Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Chapitre 2

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À peine sorti de l’hôtel de madame d’Orcival,Gaston Darcy s’était mis à descendre le boulevard Malesherbes encourant comme un homme qui vient de s’échapper d’une prison et quicraint qu’on ne l’y ramène. Il était venu soucieux&|160;; il s’enallait le cœur léger, et il bénissait le hasard qui avait amené lePolonais chez Julia.

–&|160;Ces bohèmes étrangers ont du bon, sedisait-il joyeusement. Sans la scène que celui-ci est venu faire àJulia, je crois que je n’aurais pas eu le courage de dénoncer montraité. Et pourtant, elle n’a pas à se plaindre de moi. Il a duréun an, cet aimable traité, et il m’a coûté dans les cent mille… eny comprenant le chèque que j’enverrai demain matin. Ellem’a dit qu’elle ne l’accepterait pas, mais je parierais bienqu’elle ne s’en servira pas pour allumer sa bougie. Les Cléopâtresd’à présent ne font pas fondre leurs perles dans du vinaigre… etelles ont raison. Mais moi je n’ai pas eu tort de quitter Julia.Elle m’aurait mené trop loin. Mon oncle me sautera au cou, quand jelui dirai demain&|160;: Tout est rompu… comme dans le Chapeaude paille d’Italie.

Madame d’Orcival aurait, en effet, mené fortloin Gaston Darcy, mais ce n’était pas précisément la crainte delaisser chez elle son dernier louis qui l’avait arrêté tout à coupsur le chemin glissant de la ruine élégante. Ce n’était même paspour suivre les conseils d’un oncle à succession qu’il venait defaire acte de sagesse.

Gaston Darcy avait bien l’intention d’entrerdans la magistrature et de dételer l’équipage du diable enrenonçant au jeu, aux soupers et aux demoiselles à la mode. Maisces belles résolutions n’auraient probablement pas été suiviesd’effet, si le goût très-vif qu’il avait eu pour Julia n’eût pasété étouffé par un sentiment plus sérieux dont elle n’était pasl’objet.

Elle ne s’était trompée qu’à demi en jugeantqu’il la quittait pour se marier. Gaston n’était pas décidé àfranchir ce pas redoutable, mais il aimait une autre femme, ouplutôt il était en passe de l’aimer, car il ne voyait pas encoretrès-clair dans son propre cœur.

Il n’en était pas moins ravi d’avoir conquissi lestement sa liberté, et il éprouvait le besoin de ne pas gardersa joie pour lui tout seul. Aussi ne songeait-il point à aller secoucher. S’il avait su où trouver son oncle, il n’aurait pas remisau lendemain la visite qu’il comptait lui faire pour lui apprendreune si bonne nouvelle. Mais son oncle allait tous les soirs dans lemonde, et il ne se souciait pas de se mettre à sa recherche àtravers les salons du faubourg Saint-Honoré. Il appela le premierfiacre qui vint à passer, et il se fit conduire à son cercle.

C’était justement l’heure où il savait qu’il yrencontrerait ses amis, et entre autres, ce capitaine Nointel quemadame d’Orcival détestait, sans le connaître. Les femmes ont unmerveilleux instinct pour deviner qu’un homme leur est hostile.

Ce cercle n’était pas le plus aristocratiquede Paris, mais c’était peut-être le plus animé, celui où on jouaitle plus gros jeu, celui que fréquentaient de préférence les jeunesviveurs et les grands seigneurs de l’argent. Darcy y était fortapprécié, car il possédait tout ce qu’il faut pour plaire aux gensdont le plaisir est la grande affaire. Il avait de l’esprit, ilparlait bien, et pourtant il ne racontait jamais de longueshistoires. Il était toujours prêt à toutes les parties, et, qualitéqui prime toutes les autres, dans une réunion de joueurs, il negagnait pas trop souvent.

Quand il entra dans le grand salon rouge, septou huit causeurs étaient assemblés autour de la cheminée, et lesbavardages allaient leur train. C’était un centre d’informationsque ce foyer du salon rouge, et chacun y apportait, entre minuit etune heure, les nouvelles de la soirée. Bien entendu, les anecdotesscandaleuses y étaient fort goûtées, et on ne se faisait pas fauted’y commenter les plus fraîches.

La première phrase que Darcy saisit au vol futcelle-ci&|160;:

–&|160;Saviez-vous que Golymine a été sonamant et qu’il a fait des folies pour elle&|160;? Il faut vraimentqu’elle soit de première force pour avoir tiré beaucoup d’argentd’un Polonais qui n’en donnait pas aux femmes… au contraire.

Celui qui tenait ce propos était un grandgarçon assez bien tourné, un don Juan brun, qui passait pour avoireu de nombreuses bonnes fortunes dans la colonie étrangère. Ilavait la spécialité de plaire aux Russes et aux Américaines.

Il s’arrêta court en apercevant Darcy, quijugea l’occasion bonne pour faire une déclaration de principes.

Tout le monde connaissait sa liaison avecJulia, et il n’était pas fâché d’annoncer publiquement sa rupture.C’était une façon de brûler ses vaisseaux et de s’enlever toutepossibilité de retour. Il se défiait des séductions du souvenir, etil ne se croyait pas encore à l’abri d’une faiblesse.

–&|160;C’est de madame d’Orcival qu’ils’agit&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Non, répondit un causeur charitable.Prébord parlait du beau Polonais qu’on a refusé ici dans letemps.

–&|160;Et qui a été jadis avec Juliad’Orcival, chacun sait ça&|160;; mais ce que vous ne savez pas,c’est que je ne suis plus dans les bonnes grâces de cette charmantepersonne.

–&|160;Comment, c’est fini&|160;! s’écrièrenten chœur les clubmen.

–&|160;Complètement. Les plus courtes foliessont les meilleures.

–&|160;Pas si courte, celle-là. Il me semble,cher ami, qu’elle a duré plusieurs saisons.

–&|160;Et la séparation s’est faite àl’amiable&|160;?

–&|160;Mais oui. Nous ne nous étions pas juréune fidélité éternelle.

–&|160;Ma foi&|160;! mon cher, vous avez euraison de déclarer forfait. Julia est très-jolie, et elle a del’esprit comme quatre&|160;; mais il n’y a encore que les femmes dumonde. Demandez plutôt à Prébord.

–&|160;Ou au comte Golymine. Il les connaît,celui-là.

–&|160;À propos de ce comte, ou soi-disanttel, sait-on ce qu’il est devenu&|160;? demanda un jeune financierqui était un des gros joueurs du cercle.

–&|160;Peuh&|160;! je crois bien qu’il est àla côte. On ne le voit plus nulle part. C’est mauvais signe.

–&|160;J’en serai pour cinq mille, que j’ai eula sottise de lui prêter.

–&|160;Vous étiez donc gris cejour-là&|160;?

–&|160;Non, mais c’était à un baccarat chez lamarquise de Barancos. Voyant qu’il était reçu dans cette maison-là,j’ai cru que je ne risquais rien.

–&|160;La marquise le recevait. Elle ne lereçoit plus. Quand il est arrivé à Paris, on le prenait partoutpour un seigneur. Il faut dire qu’il était superbe… et avec celal’air d’un vrai prince.

–&|160;Et il avait beaucoup d’argent. Je l’aivu perdre trois mille louis sur parole, après un dîner au caféAnglais. Il les a payés le lendemain avant midi.

–&|160;Oui, c’était le temps où toutes lesfemmes raffolaient de lui. Il vous avait une façon de s’habiller etde mener en tandem… et puis, il ne boudait pas devant uncoup d’épée. Il en a même donné un assez joli à ce brutal deMauvers, qui l’avait coudoyé avec intention dans le foyer del’Opéra.

–&|160;Ah çà&|160;! messieurs, dit le grandPrébord, à vous entendre, on dirait que ce boyard d’occasion étaitle type du parfait gentilhomme. Vous oubliez un peu trop qu’il atoujours couru de mauvais bruits sur son compte.

–&|160;Ça, c’est vrai, reprit un officier decavalerie fort répandu dans le monde où l’on s’amuse, et je me suistoujours demandé comment il avait pu trouver des parrains pour leprésenter à notre Cercle.

–&|160;Et des parrains très-respectables. Legénéral Simancas et le docteur Saint-Galmier. Tiens&|160;! quand onparle du loup… voilà le docteur qui manœuvre pour se rapprocher dela cheminée… gare les récits de voyage&|160;!… et j’aperçois là-basce cher Simancas qui cherche un quatrième pour son whist.

–&|160;Ils ne me plaisent ni l’un ni l’autre,votre docteur et votre général. Général d’où&|160;? Docteur dequelle faculté&|160;?

–&|160;Général au service du Pérou, leSimancas. Quant à cet excellent Saint-Galmier, il a pris ses gradesà la Faculté de Québec. Il est d’une vieille famille normandeémigrée au Canada. S’ils ont consenti à patronner Golymine, c’estqu’à l’époque où ils l’ont présenté, personne ne doutait de sonhonorabilité. Mais il y a longtemps qu’ils ont cessé de levoir.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;? Moi, j’exècretous ces étrangers. On se demande toujours de quoi ils vivent.

–&|160;Bon&|160;! voilà que vous donnez dansla même toquade que notre ami Lolif qui voit des mystères partout.N’a-t-il pas imaginé l’autre jour que Golymine était le chef d’unebande de brigands, et qu’il dirigeait les attaques nocturnes dontles journaux s’occupent tant&|160;! Il a la douce manie d’inventerdes romans judiciaires, ce bon Lolif.

–&|160;Il n’a pas inventé les étrangleurs.Avant-hier, on a volé et étranglé à moitié le petit Charnas quisortait du Cercle Impérial et qui avait sur lui dix-sept millefrancs gagnés à l’écarté.

–&|160;Diable&|160;! si ces coquins-là semettent à dépouiller les gagnants, ce ne sera plus la peine defaire la chouette, s’écria le jeune financier qui lafaisait souvent avec succès.

Darcy avait dit ce qu’il voulait dire, et cequ’il venait d’entendre sur le comte Golymine ne lui apprenait riende nouveau. La conversation ne l’intéressait plus. Il se mit à larecherche de son ami Nointel&|160;; mais en traversant le salonrouge, il fut saisi au passage par le général péruvien.

–&|160;Cher monsieur, lui dit ce guerriertransatlantique, il n’y a que vous qui puissiez nous tirerd’embarras. Nous sommes trois qui mourons d’envie de faire un whistà un louis la fiche. Vous plairait-il de compléter notretable&|160;?… Oh&|160;! seulement jusqu’à ce qu’il nous arrive unrentrant.

Darcy venait de s’assurer, en interrogeant unvalet de chambre du cercle, que le capitaine Nointel n’était pasencore arrivé. Il ne voulait pas partir avant de l’avoir vu, et ilsavait qu’il viendrait certainement. Les bavardages de la cheminéecommençaient à l’ennuyer, et il ne haïssait pas le whist. Ilaccepta la proposition du général, quoique ce personnage lui fûtpeu sympathique.

M.&|160;Simancas était pourtant un homme debonne mine et de bonnes façons, et Darcy entretenait avec lui cesrelations familières qui sont comme la monnaie courante de la viede cercle, et qui n’engagent, d’ailleurs, absolument à rien.

Ce soir-là le futur attaché au parquet étaitsi content d’avoir rompu sa chaîne qu’il oubliait volontiers sesantipathies.

La table où il s’assit à la gauche du général,que le hasard des cartes venait de lui donner pour adversaire,était placée pas très-loin des causeurs, mais la causerielanguissait, et les amateurs du silencieux jeu de whist purent selivrer en paix à leur divertissement favori.

Le docteur Saint-Galmier, de la Faculté deQuébec, n’était pas de la partie. Il était allé se mêler au groupequi faisait cercle devant le foyer.

La seconde manche du premier rubbervenait de commencer, lorsqu’un jeune homme très-replet ettrès-joufflu entra dans le salon, à peu près comme les obusprussiens entraient dans les mansardes au temps du bombardement deParis.

Ce nouveau venu avait la face rouge et lescheveux en désordre&|160;; il soufflait comme un phoque, et onvoyait bien qu’il venait de monter l’escalier en courant.

Dix exclamations partirent à lafois&|160;:

–&|160;Lolif&|160;! voilà Lolif&|160;! –Messieurs, il y a un crime de commis, c’est sûr, et Lolif estchargé de l’instruction. – Allons, Lolif, contez-nous l’affaire. Oùest le cadavre&|160;?

–&|160;Oui, blaguez-moi, dit Lolif ens’essuyant le front. Vous ne me blaguerez plus tout à l’heure…quand je vous aurai dit ce que je viens de voir.

–&|160;Dites-le donc tout de suite.

–&|160;Apprêtez-vous à entendre la nouvelle laplus étonnante, la plus renversante, la plus…

–&|160;Assez d’adjectifs&|160;! aufait&|160;!

–&|160;Je ne peux pas parler, si vous nem’écoutez pas.

–&|160;Parlez, Lolif, parlez&|160;! Noussommes tout ouïes.

–&|160;Eh bien&|160;! figurez-vous que, cesoir, j’avais dîné chez une cousine à moi, qui a le tort dedemeurer au bout de l’avenue de Wagram…

–&|160;Est-ce qu’il va nous donner le menu dudîner de sa cousine&|160;?

–&|160;N’interrompez pas l’orateur.

–&|160;Je suis sorti avant minuit, et jerevenais à pied, en fumant un cigare, quand, arrivé à l’entrée duboulevard Malesherbes, j’ai aperçu un rassemblement à la ported’une maison… d’un hôtel. Et devinez lequel. Devant l’hôtel deJulia d’Orcival.

–&|160;Bah&|160;! est-ce que le feu était chezelle&|160;?

–&|160;Non, pas le feu. La police.

–&|160;Allons donc&|160;! Julia conspireraitcontre le gouvernement. Au fait, on la voit à Saint-Augustin… auxanniversaires…

–&|160;Vous n’y êtes pas, mes petits. Je vousdisais donc qu’il y avait une demi-douzaine de sergents de villesur le trottoir, deux agents de la sûreté dans le vestibule, et aupremier étage, le commissaire occupé à verbaliser.

Lolif parlait si haut que les whisteurs neperdaient pas un mot de son récit, et ce récit commençait àintéresser Gaston Darcy, au point de lui faire oublier que son tourétait venu de donner les cartes.

–&|160;C’est à vous, lui dit poliment legénéral.

–&|160;Oui, messieurs, reprit Lolif, lecommissaire. Et savez-vous ce qu’il venait faire chezJulia&|160;?

–&|160;Du diable si je m’en doute.

–&|160;Il venait faire la levée du corps d’unmonsieur qui s’est suicidé dans l’hôtel de la d’Orcival.

–&|160;Par désespoir d’amour&|160;? ça, c’estun comble… le comble de la déveine, car Julia n’a jamais désespérépersonne.

–&|160;Attendez&|160;! dit Lolif, en prenantla pose d’un acteur qui va lancer une réplique à effet. Cemonsieur, vous le connaissez tous. C’est le comte Golymine.

–&|160;Pas possible&|160;! Les gens de latrempe de Golymine ne se tuent pas pour une femme.

–&|160;Que ce soit pour une femme, ou pour unautre motif, je vous affirme que Golymine s’est pendu dans lagalerie de l’hôtel, à l’espagnolette d’une fenêtre.

–&|160;Comment&|160;! vous coupez monneuf qui est roi, s’écria le partner deDarcy.

–&|160;Et vous, général, vous venez de mettrevotre dame d’atout sur mon valet, quand vous avez encore le sept etle huit en main, dit d’un air fâché le partner deM.&|160;Simancas.

La nouvelle proclamée comme à son de trompepar la voix perçante de Lolif jeta le désarroi dans la partie dewhist, et les deux joueurs qu’elle n’intéressait pas pâtirentcruellement des fautes de leurs partners.

Darcy, qui jouait très-correctement, fit deuxrenonces avant la fin du coup, et le général, qui jouait depremière force en fit trois.

–&|160;Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, ditle futur magistrat. Je ne suis pas au jeu. Je vous prie dem’excuser, messieurs, et, pour que vous ne soyez pas victimes demes distractions, je liquide. Justement, j’aperçois deux rentrants.Je dois neuf fiches. Voici neuf louis.

Le général empocha l’or et se leva en mêmetemps que Darcy.

–&|160;Il fait ici une chaleur atroce, et jene me sens pas bien, murmura-t-il en quittant la table.

Gaston ne s’étonna point de l’indispositionsubite du Péruvien. Il ne pensait qu’à se rapprocher de la cheminéepour entendre la suite d’un récit dont le début l’avait forttroublé.

Golymine retrouvé mort chez Julia, Golyminequi avait dû sortir de l’hôtel bien avant lui, c’était à ne pas ycroire.

Très-ému et même assez inquiet, Darcy vint semêler au groupe, et il eut bientôt la triste satisfactiond’apprendre des détails qui ne le rassurèrent pas beaucoup.

–&|160;Qu’auriez-vous fait à ma place,messieurs&|160;? disait Lolif. Vous auriez passé votre chemin. Moi,j’ai voulu être renseigné, et je le suis, je vous en réponds.

–&|160;Vous étiez né pour êtrereporter.

–&|160;Non, pour être juge d’instruction. ToutParis parlera demain de cette affaire. Moi seul suis en mesure dedire comment elle s’est passée. Je tiens mes informations ducommissaire lui-même.

–&|160;Il vous aura pris pour un agent de lasûreté.

–&|160;Non, je le connais. Je connais tous lescommissaires et même leurs secrétaires. Eh bien, messieurs,l’enquête est terminée, et elle a complètement innocenté Julia.

–&|160;On la soupçonnait donc d’avoir tuéGolymine&|160;?

–&|160;Mon cher, dans ces cas-là, on soupçonnetoujours quelqu’un. Et puis, il y a le fameux axiome&|160;:Cherchez la femme. Mais madame d’Orcival a été très-nette dans sesexplications. Elle a raconté que ce Polonais est entré chez elle enforçant la consigne, et qu’il lui a fait une scène. Croiriez-vousqu’il voulait la décider à le suivre en Amérique, sous prétextequ’elle l’a aimé autrefois&|160;?

En apercevant tout à coup Gaston qui étaitderrière lui, Lolif balbutia&|160;:

–&|160;Pardon, mon cher, je ne vous avais pasvu.

–&|160;Oh&|160;! ne vous gênez pas à cause demoi, dit Darcy en s’efforçant de sourire. Cela ne me regarde plus.J’ai rompu… hier.

–&|160;Vraiment&|160;? Eh bien, j’en suischarmé pour vous, car enfin vous auriez pu être interrogé, et c’esttoujours désagréable.

Où en étais-je&|160;? Ah&|160;! je vous disaisque Golymine, ruiné à fond et résolu à passer les mers, rêvait dene pas partir seul. Il avait jeté son dévolu sur Julia qui a destitres de rente, un hôtel superbe et des tableaux à remplir unmusée. Ma parole d’honneur, ces Slaves ne doutent de rien.Ah&|160;! on aurait vu une belle vente, si elle avait voululiquider pour être agréable à la Pologne. Mais pas si sotte&|160;!Elle a refusé net, et elle a mis le comte à la porte. Sur quoi, monGolymine, au lieu de sortir de l’hôtel, est allé se pendre dans lagalerie… entre un Corot et un Diaz.

–&|160;C’est invraisemblable. La d’Orcival ades domestiques, et on ne circule pas dans sa maison comme dans unbazar.

–&|160;Il n’y avait chez elle que la femme dechambre, et c’est elle qui en passant dans la bibliothèque adécouvert Golymine accroché par le cou. Et Julia, informée aussitôtde l’événement, n’a pas perdu la tête. Elle a envoyé chercher unmédecin et avertir la police.

–&|160;Entre nous, elle aurait mieux fait decouper la corde.

–&|160;Messieurs, reprit gravement Lolif, unefemme est bien excusable de ne pas oser toucher au cadavre de sonancien amant. D’ailleurs, c’eût été tout à fait inutile. Golymineétait mort depuis une heure, quand la femme de chambre l’a trouvé.C’est le commissaire qui me l’a dit.

–&|160;Une heure&|160;! pensait Darcy. J’étaisencore chez Julia lorsqu’il s’est tué. Elle a dû parler de moi auxagents, car maintenant elle n’a plus de raison pour me ménager.Demain, mon nom figurera sur un rapport de police. Joli début dansla magistrature&|160;!

–&|160;Mais, demanda le général péruvien quisuivait le récit avec un intérêt marqué, est-ce que le comte n’apas laissé un écrit… pour expliquer le motif de…&|160;?

–&|160;Non, répondit Lolif. Il ne pensait pasà se tuer quand il est venu chez Julia. Elle a refusé de le suivre,et il s’est pendu de rage. C’est un suicide improvisé.

–&|160;Le fait est, dit Simancas, que cepauvre Golymine était fort exalté. Je l’ai connu autrefois… auPérou… et j’ai même eu le tort de le présenter ici. Je m’étaistrompé sur son compte, et j’ai appris, depuis, des choses qui m’ontdécidé à cesser de le voir. Mais sa fin ne me surprend pas. Jesavais qu’il était capable des plus grandes extravagances… etcelle-là est réellement la plus grande de toutes celles qu’un hommepeut commettre.

–&|160;Se pendre pour madame d’Orcival, eneffet, c’est raide, s’écria Prébord. Mais c’est une vilaine actionqu’elle a là sur la conscience, cette bonne Julia.

Il me semble, dit sèchement Gaston, que, si lerécit de Lolif est exact, elle n’a rien à se reprocher.

Darcy n’aimait pas ce bellâtre qui se vantaitsans cesse de ses succès dans le monde et qui affichait un dédainsuperbe pour les demoiselles à la mode.

–&|160;Darcy a raison, appuya l’officier. Unefemme n’est jamais responsable des sottises qu’un homme fait pourelle.

–&|160;Alors, demanda Simancas avec unecertaine hésitation, on n’a rien trouvé sur Golymine… aucunpapier…

–&|160;Pardon, dit Lolif, on a trouvé trentebillets de mille francs dans son portefeuille. Et c’est bien lapreuve qu’en cette affaire la conduite de madame d’Orcival a étécorrecte.

–&|160;Parce qu’elle n’a pas dévalisé cepauvre diable après sa mort. Beau mérite, vraiment&|160;! s’écriaPrébord. Elle est fort riche.

–&|160;Tiens&|160;! tiens&|160;! dit lefinancier, si je réclamais les cinq mille francs que j’ai prêté àce Polonais chez la marquise&|160;?

–&|160;Réclamer à qui&|160;? Au commissaire depolice&|160;? Et puis, vous n’avez pas de billet, et Golymine doitlaisser une flotte de créanciers. S’il ne possédait plus quel’argent qu’il avait sur lui, ils auront peut-être un louischacun.

–&|160;Mais, objecta Lolif, rien ne prouve quele comte n’eût que cette somme. Il avait toujours la tenue d’unhomme opulent. Il est mort vêtu d’une magnifique pelisse enfourrures.

–&|160;Vous l’avez vu&|160;! s’écria Simancas,vous êtes sûr qu’il portait sa pelisse&|160;?

–&|160;Très-sûr&|160;; je ne l’ai pas vu, maisles agents m’ont renseigné. Le portefeuille aux trente mille francsétait dans la poche d’une pelisse à collet de martre zibeline.

Le général péruvien n’insista point. Il savaitprobablement tout ce qu’il voulait savoir. Il se détacha du groupeet s’en alla rejoindre son ami Saint-Galmier qui sortait dusalon.

Darcy, lui aussi, en savait assez, et ils’éloigna de la cheminée. Le récit de ce drame l’avait jeté dans degrandes perplexités. Il en était presque venu à se reprocherd’avoir causé involontairement la mort d’un homme auquel cependantil ne s’intéressait guère.

L’apparition du capitaine Nointel lui fitgrand plaisir, car il éprouvait le besoin d’ouvrir son cœur à unami. Nointel était le sien dans toute la force du terme. Ilss’étaient connus pendant le siège de Paris, Darcy étant attachévolontaire à l’état-major d’un général dont Nointel était officierd’ordonnance. Et, quand on est lié au feu, on en a pour la vie.D’ailleurs, l’amitié vit souvent de contrastes, comme l’amour. Or,cet Oreste et ce Pylade n’avaient ni le même caractère, ni lesmêmes goûts, ni la même façon d’entendre la vie.

Nointel, démissionnaire après la guerre, avaitsu se créer une existence agréable avec quinze mille francs derevenu. Darcy n’avait su que s’ennuyer en écornant une bellefortune. Nointel n’aimait qu’à bon escient et ne voulait plus rienêtre après avoir été soldat. Darcy, tout en aimant à tort et àtravers, avait des velléités d’ambition. L’un était un sage,l’autre était un fou. D’où il résultait qu’ils ne pouvaient sepasser l’un de l’autre.

–&|160;Mon cher, j’en ai long à t’apprendre,dit Darcy, en conduisant Nointel dans un coin propice auxconfidences.

–&|160;Est-ce que par hasard tu te seraisdécidé à en finir avec madame d’Orcival&|160;?

–&|160;C’est fait.

–&|160;Bah&|160;! depuis quand&|160;?

–&|160;Depuis ce soir. Mais ce n’est pas tout.Le Polonais qui avait été son amant autrefois s’est pendu chezelle.

–&|160;Je sais cela. Simancas et Saint-Galmierviennent de me l’apprendre. Je les ai rencontrés dans l’escalier.Est-ce que tu regrettes le Polonais&|160;?

–&|160;Non, mais vois jusqu’où va ma déveine.Je me rends chez Julia à dix heures, bien résolu à rompre, et j’airompu en effet. Pendant que j’étais là, ce Golymine arrive…

–&|160;Tu le mets à la porte.

–&|160;Eh&|160;! non, je ne l’avais pas vu.Julia m’a laissé dans le boudoir pendant qu’elle le recevait dansle salon. C’est elle qui l’a mis à la porte… malheureusement, caril lui a joué le tour d’aller se pendre dans la bibliothèque. Jesuis parti sans me douter de rien, et c’est ici seulement que jeviens d’apprendre ce qui s’est passé. Cet imbécile de Lolif a sul’histoire par hasard, et il l’a racontée à tout le cercle… il laraconte encore.

–&|160;Sait-il que tu étais chez madamed’Orcival&|160;?

–&|160;Non, car il n’aurait pas manqué de ledire. Mais on le saura. En admettant même que Julia se taise, safemme de chambre parlera.

–&|160;Diable&|160;! c’est fâcheux. Si tu net’étais pas mis en tête d’être magistrat, il n’y aurait quedemi-mal. Mais ton oncle, le juge, sera furieux. Ça t’apprendra àmieux choisir tes maîtresses.

–&|160;Il est bien temps de me faire de lamorale. C’est un conseil que je te demande, et non pas unsermon.

–&|160;Eh bien, mon cher, je te conseille defaire à ton oncle des aveux complets. Il sera charmé d’apprendreque tu n’es plus avec Julia, et il se chargera d’empêcher qu’ilsoit question de toi dans les procès-verbaux.

–&|160;Tu as raison. J’irai le voirdemain.

–&|160;Et je te conseille aussi de te marierle plus tôt possible. Te voilà guéri pour un temps des bellespetites. Mais gare aux rechutes&|160;! Si tu tiens à leséviter, épouse.

–&|160;Qui&|160;?

–&|160;Madame Cambry, parbleu&|160;! Il netient qu’à toi, à ce qu’on prétend, et tu ne serais pas à plaindre.Elle est veuve, c’est vrai, veuve à vingt-quatre ans&|160;; maiselle est charmante, et elle jouit d’ores et déjà de soixante millelivres de rente. Tu seras parfaitement heureux et tu auras beaucoupd’enfants, comme dans les contes de fées. Je leur apprendrai àmonter à cheval… tu donneras d’excellents dîners… auxquels tum’inviteras… et si tu persistes à vouloir être magistrat, tudeviendras à tout le moins premier président ou procureurgénéral.

–&|160;Ce serait parfait. Mais il y a un petitinconvénient&|160;: c’est que je ne me sens pas la moindreinclination pour la dame.

–&|160;Alors, Gaston, mon ami, tu aimesailleurs.

–&|160;Tu oublies que je viens de quitterJulia.

–&|160;C’est précisément parce que tu l’asquittée, et quittée sans motif, que je suis sûr de ne pas metromper sur ton cas. Je te connais, mon garçon. La nature t’agratifié d’un cœur qui ne s’accommode pas des interrègnes. La placen’est jamais vacante. Voyons&|160;! de qui es-tu amoureux&|160;?Serait-ce de la triomphante marquise de Barancos&|160;? Elle envaut bien la peine. C’est une veuve aussi, celle-là, mais une veuvedix fois millionnaire.

–&|160;Je la trouve superbe, mais je ne suispas plus épris d’elle que je ne le suis de la Vénus de Milo.

–&|160;C’est donc une autre. Je suis sûr demon diagnostic.

–&|160;Tu es plus habile que moi, car, enconscience, je ne pourrais pas te jurer que je suis amoureux, nique je ne le suis pas. Je n’en sais rien moi-même. Il y a, quelquepart, une personne qui me plaît beaucoup. Je l’aimerai peut-être,mais je crois que je ne l’aime pas encore. En attendant que le malse déclare, j’annoncerai demain à mon oncle que je suis décidé àdevenir un homme sérieux, et je le prierai de presser ma nominationd’attaché au parquet.

Le capitaine n’insista plus. Il poussaitl’amitié jusqu’à la discrétion, et il avait compris que Gastonvoulait se taire sur ses nouvelles amours.

À ce moment, du reste, le tête-à-tête des deuxintimes fut interrompu par le grand Prébord et quelques autres quien avaient assez des bavardages de Lolif, et qui vinrent proposer àDarcy une partie de baccarat.

Darcy avait eu le temps de se remettre desémotions que lui avait causées le récit du suicide de Golymine, etil envisageait avec plus de sang-froid les suites que pouvait avoirpour lui cette bizarre aventure. Il se disait qu’après tout, iln’avait rien à se reprocher, et que Julia n’avait pas grand intérêtà le compromettre. Il se proposait, d’ailleurs, de récompenser lesilence de la dame en augmentant le chiffre du cadeau d’adieu qu’illui destinait, et il comptait bien ne pas oublier la femme dechambre. Il était donc à peu près rassuré, et fort des louablesrésolutions qu’il venait de prendre, l’aspirant magistrat setrouvait assez disposé à tenter encore une fois la fortune avant derenoncer définitivement au jeu.

Peut-être aussi n’était-il pas fâché dequitter Nointel pour échapper à une prolongation d’interrogatoiresur ses affaires de cœur.

Le capitaine, qui était un Mentor fortindulgent, ne chercha point à retenir son ami, et Gaston suivit lesjoueurs dans le salon écarté où on célébrait chaque nuit le cultedu baccarat.

La partie fut chaude, et Darcy eut un bonheurinsolent. À trois heures, il gagnait dix mille francs, juste lasomme qu’il destinait à madame d’Orcival, et il prit le sage partide se retirer en emportant cet honnête bénéfice.

Quelques combattants avaient déjà déserté lechamp de bataille, faute de munitions, entre autres le beauPrébord, qui était parti de très-mauvaise humeur.

Darcy reçut sans se fâcher les brocards quelui lancèrent les vaincus, et sortit en même temps queM.&|160;Simancas qui était revenu assister au combat, après avoirfait un tour sur le boulevard avec son ami Saint-Galmier.

Le docteur était allé se coucher, mais legénéral, affligé de cruelles insomnies, aimait à veiller très-tard,et le baccarat était sa distraction favorite. Il n’y jouait pas,mais il prenait un plaisir extrême à suivre le jeu.

Nointel rentrait régulièrement chez lui à uneheure du matin, et il avait quitté le cercle depuis longtemps,lorsque Gaston descendit l’escalier en compagnie du Péruvien qui lecomplimentait sur son triomphe.

Ce général d’outre-mer ne s’en tint pas là.Par une transition adroite, il en vint à parler de madamed’Orcival, à la plaindre de se trouver mêlée à une affairedésagréable, à plaindre Darcy d’avoir rompu avec une si bellepersonne, et à blâmer la conduite du Polonais qui avait eul’indélicatesse de se pendre chez elle.

Il en dit tant que Gaston finit pars’apercevoir qu’il cherchait à tirer de lui des renseignements surle caractère et les habitudes de Julia. Cette prétention lui parutindiscrète, et comme d’ailleurs le personnage lui déplaisait, ilcoupa court à l’entretien, en prenant congé de M.&|160;Simancas dèsqu’ils eurent passé la porte de la maison du cercle.

Mais l’étranger ne se découragea point.

–&|160;Vous n’avez pas votre coupé, dit-ilaprès avoir examiné rapidement les voitures qui stationnaient lelong du trottoir. Nous demeurons tous les deux dans le quartier desChamps-Élysées, et votre domicile est sur mon chemin. Vous plaît-ilque je vous ramène chez vous&|160;?

–&|160;Je vous remercie, répondit Gaston. Ilfait beau, et j’ai envie de marcher. Je vais rentrer à pied.

–&|160;Hum&|160;! c’est imprudent. On parlebeaucoup d’attaques sur la voie publique… Vous portez une sommeassez ronde, et vous n’avez pas d’armes, je le parierais.

–&|160;Pas d’autre que ma canne, mais je necrois pas aux voleurs de nuit. Bonsoir, monsieur.

Et, plantant là le général, Darcy traversarapidement la chaussée du boulevard pour s’acheminer d’un pasallègre vers la Madeleine.

Il habitait rue Montaigne, et il n’étaitvraiment pas fâché de faire un peu d’exercice avant de se mettre aulit. Le temps était sec et pas trop froid, le trajet n’était pastrop long, juste ce qu’il fallait pour dissiper un léger mal detête produit par les émotions de la soirée.

Quoiqu’il fût très-tard, il y avait encore despassants dans les parages du nouvel Opéra, mais plus loin leboulevard était désert.

Gaston marchait, sa canne sous son bras, sesdeux mains dans les poches de son pardessus, et pensait à touteautre chose qu’aux assommeurs dont les exploits remplissaient lesjournaux.

Il arriva à la Madeleine, sans avoir rencontréâme qui vive&|160;; mais, en traversant la rue Royale, il aperçutun homme et une femme cheminant côte à côte à l’entrée du boulevardMalesherbes.

La rencontre n’avait rien d’extraordinaire,mais l’hôtel de madame d’Orcival était au bout de ce boulevard, etun rapprochement bizarre vint à l’esprit de Darcy.

L’homme était grand et mince comme Golymine,la femme était à peu près de la même taille que Julia, et elleavait quelque chose de sa tournure.

Gaston savait bien que ce n’était qu’uneapparence, que Golymine était mort et que Julia ne courait pas lesrues à pareille heure. Mais l’idée qui venait de lui passer par latête fit qu’il accorda une seconde d’attention à ce couple.

Il vit alors que la femme cherchait à éviterl’homme qui marchait à côté d’elle, et il comprit qu’il assistait àune de ces petites scènes qui se jouent si souvent dans les rues deParis&|160;; un chercheur de bonnes fortunes abordant une passantequi refuse de l’écouter. Il savait que ces sortes d’aventures netirent pas à conséquence et que, neuf fois sur dix, la persécutéefinit par s’entendre avec le persécuteur. Il ne se souciait doncpas de venir au secours d’une personne qui ne tenait peut-être pasà être secourue.

Cependant, la femme faisait, tantôt à droite,tantôt à gauche, des pointes si brusques et si décidées qu’on nepouvait guère la soupçonner de jouer la comédie de la résistance.Elle cherchait sérieusement à se délivrer d’une poursuite qu’ellen’avait pas encouragée, mais elle n’y réussissait guère. L’hommeétait tenace. Il serrait de près la pauvre créature, et chaque foisqu’il la rattrapait, après une échappée, il se penchait pour laregarder sous le nez et probablement pour lui dire de grossesgalanteries.

Darcy était trop Parisien pour se mêlerinconsidérément des affaires d’autrui, mais il avait une certainetendance au don quichottisme, et son tempérament le portait àprendre le parti des faibles. Sceptique à l’endroit des femmes quicirculent seules par la ville à trois heures du matin, il n’étaitcependant pas homme à souffrir qu’on les violentât sous sesyeux.

Au lieu de s’éloigner, il resta sur letrottoir de la rue Royale pour voir comment l’histoire allaitfinir, et bien décidé à intervenir, s’il en était prié.

Il n’attendit pas longtemps. La femmel’aperçut et vint droit à lui, toujours suivie par l’acharnéchasseur.

Ne doutant plus qu’elle n’eût le dessein de semettre sous sa protection, Gaston s’avança, et au moment où l’hommepassait à portée d’un bec de gaz, il le reconnut. C’était Prébord,le beau Prébord qui se vantait de chercher ses conquêtesexclusivement dans le grand monde, et Darcy eut aussitôt l’idée quel’inconnue n’était pas une simple aventurière, que ce Lovelace brunla connaissait et qu’il abusait pour la compromettre du hasardd’une rencontre.

Cette idée ne fit que l’affermir dans sarésolution de protéger une femme contre les entreprises d’un fat,et il manœuvra de façon à laisser passer la colombe et à barrer lechemin à l’épervier.

Il se trouva ainsi nez à nez avec Prébord, quis’écria&|160;:

–&|160;Comment&|160;! c’est vous,Darcy&|160;!

À ce nom, la colombe, qui fuyait àtire-d’aile, s’arrêta court et revint à Gaston.

–&|160;Monsieur, lui dit-elle, ne me quittezpas, je vous en supplie. Quand vous saurez qui je suis, vous neregretterez pas de m’avoir défendue.

La voix était altérée par l’émotion, etpourtant Gaston crut la reconnaître. La figure, cachée sous uneépaisse voilette, restait invisible. Mais le moment eût été malchoisi pour chercher à pénétrer le mystère dont s’enveloppait ladame&|160;; Darcy devait avant tout se débarrasser de Prébord.

–&|160;Oui, c’est moi, monsieur, lui dit-ilsèchement, et je prends madame sous ma protection. Qu’ytrouvez-vous à redire&|160;?

–&|160;Absolument rien, mon cher, réponditPrébord sans se fâcher. Madame est de vos amies, à ce qu’il paraît.Je ne pouvais pas deviner cela. Maintenant que je le sais, je n’ainulle envie d’aller sur vos brisées. Je regrette seulement d’avoirperdu mes peines. Vous serez plus heureux que moi, je n’en doutepas, car vous avez toutes les veines.

Sur ce, je prie votre charmante compagned’accepter mes excuses, et je vous souhaite une bonne nuit, ajoutal’impertinent personnage en tournant les talons.

L’allusion à la veine acheva d’irriter Darcy.Il allait relever vertement ces propos ironiques, et même couriraprès le railleur pour lui dire son fait de plus près&|160;; maisl’inconnue passa son bras sous le sien, et murmura ces mots, qui lecalmèrent&|160;:

–&|160;Au nom du ciel, monsieur, n’engagez pasune querelle à cause de moi&|160;: ce serait me perdre.

La voix avait des inflexions douces quiallèrent droit au cœur de Darcy, et il répondit aussitôt&|160;:

–&|160;Vous avez raison, madame. Ce n’est pasici qu’il convient de dire à ce joli monsieur ce que je pense delui… et je sais où le retrouver. Je vous ai délivrée de sesobsessions. Que puis-je faire pour vous maintenant&|160;?

–&|160;Si j’osais, je vous demanderais dem’accompagner jusqu’à la porte de la maison que j’habite… rue dePonthieu, 97.

–&|160;Rue de Ponthieu, 97&|160;! Je ne metrompais donc pas. C’est à mademoiselle Berthe Lestérel que j’ai eule bonheur de rendre un service.

–&|160;Quoi&|160;! vous m’aviezreconnue&|160;?

–&|160;À votre voix. Il est impossible del’oublier, quand on l’a déjà entendue… pas plus qu’on ne peutoublier votre beauté… votre grâce…

–&|160;Oh&|160;! monsieur, je vous en prie, neme faites pas de compliments. Si vous saviez tous ceux que je viensde subir. Il me semblerait que mon persécuteur est encore là.

–&|160;Oui, ce sot a dû vous accabler de sesfades galanteries. Et pourtant, il n’a pu voir votre visage, voiléecomme vous l’étiez… comme vous l’êtes encore.

–&|160;Je tremble qu’il ne m’ait reconnue.

–&|160;Il vous connaît donc&|160;?

–&|160;Il m’a rencontrée dans des salons où jechantais… moi, je ne l’ai pas reconnu, par la raison que je n’avaisjamais fait attention à lui… mais, quand vous l’avez appelé par sonnom, je me suis souvenue qu’on me l’a montré… à un concert chezmadame la marquise de Barancos.

–&|160;C’est à ce concert que j’ai eu lebonheur de vous voir pour la première fois.

–&|160;Et que vous avez eu la bonté de vousoccuper de moi. J’ai été d’autant plus touchée de vos attentions,que ma situation dans le monde est assez fausse. Je n’y vais qu’enqualité d’artiste. On me paye pour chanter.

–&|160;Qu’importe, puisque, par l’éducation,par l’esprit, par le cœur, vous valez mieux que les femmes les plushaut placées&|160;? D’ailleurs, avec votre talent, il n’aurait tenuqu’à vous d’être une étoile au théâtre.

–&|160;Oh&|160;! je ne regrette pas d’avoirrefusé d’y entrer. Je n’avais aucun goût pour la vie qu’on y mène.Ma modeste existence me suffit.

–&|160;Et, demanda Gaston, la solitude àlaquelle vous vous êtes condamnée ne vous pèse pas&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! répondit gaiement lajeune fille, je ne prétends pas qu’elle représente pour moi l’idéaldu bonheur, mais je m’en accommode. Il y a certes des femmes plusheureuses que moi. Il y en a aussi de plus malheureuses.Tenez&|160;! j’ai été élevée dans un pensionnat avec une jeunefille charmante. Je l’aimais beaucoup et nous étions très-liées,quoiqu’elle fût plus âgée que moi. Eh bien&|160;! aujourd’hui, ellea un hôtel, des chevaux, des voitures.

–&|160;Pardon, mais il me semble que ce n’estpas là un grand malheur.

–&|160;Hélas&|160;! je n’en sais pas de pire.Mon amie a pris le mauvais chemin. Elle s’était fait recevoirinstitutrice, et elle a d’abord essayé de vivre en donnant desleçons. Mais elle s’est vite lassée de souffrir. Elle étaitorpheline comme moi… pauvre comme moi… le courage lui a manqué, etJulie Berthier s’appelle maintenant Julia d’Orcival.

Gaston eut un soubresaut que mademoiselleLestérel sentit fort bien, car elle lui donnait le bras, et ilsremontaient le faubourg Saint-Honoré, serrés l’un contre l’autre,comme deux amoureux.

–&|160;Vous la connaissez&|160;?demanda-t-elle. Oui, vous devez la connaître, puisque vous vivezdans un monde où…

–&|160;Tout Paris la connaît, interrompitDarcy&|160;; mais vous, mademoiselle, vous ne la voyez plus, jesuppose&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non. Cependant, elle m’aécrit une fois, il y a deux ans, pour me demander un service. Jepouvais le lui rendre. Je suis allée chez elle. Elle m’a montré sestableaux… ses objets d’art… Pauvre Julie&|160;! Elle paye tout celuxe bien cher.

Darcy se garda d’insister. Il était tropheureux de savoir que mademoiselle Lestérel ignorait qu’il eût étéintimement lié avec madame d’Orcival, et il ne tenait nullement àla renseigner sur ce point délicat.

De son côté, mademoiselle Lestérel regrettaitpeut-être d’avoir confessé qu’elle n’avait pas craint de mettre lespieds chez une irrégulière, car elle ne dit plus rien, et laconversation tomba tout à coup.

Ce silence fit que Darcy entendit plusdistinctement le bruit d’un pas qui, depuis quelque temps déjà,résonnait sur le trottoir.

La première idée qui lui vint, quand ilentendit qu’on marchait derrière lui, ce fut que Prébord s’étaitravisé et se permettait de le suivre.

Il se retourna vivement, et il aperçut, à uneassez grande distance, un homme dont les allures n’avaient rien decommun avec celles du Lovelace brun, un homme qui s’avançait d’unpas lourd et qui exécutait en marchant des zigzagscaractéristiques. Il devait être chaussé de bottes fortes, et lesclous de ses semelles sonnaient sur le trottoir du faubourgSaint-Honoré comme des coups de marteau sur une cloche. Aussil’entendait-on de fort loin, mais évidemment ce n’était qu’univrogne regagnant son domicile et ne s’occupant en aucune façon ducouple qui le précédait.

Rassuré par ce qu’il venait de voir, Darcy semit à réfléchir aux singuliers hasards de la vie parisienne.

Au commencement de l’hiver, à une soiréemusicale chez la marquise de Barancos, il avait remarqué la beautéet le talent d’une jeune artiste qui chantait à ravir. Il s’étaitrenseigné sur elle. Il avait appris qu’elle était d’une famillehonorable, qu’elle vivait de son art, et qu’elle était parfaitementvertueuse. Ce phénomène l’intéressa, et il s’arrangea de façon àl’admirer souvent.

Il ne manqua pas un seul des concerts oùmademoiselle Berthe Lestérel faisait entendre son admirable voix demezzo-soprano, et dans quelques réunions intimes où l’on traitaitl’artiste en invitée, il put causer avec elle, apprécier sonesprit, sa grâce, sa distinction.

De là à lui faire la cour, il n’y avait pasloin, et Darcy n’était pas homme à s’arrêter en si beau chemin. Ilrendit à la jeune fille des soins discrets qu’elle reçut sanspruderie, mais avec une extrême réserve. Elle s’arrêta net, dèsqu’il essaya de faire un pas de plus en se présentant chez elle. Ilne fut pas reçu, et quand il la revit dans un salon, elle sechargea de lui expliquer pourquoi elle trouvait bon de fermer saporte à un jeune homme riche qui ne se piquait pas de rechercherles demoiselles pour le bon motif. Elle le fit franchement,honnêtement, gaiement&|160;; elle mit tant de loyauté à luidéclarer qu’elle ne voulait pas d’amoureux de fantaisie, que Darcys’éprit d’elle tout à fait.

De cette seconde phase datait lerefroidissement de sa liaison avec madame d’Orcival, quis’apercevait bien d’un changement dans ses manières, mais qui seméprenait sur la cause de ce changement.

Au reste, Gaston n’était pas décidé às’abandonner au courant de cette nouvelle passion. La vie qu’ilmenait ne lui plaisait plus, mais il ne songeait guère à épouserBerthe Lestérel. Il n’en était pas encore à envisager sansinquiétude la perspective d’un mariage d’inclination avec unechanteuse.

Provisoirement, il venait de prendre un moyenterme en rompant avec Julia. Il se trouvait donc libre de toutengagement.

Et voilà qu’une rencontre imprévue luifournissait tout à coup l’occasion d’un long tête-à-tête avecmademoiselle Lestérel. Était-ce un présage&|160;? Gaston,superstitieux comme un joueur, le crut, et pensa qu’il serait biensot de ne pas tirer parti de cette heureuse fortune. Si sévèrequ’elle soit, une femme ne peut guère refuser de revoir l’hommedont elle a accepté la protection dans un cas difficile, et cevoyage à deux devait fort avancer Darcy dans l’intimité de laprudente artiste.

Pas si prudente, puisqu’elle s’aventuraitseule dans Paris, à une heure des plus indues.

Cette pensée à laquelle Gaston ne s’était pasarrêté d’abord, quoiqu’elle lui fût déjà venue, cette pensée quiressemblait assez à un soupçon, se représenta à son esprit, et luicausa une impression singulière.

En sa qualité de viveur, – son oncle auraitdit de mauvais sujet, – Gaston n’était pas trop fâché de supposerque l’inattaquable Berthe avait une faiblesse à se reprocher. Leservice qu’il venait de lui rendre lui aurait alors donné barre surelle, et sans vouloir abuser de cet avantage, il pouvait bien enprofiter.

Et d’un autre côté, il lui déplaisait decroire que l’honnêteté de cette charmante jeune fille n’était quede l’hypocrisie, et que mademoiselle Lestérel cachait, sous desapparences vertueuses, quelque vulgaire amourette. Il lui en auraitvoulu de lui arracher ses illusions, et, quoiqu’il n’eût aucundroit sur elle, il aurait été presque tenté de lui reprocher del’avoir trompé.

C’était là un symptôme grave, et sil’indépendant Darcy eût pris la peine d’analyser ses sensations, ilaurait reconnu que son cœur était pris plus sérieusement qu’il nese l’avouait à lui-même.

Il ne songea qu’à éclaircir ses doutes, et,pour les éclaircir, il s’y prit en homme bien élevé.

–&|160;C’est une fatalité que vous ayezrencontré ce Prébord, commença-t-il. Il est sorti, une demi-heureavant moi, d’un cercle dont nous faisons partie tous les deux, etil demeure rue d’Anjou, au coin du boulevard Haussmann.

–&|160;C’est précisément lorsque je traversaisle boulevard Haussmann qu’il m’a abordée, répondit Berthe sansaucun embarras. Je l’ai évité, il m’a suivie&|160;; il m’a parlé,je ne lui ai pas répondu&|160;; mais je n’ai pu parvenir à ledécourager. Les rues étaient désertes. Je ne suis pas poltronne, etje n’étais pas trop effrayée d’abord. Mais quand je me suis trouvéeseule avec lui sur l’esplanade, à côté de l’église de la Madeleine,j’avoue que j’ai un peu perdu la tête. J’ai couru pour gagner larue Royale qui est plus fréquentée. Je me serais mise sous laprotection du premier passant venu… Mon persécuteur a couru aprèsmoi, il m’a rattrapée à l’entrée du boulevard Malesherbes, il acherché à me prendre le bras. Si je ne vous avais pas aperçu, jecrois que je serais morte de frayeur.

–&|160;Prébord s’est conduit comme ungoujat&|160;; demain, je lui enverrai deux de mes amis.

–&|160;Vous ne ferez pas cela, dit vivement lajeune fille. Songez donc au scandale qui en résulterait… si onsavait que j’étais seule dans la rue… à cette heure. Et puis…exposer votre vie pour moi&|160;!… Non, non… promettez-moi que vousne vous battrez pas.

Sa voix tremblait, et son bras serrait le brasde Gaston, comme si elle eût cherché à le retenir, pour l’empêcherde courir au danger.

–&|160;Soit&|160;! répondit Darcy assez ému,je me tairai, de peur de vous compromettre. Si cet homme venait àsavoir que c’est vous qu’il a rencontrée, il est assez lâche pourraconter cette histoire dans le monde.

–&|160;Alors, vous me le jurez, il n’y aurapas de duel, s’écria mademoiselle Lestérel. Vous me rendez bienheureuse, et, pour vous remercier, je vais vous dire comment ils’est fait que je me suis trouvée dans la rue à une heure où leshonnêtes femmes dorment. Il est temps en vérité que je vousl’explique, et j’aurais dû commencer par là, car Dieu sait ce quevous devez penser de moi.

–&|160;Je pense que vous êtes allée chanterdans quelque concert, dit Darcy d’un air innocent qui cachait unearrière-pensée.

Le futur magistrat parlait comme un juged’instruction qui tend un piège à un prévenu.

–&|160;Si j’étais allée à un concert, répliquaaussitôt la jeune fille, je serais en toilette de soirée, et je nereviendrais pas à pied.

»&|160;Je vais vous confier tous mes secrets,ajouta-t-elle gaiement. Sachez donc que j’ai une sœur… une sœurmariée à un marin qui revient d’une longue campagne de mer… Il estabsent depuis dix-huit mois, et il sera à Paris dans deux jours. Ence moment ma sœur est seule et très-souffrante. Elle m’a écrittantôt pour me prier de venir passer la soirée près d’elle. J’ysuis allée, et vers dix heures, alors que j’allais partir, elle aété prise d’une crise nerveuse… elle y est sujette. Je ne pouvaispas la quitter dans l’état où elle était, et quand je suis sortiede chez elle, il était deux heures du matin. Je n’avais pas vouluenvoyer chercher un fiacre… ma sœur n’a qu’une domestique… et jepensais en trouver un sur le boulevard. Ma chère malade demeure rueCaumartin… c’est à cent pas de sa maison que j’ai rencontré cethomme.

Darcy écoutait avec beaucoup d’attention cerécit haché, et il trouvait que mademoiselle Lestérel se justifiaitun peu comme une femme prise en faute. Au cours de ses nombreusesexcursions dans le demi-monde, il avait entendu dix fois deshistoires de ce genre débitées avec un aplomb supérieur par desdemoiselles qu’il accusait de sorties illégitimes et qu’il n’avaitpas tort d’accuser. La sœur malade et la cousine en couches onttoujours été d’un grand secours aux infidèles.

Darcy s’abstint pourtant de toute réflexion,mais son silence en disait assez, et la jeune fille ne s’y mépritpas. Elle se tut aussi pendant quelques instants, puis, d’une voixémue&|160;:

–&|160;Je vois bien que vous ne me croyez pas.Avec tout autre, je dédaignerais de me justifier. À vous, je tiensà prouver que j’ai dit la vérité. Ma sœur s’appelle madame Crozon.Elle demeure rue Caumartin, 112, au quatrième. J’irai la voirdemain à trois heures. Son mari n’arrivera qu’après-demain. S’ilétait ici, je ne vous proposerais pas de vous présenter à elle, caril est horriblement jaloux. Mais ma pauvre Mathilde a encore unjour de liberté, et s’il vous plaît de m’attendre à la porte de samaison, nous monterons chez elle ensemble. Je lui raconterai devantvous mon aventure nocturne, et de cette façon, je pense, vous serezsûr que je n’ai rien inventé.

Darcy ne paraissait pas encore convaincu. Ilavait beaucoup vécu avec des personnes dont la fréquentation renddéfiant.

Mademoiselle Lestérel le regarda et lut sur safigure qu’il lui restait un doute. Elle devint très-pâle, et ellereprit froidement&|160;:

–&|160;Vous avez raison, monsieur. Cela neprouverait pas que ma sœur n’est pas d’accord avec moi pour mentir.Je pourrais en effet lui écrire demain matin, la prévenir qu’elleaura à jouer un rôle que je lui tracerais d’avance. Je ne pouvaispas croire que vous me jugeriez capable d’une si vilaine action.Veuillez donc oublier ce que je viens de vous dire, et penser demoi ce qu’il vous plaira.

Il y a des accents que la plus habilecomédienne ne saurait feindre, des indignations qu’on n’imite pas,des réponses où la vérité éclate à chaque mot.

Darcy fut touché au cœur et comprit enfinqu’il n’y avait rien de commun entre cette fière jeune fille et lesbelles petites qui forgent des romans pour sejustifier.

–&|160;Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-ilchaleureusement, pardonnez-moi d’avoir un instant douté de vous. Jevous crois, je vous le jure, et pour vous prouver que je vouscrois, j’irais jusqu’à renoncer à faire avec vous cette visite àmadame votre sœur. Mais, j’espère que vous ne retirerez pas votrepromesse. Je serais si heureux de vous revoir… et c’est un bonheurque j’ai si rarement.

–&|160;Vous me verrez samedi prochain, si vousvenez ce soir-là chez madame Cambry, dit mademoiselle Lestérel,avec quelque malice. J’y chanterai les airs que vous aimez. Etmaintenant, sachez que je ne vous en veux plus du tout, mais que jetrouve plus sage de ne pas vous mener chez ma sœur. Votre visite latroublerait beaucoup. Elle a bien assez de chagrins. Il est inutilede lui donner des émotions.

–&|160;Je ferai ce que vous voudrez,mademoiselle, quoi qu’il m’en coûte.

–&|160;Vous tenez donc bien à merencontrer&|160;? Il me semble que les occasions ne vous manquentpas. Vous allez dans toutes les maisons où l’on me fait venir.

–&|160;N’avez-vous pas deviné que j’y vaispour vous&|160;? Et n’avez-vous pas compris ce que je souffre de nepas pouvoir vous parler… vous dire…

–&|160;Mais il me semble que vous me parlezassez souvent, répondit en riant mademoiselle Lestérel. Je ne suispas toujours au piano, et on ne me traite pas partout comme unegagiste. Quand on me permet de prendre ma part d’une sauterieimprovisée, vous savez fort bien m’inviter. Et, un certain soir,vous m’avez fait deux fois l’honneur de valser avec moi. C’étaitl’avant-veille du jour de l’an.

–&|160;Vous vous en souvenez&|160;!

–&|160;Parfaitement. Et il me paraît que vousl’avez un peu oublié… comme vous avez oublié que, depuis cinqminutes, nous sommes dans la rue de Ponthieu. Voici la porte de mamaison.

–&|160;Déjà&|160;!

–&|160;Mon Dieu&|160;! oui&|160;; il ne mereste qu’à vous remercier encore et à vous dire&|160;: Aurevoir&|160;!

Elle avait doucement dégagé son bras, et unede ses mains s’était posée sur le bouton de cuivre. Elle tenditl’autre à Darcy, qui, au lieu de la serrer à l’anglaise, essaya dela porter à ses lèvres. Malheureusement pour lui, la porte s’étaitouverte au premier tintement de la sonnette, et mademoiselle Bertheétait leste comme une gazelle. Elle dégagea sa main et elle seglissa dans la maison en disant de sa voix d’or à l’amoureuxdécontenancé&|160;:

–&|160;Merci encore une fois&|160;!

Darcy resta tout abasourdi devant la porte quela jeune fille venait de refermer. L’aventure finissait comme dansles féeries où la princesse Topaze disparaît dans une trappe, justeau moment où le prince Saphir allait l’atteindre. Et Darcy n’étaitpas préparé à cette éclipse, car il n’avait pas pris garde auchemin qu’il faisait en causant si doucement, et il croyait êtreencore très-loin du domicile de mademoiselle Lestérel.

Cependant, il ne pouvait guère passer la nuità contempler les fenêtres de sa belle. Les folies amoureuses nesont de saison qu’en Espagne, et l’hiver de Paris n’est pas propiceaux sérénades.

Mademoiselle Lestérel demeurait au coin de larue de Berry, et pour regagner son appartement de la rue Montaigne,Darcy n’avait qu’à remonter jusqu’au bout de la rue de Ponthieu. Ils’y décida, fort à contrecœur, et il s’en alla l’oreille basse, enrasant les maisons.

Il aurait mieux fait de marcher au milieu dela chaussée&|160;; car, au moment où il dépassait l’angle de la ruedu Colysée, un homme surgit tout à coup, et le saisit à lagorge.

Darcy fut prit hors de garde. Il avaitcomplètement oublié les histoires d’attaques nocturnes qu’onracontait au cercle, et l’homme qu’il avait aperçu de loin dans lefaubourg Saint-Honoré. Il ne pensait qu’à Berthe, et il cheminaitles deux mains dans les poches, la canne sous le bras et les yeuxfichés en terre.

L’assaut fut si brusque qu’il n’eut pas letemps de se mettre en défense. Il sentit qu’on serrait violemmentsa cravate, et ce fut tout. La respiration lui manqua, ses brass’agitèrent dans le vide, ses jambes fléchirent, et il s’affaissasur lui-même.

Il ne perdit pas tout à fait connaissance,mais il n’eut plus que des sensations confuses. Il lui sembla qu’onpesait sur sa poitrine, qu’on déboutonnait ses vêtements et qu’onle fouillait&|160;; mais tout cela se fit si vite qu’il en eut àpeine conscience.

Combien de minutes se passèrent avant qu’ilrevînt à lui&|160;? Il n’en sut jamais rien&|160;; mais quand ilreprit ses sens, il vit qu’il était étendu sur le trottoir de larue du Colysée et que son agresseur avait disparu.

Il se releva péniblement, il se tâta, et enconstatant avec une vive satisfaction qu’il n’était pas blessé, ilconstata aussi qu’on lui avait enlevé son portefeuille, unportefeuille bien garni, car il contenait les dix billets de millefrancs gagnés au baccarat, et deux autres qu’il y avait mis avantd’aller chez Julia.

Au moment de l’attaque, il avait pensévaguement à Prébord dont le souvenir le poursuivait, maismaintenant il ne pouvait plus se dissimuler qu’il s’était bêtementlaissé dévaliser par un voleur, peut-être par l’homme qui l’avaitsuivi, en contrefaisant l’ivrogne, jusqu’à l’entrée de la rue dePonthieu, et qui, en le voyant revenir seul, s’était embusqué pourl’attendre.

L’aventure était humiliante, et Darcy résolutde ne pas s’en vanter au Cercle où il s’était si souvent moqué despoltrons qui ne savaient pas se défendre dans la rue.

Il ne se souciait pas non plus de porterplainte, car, pour raconter exactement l’affaire, il aurait falluparler de sa promenade nocturne avec mademoiselle Lestérel.

Et, après mûre réflexion, il conclut qu’ilferait sagement de se taire, et de se résigner à une perted’argent, qui lui était d’autant moins sensible que la majeurepartie de la somme volée avait été conquise par lui sur le tapisvert.

Il était vexé, et il se disait que, s’il avaitaccepté l’offre du général Simancas qui lui proposait de lereconduire en voiture, il aurait évité cette sotte mésaventure. Etpourtant, il ne regrettait pas d’être parti à pied, puisqu’il avaitrencontré, protégé et escorté une personne qui lui était beaucoupplus chère que son portefeuille.

Bientôt même le souvenir de ce charmant voyageen la douce compagnie de Berthe Lestérel chassa les fâcheusesimpressions, et l’amoureux rentra chez lui consolé, quoique fortmeurtri.

Il occupait au rez-de-chaussée d’une bellemaison de la rue Montaigne un grand appartement avec écurie etremise, et même avec jardin, car sa vie de garçon était montée surun pied des plus respectables. Le futur attaché au parquet avait unvalet de chambre, un cocher, une cuisinière, quatre chevaux ettrois voitures, le train d’un homme qui a cent mille francs derevenu, ou qui mange le fonds de quarante mille.

Et ce dernier cas était celui de GastonDarcy.

Ses domestiques ne l’attendaient jamais passéminuit, et il put, sans avoir à subir leurs soins et leursquestions respectueuses, bassiner son cou endolori. Deux mainsrobustes y avaient imprimé en noir la marque de leurs doigts, et sacravate y avait laissé un sillon rouge qui lui remit en mémoire lafin tragique du comte Golymine.

Il se coucha, mais il eut beaucoup de peine às’endormir. Les bizarres événements de cette soirée, si bien et simal remplie, lui revenaient à l’esprit, et il était aussitrès-préoccupé de ce qu’il ferait le lendemain. Il avait décidéd’aller voir son oncle pour lui annoncer sa conversion, et il avaitbien envie de ne pas tenir compte des scrupules de mademoiselleLestérel qui jugeait plus convenable de ne pas le présenter à sasœur. Il méditait même de se transporter vers trois heures rueCaumartin, et de se trouver là, comme par hasard, au moment où lajeune fille viendrait faire visite à cette sœur qui l’avait retenuesi tard.

Les amoureux s’ingénient à combiner des planspour rencontrer l’objet aimé, et Gaston décidément était amoureux,mais il était aussi très-fatigué, et la fatigue finit par amener lesommeil.

Il dormit neuf heures sans débrider, et, quandil ouvrit les yeux, vers midi, la première chose qu’il aperçut surle guéridon placé près de son lit, ce fut une lettre que son valetde chambre y avait posée sans le réveiller, une lettre dont ilreconnut le format, l’écriture, et même le parfum, une lettre quisentait Julia.

–&|160;Bon&|160;! dit-il en s’étirant, je saisce que c’est… des reproches, des propositions de paix, etprobablement la carte à payer. J’ai bien envie de ne pas lire cemémoire. Puis se ravisant&|160;:

–&|160;Ah, diable&|160;! et le suicide de cemalheureux&|160;! Il faut cependant que je sache ce qu’elle endit.

Il fit sauter le cachet, et il lut&|160;:

«&|160;Mon cher Gaston, vous ne supposez pas,je l’espère, que je vais me plaindre de vous à vous-même. Vousm’avez quittée au moment où je commençais à vous aimer. Je ne suisni trop surprise, ni trop désolée de ce dénouement. Nous vivonstous les deux dans un monde où les choses finissent presquetoujours ainsi. Quand l’un arrive au diapason, l’autre n’y estplus, et la guitare casse. Vous auriez dû y mettre plus de formes,mais je ne vous en veux pas. Ce n’est pas votre faute, si l’air quivous charmait depuis un an a tout à coup cessé de vous plaire.Oubliez-le, cet air que nous chantions si bien&|160;; devenezmagistrat, mariez-vous&|160;; c’est tout le mal que je voussouhaite, et je ne vous écrirais pas ce matin, si je ne pensaisvous rendre service en vous apprenant ce qui s’est passé chez moicette nuit.

«&|160;Le comte Golymine s’est pendu dans mabibliothèque, pendu de désespoir, parce que je refusais de lesuivre à l’étranger. C’était un fou, n’est-ce pas&|160;? On ne sepend pas pour une femme. On la lâche… c’est votre mot, jecrois. Que voulez-vous&|160;! il y a encore des niais quis’exaltent jusqu’au suicide inclusivement. Si je vous parle de celugubre événement, ce n’est pas pour vous donner des remords oupour me rendre intéressante. Je veux seulement vous dire que vousne serez pas mêlé à une si déplorable histoire. Si on savait quevous étiez chez moi pendant que le comte mourait de cette affreusemort, ce ne serait pas une recommandation auprès du ministre qui vavous attacher au parquet. Rassurez-vous. On ne le saura pas. Jen’ai rien dit de vous aux gens de police qui sont venus fairel’enquête. Seule de tous mes domestiques, Mariette vous a vu, etelle n’en dira rien non plus. Elle se taira comme je me tairai.

«&|160;Je ne m’oppose pas à ce que vousrécompensiez sa discrétion, mais je vous prie de ne pas me fairel’injure de rémunérer la mienne. C’est assez de m’avoir abandonnée.Je compte que vous ne chercherez pas à m’humilier en me traitantcomme une femme de chambre qu’on renvoie sans motifs.

«&|160;Je vous dispense même de me répondre,et j’espère que nous ne nous reverrons jamais. Il y a un mort entrenous.

«&|160;Adieu. Soyez heureux.&|160;»

Cette lettre, signée d’une simple initiale,était d’une écriture fine et singulièrement nette&|160;; l’écritured’une femme qui se possède et qui dédaigne de feindrel’émotion&|160;; mais elle troubla quelque peu Gaston.

Il sentait bien que Julia jouait avec lui sonva-tout et que, sous ces fiers adieux, se cachait une intention derenouer. Il devinait la suprême tentative d’une femme qui connaîtle faible de son amant, et qui essaye de le reconquérir par ledédain, par le désintéressement, par une savante mise en scène detous les sentiments élevés. Il ne s’y laissait pas prendre, et ilétait fermement résolu à en rester là&|160;; mais il ne pouvaits’empêcher de reconnaître que Julia lui rendait un service signaléen gardant le silence.

–&|160;Me voilà maintenant son obligé,murmura-t-il, et du diable si je sais comment je m’y prendrai pourcesser de l’être. Je vais envoyer un royal pourboire à Mariette,c’est très-bien&|160;; mais le chèque à Julia me seraitretourné, c’est clair. Par quoi le remplacer&|160;? Ma foi&|160;!par de bons procédés. Je dirai partout que madame d’Orcival est laplus charmante femme de Paris, et la meilleure&|160;; qu’elle a del’esprit jusqu’au bout de ses ongles roses, et du cœur à revendre.Je le crierai sur les toits. Et puis, elle a cent raisons pour seconsoler. Elle est riche, et la mort de ce Polonais va la mettre àla mode. Pour poser une femme, un suicide vaut mieux que troisduels. Pauvre Golymine&|160;! Je ne l’estimais guère, mais je leplains… et je plains Julia aussi, après tout. Seulement, je n’ypuis rien.

Sur cette conclusion, Darcy sonna son valet dechambre, se leva et procéda à sa toilette.

Il avait presque oublié la tentatived’étranglement et la perte de son portefeuille. L’impression quevenait de lui causer la lettre de madame d’Orcival s’effaça aussipeu à peu, et au moment où il se mit à table pour déjeuner, il nerestait dans son esprit que le doux souvenir de BertheLestérel.

Il avait la certitude de la rencontrer bientôtdans un salon qu’il fréquentait volontiers, mais il trouvait quec’était trop long d’attendre jusqu’au samedi suivant, alors qu’ilpouvait la voir le jour même.

Après son déjeuner qui le mena jusqu’à deuxheures, il sortit à pied et il s’achemina vers les boulevards. Sononcle demeurait rue Rougemont, et il voulait aller chez son oncle.Mais il arriva qu’après avoir passé la Madeleine, il aperçutl’entrée de la rue Caumartin. La tentation était trop forte. Ilremonta lentement cette bienheureuse rue, et à trois heures moinsun quart, il s’arrêta devant le numéro 112.

–&|160;Je ne lui demanderai pas de meprésenter à sa sœur, pensait-il. J’aurais l’air de me défier encored’elle, et d’ailleurs je ferais assez sotte figure chez cette sœur,qui doit être une bourgeoise ennuyeuse. Mais je puis bien aborderBerthe, et lui dire… lui dire quoi&|160;?… peu importe, pourvuqu’elle comprenne que je l’aime.

Il n’était pas en faction depuis cinq minutes,quand mademoiselle Lestérel déboucha de la rue Saint-Lazare.

Il ne l’avait jamais vue qu’en toilette desoirée, car la rencontre de la veille ne pouvait pas compter. À lalumière des becs de gaz, on ne juge ni de la beauté ni de latournure d’une femme. Éclairée par le soleil d’une belle journéed’hiver, Berthe lui parut encore plus charmante que dans le monde.Elle était habillée avec un goût parfait, élégamment chaussée, sansrecherche trop provocante&|160;; elle marchait à merveille, et,pour tout dire, elle avait ce je ne sais quoi qui fait qu’on seretourne pour regarder une inconnue et quelquefois pour lasuivre.

Gaston vint à la rencontre de la jeune fille,et la salua d’un air assez embarrassé, car il s’était aperçu queson doux visage se rembrunissait un peu.

–&|160;Comment, monsieur, c’est vous&|160;!s’écria-t-elle, malgré votre promesse, malgré ma défense.

–&|160;Je vous jure, mademoiselle, que lehasard seul est coupable. Je passais par ici et…

–&|160;Fi&|160;! que c’est laid dementir&|160;! interrompit Berthe avec une moue enfantine. Vousferiez bien mieux de convenir que vous me soupçonnez toujours etque vous êtes venu pour me confronter avec ma sœur, comme si vousétiez juge d’instruction.

–&|160;Non, sur l’honneur&|160;! et la preuve,c’est que je m’en vais.

–&|160;Alors, vous vous contentez de constaterque je me rends bien au n°&|160;112 de la rue Caumartin&|160;?

–&|160;Comptez-vous pour rien le bonheur devous avoir vue&|160;?

Berthe réfléchit un instant et dit d’un tondécidé&|160;:

–&|160;Eh bien, non, je ne veux pas que vousrestiez avec vos mauvaises pensées. Je ne prévoyais pas que je voustrouverais ici, vous le savez bien, puisqu’il était convenu quevous ne viendriez pas. Vous ne pouvez donc pas me soupçonnerd’avoir averti ma sœur. Venez chez elle, monsieur, venez, jel’exige. Vous allez monter quatre étages. Ce sera votrepunition.

–&|160;Ma récompense, dit gaiement Gaston.

Mademoiselle Lestérel était déjà dans levestibule de la maison, qui avait assez bonne apparence. Darcy nese fit pas prier pour l’y suivre, et ils montèrent l’escalier côteà côte.

–&|160;C’est extravagant, ce que je fais là,disait Berthe. Si madame Cambry le savait, je ne chanterais plusjamais chez elle.

–&|160;Pourquoi donc&|160;? demanda Darcy, encherchant à prendre un air naïf.

–&|160;Mais parce que d’abord il n’est pastrès-convenable qu’une jeune fille grimpe les escaliers encompagnie d’un jeune homme… il est vrai que ladite jeune filles’est déjà fait escorter à travers les rues par ledit jeune homme.Et puis, aussi, parce que madame Cambry est une veuve à marier quevous pourriez parfaitement épouser. On assure même que vous ne luiêtes pas indifférent.

–&|160;Je n’ai jamais pensé à elle, et j’ypense moins que jamais, depuis que…

–&|160;Chut&|160;! nous voici arrivés. Je vaisvous présenter, et, en cinq minutes de conversation, vous serezédifié sur ma conduite, monsieur le magistrat. Mais vous me ferezle plaisir de ne pas prolonger votre visite, car ma sœur estsouffrante.

Berthe avait sonné. Une jeune femme très-pâlese montra, une jeune femme qui ressemblait beaucoup à sa cadette.Elle avait dû être aussi jolie qu’elle, mais elle n’avait plus lafraîcheur de la jeunesse, ni cet air gai qui donnait tant de charmeà la physionomie de mademoiselle Lestérel.

–&|160;Comment&|160;! s’écria Berthe, tu viensouvrir toi-même, dans l’état où tu es&|160;!

–&|160;Je suis seule, répondit madame Crozon.J’ai envoyé Sophie à la gare pour voir si mon mari est dans letrain du Havre qui arrive à trois heures, ajouta-t-elle enregardant alternativement sa sœur et Gaston Darcy.

–&|160;Ton mari&|160;! dit Berthe. Je croyaisque tu ne l’attendais que demain soir.

–&|160;C’est vrai, répondit la jeunefemme&|160;; mais son navire est entré au Havre ce matin… J’ai reçuune dépêche de notre amie… et peut-être M.&|160;Crozon a-t-il prisle premier train pour Paris.

–&|160;Oui… c’est possible, en effet, et, s’ilarrive, je serai bien aise de me trouver là. Passons dans le salon,je vais t’expliquer en deux mots pourquoi je viens chez toi avecM.&|160;Darcy… M.&|160;Gaston Darcy que je rencontre souvent chezmadame Cambry… et qui m’a rendu hier un service dont je lui suisinfiniment reconnaissante.

Madame Crozon, étonnée, se contenta des’incliner pour répondre au salut respectueux de ce visiteurinattendu.

Le salon où Darcy fut introduit était meublésans luxe, mais le parquet reluisait comme une glace, et onn’aurait pas trouvé un grain de poussière sur le velours desfauteuils.

Cela ressemblait à un intérieur flamand.

Il y avait, accroché au mur, entre deuxgravures de Jazet, un médiocre portrait d’homme, une figure sévèreet quelque peu déplaisante, le portrait du mari, sans doute.

Près de la fenêtre, qui donnait sur la rue,une chaise longue où la jeune femme alla s’étendre, après avoirindiqué du geste un siège à Darcy qui eut la discrétion de ne pass’asseoir.

–&|160;Tu souffres&|160;? demanda Berthe enprenant la main de sa sœur.

–&|160;Oui. J’ai pu dormir une heure cettenuit, après ton départ&|160;; mais la crise est revenue ce matin,et je me sens très-faible.

–&|160;Pourquoi n’es-tu pas restée aulit&|160;?

La malade ne répondit pas, mais ses yeux setournèrent vers la fenêtre.

–&|160;Je comprends, murmura mademoiselleLestérel, et je te demande pardon de te fatiguer en tequestionnant. À quelle heure suis-je arrivée chez toi, hiersoir&|160;?

–&|160;Mais… vers neuf heures, je crois.

–&|160;Et à quelle heure suis-jepartie&|160;?

–&|160;Il me semble qu’il était au moins deuxheures du matin.

–&|160;Voilà tout ce que je voulais te fairedire, ma chère Mathilde. Un mot encore, et ce sera fini. En sortantde chez toi, je n’ai pas trouvé de voiture. Un homme m’a suivie,persécutée, et je ne sais ce qui serait arrivé si je n’avais eu lebonheur de rencontrer M.&|160;Darcy, qui m’a prise sous saprotection et qui a bien voulu m’accompagner jusqu’à ma porte.M.&|160;Darcy ne m’a adressé aucune question, mais il a pu et dûs’étonner de me rencontrer seule, à pied, la nuit, dans Paris. Jetiens beaucoup à son estime, et je l’ai prié de se trouveraujourd’hui à trois heures devant ta maison. Je voulais qu’ilentendît de ta bouche l’explication toute naturelle de ma promenadenocturne. C’est fait. Je n’ai plus qu’à le remercier de l’appuiqu’il m’a donné hier et de la peine qu’il vient de prendre enmontant les quatre étages.

Cette péroraison fut appuyée d’un coup d’œil àDarcy, qui en comprit parfaitement le sens et qui se disposa àbattre en retraite. Il ne voulut cependant pas partir sans ajouterun commentaire au discours de la jeune fille.

–&|160;Madame, commença-t-il, je vous suppliede croire qu’il ne m’est jamais venu à la pensée de supposer…

Il n’en dit pas plus long, car il vit quemadame Crozon ne l’écoutait plus. Elle s’était levée à demi, etelle prêtait l’oreille aux bruits de la rue.

Une voiture vient de s’arrêter à la porte,murmura-t-elle.

Berthe courut à la fenêtre, l’entr’ouvrit ets’écria&|160;:

–&|160;C’est lui&|160;! il descend d’unfiacre.

Puis, refermant vivement la croisée ets’adressant à Darcy&|160;:

–&|160;Monsieur, dit-elle d’un ton bref, vousêtes assez mon ami pour que je ne vous cache pas la vérité.M.&|160;Crozon est absent depuis longtemps&|160;; il a le tortd’être horriblement jaloux, et nous savons qu’il a reçu des lettresanonymes où l’on accuse ma sœur de l’avoir trompé depuis sondépart. Voilà pourquoi vous nous voyez si troublées.

Darcy crut que cette confidence tendait à lepresser de partir.

–&|160;En effet, répondit-il, en saluantaffectueusement la femme du marin, s’il me rencontrait ici, celaconfirmerait ses injustes soupçons, et…

–&|160;Non, interrompit mademoiselle Lestérel,ne partez pas, M.&|160;Crozon est très-violent. S’il se portait àquelque extrémité, seule, je ne pourrais pas défendre ma sœur,tandis qu’avec vous…

–&|160;Disposez de moi, dit vivementDarcy.

–&|160;Non… non, murmura la jeune femme, nerestez pas ici… il vous tuerait…

–&|160;Ne craignez pas cela, madame, je ne melaisserai pas tuer, pas plus que je ne permettrai qu’on vousmaltraite.

Darcy, en répondant ainsi, avait la tête hauteet le regard résolu. Le capitaine au long cours allait trouver àqui parler.

–&|160;Vous n’avez pas compris, repris Berthe.Je ne veux pas que mon beau-frère vous rencontre. Votre présencel’exaspèrerait. Ce que je veux, c’est que vous restiez à portée denous secourir, si je vous appelle.

»&|160;Venez, ajouta-t-elle en ouvrant uneporte. Voici un cabinet d’où vous entendrez tout. Il y a un verrouen dedans et une sortie qui donne directement sur l’escalier.Enfermez-vous. Et entrez, si je crie&|160;: À moi&|160;! Si, aucontraire, je dis à M.&|160;Crozon&|160;: «&|160;Maintenant, vousn’accuserez plus Mathilde&|160;», partez sans bruit.

»&|160;Venez, il le faut.

Darcy entra de bonne grâce dans la cachetteque mademoiselle Lestérel lui indiquait. Il sentait fort bien ledanger, et même le ridicule de la situation, mais il se seraitsoumis à de plus pénibles épreuves pour plaire à Berthe, et il sedisait avec joie qu’en l’initiant ainsi à ses secrets de famille,Berthe lui donnait un gage d’intimité dont il pourrait tirer partiplus tard.

Il se logea donc dans ce cabinet noir, ilpoussa le verrou pour se mettre à l’abri d’une invasion del’ennemi, et il s’assura que la retraite lui était ouverte, par uncouloir qui permettait de sortir de l’appartement sans traverser lesalon.

Ces précautions prises, il se prépara àassister à une scène de ménage qui lui paraissait devoir être plusdéplaisante que terrible, mais qu’il était très-déterminé à fairecesser si le marin poussait les choses au tragique.

Et il ne put s’empêcher de faire cetteréflexion, qu’il était dans sa destinée d’assister en témoininvisible à des explications orageuses. Le soir, chez Julia, lejour, chez madame Crozon, la situation était presque la même.Seulement, la veille, elle s’était dénouée par un suicide, et,cette fois, à en juger par le trouble où le retour du mari avaitjeté les deux sœurs, elle pouvait se dénouer par un meurtre.

Du reste, Darcy n’eut pas le temps de beaucoupréfléchir. À peine s’était-il établi à son poste d’observationqu’il entendit le bruit d’une porte fermée avec violence et unevoix rude qui disait&|160;:

–&|160;Oui, c’est moi, madame. Vous nem’attendiez pas si tôt&|160;?

–&|160;Mathilde est bien heureuse de vousrevoir, mon cher Jacques, dit la douce voix de Berthe&|160;; maisvous n’auriez pas dû la surprendre ainsi. Elle est très-malade, etl’émotion…

–&|160;Je n’ai que faire de vos avis… ni devotre présence, interrompit grossièrement le mari. Je veux avoirune explication avec ma femme, et je ne veux pas que vous yassistiez.

–&|160;Une explication, Jacques&|160;! Aprèsdix-huit mois d’absence, vous feriez mieux de commencer parembrasser Mathilde.

–&|160;Demandez-lui donc si elle oserait venirm’embrasser, elle, tonna le capitaine. Demandez-lui ce qu’elle afait, pendant que je courais les mers pour lui gagner une fortune.C’est inutile, n’est-ce pas&|160;? Vous le savez fort bien, cequ’elle a fait.

–&|160;Je ne comprends pas ce que vous voulezdire. Vous semblez accuser ma pauvre sœur d’une infamie. Il ne vousmanque plus que de m’accuser d’être sa complice.

–&|160;Je ne vous accuse pas. Mais je nereviens pas pour discuter avec vous. Je reviens pour punir. Etj’entends que vous me laissiez seul avec ma femme.Allez-vous-en&|160;!

–&|160;Diable&|160;! pensait Darcy, l’affaires’engage mal. Je crois qu’il me faudra en découdre avec ce loupmarin.

–&|160;Je ne m’en irai pas, dit avec unefermeté tranquille mademoiselle Lestérel. Vous êtes irrité,Jacques. Mathilde se justifiera sans peine, si vous voulez bienl’interroger doucement. Mais en ce moment vous n’êtes pas maître devous, et la colère pourrait vous pousser à commettre un acte deviolence. Je ne dois pas quitter ma sœur. Et ne prétendez pas queje n’ai pas le droit de m’interposer entre elle et vous. Je n’aiqu’elle au monde, et elle n’a que moi, puisque nous sommesorphelines. Qui l’offense m’offense, qui la menace me menace, et jevous le jure, Jacques, si vous voulez porter la main sur elle, ilfaudra commencer par me tuer.

Ce discours, dont il ne perdit pas unesyllabe, fit tressaillir Darcy, qui se tint prêt à entrer en scène,aussitôt qu’il entendrait les mots convenus&|160;: À moi&|160;!

Mais l’éloquence partie du cœur agit même surles furieux, et le capitaine changea de ton.

–&|160;Soit&|160;! dit-il, restez. Vous êtesune brave fille après tout, et plût à Dieu que votre sœur vousressemblât. Mais je vous jure que votre présence ne m’empêchera pasde faire justice.

»&|160;À nous deux, maintenant, madame.

Darcy entendit un gémissement étouffé. Ce futla seule réponse de la malheureuse Mathilde. Il ne la voyait pas,mais il se la figurait affaissée sur sa chaise longue, accablée,anéantie.

–&|160;Parlez&|160;! mais parlez donc&|160;!cria le mari. Essayez au moins de me prouver que vous êtesinnocente. Vous savez bien de quoi vous êtes accusée. Je vous l’aiécrit, et je me repens de vous avoir avertie. Si j’étais revenu àl’improviste, si j’avais eu la patience de vous surveiller, je suissûr que j’aurais pu vous convaincre, tandis que vous allez medébiter les mensonges que vous avez eu le temps de préparer. Maisje n’ai pas appris à dissimuler, moi&|160;! Quand j’aime et quandje hais, je ne cache ni mon amour ni ma haine… et je vous aimais…Ah&|160;! j’étais stupide.

Darcy remarqua fort bien que la voix du marinétait émue, et il commença à espérer que l’orage allait se terminerpar une pluie de larmes. Mais, presque aussitôt, elle reprit, cetteterrible voix&|160;:

–&|160;Répondez&|160;! Est-il vrai qu’il y aun an, on vous a vue dans une loge de théâtre avec unhomme&|160;?

–&|160;Non, ce n’est pas vrai, murmural’accusée. On vous a trompé… ou on s’est trompé.

–&|160;Vous n’allez pas soutenir, je pense,qu’on a pris votre sœur pour vous, dit ironiquement M.&|160;Crozon.Berthe vous défend, et je ne l’en blâme pas&|160;; mais Berthe vitcomme une sainte, Berthe a su résister à toutes les tentations… etpourtant elle n’a de devoirs à remplir qu’envers elle-même… elleest libre… mais elle est trop fière pour s’abaisser jusqu’à prendreun amant.

Darcy, qui écoutait avec plus d’attention quejamais, se mit à bénir ce furieux qui donnait à mademoiselleLestérel une si éclatante attestation de vertu. En vérité, ill’aurait volontiers embrassé.

–&|160;Ce que vous pensez de moi, Jacques, ditla jeune fille, moi, je le pense de Mathilde.

Cette fois, il sembla à Darcy que la voix deBerthe était un peu moins assurée.

–&|160;Votre sœur répond pour vous, mais vousne répondez pas, reprit le capitaine. Le cœur vous manque pour vousdéfendre. Il ne vous a jamais manqué pour me trahir. Ah&|160;! vousaviez bien choisi le moment&|160;! Pendant que vous affichiezpubliquement votre honte, mon navire était pris dans les glaces dudétroit de Behring, et je risquais ma vie tous les jours.Tenez&|160;! on envoie au bagne des femmes qui valent mieux quevous.

–&|160;Vous insultez la vôtre, Jacques. Ce quevous faites est lâche, dit Berthe d’un ton ferme.

–&|160;Je ne l’insulterai plus. On n’insultepas les condamnées. Mais je n’ai pas fini. Il faut qu’elle m’écoutejusqu’au bout. L’ami inconnu qui m’a averti m’a donné des détailsprécis. Je sais où elle a rencontré cet homme. On ne me l’a pasnommé, mais on me l’a désigné assez clairement pour que je puissele retrouver, et je le retrouverai, je vous le jure. Je sais àquelle époque a cessé cette liaison, et pourquoi elle a cessé. Sonamant quittait Paris. Nierez-vous encore, maintenant&|160;?

–&|160;Jacques&|160;! vous ne voyez donc pasque Mathilde est mourante&|160;!

–&|160;Qu’elle meure&|160;! Ce n’est pas moiqui la tue. Voulez-vous que je vous dise de quoi elle semeurt&|160;? Je devrais vous épargner l’humiliation d’entendreparler de cette infamie, je devrais respecter votre pudeur de jeunefille. Mais vous avez voulu rester. Tant pis pour vous&|160;! C’estDieu qui l’a frappée, cette misérable créature que vous soutenez.L’adultère a eu des suites. Elle a eu un enfant de cet homme, unenfant qu’elle a mis au monde dans je ne sais quelle maisonsuspecte, un enfant qu’elle cache. Elle est accouchée il n’y a pasun mois.

»&|160;J’arrive pour les relevailles de mafemme&|160;! Vous voyez bien qu’il faut que je tue la vipère et levipéreau.

–&|160;Il ne tuera pas la mère avant d’avoirtrouvé l’enfant, se dit Darcy qui ne perdait pas la tête.

À tout événement pourtant il se tint prêt,l’oreille au guet et la main sur le verrou qui fermait le cabineten dedans.

–&|160;Vous êtes fou, Jacques, s’écria Berthe,je vous jure que vous êtes fou.

–&|160;Vous feriez mieux de jurer que votresœur est innocente, dit froidement M.&|160;Crozon. Osez-ledonc&|160;! Jurez&|160;! Je vous croirai, car je sais que vousn’avez jamais menti. Vous vous taisez&|160;? Vous croyez en Dieu,vous, et vous ne prêteriez pas un faux serment. Tenez, Berthe, s’ilme restait un doute, votre silence me l’enlèverait. Mais je n’ensuis plus à douter. Et si je n’ai pas encore fait justice de cettefemme, c’est que je veux qu’elle me dise où est ce bâtard. Quand jeles aurai exterminés tous les deux, quand j’aurai cassé la tête oucrevé la poitrine de l’amant, je me ferai sauter la cervelle.

–&|160;Bon&|160;! pensait Darcy, j’avaisdeviné. Il va chercher l’enfant. Et comme il est arrivé auparoxysme de la colère, il ne restera pas longtemps à cediapason.

L’accusée pleurait, mais elle n’essayait pasde se défendre.

–&|160;Et sur la foi d’une lettre anonyme, ditmademoiselle Lestérel, sur la foi d’une dénonciation que son auteurn’a pas osé signer, vous condamnez votre femme sans l’entendre.

–&|160;L’ami qui m’a écrit n’a pas signé, maisil m’annonce qu’il se fera connaître, à mon arrivée à Paris, etqu’il m’apprendra tout ce que je ne sais pas encore. Par lui, jetrouverai le misérable qui m’a déshonoré, je trouverail’enfant…

–&|160;Vous ne retrouverez pas la paix del’âme, Jacques. Alors même que vos indignes soupçons seraientfondés, votre conscience vous reprocherait encore d’avoir été sanspitié pour Mathilde. Et quand vous aurez reconnu qu’on l’acalomniée, il sera trop tard pour réparer le mal que vous aurezfait. Elle sera morte de douleur. Que Dieu vous pardonne&|160;!

–&|160;Dieu&|160;! mais il sait que jel’adorais, cette infâme, que j’aurais donné ma vie pour luiépargner un chagrin&|160;; il sait que je souffre depuis trois moistoutes les tortures de l’enfer. Il me jugera et il la jugera. Et,puisque vous invoquez son nom, prenez-le donc à témoin del’innocence de votre sœur. Jurez&|160;!

Il y eut un silence si profond que Darcyentendait battre son cœur.

–&|160;Oui, reprit le capitaine, jurez qu’ellen’est pas coupable, et je vous jure, moi, que je tomberai à sespieds pour lui demander pardon.

Et comme Berthe ne répondait pas, ilajouta&|160;:

–&|160;Eh bien, j’attends.

Gaston aussi attendait et se demandait&|160;:Que va-t-elle faire&|160;?

Courbée sous la parole vengeresse de son mari,Mathilde étouffait ses sanglots et dévorait ses larmes.

La voix de Berthe s’éleva comme un chant dedélivrance.

–&|160;Je jure, dit-elle lentement, je jureque ma sœur est innocente des crimes que vous lui reprochez.

–&|160;Innocente&|160;! Elle seraitinnocente&|160;! s’écria le marin. Oui… vous ne risqueriez pasvotre salut éternel pour la sauver… et vous savez tout ce qu’elle afait, puisque vous n’avez jamais passé un jour sans la voir.

–&|160;Pas un seul, dit Berthe, aveceffort.

Et, sur un ton plus haut et plus clair, elleajouta&|160;:

–&|160;J’espère que, maintenant, vous nel’accuserez plus.

Darcy n’avait pas oublié la phrase convenue,et il n’eut pas besoin de voir ce qui se passa dans le salon pourcomprendre que le serment prêté par mademoiselle Lestérel venait desauver madame Crozon.

Darcy avait promis de partir dès qu’ilentendrait le signal, et il ne tenait pas du tout à prolonger sastation dans le cabinet noir. Il s’en alla tout doucement ouvrir laporte qui donnait sur l’escalier, il la referma avec précaution etil descendit sans se presser les quatre étages.

À la porte de la maison, il vit un fiacrechargé de colis et gardé par une bonne que le soupçonneux mariavait sans doute consignée là pour mieux surprendre sa femme.

Et il se dit&|160;:

La fréquentation de l’océan Pacifique n’apoint adouci les mœurs de ce baleinier… car il doit être baleinier.Roland le Furieux n’était pas plus furieux que ne l’est lecapitaine Crozon. La dame l’a échappé belle, et sans l’adorableBerthe, Lolif aurait peut-être eu à raconter demain un fait diversassez corsé. Est-elle innocente, cette Mathilde&|160;? Je le pense,puisque sa sœur l’a juré. Cet homme est un jaloux qui aura crubêtement à une calomnie bête. Mais qui diable a pu jouer un siméchant tour à cette pauvre femme&|160;? Quelque galant évincé,probablement. C’est toujours ainsi. À moins pourtant qu’elle n’aittrompé en effet son désagréable époux, pendant qu’il harponnait descachalots. Auquel cas, mademoiselle Lestérel aurait fait un fauxserment. Hum&|160;! pour une honnête jeune fille, ce serait unpeu…

Et, après quelques secondes d’examen deconscience, Darcy conclut&|160;:

–&|160;Ma foi&|160;! si elle l’avait fait, jene lui en voudrais pas, et je suis sûr que Dieu lui pardonnerait,en faveur de l’intention. Quand il s’agit de sauver la vie d’unesœur, le mensonge devient presque une action louable.

Seulement, c’est la suite qui m’inquiète. Sile dénonciateur anonyme poursuit son joli travail, et s’il fournitdes preuves au loup de mer, qu’adviendra-t-il des deuxfemmes&|160;? Le Crozon est capable de les tuer. Ce serait le casou jamais de me mettre en travers. Et pour me préparer àintervenir, il faut que je vois mademoiselle Lestérel, que j’aieavec elle un entretien sérieux. Oui, mais où&|160;? Aller chez ellesans sa permission, ce serait m’exposer à lui déplaire. Je larencontrerai certainement samedi à la soirée de madame Cambry…Samedi, c’est bien loin.

En réfléchissant ainsi, Gaston se dirigeaitvers la rue Rougemont. Il savait que son oncle rentrait à quatreheures, et il tenait beaucoup à le voir ce jour-là. On sent lebesoin de s’épancher avec un ami, quand on a le cœur plein. Or,M.&|160;Roger Darcy, juge d’instruction au Tribunal de la Seine,traitait son neveu en ami, et le cœur de Gaston débordait. Lesouvenir de Berthe Lestérel remplissait tout entier ce cœur où ilne restait plus de place pour les fantaisies passagères, et Gastons’apercevait que le sentiment qu’il avait d’abord pris pour unefantaisie était bel et bien un grand amour.

L’oncle Roger habitait un hôtel à luiappartenant, et y menait une vie de garçon qui ne ressemblait àcelle de son neveu que par les bons côtés. Comme son neveu et mêmeplus que son neveu, il avait un état de maison&|160;; il aimait,autant que son neveu, la société des femmes&|160;; seulement, il nefréquentait que la bonne compagnie, et, s’il dépensait largementson revenu, du moins il n’entamait pas son capital.

Il était entré dans la magistrature autant parvocation que pour suivre les traditions de sa famille, et il étaitcertainement un des magistrats les plus intelligents du ressort deParis. Pas un ne l’égalait pour éclaircir une affaire embrouillée.Il avait une lucidité d’esprit extraordinaire, une mémoireimperturbable, une sagacité merveilleuse, des intuitions soudainesqui étaient de véritables traits de génie. Il semblait qu’il eûtété créé et mis au monde pour être juge d’instruction, et depuissept ans qu’il l’était, l’expérience était venue compléter sesaptitudes naturelles.

Il aimait avec passion les délicates fonctionsqu’il remplissait si bien, et il passait la moitié de sa vie dansson cabinet, mais il n’était magistrat qu’à ses heures. Chez lui,il redevenait homme du monde, gai compagnon, joyeux convive,connaissant à fond son Paris et ayant vu d’assez près les écueilsde la vie pour être resté indulgent à l’endroit des naufragés.

Et, à tous ces mérites, il joignait un graind’originalité qui donnait à sa personne et à son langage une saveurtoute particulière.

Gaston le trouva en veston court et enpantalon de fantaisie, plongé jusqu’aux oreilles dans un vastefauteuil et fumant un gros cigare.

Il avait quarante-cinq ans, et il n’enparaissait pas trente-cinq. Les dents au complet, pas un cheveugris, les yeux vifs et le nez magistral. Grand, mince et sec, avecun air de commandement tempéré par un bon sourire. Rasé du reste,comme il convient à un homme de robe. Ceux qui ne le connaissaientpas le prenaient pour un officier de marine.

–&|160;Te voilà, garnement, dit-il, enapercevant Gaston. Veux-tu un cabanas&|160;? Prends dansla boîte. Il se trouve par hasard qu’ils sont excellents.

–&|160;Merci, mon oncle&|160;; j’en ai demeilleurs, dit le neveu, en tirant de sa poche un étui en cuir deRussie.

–&|160;Tu n’es qu’un présomptueux, mon cher.Tu te figures que tu as le premier choix, parce que tu faisdirectement venir de la Havane, tandis que… bon&|160;! voilà que jeme perds dans des digressions. Je n’entends pourtant plus plaiderMM.&|160;les avocats, puisque je ne siège plus que dans moncabinet. À la question, maître Darcy&|160;! car il y a unequestion. Campe-toi devant le feu et prépare-toi à recevoir unesemonce que tu n’as pas volée. Ah&|160;! tu as de joliesconnaissances&|160;! Je t’en fais mon compliment&|160;!

–&|160;Si c’est de madame d’Orcival que vousvoulez parler, je vous dirai que…

–&|160;Oui, parlons-en, de ta d’Orcival. Ils’en passe de belles chez cette belle petite, comme vousdites dans la haute gomme. La gomme&|160;! Encoreun bête de mot. On s’y pend, chez la d’Orcival.

–&|160;Je sais cela, mon oncle, mais…

–&|160;Et qui est-ce qui s’y pend&|160;? Uncomte qui n’est que chevalier… d’industrie, une espèce de Casanovapolonais, ton rival sans doute.

–&|160;Non, je lui ai succédé.

–&|160;Comme Louis&|160;XV avait succédé àPharamond. Peu importe que vous ayez régné conjointement ousuccessivement. C’est déjà beaucoup trop que ton nom, le mien,puisque j’ai le malheur d’être ton oncle du côté paternel, soitprononcé dans une affaire où figurent une drôlesse et unintrigant.

–&|160;Soyez tranquille, il ne sera pasquestion de moi, car…

–&|160;En vérité, c’est trop fort&|160;! Allers’accointer d’une farceuse, parce qu’elle est à la mode, tandisqu’on pourrait trouver dans le vrai monde… Tiens&|160;! turessembles à ces provinciaux qui préfèrent un hôtel élégant où onvous empoisonne, à une honnête auberge où la cuisine estexcellente. Décidément, monsieur mon neveu, vous n’êtes qu’unsot.

–&|160;Pas si sot, puisque j’ai rompu avecJulia.

–&|160;Bah&|160;! vraiment&|160;?

–&|160;Complètement, radicalement,définitivement. Si ces trois adverbes ne vous suffisent pas…

–&|160;Mais si, mais si. Je ne te crois pasassez dépourvu de sens pour chercher à me berner. Tu ne me prendspas pour un oncle de comédie. Alors, c’est une conversion…

–&|160;Sincère, je vous l’affirme.

–&|160;Et méritoire, j’en conviens, car ladonzelle est jolie… très-jolie même. Pourrait-on savoir à quelleheureuse influence est due cette conversion&|160;? On ne prend pasle chemin de Damas comme on prend l’avenue des Champs-Élysées… parhasard.

–&|160;Mon Dieu&|160;! je n’ai rien de communavec saint Paul. Ce n’est pas une illumination d’en haut qui m’aconverti. Mais j’ai beaucoup réfléchi depuis un mois. Je me suisdit qu’à vingt-neuf ans, il est bien temps de faire une fin. Julia,ou Cora, ou Olympe, ou Claudine, c’est toujours le même tour dulac. Le cercle m’assomme. Le jeu ne m’amuse plus que quand jeperds, et alors cela devient un divertissement trop coûteux. Pourme distraire, je ne vois plus que la magistrature, et je viens vousprier…

–&|160;Tu appelles la magistrature unedistraction&|160;! Avec quelle irrévérence parle des dieux cemaraud&|160;! Si tu entres au parquet avec ces idées-là, tu ferasun joli substitut&|160;!

–&|160;Mais il me semble, mon cher oncle,qu’il y a quinze ans, quand vous fûtes nommé substitut àNogent-le-Rotrou, si je ne m’abuse, vous ne meniez pas une vied’ermite.

–&|160;Moi, c’est différent. J’avais déjà lefeu sacré. Tu ne feras peut-être pas un mauvais juge. Tongrand-père l’était, ton bisaïeul l’était. Juger, c’est dans le sangdes Darcy. Mais, si tu ne vois dans la magistrature qu’une carrièrecomme une autre, si tu y entres pour y chercher de l’avancement, jete conseille de rester ce que tu es… un être inutile, maisinoffensif.

–&|160;Merci, mon oncle, dit Gaston enriant.

–&|160;Et encore, reprit M.&|160;Darcy, quandje dis&|160;: inoffensif, je m’avance trop. Je te croistrès-capable de mal faire, pas par méchanceté, mais parentraînement.

»&|160;Maintenant, je reviens à mes moutons,c’est-à-dire au parquet. Il ne tient qu’à moi, parbleu&|160;! det’y faire attacher. Le procureur général m’a encore dit hier qu’ilte prendrait volontiers. Et, dans un an, tu pourras être envoyécomme juge suppléant dans un tribunal du ressort.

»&|160;Bon&|160;! mais après&|160;? Tefigures-tu que ta cervelle deviendra raisonnable parce que ta têtesera coiffée d’une toque noire&|160;? Te fais-tu seulement une idéede ce qu’il faut avoir de sagesse et d’impartialité pour être unmagistrat passable&|160;? Il y a quinze ans que je travaille àacquérir ces qualités-là, et je ne me flatte pas de les posséder.Et je n’entame jamais une instruction sans être pris d’un accès dedéfiance de moi-même. Toi, tu ne doutes de rien. Je parie que, situ étais juge, tu n’hésiterais pas à instruire une affaire àlaquelle se trouverait mêlée la d’Orcival qui a été tamaîtresse.

–&|160;Pardon&|160;! j’hésiterais et même jerefuserais. Mais ce sont des hasards qui n’arrivent pas.

–&|160;Tu crois&|160;? Tu crois peut-êtreaussi que cette d’Orcival n’a que des galanteries à sereprocher&|160;? Eh bien, mon cher, peu s’en est fallu qu’elle nefût arrêtée à propos de cette pendaison. Tiens&|160;! si tu veuxêtre édifié sur le compte de la dame, lis ces notes de police quej’ai reçues, il y a une heure.

En arrivant chez son oncle, Gaston sedemandait s’il ne ferait pas bien de lui raconter, sans rienomettre, l’histoire de sa dernière visite à madame d’Orcival.Julia, dans sa lettre d’adieu, lui promettait de se taire etl’engageait à en faire autant&|160;; mais il savait que l’oncleRoger était incapable d’abuser d’une confidence, et il n’aurait pasété fâché d’avoir son avis sur le cas.

Quand le juge l’invita à lire un rapport depolice où il était question de madame d’Orcival, Gaston pensaqu’avant de parler, il ferait mieux de prendre connaissance de cedocument qui l’intéressait à plus d’un titre.

Il prit donc le papier administratif que luitendait M.&|160;Roger Darcy, et il lut ceci&|160;:

«&|160;Julie-Jeanne-Joséphine Berthier, diteJulia d’Orcival, trente ans. Née à Paris en 1848. Fille naturellereconnue par un officier retraité qui jouissait d’une certaineaisance, et qui l’a fait élever dans un pensionnat de Saint-Mandé.N’a jamais connu sa mère. À perdu son père un an après qu’elleétait sortie de pension, et a hérité de lui une vingtaine de millefrancs. Reçue institutrice à l’Hôtel de ville et placée en cettequalité chez de riches étrangers qui voyageaient beaucoup. Séduiteet enlevée à Aix en Savoie, par un Espagnol qui l’a emmenée àMadrid où il est mort peu de temps après, en lui léguant partestament une somme importante.

«&|160;Revenue aussitôt à Paris, JulieBerthier a profité de l’indépendance que lui assurait ce legs pourse lancer dans le monde des femmes galantes et pour s’y créer unesituation exceptionnelle. Sa beauté, son éducation, son espritl’ont promptement conduite à la fortune. A eu, avant, pendant etdepuis cette liaison, de nombreuses intrigues. Est, en ce moment,la maîtresse attitrée d’un jeune homme appartenant à une excellentefamille.&|160;»

Gaston lisait tout haut. À ce passage, sononcle se mit à rire.

–&|160;C’est de toi qu’il s’agit, mon cher,dit-il, et si le policier qui a rédigé ce rapport ne t’a pas nommé,c’est qu’il sait que tu es mon neveu. Mais il te connaît. Tu esnoté à la Préfecture. Bonne recommandation pour te faire attacherau parquet&|160;!

–&|160;Mais, s’écria Gaston, il est malinformé, votre policier, il aurait dû mettre&|160;: étaiten dernier lieu la maîtresse de…

–&|160;Tu me la bailles belle, avec tondernier lieu. La police ne tient pas registre jour par jour desvariations du cœur de ces dames. Elle n’y suffirait pas. Et, aprèstout, il n’y a pas si longtemps que tu t’es tiré des griffes de lad’Orcival. Je t’ai aperçu l’autre jour avec elle, dans unebaignoire des Variétés, à la première du Grand Casimir…où, entre parenthèses, je me suis bien amusé. Quand donc as-turompu&|160;?

–&|160;Hier.

–&|160;Diable&|160;! il était temps. Continuecette lecture intéressante.

Gaston, assez décontenancé, reprit&|160;:

«&|160;Entre autres connaissances, JulieBerthier a fait, il y a trois ans, celle du soi-disant comteGolymine. Ce personnage, qui s’appelait, à ce qu’on croit, de sonvéritable nom, Lemberg, était né en Gallicie, et avait beaucoupvoyagé en Europe et en Amérique. Menait grand train à Paris, sansque personne connût l’origine de sa fortune. A été accusé en Russiede fabriquer de faux billets de banque, et soupçonné en France depratiquer le chantage. Ces soupçons étaient d’autant plusvraisemblables qu’il a été l’amant de plusieurs femmes très-hautplacées. N’a cependant jamais été l’objet d’aucune plainteadministrative. Soumis pendant un an à une surveillance qui n’arévélé à sa charge d’autres faits que sa liaison intime aveccertains personnages aussi suspects que lui, quoique fréquentantles salons et les cercles. Cette surveillance a cessé depuis sixmois, parce que le comte se montrait beaucoup moins et paraissaitêtre tombé dans la gêne. Il a été question de la reprendre aumoment où les attaques nocturnes sont devenues fréquentes dans lesrues de Paris. Une lettre anonyme, adressée à M.&|160;le préfet,signalait Golymine comme étant le chef occulte d’une bande composéede gens bien placés en apparence et renseignant des malfaiteurssubalternes sur les personnes riches qui circulent la nuit avec desvaleurs en poche. Rien ne prouvait, du reste, que cettedénonciation fût fondée, et il n’y a pas été donnésuite.&|160;»

–&|160;Chef de brigands&|160;! ditM.&|160;Darcy. Je ne m’étonne plus que les femmes raffolassent delui. Mais je ne crois pas beaucoup à l’organisation des voleurs denuit. Les agents ont de l’imagination maintenant. La lecture desromans judiciaires les a gâtés.

Gaston aurait pu fournir à son oncle unrenseignement tout frais sur les procédés de ces messieurs, mais ilétait décidé à ne parler de sa mésaventure à personne, et, de plus,le rapport l’intéressait assez pour qu’il lui tardât de leconnaître tout entier.

Il se remit donc à lire&|160;:

«&|160;De toutes les informations recueilliessur Golymine et sur Julie Berthier ressortait une présomption deconnivence entre eux, présomption qui devait nécessairementéveiller l’attention de la Préfecture, aussitôt que le suicide aété connu. Le commissaire a dû examiner avant tout si la mort ducomte n’était pas le résultat d’un crime. Les témoignages et lesconstatations médicales n’ont laissé aucun doute à cet égard.Golymine s’est suicidé à la suite d’une violente altercation avecson ancienne maîtresse. La disposition de l’appartement etl’absence des domestiques expliquent comment il a pu se pendre,sans que Julie Berthier en ait eu connaissance. Elle a, du reste,envoyé au commissariat du quartier, aussitôt qu’elle a apprisl’événement par sa femme de chambre qui, la première, a découvertle cadavre.

«&|160;On a trouvé sur Golymine une somme detrente mille francs en billets de banque, quatre cent soixante-dixfrancs en or, une montre de prix et des bijoux d’une assez grandevaleur. Il est donc certain qu’aucun vol n’a été commis.

«&|160;Golymine n’avait d’ailleurs, dans sonportefeuille ou dans ses poches, ni lettres, ni papiers. Desrecherches effectuées ce matin dans l’appartement meublé qu’iloccupait rue Neuve-des-Mathurins n’ont fait découvrir aucundocument écrit. On a cependant des raisons de croire que Golymineétait détenteur de correspondances compromettantes pour l’honneurde certaines personnes. Et il n’est pas impossible que sa dernièrevisite à Julie Berthier ait eu pour objet ces correspondances. Lesrapports qui ont existé entre eux autrefois autorisent cettesupposition. Mais, pour la vérifier, une perquisition dans ledomicile de Julie Berthier serait indispensable, et le commissairen’a pu prendre sur lui de l’ordonner. Julie Berthier, dite Juliad’Orcival, est liée avec des hommes du meilleur monde, etl’application de cette mesure pourrait présenter quelquesinconvénients.&|160;»

–&|160;On trouverait tes billets doux, mongarçon, dit en riant M.&|160;Darcy.

–&|160;Oh&|160;! on en trouverait fort peu, etceux qu’on trouverait ne sont pas d’un style bien tendre&|160;:«&|160;Ce soir, à sept heures et demie, au café Anglais&|160;», ou«&|160;Je n’ai pu avoir d’avant-scène pour ce soir.&|160;»

–&|160;Oui, je sais que la belle jeunesse donttu fais partie affecte l’indifférence à l’endroit des femmes… cequi ne l’empêche pas, d’ailleurs, de se ruiner avec elles. Mais jecrois qu’il te serait fort désagréable d’être mêlé, d’une façonquelconque, à cette vilaine histoire… surtout maintenant que tu asbrisé le doux lien qui t’enchaînait, dirait M.&|160;Prudhomme.Rassure-toi. On ne perquisitionnera pas chez ton ex-belle. Dans lepremier moment, les gens de la police avaient vu dans ce suicideune affaire mystérieuse. On parlait déjà de me charger del’instruction. En y regardant de plus près, on a vu qu’il n’y avaitrien, et tout se bornera à un procès-verbal. J’en suis bien aisepour toi… et même pour moi. Le souvenir de tes amours avec lad’Orcival m’aurait gêné.

–&|160;Maintenant, parlons d’autre chose.

–&|160;Bien volontiers, dit Gaston.

–&|160;Je te tiens, je ne te lâche plus. Tuvas dîner avec moi. Il y a un cuissot de chevreuil dont tu me dirasdes nouvelles.

Et, comme le neveu faisait mine de vouloirs’excuser, l’oncle s’écria&|160;:

–&|160;Ne t’avise pas de me conter que tu aspromis à des godelureaux de ta connaissance de les rejoindre aurestaurant. Tu ne dînes pas avec ta princesse, puisque vous êtesbrouillés sans retour. Donc, tu dînes avec moi. Et, en attendant,prépare-toi à écouter un discours sérieux.

–&|160;Je suis en excellentes dispositionspour le goûter.

–&|160;Alors, je vais au fait, sanspréambules. Tu veux être magistrat&|160;; c’est fort bien, mais cen’est pas assez. Il faut que tu te maries.

–&|160;Je n’y répugne pas.

–&|160;Bon&|160;! voilà qui est admirable. Etje te félicite d’être devenu si accommodant sur ce chapitre. Il n’ya pas huit jours, quand je te parlais mariage, tu te cabrais commeun cheval rétif. Il est vrai que tu étais en tutelle. Ta Julian’entendait pas de cette oreille-là, et elle te menait par le boutdu nez. Je patientais parce que je suis un oncle gâteau. Mais, àprésent, je ne plaisante plus. Tu vas doubler le cap de latrentaine, mon cher. C’est le moment. Plus tard, tu aurais unefoule de raisons à mettre en avant pour rester garçon, et c’est ceque je ne permettrai pas. Je veux des héritiers. J’ai toi, mais çane me suffit pas. Il me faut des petits Darcy qui puissent présiderles tribunaux du vingtième siècle. Ton bisaïeul présidait avant laRévolution. Moi, je présiderai, dès que je serai trop vieux pourfaire un bon juge d’instruction. Je prétends que la série soitcontinuée indéfiniment.

»&|160;Et c’est toi que ce soin regarde.

–&|160;Pourquoi pas vous, mon oncle&|160;?

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! il ne faudrait pasm’en défier. Si tu t’avisais de faire le récalcitrant, je memarierais très-bien, j’aurais une demi-douzaine de garçons… etalors, mon bel ami, adieu ma succession&|160;!

–&|160;Oh&|160;! dit Gaston, avec un geste deneveu désintéressé.

–&|160;N’en fais pas fi. Elle sera ronde, masuccession, et tu dois avoir déjà de jolis trous à boucher. Voyons,là, franchement, combien as-tu mangé de ton capital, depuis que tues majeur&|160;?

–&|160;Deux cent mille… peut-être un peuplus.

–&|160;Ou beaucoup plus. Les d’Orcival sontchères. Mais j’admets ton chiffre de deux cent mille. Il te restedonc à peine trente mille livres de rente. Au train dont tu vas,c’est l’hôpital dans cinq ou six ans… ou l’Australie, laCalifornie, et autres expatriations forcées. Suis mon raisonnement,je te prie. Il est d’une logique rigoureuse. À l’heure qu’il est,tu as encore une valeur matrimoniale. Tu es jeune, tu n’es ni sotni mal tourné, on te croit riche, et on sait que tu hériteras demoi… le plus tard possible, je t’en préviens. Tu ne vaudras plusrien du tout dans cinq ans, car tu n’auras plus un sou, et moi,lassé de t’attendre, je me serai bel et bien marié. Tu en serasréduit à chercher des demoiselles riches et bossues. Rianteperspective&|160;!

–&|160;Mais, mon oncle, puisque je vous disque je suis décidé… en principe.

–&|160;Très-bien&|160;! Alors, j’ai tonaffaire. Madame Cambry a soixante bonnes mille livres de rente, etje connais peu de femmes aussi séduisantes et aussi méritantesqu’elle. Tu vas m’objecter qu’elle a vingt-quatre ans et qu’elleest veuve. Je te répondrai que cinq ans de différence d’âgesuffisent pour faire un ménage assorti&|160;; que madame Cambry aété mariée six mois à un homme médiocrement aimable que tu n’auraspas de peine à lui faire oublier, car je suis à peu près sûrqu’elle te trouve à son goût.

»&|160;Voyons&|160;! qu’as-tu à dire contremadame Cambry&|160;? Tu ne vas pas, je suppose, contester sabeauté, ni son esprit ni sa vertu. Tu ne prétendras pas non plusqu’elle te déplaît, car tu ne manques pas un seul de sessamedis.

–&|160;J’apprécie toutes ses qualités, mononcle&|160;; seulement… ce n’est pas à elle que je songe… et jetrouve qu’elle vous conviendrait parfaitement.

–&|160;Mais, malheureux, j’ai vingt ans deplus qu’elle. Et puis, il ne s’agit pas de moi. Si j’ai biencompris ta réponse entortillée, tu ne te soucies pas d’épousermadame Cambry, mais tu as des vues sur une autre personne. Eh bien,il n’y a que demi-mal. Je ne tiens pas absolument à ce quel’aimable veuve devienne ma nièce, et pourvu que la fiancée de tonchoix ne soit ni d’une honnêteté douteuse, ni d’une famille tarée,je n’en demande pas plus. Maintenant, dis-moi le nom de tapréférée, renseigne-moi sommairement sur son compte et présente-moià cette merveille le plus tôt possible. Je signerai des deux mainsau contrat, et je suis capable de mettre un titre de rente dans lacorbeille.

–&|160;Mais, mon oncle, je n’en suis pas là.J’ai rencontré en effet une jeune fille qui me plaît beaucoup, etpeut-être me déciderai-je à l’épouser… si elle veut de moi.Seulement, avant de prendre une résolution définitive, je désire laconnaître davantage, étudier son caractère…

–&|160;Oh&|160;! je te vois venir. Tu cherchesà t’en tirer par un moyen dilatoire, comme on dit au Palais. Et tute figures qu’en me répondant toujours&|160;: J’étudie soncaractère, quand je te presserai d’en finir, je me contenteraid’une si pauvre défaite&|160;? Tu te figures que j’attendrai qu’ilte convienne de me donner des petits-neveux&|160;? Tu te trompes,mon cher, et pour t’enlever cette illusion, je vais te poser unultimatum.

–&|160;C’est inutile. Je vous promets de vousdire d’ici à très-peu de jours…

–&|160;Écoute-moi donc, bavard, au lieu dem’interrompre. Je t’accorde un répit de trois mois. Tu entends,Gaston, trois mois. Passé ce terme, je te déclare que ce sera moiqui me marierai, et tôt.

»&|160;J’ai dit. Maintenant, viens dans lacour voir un cheval qu’on me propose pour mon coupé. Tu t’y connaismieux que moi. Tu me donneras ton avis.

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