Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Chapitre 7

 

Gaston était sorti fort à contrecœur ducabinet de M. Roger Darcy, et, dans le trouble où l’avait jetéla dernière réponse de ce juge résolu à faire son devoir, iln’avait pas songé à lui demander où et quand il le reverrait.

Il ne doutait pas de l’innocence demademoiselle Lestérel, mais il lui tardait d’apprendre qu’elleétait complètement justifiée, et il n’était pas d’humeur àpatienter jusqu’au lendemain pour connaître le résultat del’interrogatoire. Aussi se décida-t-il à ne pas s’éloigner et àattendre son oncle devant la porte qui s’ouvre sur le boulevard duPalais.

Le coupé du juge d’instruction stationnaitdevant cette porte. Gaston, qui l’y avait vu en arrivant, l’yretrouva près du sien.

Les deux cochers se rencontraient souvent rueMontaigne et rue Rougemont, et ils n’avaient pas manqué une sibelle occasion de bavarder. Ils étaient descendus de leurs siègeset ils causaient avec un garde de Paris, lequel avait tout l’air deleur conter une histoire intéressante, car ils l’écoutaienttrès-attentivement.

Darcy devina sans peine qu’il leur parlait ducrime de l’Opéra. La nouvelle circulait déjà dans Paris, et elleétait certainement arrivée de très-bonne heure à la Préfecture depolice qui confine au Palais. Ce soldat devait être bien informé,d’autant qu’il avait dû voir passer le magistrat instructeur, legreffier, les commissaires, les agents, tout le personnel qu’unassassinat met en mouvement.

L’apparition de Darcy mit fin au colloque. Lescochers s’empressèrent de remonter sur leurs sièges et de reprendrela pose classique des cochers de bonne maison : les rênes bienrassemblées dans la main gauche, le fouet haut dans la main droite,les yeux fixés sur la tête du cheval. Le soldat se remit de plantonà l’entrée du passage voûté qui conduit à la cour de laSainte-Chapelle. Gaston eut donc toute liberté de se promener surle large trottoir et de donner audience aux réflexions qui seprésentaient en foule à son esprit.

Ces réflexions n’étaient pas gaies, on peut lecroire. Il se reprochait amèrement d’avoir, par son étourderie,jeté mademoiselle Lestérel dans une déplorable aventure, et ilcommençait à entrevoir que cette aventure pourrait mal finir. Il nese dissimulait plus la gravité des indices qui accusaientBerthe ; il savait que son oncle n’hésiterait pas à la fairearrêter s’il la croyait coupable. Et, comme il avait l’imaginationvive, il apercevait les plus extrêmes conséquences d’unearrestation. Il voyait la cour d’assises. Il entendait la voix émuedu chef du jury lisant le verdict. Toutes les légendes sur lesinnocents condamnés lui revenaient à la mémoire. Il pensait àLesurques. Et il se disait qu’une erreur judiciaire pouvait envoyerà l’échafaud la femme qu’il aimait.

Car il l’aimait plus ardemment que jamais,cette jeune fille qu’en ce moment même on interrogeait comme unecriminelle. L’étrange fatalité dont elle était victime surexcitaitl’amour de Darcy, et il se serait cru le plus lâche des hommes s’ileût abandonné mademoiselle Lestérel dans le malheur.

Du reste, il ne désespérait pas. Il seflattait même qu’après une courte explication, le magistrat, mieuxinformé, allait renvoyer la pauvre enfant avec de bonnes paroles,et il comptait bien l’aborder quand elle allait sortir de ceredoutable édifice où on sonde les consciences, l’aborder pour luidire tout ce qu’il avait sur le cœur, pour lui demander pardon del’avoir compromise, et pour lui jurer que ses sentiments n’avaientpas changé.

Il calculait que l’épreuve durerait à peineune heure, que bientôt il allait voir paraître Berthe, puis,quelques instants après, M. Roger Darcy, qu’il tenaitessentiellement à entretenir le plus tôt possible. Il se promettaitde ne pas quitter la place avant de s’être abouché successivementavec la prévenue justifiée et avec le juge guéri de sessoupçons.

Il faisait froid. Le vent soufflait du nord,et une station en plein air n’avait rien d’agréable par ce tempsaigre ; mais les amoureux s’inquiètent peu des inclémences del’hiver. Gaston se mit bravement à battre la semelle surl’asphalte, sans s’écarter du passage qu’il surveillait. Laprésence des deux cochers le contrariait plus que la bise, car ilsentait bien qu’ils se demandaient pourquoi il piétinait ainsi, aulieu de remonter dans sa voiture. Il aurait volontiers renvoyé lasienne, mais il ne pouvait guère se permettre de renvoyer celle deson oncle, et il se résigna à subir cet espionnage domestique. Legarde de Paris le gênait aussi. Ce vigilant militaire ne le perdaitpas de vue et s’étonnait sans doute qu’un bourgeois bien mis restâten faction à la porte du Palais, au lieu d’aller se réchauffer dansun café. Gaston songeait à lui dire qu’il était le neveu deM. Darcy, juge d’instruction, et qu’il attendait son oncle,lorsqu’un fiacre s’arrêta devant la porte.

De ce fiacre sortit un homme qui avait la mined’un agent de la sûreté, puis une femme dont la figure n’était pasinconnue à Gaston. Il chercha à se rappeler où il l’avait déjàrencontrée, et, à force de chercher, il finit par se souvenir, que,le jour où il était allé chez la sœur de Berthe, il avait vu cettefemme gardant la voiture qui portait les bagages du mari.

– Bon ! pensa-t-il, c’est la bonnede madame Crozon, celle qui est venue hier soir cherchermademoiselle Lestérel chez madame Cambry. Mon oncle la fait appelerpour recevoir son témoignage, et cette fille va déclarer qu’elle aconduit mademoiselle Lestérel rue Caumartin. Il n’en faut pas pluspour établir que mademoiselle Lestérel n’est pas allée à l’Opéra.Je suis tranquille maintenant. L’affaire n’aura pas de suite. Etd’ici à dix minutes, l’interrogatoire sera terminé. Berthe seralibre.

– Tiens ! Darcy ! dit une voix.Que diable faites-vous ici ?

Gaston se retourna et se trouva face à faceavec Lolif. Le reporter par vocation était radieux. Safigure niaise avait pris une expression toute nouvelle, un airimportant et satisfait.

– Qu’y venez-vous faire vous-même ?demanda Darcy que cette rencontre surprenait désagréablement.

– Comment ! vous ne savezpas ?… Ah ! au fait, vous êtes parti cette nuit bienavant la fin du bal. Mais votre oncle est chargé d’instruirel’affaire. Il a dû vous dire que Julia d’Orcival a été assassinéedans sa loge, et que…

– Et que vous prétendez être en mesure dedonner des éclaircissements sur cette étrange histoire. Oui, il m’adit cela. Mais je suppose que vous n’êtes pas mieux informé quemoi. J’étais avec vous dans la loge du Cercle, j’ai vu comme vousun domino entrer dans la loge de cette pauvre Julia.

– Oh ! vous, mon cher, vous n’êtespas observateur. Vous n’avez pas comme moi remarqué la taille et latournure de cette femme en domino qui a certainement fait le coup,les moindres détails de son costume. Vous n’avez pas relevé lecadavre.

– C’est un avantage que je ne vous enviepas, dit Gaston avec impatience. En somme, quesavez-vous ?

– Beaucoup de choses. Mais vous mepermettrez de ne pas vous les confier. Je suis témoin ; etvous, neveu d’un magistrat, vous n’ignorez pas qu’un témoin a desdevoirs sacrés. Le premier de tous, c’est la discrétion la plusabsolue. Je ne puis rien dire à personne avant d’avoir déposédevant le juge d’instruction qui m’a fait l’honneur de meciter.

– Pardon, répliqua ironiquement Darcy,j’oubliais que vous exercez un sacerdoce. Vous m’en faitessouvenir. Je me garderai bien d’insister et même de vous retenir.Allez éclairer la justice… et surtout tâchez de ne pasl’égarer.

– Pour qui me prenez-vous ? Nesavez-vous pas que je suis doué d’un coup d’œil infaillible ?Rapportez-vous-en à moi pour faire condamner l’abominable femellequi a assassiné madame d’Orcival. Julia sera vengée, grâce à votreami Lolif. J’ai déjà recueilli une masse de preuves. Je lescompare, je les pèse, je les groupe, et, quand j’en aurai formé unfaisceau, vous en verrez jaillir la lumière.

– La lumière d’un faisceau ! c’esttrès-joli.

– Riez. Vous ne vous moquerez plus de moiquand votre oncle vous dira que je lui ai indiqué la vraiepiste.

– Allez donc le voir bien vite.

– J’y vais. Adieu, mon cher. Si vousvenez ce soir au cercle, je pourrai peut-être vous en diredavantage.

Sur cette promesse qui fit hausser les épaulesà Darcy, Lolif tourna les talons et entra dans la cour avec lamajesté d’un homme qui apporte la solution d’un problème.

La servante de madame Crozon et l’agent qui laconduisait l’y avaient précédé. Gaston se retrouva seul sur letrottoir entre les cochers, toujours au port d’armes, et le gardede Paris qui continuait à se promener.

Les ridicules discours de Lolif avaient un peutroublé la joie de l’amoureux, et il se disait :

– Pourvu que cet imbécile n’aille pasembrouiller l’affaire avec les absurdes romans qu’il tire de sacervelle. Il ne sait rien, mais il est capable de tout inventer. Jene comprends pas qu’on l’ait fait appeler. Heureusement, il neconnaît pas mademoiselle Lestérel. S’il la connaissait ou siseulement il se doutait que la fatalité l’a mêlée à cette histoire,sa tête détraquée enfanterait quelque rapprochement extravagant.Mais il ne se doute de rien.

» Il ne verra même pas Berthe, car mononcle a pris ses précautions pour que personne ne la rencontre dansles corridors. Et puis, je l’ai renseigné, mon oncle. Je l’aiprévenu que Lolif est un visionnaire, et que ses appréciationsn’ont aucune valeur.

En raisonnant ainsi, Gaston cherchait à serassurer et n’y parvenait qu’à moitié. Le temps s’écoulait, etmademoiselle Lestérel ne paraissait pas. L’interrogatoire seprolongeait donc, et, pour qu’il se prolongeât, il fallait queM. Roger Darcy n’eût pas jugé satisfaisantes les premièresréponses de la jeune fille.

– Il attend pour la renvoyer que laconfrontation avec cette femme de chambre soit terminée, pensaitGaston, tout heureux de s’expliquer à lui-même un retard quil’inquiétait cruellement.

Mais un quart d’heure se passa, puis unedemi-heure, et personne ne sortit du Palais.

En revanche, il y entra des gens qui, à enjuger par leurs allures, devaient être des témoins, entre autresune grosse femme que Darcy crut reconnaître pour l’avoir vue ouvrirles loges à l’Opéra.

Évidemment, l’affaire se compliquait, et laconfrontation avec la bonne de madame Crozon n’était pas la seule àlaquelle on eût soumis mademoiselle Lestérel. C’était de mauvaisaugure, et Darcy ne pouvait plus se dissimuler qu’il avait espérétrop vite.

Un nouvel incident vint tout à coup chasserles sombres pressentiments qui commençaient à l’assiéger.

Il vit encore une fois descendre d’une voiturede place un agent de la sûreté et une femme élégamment vêtue,celle-là, et portant chapeau, une femme qui, en l’apercevant,courut à lui.

C’était Mariette, la camériste de madamed’Orcival, Mariette en grand deuil, et fort émue.

– Ah ! monsieur, quel malheur !s’écria-t-elle ; cette pauvre madame… mourir si jeune !c’est affreux !

– Vous venez témoigner ? demandaDarcy.

– Oui, monsieur, et je vais tout dire, etma chère maîtresse sera vengée.

– Vous direz tout ! répéta Gaston.Comment ! est-ce que…

– Je connais la gueuse qui a tué madame.Je vais la dénoncer au juge. On trouvera des preuves, je lesindiquerai, et j’espère bien qu’on la guillotinera. Si on luifaisait grâce, elle ne mourrait que de ma main.

– Son nom ! Dites-moi sonnom !

Mariette ouvrait la bouche pour répondre, maisl’agent qui était resté en arrière, parce qu’il payait le fiacre,l’agent vint se jeter à la traverse et lui coupa la parole. Ilsurgit tout à coup entre elle et Darcy qu’il écarta sans segêner.

– Assez causé comme ça, dit-il rudement.J’ai ordre de vous amener devant le juge d’instruction, et vousn’êtes pas ici dans son cabinet. Faites-moi le plaisir de voustaire et de marcher. On vous attend là-haut.

La soubrette n’osa plus souffler mot et suivitdocilement son surveillant. Elle avait été élevée dans la craintedes policiers, et elle ne tenait pas du tout à se brouiller avec lajustice.

Darcy, sentant qu’il n’était pas en situationd’intervenir, se contenta de lui crier :

– Je serai chez moi demain matin jusqu’àmidi.

Il la vit disparaître sous la voûte, et il sereprit à espérer que ses angoisses touchaient à leur terme. Lafemme de chambre de Julia connaissait la coupable. Elle allait ladésigner, et l’innocence de Berthe allait éclater.

– Mon oncle a été bien inspiré de fairetout de suite appeler Mariette, pensait-il. Et il est trop humainpour retarder d’une seule minute la mise en liberté de mademoiselleLestérel. Je vais donc la revoir, lui dire tout ce que j’aisouffert pendant qu’on l’interrogeait. Elle va sortir dans un quartd’heure, car Mariette n’a qu’à parler pour détruire cette stupideaccusation.

Darcy ne se trompait pas de beaucoup dans sonévaluation. Au bout de vingt minutes, un fiacre apparut au fond dela cour, un fiacre qui s’avançait au pas, et il eut aussitôt lapensée que ce fiacre emmenait la jeune fille. Il se plaça près dela porte, et quand la voiture passa devant lui, il reconnut, àtravers la glace levée, Berthe assise dans le fond.

Il vit en même temps qu’elle n’était passeule. Un homme coiffé d’une casquette à galon d’argent siégeait àcôté d’elle, et cet homme avait pour vis-à-vis l’individu qui toutà l’heure escortait la soubrette.

Darcy reçut un coup au cœur.

– Arrêtée, murmura-t-il, elle estarrêtée ! à moins que…

Le fiacre déboucha sur le boulevard du Palaiset tourna vers le Pont-au-Change.

Darcy courut à son coupé et s’y jeta en disantà son cocher :

– Suivez cette voiture.

Gaston espérait encore. Les amoureux espèrenttoujours et quand même.

– Non, pensait-il, non, c’est impossible…on ne la conduit pas en prison… on la conduit chez elle, rue dePonthieu. Et j’y arriverai en même temps qu’elle… je serai là quandelle descendra… je m’approcherai… je lui parlerai… je dirai auxgens qui l’emmènent que je suis le neveu du juge d’instruction.

Le fiacre roulait lentement sur lePont-au-Change.

– Voyons, se disait Darcy, en cherchant àremettre de l’ordre dans ses idées, si elle va rue de Ponthieu, lefiacre va tourner à gauche quand il arrivera au bout du pont… si,au contraire, mademoiselle Lestérel est arrêtée, le fiacre tourneraà droite… c’est le chemin pour aller à Mazas… et c’est à Mazasqu’on met les prévenus.

Le fiacre ne tourna ni d’un côté ni del’autre. Il traversa la place du Châtelet, et il enfila leboulevard de Sébastopol.

– Bon ! pensa Darcy, maintenant jesuis rassuré. Il s’agit sans doute d’une perquisition à domicile…pas au sien, puisqu’elle demeure tout près des Champs-Élysées. Maisoù ce commissaire la mène-t-il ? Car c’est bien un commissairequi l’accompagne… il a même avec lui un agent subalterne.

Là ses inquiétudes le reprirent.

– Ah ! j’y suis, murmura-t-il aprèsun instant de réflexion. Elle va rue Caumartin… par les boulevards…et je m’explique pourquoi elle y va. Mon oncle est un jugeconsciencieux… méticuleux même. Il ne se sera pas contenté de ladéposition de la bonne. Il aura voulu contrôler cette dépositionpar le témoignage de la sœur.

» C’est assez naturel, j’ai fait commelui, mardi dernier, moi. J’ai poussé la défiance jusqu’à monterchez madame Crozon pour savoir si mademoiselle Lestérel m’avait ditla vérité.

» Et, comme cette sœur ne peut pas sedéplacer, parce qu’elle est malade, mon oncle lui envoie pourl’interroger un commissaire de police. Il a compris que Berthe nedoit pas être traitée comme une prévenue ordinaire, et qu’il seraitcruel de retarder sa délivrance. Après un quart d’heured’explication, tout sera fini.

Le fiacre roulait toujours à dix pas devant lecoupé, et Gaston ne le perdait pas de vue.

– Pourvu que le marin furibond n’assistepas à cette explication, dit-il en se parlant à lui-même. Sessoupçons sur sa femme se réveilleraient. Il éclaterait et ilgâterait tout par ses violences. Sans compter que, désormais, il necroira plus aux serments de sa belle-sœur. Mais je ne puis rien àcela. Mon intervention serait plus nuisible qu’utile.

Gaston commençait à se rassurer, mais uneobjection lui vint à l’esprit et le rejeta dans de grandesperplexités.

– Comment, se demanda-t-il, comment ladéclaration de Mariette n’a-t-elle pas suffi pour démontrerl’innocence de mademoiselle Lestérel ? Mariette m’a affirmétout à l’heure qu’elle connaissait la femme qui a tué Julia. Mononcle n’a donc pas interrogé Mariette ? Mais non, au fait, iln’a pas eu le temps de l’interroger avant le départ de Berthe.Quand Mariette est entrée dans son cabinet, Berthe n’y était plus.Il venait de l’envoyer rue Caumartin. Il y a plusieurs escaliers.Berthe descendait par l’un, pendant que Mariette montait parl’autre. Si mon oncle avait attendu quelques instants de plus, ileût certainement épargné à mademoiselle Lestérel ce déplaisantvoyage.

» Mais tout est bien qui finit bien. Ellen’a pas longtemps à souffrir.

Ces raisonnements, quelque peu hasardés, lemaintinrent en joie jusqu’au moment où le fiacre arriva au bout duboulevard de Sébastopol. Il eut même alors la satisfaction de voirque le cocher de ce fiacre prenait à gauche, comme pour gagner larue Caumartin ; mais cette satisfaction fut de courtedurée.

Le cocher tourna encore, à droite cette fois,et la voiture se mit à remonter le faubourg Saint-Denis.

On eût dit que le commissaire chargéd’escorter Berthe savait que Gaston la suivait, et que cecommissaire prenait un malin plaisir à déranger l’une après l’autretoutes les suppositions du pauvre amoureux.

Où menait-on mademoiselle Lestérel ?Darcy n’y comprenait plus rien. Le faubourg aboutit à la barrière.Darcy se disait que, du moins, on ne la menait pas en prison, carl’idée qu’on enferme tous les prévenus à Mazas s’était logée danssa tête, et il n’en démordait pas.

En revanche, il se rappela tout à coup quel’agent qu’il avait aperçu dans le fiacre était précisément celuiqui avait amené Mariette. Darcy avait très-bien reconnu la figurede ce policier. Il lui fallait donc renoncer à croire que le jugeavait remis Berthe au commissaire avant d’avoir interrogé la femmede chambre. La dernière espérance dont il s’était bercés’évanouissait.

Cependant le fiacre marchait toujours au petittrot des deux rosses qui le traînaient. Gaston se représentaitmademoiselle Lestérel affaissée sur les coussins poudreux de cetteprison roulante, humiliée, obligée peut-être de répondre à desquestions insidieuses, et il se demandait avec colère commentM. Roger Darcy avait pu livrer ainsi à des gens de police unejeune fille que son passé irréprochable aurait dû préserver d’untel outrage.

– Je ne serai jamais magistrat, disait-ilentre ses dents. La pratique de ces fonctions-là endurcit le cœur.Et le plus éclairé des juges en arrive, avec le temps, à prendretous les prévenus pour des coupables.

Pendant qu’il exhalait ainsi son indignation,il s’aperçut que le fiacre s’était mis au pas et qu’il obliquait àgauche. On était arrivé à la montée qui se présente un peu avant lepoint d’intersection du faubourg Saint-Denis et du boulevardMagenta.

– Est-ce qu’il va s’arrêter là ? sedemandait Darcy. Oui… il oblique de plus en plus… il rase letrottoir… quel renseignement le commissaire vient-il chercher dansce quartier ? Et qu’est-ce que c’est que cette vieille maisonavec une énorme porte cochère ?

Le fiacre s’arrêta en effet devant cette portemonumentale, et Darcy vit descendre l’agent de la sûreté, puis lecommissaire, puis Berthe, qui cachait sa figure avec un mouchoirtrempé de larmes.

Fidèle à sa consigne, le cocher du coupé avaitretenu son cheval, dès qu’il s’était aperçu que la voiture qu’ilavait ordre de suivre ralentissait son allure. Lorsqu’elle serangea contre le trottoir, il vint se placer derrière elle, pastrop loin, pas trop près non plus.

Le premier mouvement de Darcy fut de sauter àterre et de courir à mademoiselle Lestérel, mais il aperçutpromptement les conséquences possibles d’une pareille incartade. Àquel titre se serait-il mêlé des affaires de la justice ? Saqualité de neveu d’un magistrat instructeur ne lui conféraitassurément pas le droit d’interpeller les agents judiciaires etd’entraver leurs opérations. Il se contint donc, et il resta danssa voiture, ému et regardant de tous ses yeux.

Le policier en sous-ordre se fit ouvrir unepetite porte placée à côté de la grande. Berthe entra suivie par lecommissaire, et la porte se referma sournoisement. Ce fut si vitefait que les passants n’y prirent pas garde. Mais Darcy compritenfin. Il vit inscrit sur le fronton de ce triste édifice lesmots : Maison d’arrêt, et la mémoire lui revint toutà coup.

– Saint-Lazare ! murmura-t-il. On lajette à Saint-Lazare !

Comment, lui qui savait son Paris sur le boutdu doigt, comment avait-il pu oublier que la prison réservée auxfemmes est située vers le milieu du faubourg Saint-Denis ?Comment s’était-il illusionné au point de se persuader que cettepromenade en fiacre n’allait pas finir par une incarcération ?Il était trop ému pour s’interroger lui-même, et il ne songea pointà interroger les autres. Que lui aurait appris l’agent qui étaitresté sur le trottoir pendant que le commissaire faisait écrouermademoiselle Lestérel ? La terrible inscription en disaitassez. Berthe venait de franchir le seuil de l’infâme maison où onenferme les impures. Seul, M. Roger Darcy pouvait direpourquoi il avait jeté cet ange dans cet enfer.

Gaston pensa d’abord à se faire ramener auPalais. Son oncle devait y être encore. Mais il craignit de ne pasêtre reçu. L’intraitable magistrat avait dû le consigner pour toutela durée de cette première audience. Mieux valait aller chez lui etattendre qu’il rentrât.

– Rue Rougemont, dit le jeune homme à soncocher, qui n’eut qu’à rendre la main pour que l’alezan qu’ilmaintenait à grand’peine partit à fond de train.

Le trajet, assez court du reste, fut fait enquelques minutes, et le coupé s’arrêta devant la grille quiséparait de la rue la cour de l’hôtel du juge le mieux logé qu’il yeût dans Paris.

Gaston, en descendant de voiture, avisa levalet de chambre de son oncle parlementant à la portière d’un autrecoupé. Une main de femme, une main finement gantée, tendait à cevalet de chambre une carte de visite.

En toute autre circonstance, Gaston se seraitdiscrètement tenu à l’écart. Mais il était trop agité pour mesurerses mouvements, et il lui tardait de savoir si son oncle était deretour. Il s’avança afin de se renseigner auprès du domestique, etil fut assez surpris de voir que la visiteuse était madameCambry.

Il la salua, et il allait s’en tenir à cesalut obligé, n’étant pas d’humeur à échanger des phrases poliesavec la belle veuve ; mais ce fut elle qui lui adressa laparole.

– Je suis bien heureuse de vousrencontrer, monsieur, lui dit-elle. Je venais voir M. RogerDarcy. Cela vous étonne… mais il y a des cas où on passe par-dessusles usages… et je suis sûre que vous m’approuverez. On m’apprendque M. votre oncle est au Palais. Pensez-vous qu’il reviennebientôt ?

– Je l’espère, madame, répondit Gaston.Moi aussi, il faut que je le voie.

En domestique bien stylé, le valet de chambreavait battu en retraite dès que le neveu de son maître s’étaitapproché de la voiture.

– Vous venez lui parler de Berthe,s’écria madame Cambry.

– Quoi ! vous savez…

– Je sais tout et je ne sais rien. Mesgens m’ont appris ce matin qu’un crime épouvantable avait étécommis cette nuit au bal de l’Opéra… sur une femme… et par unefemme. Le récit qu’on m’a fait m’a bouleversée. J’étais déjàtrès-souffrante, et je n’étais pas sortie depuis deux jours. J’aipensé qu’un tour au Bois me remettrait, et que Berthe serait bienaise de profiter de ma voiture pour se promener. J’ai fait arrêterrue de Ponthieu. Il y avait un rassemblement dans la loge duconcierge. Mon valet de pied est venu me dire qu’on y racontait quemademoiselle Lestérel venait d’être emmenée par un commissaire depolice et conduite devant M. Darcy, juge d’instruction…qu’elle était accusée de cet assassinat. Je n’ai pas cru à cespropos, mais ils m’ont effrayée. J’aime Berthe comme j’aimerais unesœur. On avait nommé votre oncle. J’ai pensé qu’il me tireraitd’inquiétude, et je suis accourue ici. Je ne l’ai pas rencontré,mais vous voilà, vous, monsieur, qui vous intéressez aussi à cettechère enfant. Parlez, je vous en supplie. Dites-moi que ces bruitsne sont pas fondés… ou que Berthe a été soupçonnée par erreur.

– Par erreur, oui, madame, réponditamèrement Gaston ; mais il y a des erreurs qui tuent.Mademoiselle Lestérel a été arrêtée après avoir subi uninterrogatoire, et, à cette heure, elle est en prison.

– En prison ! mais Berthe n’est pascoupable. Pourquoi aurait-elle tué cette femme ? Quellecoïncidence fatale a donc égaré la justice ? Et commentM. Darcy a-t-il pu s’abuser au point de signer un ordred’arrestation ?

– C’est ce que je viens lui demander, etje vous le jure, madame, quelle que soit sa réponse, je ne cesseraipas de croire à l’innocence de mademoiselle Lestérel, et je ladéfendrai contre ceux qui l’accusent, contre mon oncle, s’il lefaut.

– Je vous y aiderai, monsieur. Je diraique Berthe est la plus pure, la plus douce, la plus vertueuse desjeunes filles ; je raconterai sa vie, qui n’a été qu’un longsacrifice ; j’attesterai l’irréprochabilité de sa conduite,l’élévation de ses sentiments, la bonté de son cœur. Je répondraid’elle. Et je suis certaine que nous la sauverons.

Les larmes étouffèrent la voix de madameCambry. Gaston, profondément touché, lui prit les mains, et, en lesserrant dans les siennes, il vit que la généreuse amie demademoiselle Lestérel était pâle et tremblante.

– Merci, madame, dit-il chaleureusement,merci pour la pauvre persécutée. Oui, nous la sauverons, et Dieuvous récompensera de ce que vous ferez pour elle. Je compte survotre appui pour convertir mon oncle à nos idées, et, si vous lepermettez, je vous tiendrai au courant de mes démarches. Mais voussouffrez, je le vois, et je vous supplie de me laisser agir seuld’abord. Mon oncle va rentrer et…

– Vous avez raison, monsieur, réponditmadame Cambry, M. Roger Darcy pourrait trouver que monintervention est prématurée. Je lui serai reconnaissante s’il veutbien passer demain chez moi… j’aurai grand plaisir à vous recevoiraussi, et j’espère que vous m’apporterez bientôt de bonnesnouvelles.

» Veuillez dire à mon cocher de meramener à mon hôtel.

Gaston transmit l’ordre, et la voiture de labelle veuve partit aussitôt.

Au coin du boulevard, elle se croisa aveccelle du juge d’instruction, qui revenait du Palais.

– Enfin ! murmura Gaston en voyantM. Roger Darcy sauter hors de son coupé, sans attendre que soncocher fît ouvrir la grille.

L’oncle avait encore sa figure de magistrat,une figure que d’ordinaire il quittait à la porte de son cabinet dejuge d’instruction.

– Ah ! te voilà ! dit-il assezfroidement. Je suis bien aise de te rencontrer. J’ai à te parler.N’est-ce pas madame Cambry que je viens d’apercevoir envoiture ?

– Oui, j’ai trouvé son coupé à votreporte.

– Comment ! elle venait chezmoi ! Au fait, pourquoi pas ? J’oublie toujours que j’ail’âge d’un père de famille. Sais-tu ce qu’elle avait à medire ?

– Vous ne le devinez pas ?

– Je le devine maintenant, à ton air.Elle connaît donc la triste nouvelle ?

– Elle l’a apprise en allant cherchermademoiselle Lestérel pour faire avec elle une promenade au bois deBoulogne.

M. Darcy ne dit mot, mais sa figure serembrunit. Évidemment, Gaston venait de lui causer une impressionpénible en lui rappelant que la charmante veuve honorait Berthe deson amitié.

Il traversa rapidement la cour, suivi par sonneveu qui se préparait à livrer un vigoureux assaut aux convictionsdu juge, et il monta quatre à quatre les marches de l’escalier.

Cette hâte était un signe non équivoqued’agitation d’esprit, et d’autres signes confirmèrent bientôtcelui-là.

M. Darcy, en entrant dans son cabinet detravail, jeta son chapeau sur une table, son pardessus et son habitsur une chaise, endossa un veston, alla se placer debout devant lacheminée et se mit à regarder fixement Gaston, qui ne baissa pasles yeux.

Il y avait dans ce regard de lasévérité ; il y avait aussi de la pitié et même del’attendrissement.

– Eh bien, mon oncle ? demandaGaston d’une voix qui trahissait une profonde émotion, en dépit desefforts qu’il faisait pour paraître calme.

– Eh bien, mon ami, dit tristementl’oncle, la séance a mal fini. J’ai dû convertir le mandat d’ameneren mandat de dépôt. Je me sers des termes techniques pour bien tefaire apprécier la situation. La mesure que j’ai été obligé deprendre ne préjuge rien. J’ai fait amener devant moi mademoiselleLestérel, je l’ai interrogée, j’ai trouvé qu’il y avait contre elledes charges suffisantes, et que je ne pouvais pas encore la mettreen liberté. Voilà tout.

– Cela signifie que vous l’avez envoyéeen prison. Et dans quelle prison, grand Dieu ! àSaint-Lazare ! Mademoiselle Lestérel, que madame Cambryappelle son amie, est enfermée avec des filles ! Vous auriezpu du moins lui épargner cette humiliation.

– Mon cher, tu devrais réfléchir avant deparler. Tu devrais aussi savoir qu’il n’existe pas à Paris d’autremaison de détention pour les femmes que Saint-Lazare. Depuis trenteans et plus, les préfets de police demandent qu’on en construiseune autre afin de loger les prévenues, et, depuis trente ans, ceuxqui tiennent les cordons de la bourse refusent d’affecter des fondsà cet usage. Ils aiment mieux bâtir des casernes et des sallesd’opéra. C’est absurde, mais c’est ainsi.

» Du reste, rassure-toi. MademoiselleLestérel n’aura point à subir de contacts dégradants. Il y a plusd’un quartier à Saint-Lazare. Elle est dans la division desprévenues. Et j’ai donné ordre de la placer dans une cellule oùelle ne verra que les sœurs de Marie-Joseph qui desservent lamaison. Je n’ai pas besoin, je pense, d’ajouter qu’on aura pourelle tous les égards qu’on doit à sa position sociale et à sonmalheur. Elle jouira de toutes les faveurs qui ne sont pointformellement interdites par le règlement. J’ai recommandé qu’on latraitât avec les égards qui lui sont dus, et je tiendrai la main àce que mes recommandations soient suivies d’effet.

– Je vous suis, en vérité,très-reconnaissant, dit Gaston avec amertume.

Le juge eut un mouvement d’impatience, mais ilse contint. Il avait le cœur excellent, et il devinait tout ce quedevait souffrir son neveu.

– Comment sais-tu qu’elle est àSaint-Lazare ? demanda-t-il après un court silence.

– J’ai attendu à la porte du Palais. J’aivu sortir la voiture qui l’emmenait, et je l’ai suivie.

– Tu n’as pas parlé à la prévenue,j’espère ?

– Non ; je crois même qu’elle ne m’apas vu.

– C’est bien. Je te sais gré d’avoir étéprudent. Écoute, Gaston, tu me connais. Je pense t’avoir prouvé queje t’aime comme un fils. Je n’ai plus d’autre proche parent quetoi. Je t’ai vu naître. Je t’ai élevé, et j’ai toujours excusé testorts, parce que je suis sûr que tu es un brave et loyal garçon.Mais, précisément parce que je te regarde comme mon meilleur ami,je te dois la vérité. Eh bien, je t’affirme que j’ai fait tout ceque j’ai pu pour aider mademoiselle Lestérel à se disculper, et queje n’y ai pas réussi. Lorsqu’elle est entrée dans mon cabinet,j’étais persuadé qu’elle était innocente. Après un interrogatoireaussi bienveillant que s’il eût été dirigé par toi, j’ai acquis laconviction qu’elle est coupable.

– Coupable !… elle !… c’estimpossible.

– C’est évident, au contraire. Je tedonne ma parole d’honneur que, s’il m’était resté l’ombre d’undoute, je n’aurais pas signé le mandat de dépôt.

– Oh ! je vous croie, mon oncle. Jesais que vous êtes le plus éclairé et le plus humain des juges.Mais je sais aussi que tout homme est sujet à l’erreur… que desapparences trompeuses peuvent faire dévier la raison la plusdroite. Tenez ! si je n’avais pas eu la funeste idée de vousdire que ce poignard appartenait à mademoiselle Lestérel, vousn’auriez jamais songé à accuser mademoiselle Lestérel d’avoir tuéJulia.

– Non certes. Mais laisse-moi te dire,mon cher ami, que c’est presque toujours un hasard qui met lajustice sur les traces des criminels. Au théâtre, dans les drames,ces hasards s’appellent le doigt de Dieu. J’en connais beaucoupd’exemples, mais je n’aurai pas la cruauté de te les citer. Jecomprends trop bien ce que tu éprouves, et je te pardonne demaudire ton étourderie qui a désigné la coupable, car cettecoupable, tu l’aimais… tu l’aimes encore. Moi aussi, j’ai aimé, etje te plains de tout mon cœur. Tu ne méritais pas de souffrir cesupplice.

» Du reste, console-toi. Le fait d’avoirpossédé cette arme ne démontrait pas positivement que mademoiselleLestérel eût commis le crime. Si je n’avais pas recueilli d’autrespreuves, terribles celles-là, écrasantes, mademoiselle Lestérelserait libre.

– Mais que s’est-il donc passé dans votrecabinet ? s’écria Gaston. Quelles sont ces preuves ?

M. Darcy réfléchit un peu et ditdoucement :

– Je ne devrais pas te répondre. Mais toncas et celui de cette malheureuse jeune fille sont siextraordinaires, vous m’inspirez tant d’intérêt tous les deux queje veux bien t’expliquer les motifs de la pénible décision que j’aiprise.

– L’attitude de mademoiselle Lestérel aété d’abord excellente. Elle n’a pas hésité à déclarer que lepoignard-éventail lui appartenait. Elle a ajouté qu’elle l’avaitperdu en sortant de chez madame Cambry.

– C’est précisément ce que jepensais.

– Laisse-moi finir. Mademoiselle Lestérela paru surprise et affligée quand je lui ai appris que Juliad’Orcival a été assassinée cette nuit. Son étonnement et sa douleurm’ont semblé sincères et m’ont disposé favorablement. Mais, presqueaussitôt, elle m’a dit qu’elle avait été élevée dans le mêmepensionnat que madame d’Orcival. J’ignorais cette circonstance, etmes premières impressions se sont un peu modifiées. Cette anciennecamaraderie avec la victime était fâcheuse.

– Leurs relations avaient cessé depuisplusieurs années.

– Je vois que tu es bien informé.Mademoiselle Lestérel t’avait donc parlé de sa liaison d’autrefoisavec madame d’Orcival ?

– Oui, et si je ne vous ai pas répété cequ’elle m’en a dit, c’est que j’y attachais peu d’importance.

– Je crois plutôt que tu craignais de luinuire. Mais je ne te blâme pas. Tu n’étais pas forcé de me racontertout ce que tu savais, puisque tu n’étais pas témoin dansl’affaire. D’ailleurs, il n’y avait là qu’une présomption. J’arriveà la preuve. J’ai demandé à mademoiselle Lestérel ce qu’elle avaitfait après avoir quitté le salon de madame Cambry. Elle m’a réponduqu’elle était allée chez sa sœur. Je m’attendais à cette réponse,et j’avais envoyé chercher la bonne qui, au dire de la prévenue,était venue la demander, hier soir, chez madame Cambry. Cette filleétait dans la salle d’attente, à la porte de mon cabinet. J’aidonné l’ordre de la faire entrer. Alors, mademoiselle Lestérel,fondant en larmes, m’a supplié de lui épargner une confrontationinutile et finalement m’a déclaré que la veille elle n’avait pasmis les pieds chez sa sœur.

– Quoi ! elle a avoué que…

– Qu’elle avait menti, oui, mon cherGaston. Et tu comprends l’effet que cette confession a produit surmoi. J’espérais qu’elle allait la compléter en m’apprenant où elleavait passé la nuit. Elle s’y est refusée. J’ai tout mis en œuvrepour obtenir qu’elle s’expliquât ; j’ai fait appel à sessentiments, j’ai employé la douceur, je suis allé jusqu’à laprière. Je lui ai représenté les conséquences de son obstination.Je lui ai promis la discrétion la plus absolue pour le cas où ellene pourrait justifier l’emploi de son temps qu’en s’accusant d’unefaiblesse…

Je n’ai pas l’intention de te blesser endisant cela, ajouta incidemment M. Darcy. Je tiens seulement àce que tu saches tout. Et, en ouvrant cette voie à la prévenue, jesongeais à toi. Il m’était venu à l’esprit que tu étais peut-êtrelié avec elle plus intimement que tu n’en voulais convenir. Ungalant homme ne compromet jamais une femme qui lui a cédé…

– Vous vous trompez, s’écria Gaston.Mademoiselle Lestérel n’a jamais été et ne sera jamais mamaîtresse, je vous le jure.

– Je te crois, mon ami. Du reste, elle arepoussé avec indignation la supposition que je mettais en avantuniquement dans son intérêt, et quelques efforts que j’aie tentés,je n’ai pu la décider à parler. Ce refus de répondre équivalait àun aveu, et je ne pouvais plus, sans manquer à mon devoir,abandonner la poursuite. Si mademoiselle Lestérel est en prison,c’est qu’elle m’a, en quelque sorte, forcé de l’y envoyer.

– Ne voyez-vous pas que son silence cacheun mystère, que ce mystère s’éclaircira tôt ou tard ?

– Je le souhaite, et je ne négligerairien pour découvrir la vérité. L’instruction commence à peine, etje n’ai entendu aujourd’hui qu’un petit nombre de témoins. Je doiste dire cependant que leurs dépositions n’ont fait qu’aggraver lescharges déjà si graves qui ressortaient de l’interrogatoire.

– Vous n’avez donc pas entendu Mariette,la femme de chambre de madame d’Orcival ? demanda vivementGaston. Je l’ai vue, moi, et elle m’a déclaré qu’elle connaissaitle coupable.

– Tu l’as vue depuis le crime ?

– Elle m’a abordé pendant que je vousattendais à la porte du Palais. Je n’ai pu échanger que peu de motsavec elle, parce que l’agent qui la conduisait l’a entraînée. Ellen’a pas eu le temps de me dire le nom de la misérable créature quia tué Julia, mais elle vous l’apprendra, ce nom.

– Tu as eu tort de parler dans la rue àun témoin appelé chez le juge d’instruction. C’est d’autant plusdéplacé de ta part que tu aspires à entrer dans lamagistrature.

Quant à cette femme de chambre, elle adéposé.

– Qu’a-t-elle dit ?

– Tu me permettras de ne pas le répéter.Je suis allé avec toi aussi loin que je pouvais aller dans la voiedes confidences. Je ne puis pas te mettre en tiers dansl’instruction de l’affaire. Qu’il te suffise de savoir que je mesuis décidé en parfaite connaissance de cause. Tu n’ignores pas,d’ailleurs, qu’une prévenue n’est pas encore une accusée. Lesperquisitions au domicile de mademoiselle Lestérel et dans l’hôtelde madame d’Orcival se feront demain. Je les dirigerai moi-même, etje ferai peut-être des découvertes qui changeront la face del’affaire.

» Et puis, mademoiselle Lestérel serésoudra sans doute à parler. Ce serait le seul moyen d’améliorersa situation. Elle réfléchira dans sa cellule. La solitude porteconseil.

– Ainsi, dit Gaston, vous admettez quecette jeune fille a froidement prémédité un lâche assassinat,qu’elle a tué pour un motif inexplicable une femme qu’elleconnaissait à peine !

– Pardon ! je n’affirme pas qu’elleait prémédité le crime. Je suis même porté à penser le contraire.Et si tu veux mon sentiment sur la façon dont les choses se sontpassées, le voici : mademoiselle Lestérel est allée à l’Opéra,quoi qu’elle en dise. Elle est entrée dans la loge n° 27, jen’en doute pas. Qu’allait-elle y faire ? Je n’en sais rienencore, mais je suis convaincu qu’une querelle violente a dûs’élever entre elle et son ancienne camarade de pension, etqu’emportée par la colère, elle a tiré son poignard de lagaine-éventail, et l’a planté dans la gorge de madamed’Orcival.

Gaston ne put s’empêcher de tressaillir,lorsqu’il entendit son oncle expliquer ainsi le meurtre deJulia.

Il se rappelait fort bien que, la veille, dansle salon de madame Cambry, Berthe lui avait parlé des emportementssubits auxquels elle était sujette, de la violence de soncaractère ; qu’elle s’était accusée d’avoir failli un jourfrapper d’un coup de couteau M. Crozon, qui levait la main sursa femme.

Il se disait que peut-être M. Roger Darcyavait raison de croire que mademoiselle Lestérel avait poignardéJulia, dans un transport de fureur, Julia qui l’insultait sansdoute parce qu’elle croyait voir en elle une rivale.

– Qui sait même si, en la frappant, elleavait l’intention de la tuer ? reprit le juge. Plus jeréfléchis, plus je me persuade que les choses ont dû se passerainsi, et plus je suis convaincu que mademoiselle Lestérel ferabien de confesser la vérité. Si j’ai deviné juste, si elle a cédé àun mouvement de colère, je te garantis qu’on ne trouvera pas unjury qui la condamne. Tout parlera pour elle, ses antécédents, sajeunesse, son repentir… car elle se repentira… elle se repent déjà,j’en suis sûr. On lui pardonnera d’avoir tué une femme galante quia passé sa vie à mal vivre et à mal faire… qui cherchait peut-êtreà la corrompre. Tiens, mon cher ! si je n’étais magistrat, jevoudrais être avocat pour plaider la cause de cette jeune fille. Jerépondrais d’obtenir un acquittement.

– Un acquittement ne lui rendrait pas saréputation ternie, son honneur perdu, dit Gaston d’une voixsourde.

– Non, malheureusement. Le monde luitiendrait rigueur, et il aurait tort. Je suis de ceux qui pensentque toute faute peut être rachetée, et que les hommes ne doiventpas être moins miséricordieux que le souverain juge. MademoiselleLestérel serait obligée de changer sa vie, ses relations, mais ellepourrait ne pas désespérer de l’avenir. Le passé s’efface vite dansce Paris où chaque jour qui s’écoule emporte un souvenir. Vues dansle lointain de ce passé évanoui, les mauvaises actions seconfondent presque avec les bonnes. Et d’ailleurs, mademoiselleLestérel a tout ce qu’il faut pour se réhabiliterpromptement : le talent, l’intelligence, le courage…

– S’il ne lui restait que la tristeconsolation de se faire oublier, son sort serait encoreaffreux.

– N’est-ce donc rien que de sauver satête ?

– Sa tête ! vous croyez donc qu’elleserait condamnée à mort… exécutée…

– J’exagère. Il est fort rare maintenantque la peine de mort soit appliquée à une femme, et même en mettantles choses au pire, mademoiselle Lestérel obtiendrait probablementdes circonstances atténuantes. Mais je la plaindrais encoredavantage, car je te jure que la mort est préférable. Tu serais demon avis si tu connaissais comme je le connais le régime desmaisons centrales.

M. Darcy s’arrêta, car il s’aperçut queson neveu pâlissait à vue d’œil.

– Pardon, mon ami, dit-ilaffectueusement. Je te fais mal. J’aurais dû me souvenir que tun’es pas encore guéri de ton amour pour cette jeune fille… Un amourvrai, je n’en doute pas, puisque tu voulais l’épouser.

– Je le veux toujours, dit Gaston d’unton ferme.

– Tu n’y penses pas ! Tu sais bienque ce mariage est devenu impossible.

– Pourquoi, si mademoiselle Lestérel estinnocente ? Et elle l’est, je le prouverai.

Le magistrat fit un haut-le-corps et répliquaavec une vivacité de mauvais augure :

– Parles-tu sérieusement ?

– Très-sérieusement. Ma résolution estirrévocable.

– Ainsi, tu persistes à vouloir qu’unefemme qui passera certainement devant la cour d’assises porte tonnom… le mien.

– Cette femme n’est pas coupable. Jeserais le dernier des hommes si je prétextais du malheur qui lafrappe pour retirer ma parole. Vous-même, si vous étiez à ma place,vous agiriez comme je le fais.

– Il n’est pas question de moi… mais tuas donc donné ta parole ? Tu es donc engagé avec mademoiselleLestérel ?

– Hier, chez madame Cambry, je lui aijuré qu’elle serait ma femme.

– En vérité, tu as bien choisi ton momentpour te lier. Et qu’a-t-elle répondu à cette déclaration ?

– Qu’une artiste sans fortune ne pouvaitpas épouser votre neveu, et qu’elle ne m’épouserait pas.

– Voilà, certes, du désintéressement.Mais enfin, puisqu’elle a refusé, tu es libre.

– Non. Je me mépriserais si jel’abandonnais. Et vous me mépriseriez.

– Tu es fou… c’est-à-dire, tu esamoureux… cela revient au même. Écoute-moi. Lorsque tu m’as parléhier soir de ce projet qui ne me souriait guère, je n’y ai pas faitd’opposition formelle. J’ai des idées très-larges sur le mariage,et je suis parfaitement d’avis que les qualités de l’esprit et ducœur doivent être prises en considération avant la dot. Hier soir,mademoiselle Lestérel avait une réputation intacte. Son origine esthonorable, puisqu’elle est la fille d’un officier. Je me suiscontenté de te prêcher la prudence, de t’engager à ne pas tedécider légèrement, de te prier d’attendre et de réfléchir. Lajeune fille venait de chanter : « Chagrins d’amour durenttoute la vie. » L’occasion était bonne pour te demander d’yregarder à deux fois avant de t’exposer aux chagrins prédits par lachanson. Mais je te déclare que je me serais résigné à permettreque mademoiselle Lestérel devînt ma nièce, si tu avais persisté àvouloir l’épouser après une épreuve, un stage dont j’avais fixé ladurée à trois mois.

» Et je ne te cacherai pas que madameCambry approuvait beaucoup ce mariage.

– Madame Cambry est la meilleure, la plusgénéreuse des femmes.

– C’est mon avis. Elle vient de temontrer tout à l’heure qu’elle ne renie pas sa protégée dansl’adversité, et je l’en loue, crois-le bien.

» Il n’en est pas moins vrai que, depuishier, la situation est changée du tout au tout. MademoiselleLestérel est sous le coup d’une accusation infamante. Moi qui luiporte le plus vif intérêt, j’ai dû la faire arrêter, tant lesapparences sont contre elle. Apparences trompeuses, je le veuxbien, mais l’affaire aura un retentissement effroyable. Lis lesjournaux ce soir. Je parie qu’elle y tiendra deux colonnes souscette rubrique en grosses capitales : LE CRIME DE L’OPÉRA. Etcela durera ainsi trois mois, jusqu’aux assises, et même encoreaprès.

» Il me serait facile de te représenterles suites d’un mariage contracté dans de si déplorablesconditions : la carrière de la magistrature fermée à toutjamais pour toi, tes relations du monde coupées net, ta vieempoisonnée par les calomnies des malveillants.

» Je pourrais encore essayer de tetoucher en te parlant de la déconsidération qui m’atteindraitaussi, moi, que tu n’as aucune raison de haïr.

Gaston protesta d’un geste, et son onclereprit avec une logique de plus en plus serrée :

– J’aime mieux te prouver tout simplementque tu rêves d’une chose impossible.

» Mademoiselle Lestérel pourrait êtreacquittée si elle se décidait à avouer, et, dans ce cas, il ne teserait pas matériellement impossible de l’épouser. Tu aurais àcompter avec l’opinion publique, et ce serait tout. Maismademoiselle Lestérel prendra-t-elle le seul parti qui puisse lasauver ? Plus j’y réfléchis et plus j’en doute. Les causes quil’ont déterminée à se taire ne cesseront pas d’exister d’un jour àl’autre. Et elle a une fermeté de caractère étonnante. Eh bien, sielle ne touche pas les jurés en confessant que la colère a pousséson bras, elle sera condamnée, crois-en ma vieille expérience.

» Épouseras-tu une condamnée ? Non,n’est-ce pas ? Pas plus que tu n’épouseras une prévenueenfermée à Saint-Lazare.

Gaston ne put dissimuler un mouvement nerveux.Le nom de cette honteuse prison le cinglait comme un coup de fouet.Il se remit pourtant, et il dit avec un calme qui surpritM. Darcy :

– Je n’ai rien à objecter à vos sombresprévisions. Si elles se réalisaient, je saurais ce qu’il meresterait à faire. Mais elles ne se réaliseront pas. MademoiselleLestérel n’avouera rien, parce qu’elle n’a rien à avouer, etmademoiselle Lestérel ne sera pas condamnée. Je prouverai qu’elleest innocente, et, quand son innocence aura été reconnue, jel’épouserai.

Le juge, un peu déconcerté par l’obstinationde son neveu, se mit à se promener à grands pas. Puis, s’arrêtantbrusquement devant Gaston, après avoir arpenté cinq ou six fois soncabinet de travail :

– Tu marcherais sur les eaux, lui dit-il,car tu as la foi… et une foi tenace. Je n’approuve pas tonentêtement, mais je n’essaierai plus de te décourager de tonprojet. Tu es un homme. Tu as le droit d’agir comme il te plaît.Moi, j’ai le droit et le devoir de t’informer d’une résolution quej’ai prise.

» Tu n’as pas oublié, j’espère,l’entretien sérieux que nous avons eu, il y a quelques jours. Jet’ai signifié qu’il fallait absolument que l’un de nous deux fûtmarié d’ici à peu. Tu viens de te mettre hors de concours. Jereprends donc ma liberté, et ce sera moi qui me chargerai decontinuer notre nom. Tu perdras un bel héritage. Tu ne perdras pasmon amitié.

– Cela me suffit, répondit vivement leneveu.

– Maintenant, il me reste à t’apprendreque, si je me marie, j’épouserai madame Cambry.

– Je vous en félicite. J’ai voué à madameCambry une profonde reconnaissance, et je serai heureux de pouvoirl’appeler : ma tante.

– Je te remercie, mais… excuse mafranchise… je ne sais si elle sera flattée d’appeler mademoiselleLestérel ma nièce.

– Elle l’aime comme elle aimerait sasœur. Ce sont ses propres paroles. Il n’y a pas une heure qu’elleme les a dites.

– Oui. Elle est indulgente,compatissante. Elle a des idées… chevaleresques. Cettequalification qu’on n’applique guère aux femmes convient tout àfait à madame Cambry. Madame Cambry est le dévouement incarné. Ellea la passion du sacrifice.

» Elle le montre bien, puisqu’elleconsent à m’accepter pour mari, ajouta en souriant l’aimable juge.Et à ce propos, tu te demandes sans doute comment je suis sûr demon fait. Tu trouves que je suis un peu fat. J’éprouve le besoin deme réhabiliter dans ton esprit.

» Hier soir, pendant que tu accompagnaisau piano les airs de mademoiselle Lestérel, j’ai compris enfin ceque la plus charmante des veuves avait essayé déjà quelquefois deme faire entendre. Ah ! il a fallu qu’elle mît les points surles i. J’ai un peu oublié ce langage qu’elle parle si bienet que, dans votre demi-monde, on a si mal remplacé par desgrossièretés. Mais j’ai fini par m’y retrouver, et si je n’ai pas,séance tenante, donné la réplique à madame Cambry, c’est quej’espérais encore en toi. Et je te jure que tu n’aurais qu’un mot àdire pour que je ne tinsse aucun compte des ouvertures qu’elle m’afaites.

» Voyons, Gaston, il est toujours temps.Veux-tu abandonner tes chimères et chercher femme là où tu peux entrouver une qui soit digne de toi ? Si oui, je puis encorerenoncer sans trop de regret à un bonheur qui, je l’avoue, commenceà me tenter. Seulement, dépêche-toi de te prononcer, car je sensque dans deux ou trois jours, le renoncement me serait tropdouloureux. Tu n’imagines pas comme s’enflamme vite un cœur quicroyait avoir pris un congé illimité et qu’on rappelle subitement àl’activité.

Ces gais propos n’eurent pas le pouvoir dedérider Gaston, et encore moins celui de le convertir.

– Je n’oublierai jamais vos bontés, moncher oncle, dit-il gravement ; mais, si je ne puis pas épousermademoiselle Lestérel, je ne me marierai pas.

– Allons ! soupira M. Darcy, jevois que tu es irréconciliable, et je ne compte plus que surmoi-même pour nous perpétuer dans la magistrature. Que ta volontésoit faite ! Tu seras responsable des catastrophes que je vaisencourir en me mariant.

» Mais j’ai tort de plaisanter quand tuas de si gros sujets de tristesse, et je vais te parlersérieusement. Tu prétends me démontrer, avec le temps, que je mesuis trompé en faisant arrêter mademoiselle Lestérel. Je voudraisqu’il me fût possible de t’aider dans cette entreprise. Mais jesuis juge, chargé de l’instruction, et ma conviction est formée.J’en changerai bien volontiers si tu m’apportes les preuvesévidentes de l’innocence de la prévenue. Ces preuves, je nem’oppose pas à ce que tu les cherches. Je te faciliterai mêmel’accomplissement de la tâche ardue que tu t’imposes.

» Tu peux, sans craindre de me déplaireou de me gêner, ouvrir une contre-enquête. Non seulement jen’entraverai pas tes opérations, mais je n’exigerai pas que tu m’enrendes compte jour par jour, parce que je sais que bon sang ne peutmentir, et que toi, fils, petit-fils et neveu de magistrats, tu nechercheras pas à égarer la justice. En revanche, je te préviens queje ne m’engage pas à te tenir au courant de la marche del’instruction.

» Si, par hasard, elle prenait unetournure favorable à ta protégée, tu peux t’en rapporter à moi pourt’apporter vite cette heureuse nouvelle. Le jour où je signeraisune ordonnance de non-lieu au profit de mademoiselle Lestérelserait le plus beau jour de ma vie, et je serais heureux deproclamer que je m’étais trompé.

» En attendant que ce jour se lève, nouscombattrons à armes courtoises, et je désire sincèrement que lavictoire te reste.

Gaston, touché jusqu’aux larmes, prit la mainde son oncle et la serra cordialement.

– J’accepte avec reconnaissance vosconditions, dit-il, et je n’ai plus qu’une demande à vous adresser.Me sera-t-il permis de voir mademoiselle Lestérel ?

– Dans les premiers temps, non, répondit,après réflexion, M. Darcy. Plus tard, quand l’instruction seraassez avancée pour qu’il n’y ait plus d’inconvénients à lever lesecret, je pourrai peut-être autoriser une entrevue. Mais je ne tepromets rien.

» Maintenant, veux-tu dîner avecmoi ?

– Je vous remercie. Je n’ai pas uneminute à perdre. Il faut que je vous quitte.

– Où vas-tu donc ?

– Au secours d’une femme qui sera votrenièce.

Sur ce mot qui résumait la situation, GastonDarcy prit son chapeau et sortit en courant comme un fou. Son onclen’essaya pas de le retenir, et, en vérité, c’eût été peineperdue.

Où allait-il, cet amoureux exalté ? Quevoulait-il faire pour secourir la pauvre Berthe ? Il n’ensavait rien encore, mais il était résolu à entrer en campagnesur-le-champ, et il comptait sur deux auxiliaires excellents, surmadame Cambry, qui venait d’exprimer si chaleureusement lasympathie que lui inspirait mademoiselle Lestérel, et sur l’amiNointel, qui était tout à la fois homme de bon conseil et hommed’action.

Il ne pouvait pas se présenter immédiatementchez sa future tante, mais il était à peu près sûr de trouver lecapitaine fumant un cigare au coin du feu dans son entresol de larue d’Anjou.

La nuit commençait à tomber, et Nointel, quiavait des habitudes élégantes, rentrait toujours pour s’habiller,avant d’aller dîner au cercle ou ailleurs.

Darcy sauta dans son coupé et se fit conduirechez son ami. Il avait la mort dans l’âme, mais il n’était pasdécouragé. Les gens violemment épris ne doutent de rien.

Les renseignements que venait de lui donner lejuge d’instruction étaient pourtant de nature à lui enlever touteillusion sur les chances de succès qui lui restaient. Il savait quece magistrat exemplaire exerçait ses redoutables fonctions avec uneimpartialité rare. Il savait de plus que, loin d’être prévenucontre Berthe, M. Roger Darcy était au contraire tout disposéà la croire innocente, et qu’il ne s’était décidé que sur despreuves à l’envoyer en prison. Et quelle preuve plus accablante quel’obstination de la malheureuse jeune fille à refuser d’expliquerl’emploi de son temps pendant la fatale nuit du samedi audimanche ?

– Moi, je l’expliquerai, sedisait-il ; je l’expliquerai malgré elle, s’il le faut, et sije n’y réussissais pas, Nointel l’expliquerait.

Une des hypothèses que le juge avait émises letroublait davantage, celle d’un meurtre commis dans un accès decolère ; mais ce meurtre, sans préméditation, il le pardonnaitd’avance à mademoiselle Lestérel, et il se jurait qu’elle n’enserait pas moins madame Darcy.

Il oubliait un peu trop, il faut l’avouer, queJulia avait été sa maîtresse, et que le monde aurait avec raisontrouvé choquant son mariage avec la femme qui avait tué madamed’Orcival. Mais la passion étouffe les scrupules, et celle queBerthe lui inspirait était arrivée à son paroxysme.

Gaston, sur un point du moins, avait calculéjuste. Quand il arriva rue d’Anjou, Nointel était rentré.

Le capitaine était installé avec un luxe qu’iln’aurait jamais pu se donner s’il avait dû l’acquérir en prélevantune somme sur ses modestes revenus. Ce militaire bien avisé et fortentendu dans toutes les choses de la vie avait employé à se meublerla totalité d’un héritage assez rond qui lui était échu l’annéeprécédente. Il lui restait de quoi vivre largement, selon sesgoûts, et il avait fait de cet argent inattendu un emploitrès-intelligent. Quinze ans de garnison et de campagnes l’avaientmerveilleusement disposé à goûter les charmes d’un intérieur plusque confortable.

L’appartement n’était pas grand, mais lesfenêtres s’ouvraient sur un vaste jardin plein de vieux arbres etde jeunes fleurs, et ce logis coquet ne manquait ni d’ombre l’été,ni de soleil l’hiver.

Nointel vivait là comme un sage, servi par ungroom et par une cuisinière experte en son art. Il s’y plaisaittant qu’il s’y réfugiait le plus souvent possible, quoiqu’il n’eûtpas renoncé aux agréments qu’un homme intelligent sait glaner danstous les mondes parisiens, sans y trop aventurer son cœur et sans ygaspiller son argent.

Darcy, qui jetait ses tendresses et sa fortuneà tous les vents, admirait beaucoup la prudence de son ami, mais ilne se piquait pas de l’imiter.

– Je t’attendais, lui dit le capitaine,dès qu’il entra dans le fumoir.

– Pourquoi m’attendais-tu ? demandaGaston en se jetant dans un fauteuil.

– Eh ! mais, parce qu’il s’est passéd’étranges choses cette nuit, au bal de l’Opéra. PauvreJulia ! Je ne l’estimais guère, mais je la plains. Elle neméritait pas de finir ainsi. Et, en vérité, je ne comprends rien àcette lugubre histoire. Une femme galante assassinée par une autrefemme, dans une loge, en plein bal, ça ne s’était jamais vu, et ily a de quoi mettre en défaut la sagacité bien connue de l’illustreLolif.

– Sais-tu la suite ?

– La suite ? mon Dieu ! lasuite, ce sera l’enterrement de Julia… et un peu plus tard, lavente de son mobilier splendide et de ses merveilleux tableaux.Tout Paris y viendra, à cette vente, et il n’y aura pas vingtpersonnes au cimetière. Ainsi va le monde.

– Il ne s’agit pas de cela. Je te demandesi tu as entendu dire qu’on a arrêté…

– La coquine qui a tué madame d’Orcival.Oui, je sors du Cercle, et on y racontait que la justice venait demettre la main sur la coupable… une institutrice, je crois… ou unepianiste… non, j’y suis maintenant, une chanteuse qui court lecachet et les concerts. Que diable Julia avait-elle pu faire àcette fille ? Une rivalité peut-être. Parions qu’il y a duGolymine là-dessous. Il paraît que c’est ton oncle qui est chargéde l’instruction.

» Mais qu’as-tu donc ? Tu deviensvert.

– Écoute-moi, dit Darcy d’un ton bref etsaccadé. Cette chanteuse s’appelle Berthe Lestérel.

– En effet, c’est bien ce nom-là qu’onm’a dit. Mais, j’y pense, tu dois la connaître, car elle chantaitdans des salons où tu vas souvent… chez la marquise de Barancos,chez madame Cambry.

– Je te raconterai tout à l’heure sonhistoire et la mienne. En deux mots, voici la situation. Je l’aime,je lui ai offert de l’épouser, et je l’épouserai, quoi qu’ilarrive.

Nointel regarda son ami entre les deux yeux etlui demanda tranquillement :

– Est-ce que tu deviens fou ? oubien te moques-tu de moi ?

– Ni l’un ni l’autre. J’aime cette jeunefille comme je n’ai jamais aimé personne. C’est parce que je l’aimeque j’ai quitté Julia, et que j’ai refusé tous les mariages que mononcle m’a proposés.

Le capitaine hocha la tête et se mit à sifflertout bas une fanfare.

– Tu vois que c’est sérieux, repritGaston.

– Tellement sérieux qu’il me semble queje viens de recevoir un pavé sur la tête. C’était donc là ce belamour que tu me cachais. Diable ! tu n’as pas eu la mainheureuse dans ton choix, et je déplore ta déveine.

– Je te remercie, mais j’attends de tonamitié autre chose que des compliments de condoléances.

– Tu sais bien que je suis tout à toi,partout et toujours. Seulement, je ne vois pas à quoi je puist’être bon. Il me semble que, si tu as une faveur à demander pour…cette personne, tu ferais mieux de recourir à ton oncle.

– Mon oncle croit qu’elle estcoupable.

– Et, toi, tu crois qu’elle estinnocente ?

– J’en suis sûr, et j’ai juré de leprouver. Veux-tu m’y aider ?

– Parbleu ! je ne demande pas mieux.Mais je t’avoue que l’opinion de M. Darcy m’impressionne dansun sens peu favorable à la demoiselle. Elle est en prison, jesuppose.

– Oui, depuis une heure.

– Hum ! si ton oncle avait eu lemoindre doute… Lui as-tu dit que tu l’aimes et que tu t’es mis entête de l’épouser ?

– Je viens de le lui déclarer.

– Et comment a-t-il pris cettedéclaration ?

– Comme il devait la prendre. Il trouvetout naturel que j’entreprenne de démontrer qu’il s’est trompé enfaisant arrêter mademoiselle Lestérel. Il reconnaît même que lesapparences peuvent quelquefois égarer la justice.

– Alors, tu espères le convaincre. Tuveux entrer en lutte contre la magistrature et ses auxiliaires…ouvrir et conduire une contre-instruction.

– C’est bien cela.

– Et tu comptes sur moi pour teseconder ?

– Oui. Ai-je tort ?

– Non, mon cher. Je ne suis pas fort surla procédure criminelle, et je ne possède pas les aptitudesspéciales de Lolif pour éclaircir les mystères judiciaires, mais jeme flatte de ne pas manquer de bon sens ni de pratique des hommes,et je connais bien mon Paris. Ces simples qualités sont à tonservice, et, pour t’obliger, je suis prêt à payer de ma personne.Seulement, je ne sais pas le premier mot de l’affaire. Il faut doncque tu commences par me la raconter de point en point.

– C’est bien mon intention.

– Il faut même… ceci est plus délicat… ilfaut que tu t’expliques franchement, catégoriquement, sans riendéguiser et sans rien omettre, sur tes relations avec mademoiselleLestérel, sur ses antécédents, sur son caractère. En un mot, pourque je puisse la défendre, il faut que je la connaisse aussi bienque tu la connais.

– Parfaitement. Je ne te cacherai rien,et, du reste, je n’ai rien à cacher.

– Va donc. Ne crains pas d’entrer dansles détails, et permets-moi de t’interrompre quand j’aurai besoind’un supplément d’information.

Darcy commença par le commencement,c’est-à-dire par l’histoire de son amour. Il raconta comment ilavait remarqué Berthe, comment il s’était épris d’elle, pour lemauvais motif d’abord, puis pour le bon ; il dit tout ce qu’ilsavait d’elle, tout ce qui s’était passé entre elle et lui, depuissa première tentative, vertueusement repoussée par mademoiselleLestérel, jusqu’à la rencontre nocturne au coin de la rue Royale,jusqu’à la scène chez madame Crozon, jusqu’aux incidents de lasoirée de la veille chez madame Cambry.

Et comme il avait l’esprit juste et la parolenette, il fut précis, et il ne se perdit point dans des digressionsinutiles.

Après avoir entendu cette claire narration, lecapitaine se trouva si bien renseigné qu’il s’écria :

– Mon cher, tu es né pour présider unecour d’assises, car tu résumes dans la perfection. Passe maintenantaux faits du procès et appui sur les charges relevées contrel’accusée. Ici, tu ne défends pas ; tu exposes.

Darcy reprit son discours où il l’avaitlaissé. Il en vint à parler de sa visite au Palais, de sonimprudente révélation à propos du poignard japonais et desdésastreuses conséquences que cette révélation avait eues. Iltermina en répétant fidèlement tout ce que son oncle venait de luiapprendre sur les péripéties de l’interrogatoire, et il n’omitpoint de s’étendre sur la fatale obstination de mademoiselleLestérel, qui refusait de répondre quand le plus bienveillant desjuges la pressait de s’expliquer sur l’emploi qu’elle avait fait desa nuit.

Il n’oublia pas non plus de dire que madameCambry croyait à l’innocence de Berthe et se promettait de lasoutenir.

Et quand il eut fini, il regarda Nointel, àpeu près comme un avocat regarde les jurés devant lesquels il vientde plaider. Il cherchait à lire sur la figure du capitaine l’effetque son discours avait produit. Mais le capitaine restaitimpénétrable. Il réfléchissait.

– Mon cher Darcy, dit-il après un assezlong silence, je te dois d’abord un aveu pénible. Je suis obligé dete déclarer qu’on ne trouverait pas en France un seul magistrat quieût pris sur lui de laisser en liberté mademoiselle Lestérel. Dumoins, c’est mon avis.

– C’est aussi le mien, répliquarésolument Darcy ; cela ne prouve pas qu’elle soitcoupable.

– Non. Il y a de grosses présomptionscontre elle. Il n’y a pour elle que des doutes, des obscurités, desincertitudes. La partie n’est pas égale. Nous aurons beaucoup depeine à la gagner.

– Alors, tu l’abandonnes ?

– Pas le moins du monde. J’aperçois mêmequelques atouts dans notre jeu. Je serai ton partner, etje te soutiendrai vigoureusement. Mon plan est fait.

– Voyons ! dit avec empressementDarcy.

– Mon cher, si je te l’expliquais, celaprendrait du temps, et nous n’en avons pas à perdre, car nousallons entrer en campagne ce soir même.

– Que comptes-tu donc faire ?

– Je compte dîner avec toi au restaurant,et aller ensuite, toujours avec toi, à l’Opéra, où il y a,aujourd’hui dimanche, une représentation extraordinaire.

– Comment ! tu crois que je suisd’humeur à aller à l’Opéra, le jour où mademoiselle Lestérel…

– Pardon, cher ami ; qui veut la finveut les moyens. Ce n’est pas en restant à te lamenter au coin deton feu que tu feras des découvertes. À l’Opéra, nous trouveronsune ouvreuse qui nous apprendra peut-être beaucoup de choses. Aurestaurant où je veux te mener, nous rencontrerons deux personnagesque je tiens à questionner. Et ce n’est pas tout. Après le théâtre,nous irons au Cercle, où on entend parfois des conversationsinstructives. Lolif y sera, et je me charge de tirer de lui tout cequ’on peut en tirer.

» Pour obtenir des renseignements,j’irais, s’il le fallait, souper dans un restaurant de nuit oudanser dans un bal de barrière. Et je prétends que tu me suivespartout.

» Pardon ! ajouta le capitaine, jesais ce que tu vas me dire, et j’y réponds d’avance. Tu n’as pas lecœur aux distractions, je le conçois, mais il ne faut pas qu’ons’en aperçoive ; il faut surtout qu’on ignore que tu aimesmademoiselle Lestérel et que tu veux l’épouser. Si on s’en doutait,on te cacherait tout. Or, à l’heure qu’il est, personne ne le sait,n’est-ce pas ?

– Personne, excepté toi, mon oncle etmadame Cambry.

– Trois amis. Lolif ne le sait pas ;Simancas et Saint-Galmier ne le savent pas ; la femme dechambre de madame d’Orcival ne le sait pas.

– Mariette ? Non, et elle m’a promisde venir chez moi demain matin. Mais il y a Prébord qui peutsupposer…

– On le fera taire, s’il s’avise deparler. Garde donc le secret le plus absolu sur tes amours. Tononcle le gardera certainement, et il priera madame Cambry de legarder aussi. C’est la seule chance que nous ayons de réussir.Qu’en dis-tu ? T’ai-je converti à mes idées ?

– À peu près.

– Ce soir, je te convertirai tout àfait.

En attendant, va chez toi t’habiller, etreviens me prendre à sept heures.

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