur discret n’en dit pas plus long.Gaston n’en demanda pas davantage et se fit conduire au Palais.

Il y était déjà venu plus d’une fois voir sononcle, et il ne s’égara point dans les détours de l’édificecompliqué où fonctionne la justice.

Il trouva à la porte du cabinet un huissierqui se chargea de faire passer sa carte, et il fut reçuimmédiatement.

Le juge était sous les armes : établidevant un bureau couvert de dossiers et flanqué de son greffier quise leva aussitôt qu’il vit entrer Gaston et qui sortitdiscrètement.

M. Roger Darcy avait, ce jour-là, son airde magistrat, un air que son neveu connaissait bien et qui neressemblait pas du tout à l’air qu’il avait dans le monde ou dansl’intimité.

– Bonjour, mon oncle, dit Gaston. Je suispassé chez vous à l’heure convenue, et me voici. Vous avez donc étéchargé à l’improviste d’une nouvelle affaire. D’habitude, il mesemble qu’on n’instruit pas le dimanche.

– Tu sais bien que c’est toujours moiqu’on désigne dans les cas difficiles… et graves.

– Alors, il y a une affaire grave etdifficile ? Elle a donc poussé comme un champignon, car iln’en était pas question quand nous nous sommes séparés à minuit,sur le boulevard des Capucines.

M. Darcy se leva vivement, vint à Gastonet le regarda dans le blanc des yeux.

Gaston se mit à rire et dit :

– En vérité, mon cher oncle, vousm’examinez comme si j’étais un prévenu. Est-ce que j’aurais commisun crime à mon insu ? Quel joli sujet de drame ! Le neveudu juge, ou l’assassin sans le savoir.

Cette plaisanterie ne dérida pointl’oncle.

– Ainsi, demanda-t-il, tu n’as pasentendu parler de l’événement de cette nuit ?

– Absolument pas. J’ai quitté le bal unpeu avant deux heures ; à deux heures et demie, j’étais dansmon lit. Je n’ai vu personne ce matin et je suis venu ici envoiture.

– Bien ! j’aime mieux cela. Tu serasmoins gêné pour me répondre.

– Ah çà, je vais donc subir uninterrogatoire ?

– Tu vois bien que non, puisque j’airenvoyé mon greffier. J’ai à t’adresser certaines questions, voilàtout.

– Il s’agit de mademoiselle Lestérel oude madame Cambry ? De toutes les deux peut-être ?

– Il s’agit de madame d’Orcival.

– De Julia ? Je vous ai dit quej’avais cessé toutes relations avec elle. Me croyez-vous donccapable de mentir ?

– Non. Mais tu m’as notifié la rupture,officiellement, pour ainsi dire… sans me donner de détails. J’aibesoin de savoir au juste comment les choses se sont passées. Queljour as-tu vu cette femme pour la dernière fois ?

– C’était… voyons… j’ai dîné avec vous lelendemain qui était mardi… c’était lundi.

– À quelle heure ?

Gaston rougit et chercha sa réponse.

– Prends garde. Il me faut toute lavérité. La situation est sérieuse. Tu le reconnaîtras toi-mêmequand tu sauras pourquoi j’insiste.

Gaston pensa qu’on avait ouvert une nouvelleenquête sur le suicide du Polonais, et il comprit vite qu’il seraitindigne de lui de ne pas tout dire.

– Eh bien, commença-t-il, je ne vouscacherai pas que, lundi soir, je suis arrivé chez Julia à neufheures, et que je l’ai quittée vers onze heures et demie.

– Alors, tu étais chez elle quand ceGolymine y est venu ?

– Oui. Elle m’a quitté un instant pour lerecevoir. Il y a eu entre eux une altercation violente. Elle l’acongédié, et elle est rentrée dans le petit salon où jel’attendais.

– Tu jouais là un triste rôle, ditsévèrement M. Darcy.

– Un rôle que le hasard m’avait imposé.Je ne pouvais pas sortir sans me trouver face à face avec cethomme. Et je ne me souciais pas de m’engager dans une querelle avecun chevalier d’industrie. Qu’auriez-vous fait à ma place ?

– Pas de suppositions inconvenantes, jete prie. Lorsque tu es parti, ce Golymine s’était déjà suicidé. Tune l’as pas su ?

– Pas le moins du monde. Il s’est pendudans une pièce qu’on n’a pas à traverser pour sortir. J’ai quittél’hôtel sans rencontrer personne.

– Comment se fait-il qu’interrogée par lecommissaire de police, aussitôt après l’événement, madame d’Orcivaln’a pas dit un mot de ta visite ?

– Elle avait tout intérêt à ne pas mecompromettre. Je venais de lui signifier que je rompais, mais elleespérait bien me ramener après quelques jours de brouille. Et ellea saisi avec empressement une occasion de rentrer en grâce par unbon procédé.

– C’est une explication, mais…

– C’est si vrai que j’ai reçu lelendemain matin une longue lettre d’elle, une lettre qui est unchef-d’œuvre dans son genre, une lettre où elle me prévenaitqu’elle n’avait pas parlé de moi, et où elle me priait de me taireaussi, pour qu’on ne l’accusât pas d’avoir fait une dépositionincomplète.

» Si je ne vous ai pas raconté tout,quand je suis allé chez vous mardi, c’est que je ne voulais pasmettre Julia dans l’embarras.

– Tu l’as conservée, cettelettre ?

– Certainement. Je l’ai chez moi.

Le juge laissa échapper un soupir desoulagement et dit :

– C’est bien heureux ! Tu me laremettras.

– Décidément, pensait Gaston, il y a dunouveau depuis hier.

– Poursuivons, reprit M. Darcy.As-tu répondu à madame d’Orcival ?

– Non. Quand on veut en finir, il ne fautjamais répondre. Les réponses sont des pierres d’attente surlesquelles les femmes bâtissent tôt ou tard un raccommodement.

– Et tu n’as plus revu madamed’Orcival ? Tu n’as plus eu aucun rapport avec elle ?

– Aucun. Elle a compris que j’étaisrésolu à ne pas renouer, et, comme elle est orgueilleuse, elles’est abstenue de toute nouvelle démarche. Seulement, je croisqu’elle a contre moi une de ces rancunes…

– Tu crains qu’elle ne tenuise ?

– Oui. Elle est fort intelligente, elle ades relations dans tous les mondes, et elle doit m’exécrer. Juliaest une maîtresse charmante et une ennemie dangereuse.

M. Darcy écoutait avec une attentionextrême, et sa figure s’éclaircit quand il entendit son neveu luirépondre si nettement.

– Tu ne l’as pas rencontrée cette nuit,au bal de l’Opéra ? demanda-t-il, après une courte pause.

– Non, mais je l’ai aperçue de loin sanssavoir que c’était elle.

– Comment cela ?

– Je suis entré un instant dans la logedu cercle. Il y avait là Lolif qui m’a montré, de l’autre côté dela salle, une femme en domino blanc et noir…

– Quel homme est-ce,M. Lolif ?

– Un homme qui a la manie de voir partoutdes mystères et qui se mêle de faire concurrence aux agents de lasûreté. Il croit avoir des aptitudes spéciales pour le métier depolicier. Et, cette nuit, il m’a fatigué de ses hypothèses stupidessur les allures de ce domino de deux couleurs. Il m’ennuyaittellement que je l’ai planté là. Et, dans les corridors, j’airencontré mon ami Nointel qui m’a appris que le domino en questioncachait les traits bien connus de Julia d’Orcival. Nointel l’asurprise au moment où elle se regardait dans une glace. Ellearrivait au bal…

– À quelle heure ?

– Oh ! de très-bonne heure. Nointelvous dirait cela au juste.

– Où demeure-t-il ?

– Rue d’Anjou, 125. Est-ce que vousvoulez le citer comme témoin ? témoin de quoi ?

– Continue ton récit, dit M. Darcy,après avoir pris une note.

– Il est achevé, mon récit. Je ne mesouciais pas de m’aboucher avec Julia. Quand j’ai appris qu’elleétait au bal, j’ai filé comme un lièvre.

M. Roger Darcy hocha la tête d’un airsatisfait, reprit place dans son fauteuil et se mit à écrire desnoms sur des formules imprimées.

– Maintenant que j’ai répondu à tout, ditgaiement Gaston, me sera-t-il permis de vous demander…

– Es-tu toujours dans l’intentiond’entrer au parquet comme attaché ? interrompit le juge.

– Sans doute. Est-ce que vous vous yopposeriez ?

– Ce n’est pas moi qui m’y opposerai.Comment n’as-tu pas encore compris que ta présence chez madamed’Orcival, pendant que Golymine s’y suicidait, seraconnue ?

– Vous vous croyez donc obligé d’informerle procureur général de ce que je viens de vous avouer.

– Je ne m’y serais pas cru obligé hier.L’enquête sur la mort de cet homme était close. Aujourd’hui, c’esttout différent. Je suis juge d’instruction, et mon devoir est deconstater tous les faits qui se rapportent, même indirectement, àl’affaire que j’instruis. Ainsi, je dois rechercher sur lesantécédents de madame d’Orcival, sur son entourage, sur sesrelations passées ou présentes, les renseignements les plusminutieux. Rien n’est insignifiant dans un cas aussi obscur quecelui-ci, car la lumière peut jaillir tout à coup du côté où onl’attend le moins.

» Donc, ton nom figurera au dossier. Tuseras appelé comme témoin. Voilà où mènent les mauvais chemins.J’ai tenu à te confesser d’abord, afin de savoir jusqu’à quel pointtu étais compromis. Je suis fixé maintenant. Il y en a bien assezpour te fermer la carrière de la magistrature. Je ne te ferai pasde reproches. Seulement, je me demandais si je ne devrais pasdonner ma démission, car tu portes mon nom, malheureusement…

– Mais, mon oncle, s’écria Gaston,très-ému, que se passe-t-il donc ? De quelle instructions’agit-il ?

– Tu vas le savoir, dit M. Darcy endéplaçant une liasse de papiers.

Gaston s’approcha vivement du bureau ets’écria :

– Comment cet objet se trouve-t-il dansvotre cabinet ?

– Ce poignard ?

– Oui, avec son fourreau en formed’éventail fermé. Il n’y en a peut-être pas un autre à Paris.

M. Roger Darcy se leva, comme s’il eûtété mordu par un serpent, et dit d’une voix émue :

– Tu sais à qui il appartient ?

– Parfaitement. Je l’ai vu et touché hiersoir. Il était entre les mains d’une personne que vousconnaissez.

– Nomme-la !

– Entre les mains de mademoiselleLestérel.

– Tu dis que ce poignard appartient àmademoiselle Lestérel ! s’écria M. Darcy.

– Je le dis parce que j’en suis sûr,répondit Gaston très-surpris de voir son oncle montrer tantd’agitation, à propos d’un fait insignifiant.

– Mademoiselle Lestérel avait apportéchez madame Cambry ce curieux produit de l’art japonais. Jem’étonne même que vous ne l’ayez pas remarqué. Vous l’aurez prissans doute pour un véritable éventail. Quand l’arme est dans lefourreau, on peut s’y tromper. Mais, moi, je l’ai examiné de près,et je le reconnaîtrais entre mille. Je me souviens même d’avoirdemandé à mademoiselle Lestérel de qui elle le tenait.

– Et elle te l’a dit ?

– Oui, c’est son beau-frère qui le lui adonné. Ce beau-frère commande un navire marchand, et il est revenutout récemment d’une longue campagne dans les parages du Japon. Ila acheté ce bibelot à Yeddo.

– Son nom ? son adresse ?demanda brusquement le juge.

– Il s’appelle M. Crozon, et ildemeure rue Caumartin… mais, en vérité, mon oncle, je ne comprendsrien à votre émotion, car vous êtes ému, je le vois bien… et moi,je ne sais plus où j’en suis… à chaque mot que je dis, il me semblequ’il me tombe une tuile sur la tête. Je me demande même si je n’aipas la berlue, et si je ne confonds pas l’éventail de mademoiselleLestérel avec ce couteau bizarre qui m’a tout l’air d’être unepièce à conviction. Voulez-vous me permettre de l’examiner de plusprès ?

Il le prit, sans que M. Darcy s’yopposât, et dès qu’il l’eut entre les mains :

– C’est bien le même. Voici le petitcordon de soie qui tient à la poignée. Seulement, hier, la lamem’avait paru toute neuve… et maintenant on dirait qu’elle estrouillée.

– Ce n’est pas de la rouille… c’est dusang, dit M. Darcy en regardant fixement son neveu.

– Du sang !

– Oui, le sang de madame d’Orcival, qui aété assassinée cette nuit, au bal de l’Opéra.

– Ah ! mon Dieu ! mais c’estépouvantable ! s’écria Gaston en rejetant le poignard sur lebureau.

– Comprends-tu maintenant pourquoi jet’interrogeais tout à l’heure ? Comprends-tu pourquoi tacarrière est perdue ? Cette malheureuse a été ta maîtresse… tuas affiché ta liaison avec elle pendant un an… et tu étais encoreson amant il n’y a pas huit jours.

– Non, sans doute, je ne puis plus songerà être magistrat… je me consolerai de ce malheur, mais la mort decette pauvre Julia…

– Tâche de reprendre ton sang-froid et dem’écouter attentivement. Il faut que tu saches tout ce que je sais.Tu pourras peut-être ensuite éclairer la justice.

» Cette nuit, vers trois heures, ce Lolifque tu avais laissé dans la loge du Cercle et qui était allé plustard s’établir dans une autre loge contiguë à celle où se trouvaitmadame d’Orcival, ce Lolif voyant que le domino qu’il surveillaitpar curiosité restait derrière le rideau du fond, a enjambé laséparation et a trouvé sa voisine étendue morte sur le divan dupetit salon. Il a appelé l’ouvreuse, la loge a été envahie ;mais le commissaire de service est arrivé très-vite, et lespremières constatations ont été assez bien faites.

» Madame d’Orcival a été tuée d’un seulcoup de ce poignard, un coup porté d’une main ferme, au-dessus dela clavicule gauche et de haut en bas. Le fer a tranché une grosseartère, et la mort a dû être instantanée. L’arme est restée dans laplaie. On a trouvé le fourreau sur le tapis de la loge.

– Au bal de l’Opéra ! C’estinouï ! Qui donc a pu commettre cet horriblemeurtre ?

– C’est ce que je saurai bientôt, jel’espère. J’hésitais tout à l’heure à garder l’instruction.Maintenant, je suis résolu à ne pas m’en dessaisir, quelle que soitla situation où me placent certaines circonstances de l’affaire.J’exposerai mes raisons au procureur général. J’irai, s’il le faut,jusqu’au garde des sceaux, et je ne doute pas qu’ils nem’approuvent.

» Tu me demandes qui a commis cetabominable crime. Eh bien, c’est une femme.

– Une femme ! Comment lesavez-vous ?

– Madame d’Orcival est entrée dans laloge 27, à minuit et demi, plutôt un peu avant. Elle n’en est passortie, et à trois heures, on l’y a trouvée morte. Or, elle n’areçu dans cette loge qu’une femme en domino noir, une femme qui estentrée et sortie quatre fois, et qui évidemment a tué madamed’Orcival à sa dernière visite.

» L’ouvreuse et M. Lolif ont étéentendus par le commissaire de police, et leurs dépositionsconcordent sur ce point. Or, l’ouvreuse n’a pas quitté son poste,et M. Lolif n’a pas cessé de lorgner de loin la loge 27,jusqu’au moment où il y est entré, après avoir occupé un instant laloge 29.

– C’est vrai… je suis resté à côté deLolif jusqu’à une heure à peu près, et j’ai vu, comme lui, undomino noir entrer dans la loge de Julia. Je me rappelle même queLolif a dit que ce domino ne devait pas être porté par une femmeélégante, à en juger par la façon dont cette femme étaitmasquée.

– M. Lolif a dit la même chose aucommissaire. L’ouvreuse a été moins précise. Je les interrogeraimoi-même aujourd’hui tous les deux, mais je n’ai pas fini de tequestionner.

» Assieds-toi. J’ai un ordre àdonner.

Gaston obéit, et s’abîma dans des réflexionstrès-sombres, pendant que son oncle écrivait deux notes qu’il remità l’huissier appelé par un coup de sonnette.

– Maintenant, reprit M. Darcy, dèsque l’huissier fut sorti, parle-moi de mademoiselle Lestérel. Tum’as dit, je m’en souviens fort bien, qu’elle habite rue Ponthieu,au coin de la rue de Berry.

Cette interpellation fit bondir l’amoureux deBerthe.

– J’espère que vous ne la soupçonnez pas,balbutia-t-il.

– Je ne soupçonne pas, je m’informe,répondit M. Darcy. Quelles ont été tes relations avec cettejeune fille ?

– Mes relations ! mais vous lesconnaissez.

– Je sais que tu la vois souvent chezmadame Cambry et dans d’autres salons. Je voudrais savoir si tu nel’as jamais vue ailleurs.

– Je n’ai aucune raison pour vous cacherque j’ai fait deux tentatives pour être reçu chez mademoiselleLestérel. Je la connaissais alors à peine, et je ne croyais pasqu’elle fût inabordable. Je me trompais. Elle a refusé de merecevoir.

– Je ne doute nullement de ce que tu medis là, car je t’estime assez pour croire que tu n’aurais pas songéà l’épouser, si sa conduite eût été légère. Du reste, madame Cambrya d’elle une opinion très-favorable. Ainsi, tu m’affirmes que tu nel’as jamais rencontrée que dans le monde ?

Le premier mouvement de Gaston fut de raconterà son oncle l’aventure nocturne qui l’avait une fois rapproché deBerthe. Mais il réfléchit promptement que, s’il commençait àavouer, il lui faudrait aller jusqu’au bout. M. Darcy n’allaitpas manquer de lui demander pourquoi la jeune fille courait lesrues la nuit, et les explications devaient forcément aboutir à lascène qui s’était passée chez madame Crozon.

Quoiqu’il n’admît pas encore que mademoiselleLestérel pût être sérieusement accusée de meurtre, Gaston sentaitconfusément qu’un danger la menaçait, et il maudissait l’étourderiequ’il venait de commettre en apprenant au juge d’instruction que lepoignard japonais appartenait à Berthe.

Comment ce poignard avait-il pu servir aumeurtrier ? C’était incompréhensible, mais il était impossibleaussi de croire que Berthe avait assassiné Julia d’Orcival.

Et cependant Gaston entrevoyait que, par sonfait, à lui qui l’adorait, Berthe allait se trouver mêlée, au moinsindirectement, à une affaire criminelle.

Il pensa d’abord à réparer sa faute, et ilrépondit avec une certaine assurance :

– Je n’ai jamais vu mademoiselle Lestérelque dans les salons où elle chante. Je ne lui ai jamais parlé quechez madame Cambry.

Un mensonge amène un autre mensonge, et Gastonne pouvait plus s’arrêter sur le chemin où la fatalité l’avaitjeté.

– Alors, reprit M. Darcy, tu mepermettras de te dire que tu t’es décidé un peu bien vite à épouserune personne que tu connais à peine. Ce serait excusable si tusortais du collège. À ton âge, et avec ton expérience, c’estabsurde… ou plutôt, c’est inadmissible… pour un juge d’instruction.Mais je t’ai vu faire tant de sottises, que je suis bien obligé dete croire. Je passe donc à un autre ordre de questions. Tesouviens-tu exactement de l’heure qu’il était quand nous avons priscongé de madame Cambry ?

– Minuit moins un quart, à quelquesminutes près. Il était minuit, quand vous m’avez déposé sur leboulevard, et votre bai-brun va comme un cerf.

– Mademoiselle Lestérel a quitté le salonavant nous.

– Très-peu de temps avant nous.

– Et, si ma mémoire me sert bien, madameCambry nous a appris qu’on était venu chercher mademoiselleLestérel, de la part de madame Crozon, sa sœur, qui se trouvaitgravement indisposée ?

– Oui.

– Et qui demeure rue Caumartin, m’as-tudit.

– Rue Caumartin, 112.

– Tout près de l’Opéra, parconséquent.

– Quoi ! vous supposeriez…

– Je ne suppose rien. Je merenseigne.

– Mais mademoiselle Lestérel n’est jamaisallée de sa vie au bal de l’Opéra, j’en jurerais. Et je parieraisqu’elle ne savait même pas qu’il y en eût un, hier. D’ailleurs, ilvous sera facile de demander à madame Crozon à quelle heure sa sœurest arrivée chez elle…

– Et à quelle heure elle en est sortie.Sois tranquille, ce sera fait.

– Je dois vous prévenir, dit vivementGaston, que madame Crozon est dans un état de santé qui exige desménagements… que, de plus, son mari est d’une jalousie et d’uneviolence excessives.

– C’est mademoiselle Lestérel qui t’asdit cela ?

– Oui, elle aime beaucoup sa sœur, ellela plaint, et…

– Et elle confie ses chagrins àM. Gaston Darcy qui lui fait la cour. Rien de plusnaturel.

» Ne t’effraye pas trop. Il me suffiraprobablement d’interroger la femme de chambre qui est venuechercher mademoiselle Berthe chez madame Cambry. Et si je suisobligé de faire déposer madame Crozon, je procéderai de façon à nepas troubler la paix de son ménage.

» D’ailleurs, ce mari si farouche meparaît être en assez bons termes avec sa belle-sœur, puisqu’il luirapporte de ses voyages des curiosités… singulières.

– Mais, mon oncle, vous allez donc ouvrirune instruction à propos de ce poignard ?

– Oui, certes, et cela sans perdre uneminute.

– Quoi ! vous pouvez croire quemademoiselle Lestérel… qu’une jeune fille honnête jusqu’à lasauvagerie, douce jusqu’à la timidité…

– A tué une femme galante qu’elle neconnaissait pas, qu’elle n’avait peut-être jamais vue. Non, je nele crois pas. Mais je manquerais à tous mes devoirs si jen’interrogeais pas cette jeune fille, si je ne lui demandais pascomment ce couteau japonais qu’elle portait en guise d’éventail,hier soir, à onze heures et demie, – c’est toi-même qui viens de ledéclarer, – comment ce couteau, qu’on ne saurait confondre avec unautre, a été retrouvé, à trois heures, enfoncé dans la gorge demadame d’Orcival.

– Mademoiselle Lestérel l’aura perdu.

– Et une femme l’a trouvé, et cette femmea couru bien vite à l’Opéra pour assassiner madame d’Orcival. Rienn’est impossible.

Gaston, qui sentait toute l’ironie cachée danscette conclusion, baissa la tête et se tut.

– Mon cher, reprit M. Darcy, tu asbien fait de renoncer à la magistrature, et je pense que tu neréussirais pas au barreau, car tu défends très-mal ta cliente. Il ya en sa faveur des arguments qui valent cent fois mieux que tonexplication hasardée d’un fait inexplicable, jusqu’à présent, maisque mademoiselle Lestérel expliquera, je l’espère. N’a-t-elle paspour elle la pureté de sa vie, son passé irréprochable et surtoutl’absence complète de relations antérieures entre elle et lavictime ?

Ici, Gaston ne put s’empêcher de pâlir. Ilvenait de se rappeler que Berthe connaissait Julia pour avoir étéélevée dans le même pensionnat qu’elle.

– De plus, continua le juge, l’alibi serala chose du monde la plus facile à établir. J’entendrai la femme dechambre qui a conduit mademoiselle Lestérel rue Caumartin, et leportier de la maison où demeure mademoiselle Lestérel. En dixminutes, je saurai si elle est allée chez sa sœur, et à quelleheure elle est rentrée rue de Ponthieu.

» Restera le poignard-éventail, et sur cepoint capital, je ne puis rien préjuger avant d’avoir interrogécelle qui avait à la main, hier soir, cet étrange bijou.

– Vous allez donc l’interroger ?

– Tu ne peux pas en douter, car tu asassez de bon sens pour comprendre que je dois tenir compte du faitsi grave que tu m’as révélé, et aussi que je dois fournir à cettejeune fille le moyen de se justifier le plus tôt possible.

– Et vous la ferez appeler dans votrecabinet ?

– C’est fait. Si on l’a trouvée chezelle, mademoiselle Lestérel sera ici dans quelques instants.

– Quoi ! on l’a arrêtée ! Desagents vont l’amener comme une coupable.

– Pas du tout. Je lui ai envoyé uncommissaire de police qui se présentera de ma part et la prieratrès-poliment de venir me voir pour une affaire urgente. Elle meconnaît assez pour ne pas s’effrayer d’une entrevue avec moi. Et jen’ai pas besoin, je pense, de t’affirmer que je la recevrai avectous les égards qu’elle mérite. Ce sera, je l’espère bien, uneconversation et rien de plus.

Un huissier entra et vint parler bas àM. Darcy qui lui répondit tout haut :

– Faites attendre jusqu’à ce que jesonne, et appelez mon greffier immédiatement.

Et quand l’huissier fut sorti :

– Elle est là, dit le juge à Gaston.

– Tu vas me faire le plaisir de t’enaller par la porte de dégagement de mon cabinet. Il ne faut pas quetu la rencontres.

– Ne pourriez-vous pas me permettred’assister à l’entretien que vous allez avoir avec elle ?demanda Gaston qui ne paraissait pas du tout disposé à quitter laplace.

Et comme son oncle haussait les épaules, ilreprit avec chaleur :

– S’il s’agissait d’un interrogatoire, jen’insisterais pas. Mais vous venez de me dire que tout se borneraità une causerie. Mademoiselle Lestérel est très-timide. Elle peutperdre la tête et s’embarrasser dans ses réponses… tandis que sij’étais là…

– Tu la soufflerais, n’est-ce pas ?En vérité, tu perds l’esprit, car tu oublies que tu parles à unjuge d’instruction. De ce que ce juge d’instruction est ton oncle,il ne s’ensuit pas qu’il soit disposé, pour t’être agréable, àtransgresser les règles de la procédure criminelle.

– Criminelle ! répéta machinalementGaston.

– Je te répète que je crois, apriori, à l’innocence de mademoiselle Lestérel ; que jeserai pour elle le plus bienveillant des juges, et que jem’estimerai heureux de pouvoir, séance tenante, la mettre hors decause. Mais je n’ai pas de temps à perdre, et je te prie de melaisser.

– Je pars… un mot encore… un seul,balbutia Gaston en reculant vers la porte. Si mademoiselleLestérel, troublée, ne parvenait pas à se justifier complètement…si de nouvelles apparences l’accusaient… pardonnez-moi de vousdemander cela… que feriez-vous ?

– Mon devoir, dit le magistrat enpoussant son neveu dehors.

Presque aussitôt, par une autre porte,entrèrent le greffier, qui se remit silencieusement à sa place, etun monsieur que M. Darcy regarda d’un air qui équivalait à unequestion.

– Monsieur le juge d’instruction, dit cepersonnage, j’ai demandé mademoiselle Lestérel. Le portier m’arépondu qu’elle était chez elle, mais qu’elle devait être encore aulit, attendu qu’elle était rentrée à quatre heures du matin.

– Prenez note, Pilois, dit M. Darcyen s’adressant à son greffier.

– Bien entendu, je suis monté quand même.C’est mademoiselle Lestérel qui est venue m’ouvrir, et elle m’afait d’abord très-froide mine. Quand je lui ai dit que je venais dela part de M. Darcy, son air a changé, mais elle ne m’a paslaissé entrer sans explications. Elle avait compris que j’étaisenvoyé par M. Gaston Darcy, votre neveu.

– Et quand elle a su que vous étiezenvoyé par M. Darcy, juge d’instruction, quelle a été sonattitude ?

– Elle a paru assez émue d’abord, maiselle s’est remise bien vite, et elle m’a prié de l’attendre pendantqu’elle allait mettre son chapeau. Elle était déjà habillée quandje suis arrivé.

– Elle ne vous a pas demandé pourquoi jela faisais appeler ?

– Je crois qu’elle a eu cette questionsur les lèvres, mais elle ne me l’a pas adressée.

– Comment est-elle logée ?

– Très-modestement, autant que j’ai puvoir. L’appartement est petit, mais tenu avec beaucoup de soin.

– Et que vous a-t-elle dit pendant letrajet de la rue de Ponthieu à ici ?

– Elle a peu parlé, mais elle s’exprimefort bien et avec beaucoup de mesure. Elle n’a pas prononcé un seulmot qui eût trait à la visite forcée qu’elle allait vous faire.Elle m’a demandé seulement si votre neveu était dans votre cabinetquand vous m’avez envoyé la chercher, et il m’a semblé qu’elles’attendait à l’y rencontrer.

– Voilà qui est singulier, se ditM. Darcy. Est-ce que cette pauvre enfant s’imaginerait que jela fais comparaître pour la fiancer à Gaston ?

Puis tout haut :

– Vous ne savez pas de quoi il s’agit, etil est bon que vous le sachiez. Un hasard vient de m’apprendre quele poignard japonais appartient à mademoiselle Lestérel. Cependant,je connais les antécédents de cette jeune fille que je rencontreassez souvent dans le monde, et j’ai beaucoup de peine à croirequ’elle ait assassiné Julie Berthier.

» Maintenant que je vous ai mis aucourant, qu’elle est votre opinion ? La croyez-vouscoupable ?

Le commissaire hésita un instant etrépondit :

– Monsieur le juge d’instruction, jen’ose pas me prononcer. Rien n’est plus difficile que ce genred’appréciation, et tout le monde peut s’y tromper. J’ai vu desscélérats qui ont fini à la Roquette, rester calmes quand je les aiarrêtés, aussi calmes que s’ils n’avaient pas eu seulement sur laconscience un vol de mouchoir… tandis qu’un innocent peut perdre latête et s’enferrer dans des explications qui le compromettront.

» Pourtant j’avoue que cette jeunepersonne ne me fait pas l’effet d’avoir commis un meurtre… surtoutun meurtre aussi hardi que celui de l’Opéra.

– Je ne le crois pas non plus, mais enfinil faut voir. Vous l’avez fait entrer, comme je vous l’avaisrecommandé, dans le cabinet d’un de ces messieurs.

– Oui, monsieur le juge d’instruction, etj’ai mis un garde de Paris de planton à la porte. Cette demoisellen’a pu communiquer avec personne.

– Très-bien. Veuillez la conduire ici parle corridor de service. Il est très-important qu’elle ne rencontreaucun des témoins que j’ai fait citer et qui sont arrivés, je lesais.

Le commissaire salua et sortit.

– Pilois, dit M. Darcy à songreffier, vous allez minuter l’interrogatoire comme de coutume.Omettez seulement les formules de politesse par lesquelles je vaiscommencer. Arrangez-vous pour que la personne ne s’aperçoive pasque vous enregistrez mes demandes et ses réponses. Il faut qu’ellevous prenne d’abord pour un secrétaire ou pour un copiste. Je vousavertirai lorsque je jugerai qu’il n’y a plus d’inconvénient à cequ’elle sache qui vous êtes.

Un juge d’instruction n’a de comptes à rendreà personne, et il est complètement indépendant : il peutexercer comme il l’entend ses redoutables fonctions. Ainsi le veutla loi, et la loi a raison. Quelle règle précise vaudrait lesinspirations qu’un magistrat humain et éclairé puise dans saconscience, et ne serait-il pas souverainement injuste de procéderde la même façon à l’égard de tous les prévenus ?

M. Darcy était pénétré de ces vérités. Illui répugnait de traiter tout d’abord mademoiselle Lestérel commesi elle eût été coupable ; il espérait qu’elle se justifieraitdès le début de l’entretien, et, dans ce cas, il voulait luiépargner le désagrément de signer un interrogatoire qui devaitrester au dossier.

– Si les choses tournent comme je lesouhaite, ni elle ni Gaston ne figureront comme témoins auprocès.

Il se disait cela, en se promenant dans soncabinet, et il s’était bien gardé de reprendre place dans sonfauteuil de juge, pour recevoir mademoiselle Lestérel, car iltenait beaucoup à ne pas l’intimider.

Il vint à sa rencontre dès qu’elle entra et illui tendit affectueusement la main.

Cet accueil rassura la jeune fille qui étaitpâle et un peu tremblante. Les couleurs revinrent à ses joues et lesourire à ses lèvres.

– Excusez-moi, mademoiselle, lui ditM. Darcy, excusez-moi de vous avoir imposé un dérangement pourvous demander une explication. Je suis retenu à mon cabinet par unegrave affaire, et l’explication est urgente. Prenez-vous-en à monneveu Gaston du voyage que je vous fais faire.

Ce début fit rougir mademoiselle Lestérel.

– En vérité, pensa M. Darcy quil’observait attentivement, je crois que j’avais deviné. Elle seflatte que je vais lui parler mariage. Il serait cruel à moi de lalaisser dans cette illusion.

Il prit le poignard-éventail qu’il avait remissur son bureau, et, le tendant à la jeune fille :

– Gaston assure que ceci vous appartient,dit-il.

Berthe parut troublée ; elle changea devisage, mais elle répondit sans hésiter :

– C’est vrai, monsieur. Cet objet est àmoi. Je l’avais hier chez madame Cambry, et j’ai dit àM. Gaston Darcy pourquoi je l’avais. Mon beau-frère venait deme le donner, et j’étais si contente…

– Que vous êtes allée dans le monde avecun poignard à la ceinture ni plus ni moins qu’une Espagnole deromance, dit gaiement M. Darcy.

Il était ravi de la franchise avec laquellemademoiselle Lestérel avait reconnu l’arme japonaise, et il nedoutait plus du tout qu’elle ne fût innocente. Il espérait mêmequ’en répondant à la question qu’il se préparait à lui adresser,elle allait lui fournir une explication utile pour retrouver le, ouplutôt la coupable.

– Alors, vous l’avez perdu ?demanda-t-il simplement.

– Oui, monsieur, répondit Berthe d’unevoix moins assurée, et je suis fort heureuse de le retrouver.

– Vous l’avez perdu en sortant de chezmadame Cambry ?

– Probablement… à moins que ce ne soitdans la voiture… je crois même que c’est dans la voiture… et jel’aurais déjà réclamé, si je n’avais oublié le numéro dufiacre…

– Qui vous a conduit chez madame votresœur ? Vous l’avez renvoyé, ce fiacre ?

– Oui, monsieur.

– Sans vous apercevoir que vous y aviezoublié votre éventail.

– Je ne m’en suis aperçue qu’en rentrantchez moi… très-tard… je n’ai quitté ma sœur qu’à trois heures dumatin.

– C’est précisément l’heure à laquellevotre couteau-éventail a été trouvé. On n’aurait sans doute jamaissu qu’il vous appartenait, si mon neveu n’était venu me voir dansmon cabinet où il ne met pas les pieds trois fois par an. Moi, jene l’avais pas remarqué entre vos jolies mains, cet ustensilemeurtrier.

» Vous ne devineriez jamais où on l’atrouvé ?

– Ce n’est donc pas le cocher qui l’arapporté ?

– Non, mademoiselle. Votre poignard a ététrouvé au bal de l’Opéra… dans une loge… dans la loge des premièresqui porte le numéro 27.

Pendant que le juge parlait ainsi, la jeunefille se troublait visiblement, et M. Darcy, qui s’en aperçut,reprit tout à coup sa figure de magistrat, pour dire :

– Dans la loge où Julia d’Orcival a étéassassinée.

– Julie assassinée ! ce n’est paspossible ! s’écria Berthe. Elle était devenue livide, ellechancelait, et elle serait certainement tombée sur le parquet, siM. Darcy ne l’eût soutenue.

Il la fit asseoir sur une chaise, la chaisedes prévenus, et il prit place lui-même dans son fauteuil.

Il n’y avait plus en lui qu’un juged’instruction.

– Cette nouvelle vous cause, je le vois,une impression très-vive, commença-t-il après avoir fait un signeau greffier qui suivait tous ses mouvements du coin de l’œil.

– Elle me bouleverse, répondit Bertheavec effort.

– Vous l’ignoriez donc ?

– Comment l’aurais-je sue ? Je nereçois pas de journaux et je ne suis pas sortie ce matin.

– C’est un épouvantable événement, et jeconçois qu’il vous affecte, car vous connaissiez sans doute madamed’Orcival, puisque vous venez de l’appeler par son prénom de Julie…son vrai prénom qu’elle avait italianisé.

– Oui… j’ai connu Julie Berthier…autrefois… nous avons passé trois années dans le même pensionnat… àSaint-Mandé.

– Alors, votre douleur est biennaturelle. Apprendre tout à coup la mort d’une amie… et quellemort !

– Madame d’Orcival n’était plus mon amie,dit vivement Berthe. J’ai cessé de la voir aussitôt après sa sortiede pension. Elle a voyagé à l’étranger, et, depuis qu’elle étaitrevenue habiter Paris, elle vivait dans un monde où je ne pouvaispas… où je ne voulais pas aller.

– Je comprends cela, mademoiselle, ettout ce que je sais de vous s’accorde avec ce que vous me dites.Madame Cambry vous aime et vous estime. Je ne puis donc pas croireque vous ayez continué à fréquenter madame d’Orcival, et je suistout disposé à admettre que ce n’est pas vous qui avez oublié cecouteau dans la loge où on l’a tuée. Vous l’avez perdu. Quelqu’unl’a trouvé. C’est entendu.

» Veuillez seulement préciser les faitsqui ont suivi votre départ du salon de madame Cambry.

Berthe baissa la tête et ne répondit pas.

– Je vais aider votre mémoire, repritM. Darcy. La domestique de votre sœur est venue vous chercherà onze heures et demie à peu près. Vous êtes montée avec elle dansune voiture de place qu’elle avait gardée, et vous vous êtes faitconduire en toute hâte rue Caumartin. Madame Crozon vous a retenuejusqu’à trois heures. Son mari sans doute était auprès d’elle.

– Non, monsieur, dit la jeune fille avecun peu d’hésitation.

– Quoi ! il avait laissé sa femmeseule dans l’état de santé où elle se trouvait.

– La crise s’est déclarée subitement… monbeau-frère ne pouvait la prévoir… il est rentré fort tard.

– Fort tard, en effet, si vous ne l’avezpas vu. Mais vous avez vu du moins cette femme de chambre qui vousa accompagnée rue Caumartin. Eh bien, son témoignage suffira. Jel’ai fait appeler, et nous allons l’entendre.

– Elle est ici ! murmura Berthed’une voix éteinte.

– Oui, mademoiselle ; je vais donnerl’ordre de la faire entrer, et si, comme je n’en doute pas…

– Non, dit avec effroi mademoiselleLestérel, non… c’est inutile… je ne veux pas la voir.

– Mademoiselle, dit froidementM. Darcy, il me semble que vous ne vous rendez pas très-biencompte de votre situation… ni de la mienne.

» Un crime a été commis cette nuit. Jesuis juge et chargé d’instruire l’affaire. Or, le couteau aveclequel on a tué madame d’Orcival vous appartient…

– Quoi ! c’est ce couteau, murmuraBerthe.

– On l’a laissé dans la blessure, et, sije le tirais de ce fourreau qui imite si bien un éventail, vous yverriez le sang de Julie Berthier… votre amie de pension.

– C’est horrible.

– Oui, c’est horrible… si horrible quepersonne n’aurait jamais pensé à vous accuser. Un hasardmalheureux, une coïncidence fatale vous ont mise en cause…passagèrement, je l’espère. Il faut vous justifier, et j’ai à cœurde vous en fournir les moyens. Le meilleur de tous, c’est deprouver que vous étiez chez votre sœur à l’heure où on a frappémadame d’Orcival dans sa loge. La domestique de madame Crozon peutattester votre alibi. Pourquoi refusez-vous de la voir ?

Mademoiselle Lestérel se tut.

– Comprenez donc, reprit M. Darcy,que le témoignage de cette femme sera décisif. Vous craignezpeut-être qu’en vous rencontrant dans ce cabinet, elle ne vousprenne pour une accusée. Rassurez-vous. Je puis éviter de vousconfronter avec elle. Vous allez, si vous le désirez, passer dansla pièce voisine, et l’interrogatoire aura lieu en votreabsence.

– Pourquoi l’interroger ? dit Berthed’une voix étouffée. Elle vous dira qu’elle n’est pas venue cettenuit chez madame Cambry. Épargnez à ma sœur, je vous en supplie, ladouleur d’apprendre que je me suis servie de son nom pour…mentir.

M. Darcy tressaillit. Il ne s’attendaitpas à cette réponse.

– Ainsi, reprit-il lentement, vousconvenez maintenant que madame Crozon ne vous a envoyé personnehier soir. Alors l’histoire de la maladie subite de votre sœur aété inventée par vous, et vous n’avez pas mis les pieds rueCaumartin ?

Mademoiselle Lestérel garda le silence, unsilence qui en disait assez.

– Quelqu’un cependant est venu vousdemander… une femme qui avait l’air d’une domestique… une femme quisavait que vous passiez la soirée avenue d’Eylau et qui avait unegrave nouvelle à vous apprendre, car elle était fort émue ;madame Cambry me l’a dit. Nommez donc cette femme, afin que je lacite comme témoin, si sa déposition peut vous justifier.

– Je ne la connais pas, balbutiaBerthe.

– Vous ne la connaissez pas, et vousl’avez suivie au milieu de la nuit ! Vous m’obligez à vousdire que votre système de défense est bien maladroit, et quej’arriverai vite à découvrir la vérité. On retrouvera le cocher dufiacre où vous êtes montée, et on saura où il vous a conduite. Onretrouvera aussi la personne qui était avec vous, et si par hasardcette personne était la femme de chambre de madame d’Orcival, elleparlera. Elle racontera que sa maîtresse l’a envoyée cherchermademoiselle Lestérel, qui voulait… pourquoi pas ?… quivoulait voir le bal de l’Opéra.

C’était une perche que M. Darcy, enparlant ainsi, tendait à la pauvre enfant qui se noyait dans lesréticences et dans les mensonges.

Berthe, au lieu de la saisir, secouatristement la tête et murmura :

– Ce n’était pas la femme de chambre deJulie Berthier.

– C’est ce que je saurai bientôt, carj’entendrai tous les domestiques de madame d’Orcival. Je visiteraison hôtel, et je prendrai connaissance de tous les papiers qui s’ytrouveront.

» Vous n’avez jamais écrit à votreancienne amie ?

– Jamais, monsieur, articula nettementBerthe.

M. Darcy sentit que, sur ce point, elledisait vrai, et il passa aussitôt à une question qu’assurément ellene pouvait pas prévoir.

– Avez-vous entendu parler du suicide ducomte Golymine ? demanda-t-il.

Mademoiselle Lestérel pâlit, mais ellen’hésita pas à répondre :

– Oui, monsieur. J’ai lu dans un journalle récit de cet événement.

– Vous ne connaissiez pas ce comteGolymine ?

– Non, monsieur. On me l’a montré unefois, à cheval, aux Champs-Élysées. Voilà tout.

– Qui vous l’a montré ?

– Une artiste italienne, madame Crisini,qui a souvent chanté avec moi dans des concerts.

Ce fut dit si franchement que le jugen’insista pas.

Dès le début de l’affaire, il avait eu l’idéeque l’assassinat de Julia pouvait se rattacher au suicide de sonancien amant, s’y rattacher par un lien qui restait à découvrir, etil se promettait bien de faire des recherches dans ce sens.

Mais il était convaincu maintenant qu’il n’yavait jamais rien eu de commun entre mademoiselle Lestérel et leLovelace polonais.

Il revint donc à l’attaque directe, quoiqu’ildoutât encore de la culpabilité de la jeune fille.

– Mademoiselle, commença-t-il, je vous aisignalé le danger auquel vous vous exposez en refusant de vousexpliquer. Pour mieux vous montrer ce danger, je vais résumer enquelques mots la situation.

» Vous avez quitté à onze heures et demiele salon de madame Cambry. Vous l’avez quitté pour suivre une femmeque vous prétendez ne pas connaître. Vous n’êtes pas allée chezvotre sœur, et vous êtes rentrée chez vous, rue de Ponthieu, àquatre heures du matin.

» Qu’avez-vous fait de onze heures etdemie à quatre heures ? Toute l’affaire est là.

Et, après une courte pause, ilreprit :

– Vous persistez à ne pas répondre. Jepoursuis.

» Comment l’arme dont l’assassin s’estservie pour égorger madame d’Orcival a-t-elle passé de votre maindans la sienne ? Si vous me disiez que vous l’avez perdue dansla salle de l’Opéra, l’explication serait plausible, et j’entiendrais grand compte. On peut admettre que cette arme a étéramassée dans un corridor, ou au foyer, par la femme qui s’en estservie… car c’est une femme… on l’a vue entrer dans la loge… on l’avue en sortir. Mais il est impossible d’admettre que le poignardoublié par vous dans un fiacre ou dans la rue ait été trouvéprécisément par une femme qui allait au bal pour tuer madamed’Orcival.

– Je reconnais que c’est improbable, ditenfin Berthe, qui avait repris un peu de sang-froid. Mais je vousjure, monsieur, que je ne suis pas coupable. Je me défends mal, jele sais… je ne trouve rien à vous répondre quand vous m’interrogez.Mais si j’avais commis ce crime abominable, croyez-vous que jen’aurais pas pensé qu’on m’accuserait ? Croyez-vous quej’aurais choisi une arme si facile à reconnaître ? Croyez-vousque j’aurais porté cette arme chez madame Cambry… que je l’auraismontrée à M. Gaston Darcy ?

– Non, sans doute, dit le juge frappé parces raisons si simples et si justes. À une autre que vous,j’objecterais cependant que le meurtre a pu ne pas être prémédité,qu’il a peut-être suivi une querelle imprévue, et que, parconséquent, le fait d’avoir montré le poignard n’est pas une preuveabsolue d’innocence.

» Mais je préfère vous répéter que vouspouvez fournir une explication beaucoup plus naturelle, explicationqu’un sentiment très-louable vous empêche de donner.

» Je vous l’ai dit déjà, on concevraittrès-bien que vous eussiez laissé tomber ce couteau dans la sallede l’Opéra. C’est probablement ce qui vous est arrivé, et si vousne voulez pas en convenir, c’est que vous craignez de nuire à votreréputation, qui, je me plais à le reconnaître, est excellente.

» En vérité, vous avez tort. Le bal del’Opéra n’est pas une école de mœurs, et vous n’y étiez pas à votreplace. Mais de ce que vous y êtes allée, personne ne conclura quevous y avez laissé votre honneur. La curiosité vous y a entraînée.C’est fort excusable. Bien d’autres, et du meilleur monde, ont cédéà la tentation. Elles ne s’en sont pas vantées, mais celles qu’on ya reconnues n’ont pas été pour cela mises au ban des honnêtesfemmes.

Tout en parlant avec une chaleurcommunicative, M. Darcy suivait sur le visage de Berthel’effet de son discours, et il crut voir qu’il avait touchéjuste.

– C’est une simple confidence que je vousdemande, reprit-il, une confidence dont je n’abuserai pas,croyez-le. Dites-moi que vous êtes allée au bal. Dites-moi que vousy êtes allée avec une amie qui vous a envoyé sa femme de chambrepour vous prier de l’accompagner. Et quand vous m’aurez dit cela,quand vous m’aurez nommé cette amie, je ferai en sorte de vérifiervotre dire, sans que vous soyez compromise.

La figure de mademoiselle Lestérel s’étaitéclaircie pendant que le juge parlait pour excuser les imprudentsqui s’aventurent au bal masqué ; elle redevint sombre dèsqu’il parla de contrôler le récit qu’il sollicitait.

– Je n’ai pas d’amies, murmuraBerthe.

M. Darcy ne chercha point à cacher lasurprise douloureuse que lui causait cette réponse. On put lire sursa physionomie qu’il commençait à penser que la jeune fille n’avaitpas la conscience nette, et qu’il était temps de la traiter commeune prévenue ordinaire.

Et pourtant il lui semblait encore impossibleque cette douce et frêle créature eût frappé mortellement Juliad’Orcival, que sous son front si pur eût germé un dessein homicide,que sa main blanche et délicate se fût souillée de sang.

Il lui vint une idée, et il voulut tenter undernier effort.

– Il paraît que je me trompais, dit-illentement. Vous persistez à soutenir que vous n’êtes pas allée àl’Opéra. Vous avez avoué que vous n’êtes pas allée chez votre sœur.Où donc avez-vous passé les heures qui se sont écoulées entre votredépart de l’avenue d’Eylau et votre rentrée rue de Ponthieu ?Vous sentez bien qu’il faut que vous expliquiez l’emploi de votretemps, et cependant vous ne fournissez aucune explication.

» Il y a en une à laquelle je suis forcéde m’arrêter, puisque vous refusez de m’en donner une autre.

» Et, avant de vous demander si celle quej’ai trouvée est la vraie, je dois vous rappeler, si vous l’avezoublié, ou vous apprendre, si vous l’ignorez, qu’un juge est unconfesseur, et que la discrétion la plus absolue est le premier deses devoirs professionnels.

» Mon greffier, qui écrit au bout decette table, est lié par les mêmes obligations que moi.

» Vous pouvez donc parler sans crainte.Nul ne saura ce que vous me confierez, car ma mission se borne àrechercher par qui le crime a été commis, et je ne dois pas mesouvenir des déclarations d’un témoin, quand ces déclarations n’ontpas trait à l’affaire que j’instruis.

» Ainsi, mademoiselle, si vous me disiez…pardonnez-moi d’en venir là… si vous me disiez que, de minuit àquatre heures, vous êtes restée chez… un ami, je m’assurerais dufait, je m’en assurerais avec toute la prudence possible… et jel’oublierais ensuite.

La jeune fille tressaillit, et de grosseslarmes roulèrent sur ses joues pâles.

– Je comprends, monsieur, murmura-t-elle.Vous croyez que j’ai un amant. Il me manquait cettehumiliation.

– À Dieu ne plaise que je veuille voushumilier, dit M. Darcy très-ému. Je cherche la vérité, et cen’est pas ma faute si je suis obligé de la chercher là où ellen’est pas… je le vois maintenant. Vous ne me ferez pas l’injure depenser que je vous soupçonnerais d’avoir failli, si ce soupçon nem’était, pour ainsi dire, imposé par les refus obstinés que vousm’opposez.

Mademoiselle Lestérel ne répondit pas. Ellepleurait.

– Mademoiselle, reprit le dignemagistrat, je ne veux pas profiter de l’émotion qui vous égare.Remettez-vous. Réfléchissez. Envisagez sérieusement lesconséquences de l’attitude qu’il vous a plu de prendre envers unjuge bienveillant. Peut-être ne comprenez-vous pas encore que jevais être forcé de vous traiter comme si vous étiez coupable,puisque vous ne voulez pas prononcer le mot qui démontrerait votreinnocence.

» Qui vous retient ? Craignez-vousde compromettre quelqu’un ? Vous ne songez pas que, si je suisréduit à vous faire arrêter, j’userai de toutes les ressources dontje dispose pour découvrir ce que vous tenez tant à me cacher. Etj’y parviendrai, n’en doutez pas. Tout apparaîtra au grand jour, etil ne dépendra plus de moi d’empêcher l’éclat que vousredoutez.

» Tenez ! mademoiselle, je puis bienvous le dire. J’entrevois qu’il y a dans cette affaire un mystèreque vous êtes seule en état d’éclaircir. J’entrevois que vous voussacrifiez pour un autre. Eh bien, vous obéissez à une idée fausse.Si, avant de sortir d’ici, vous consentiez à m’avouer la vérité, jepourrais peut-être sauver la personne pour laquelle vous vousdévouez si généreusement… je devrais dire si follement. Dansquelques instants, il sera trop tard. L’affaire suivra son coursnaturel, et la justice atteindra le but, sans se préoccuper deconsidérations qui peuvent me toucher, moi, homme, mais quin’existent pas pour elle.

Berthe sanglotait. Sur ses traits décomposés,on lisait qu’elle soutenait une violente lutte intérieure, maiselle se taisait toujours.

– Ainsi, continua M. Darcy, vouspersistez à ne pas vous justifier. Ainsi, je vais être forcéd’apprendre à madame Cambry que mademoiselle Lestérel, qu’elleappelait son amie, a été arrêtée comme prévenue d’assassinat.

Il avait réservé pour la fin cette adjuration,et il put croire un instant que la jeune fille allait y céder.

Berthe tendit vers lui des mains suppliantes,sa bouche s’ouvrit pour parler, mais l’aveu expira sur seslèvres…

– Non, murmura-t-elle, non… c’est assezd’un meurtre… je ne peux pas… je ne peux pas…

Et elle ajouta, si bas qu’on l’entendit àpeine :

– Faites de moi ce que vous voudrez.

M. Darcy eut un geste de douloureusesurprise, et dit à son greffier, en lui désignant une formuleimprimée :

– Écrivez sur ce mandat d’arrêt le nom demademoiselle Berthe Lestérel.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer