Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Chapitre 5

 

Quoi qu’en dît son oncle, Gaston n’était pasdu tout décidé à aller au bal de l’Opéra, et s’il accepta de sefaire conduire au boulevard, c’est qu’il voulait monter au cerclepour consulter son oracle habituel, le sage capitaine qui luidonnait de si bons avis. Il avait beaucoup de choses nouvelles àlui apprendre et une foule de conseils à lui demander.

Mais il était écrit que tous ses projetsseraient dérangés.

Au cercle, il ne trouva personne à qui parler.Le bal y avait fait le vide. Il n’y était guère resté que desjoueurs de whist, et l’un d’eux dit à Darcy que Nointel, dérogeantà ses habitudes, avait suivi les jeunes à l’Opéra. Sur quoi, Darcy,qui tenait à parler à son ami, se décida à l’y rejoindre.

Le théâtre était à deux pas. Par hasard, il netombait ni pluie ni neige, et le pavé était sec. Darcy fit à piedla courte traversée et pénétra dans la salle.

Il n’était que minuit et demi. On dansaitdéjà, mais les loges se garnissaient lentement, et on nerencontrait guère que des femmes costumées qui venaient là pourdanser des quadrilles orageux. Les dominos étaient rares.

Darcy pensa qu’il trouverait le capitaine dansla loge retenue par le cercle, et il se dirigea vers les premièresdu côté gauche, sans entrer dans le foyer et sans flâner dans lescorridors.

Il soupçonnait que Julia viendrait au bal, etil ne se souciait pas de la rencontrer. Non qu’il craignît de selaisser engluer par cette preneuse de cœur – le sien étaitmaintenant à l’épreuve des séductions – mais il voulait éviter uneexplication désagréable.

Dans la loge, il y avait deux ou troisclubmen de sa connaissance, mais Nointel venait justementd’en sortir. Lolif et Prébord y étaient, et Prébord s’en alla, dèsqu’il vit entrer Darcy.

Ils s’étaient déjà rencontrés au cercle,depuis leur altercation, et ils se faisaient froide mine ;mais, par une sorte d’accord tacite, ils n’avaient entamé aucuneexplication à propos de leur rencontre dans la rue Royale. Chacuncomprenait que le dialogue tournerait vite à l’aigreur, et ni l’unni l’autre ne tenait à s’embarquer dans une querelle. Prébordn’était pas belliqueux, et Darcy, qui se battait volontiers,craignait de compromettre mademoiselle Lestérel.

– Mon cher, lui cria Lolif, venez doncque je vous montre une chose curieuse.

Et comme Darcy objectait qu’il cherchait lecapitaine, le reporter par vocation lui dit :

– Vous ne le trouverez pas. Nointel estun original qui ne fait rien comme les autres. Je parierais qu’ilest descendu dans la salle, et qu’il s’amuse à voir danser lesClodoches. Attendez-le ici. C’est plus sûr, et je vous promets quevous ne vous ennuierez pas. Venez à côté de moi, sur le devant dela loge, pendant qu’il y a encore une place. D’ici à unedemi-heure, nous serons envahis par les femmes que ces messieursvont amener, et je ne pourrai plus étudier avec vous ce mystère quej’aperçois là-bas.

– Il y a un mystère ? demanda enriant Gaston. Va pour le mystère. J’ai du temps à perdre, car je medécide à attendre ici le capitaine.

– Regardez là-bas, dans la loge qui estjuste en face de la nôtre, de l’autre côté de la salle.

– Bon ! j’y suis. Et je vois… unefemme toute seule.

– Une femme en domino noir et blanc.

– Oui. Noir d’un côté et blanc del’autre. Tiens ! le masque de dentelles est pareil. Une facenoire, une face blanche. Les gants vont avec le reste. Un noir etun blanc. Ce costume mi-parti est assez drôle ; mais si c’estlà votre mystère, il sera bien vite éclairci. La dame n’est pasvenue pour rester en faction dans sa loge, comme un soldat dans saguérite. Elle ira au foyer ou dans les couloirs, et on saura quic’est. Nous avons ici des gens qui sont fort au courant durépertoire. Les anciennes sont très-connues, les nouvelles sontrares, et quand il s’en montre une, elle est vite signalée.

– Je parie que celle-ci n’est ni unenouvelle ni une ancienne. Je parie que c’est une femme dumonde.

– Peste ! quel flair ! À quoivoyez-vous cela, je vous prie ?

– Elle est seule. Donc elle attendquelqu’un.

– Voilà une belle raison ! Il mesemble, au contraire, que si c’était une femme du monde, elleaurait tout intérêt à ne pas se faire remarquer. Elle se tiendraitdans le fond de sa loge, et elle n’aurait pas choisi un domino quiattire l’attention.

– C’est justement là qu’est lemystère.

– Ah ! pour le coup, c’est tropfort. Lolif, mon ami, votre imagination vous égare. Et tenez !voici le général Simancas et le docteur Saint-Galmier qui prennentplace dans une loge à côté de celle où est votre inconnue. Allezles trouver. Vous verrez de près le domino bigarré. Vous pourrezmême écouter à travers la cloison, dans le cas où cette solitairerecevrait des visites.

– Non pas. Simancas et Saint-Galmier mesont trop suspects.

– Bah ! ceux-là aussi ! Est-ceque vous auriez découvert qu’ils ont commis des crimes ?

– Pas encore, mais je les croistrès-capables d’en commettre. Ces gens-là ont des allures étranges.Ainsi, ce soir, au lieu de venir dans la loge du cercle, ils en ontloué une pour eux tout seuls.

– Cela prouve tout au plus qu’ilsn’aiment pas les longues histoires.

– Bon ! bon ! moquez-vous demoi. Un jour viendra où vous reconnaîtrez que j’avais raison.Ah ! voici une visite qui arrive à la femme bicolore.

– Oui, un domino ; tout noircelui-là. Qu’y a-t-il à cela d’extraordinaire ?

– Vous n’avez donc pas remarqué que ledomino noir et blanc s’est levé vivement dès qu’il a vu entrerl’autre. Si c’était une amie attendue, elle la ferait asseoir àcôté d’elle. Et voyez, elles disparaissent toutes les deux dans lepetit salon qui est derrière la loge.

– Et il paraît que cette éclipse intrigueSimancas, car il se lève pour regarder par-dessus la séparation. Ilen sera pour son dérangement. Les deux femmes sont devenuescomplètement invisibles.

– Bon ! mais pourriez-vous me dire àquelle catégorie sociale appartient la visiteuse ?

– Non, ma foi ! Et vous ?

– Moi, je le sais. C’est une bourgeoisequi ne fréquente pas habituellement le bal de l’Opéra… peut-êtremême est-ce une provinciale. Ça se voit à sa tenue, qui manqueabsolument d’élégance. Au lieu du voile de dentelles à la mode dujour, elle a sur la figure un simple loup de velours. Il fautarriver de Montmorillon ou de Ménilmontant pour porter un loup. Etau lieu d’avoir mis un capuchon sur une toilette de bal, elle s’estaffublée du classique domino d’autrefois, une espèce de peignoirqu’elle a dû louer à une marchande à la toilette.

– Décidément, mon cher, vous êtes depremière force. Vous en remontreriez à Zadig.

– Zadig ! Je ne connais pas d’agent,ni de commissaire de ce nom-là, dit Lolif qui avait beaucoup moinslu les contes de Voltaire que la Gazette desTribunaux.

– C’est un célèbredétective anglais, riposta Darcy avec un flegmesuperbe.

– Ah ! vraiment ? Eh bien, sivous le connaissez, vous me ferez plaisir en me présentant à luiquand il viendra à Paris.

– Je n’y manquerai pas, et je suiscertain que vous l’étonnerez.

– Ne riez pas. Je lui apprendraispeut-être des tours qu’il ignore.

» Ah ! voilà le domino mi-parti quireparaît… tout seul. La conférence dans le petit salon n’a pas étélongue, et je commence à croire que l’autre est tout bonnement safemme de chambre qui lui apportait un objet oublié… son éventailpeut-être. Il me semble qu’elle n’en avait pas quand elle estentrée dans la loge, et elle en a un maintenant… sur sesgenoux.

– Quels yeux vous avez ! vousfinirez par me dire de quelle couleur sont les siens.

– Il ne faudrait pas m’en défier. Tiens,une nouvelle visite ! Encore une femme en domino.

– La même, parbleu ! Voilà quidérange un peu vos suppositions. Si c’était une soubrette, samaîtresse ne se lèverait pas deux fois en moins de cinq minutespour la recevoir. Et vous voyez qu’elle s’enfonce encore avec elledans les profondeurs du petit salon.

– Il n’est pas prouvé que ce soit lamême, grommela Lolif, vexé.

Et il braqua sur la loge vide une énormejumelle ; mais l’usage prolongé de ce télescope ne lui fitrien découvrir. Les deux dominos ne reparurent point.

– À votre place, lui dit ironiquementDarcy, moi, je sortirais et j’irais monter la garde à la porte duréduit mystérieux. Nul ne pourrait y entrer, ni en sortir, sanspasser sous votre inspection.

– C’est ce que je ferai un peu plus tard,répondit Lolif d’un air fin. Pour le moment, j’aime mieux observerSimancas et Saint-Galmier, qui m’ont tout l’air d’espionner leurvoisine.

– Je vous laisse à cette intéressantepréoccupation.

– Vous partez ! mais il n’est qu’uneheure. Le bal commence à peine.

– Je vais me mettre en quête deNointel.

– Et vous le ramènerez ici ?

– Peut-être. Piochez le mystère, enattendant que je revienne… si je reviens.

Au fond, Darcy n’avait pas la moindre envie dereprendre une conversation qui l’ennuyait. Il n’était venu que pourle capitaine, et il se proposait d’aller se coucher, s’il neréussissait pas à le découvrir.

Il descendit d’abord dans la salle, où il nevit que des travestis des deux sexes ; puis il parcourut lefoyer, où foisonnaient les chercheuses d’aventure et les commis enbonne fortune. Nointel n’y était pas, et, après trois quartsd’heure de recherches, Darcy allait partir, lorsqu’à l’entrée ducorridor des premières, il se trouva tout à coup nez à nez avec sonintrouvable ami.

– Parbleu ! c’est heureux,s’écria-t-il, en passant son bras sous le sien, voilà je ne saiscombien de temps que je cours après toi. Où diable étais-tudonc ?

– Je vais te conter ça. Dis-moi d’abordce que tu as à me dire. Est-ce que tu viens m’annoncer que tu t’esremis avec Julia ?

– Tu sais bien que non.

– Je ne sais rien du tout. Il y a quatrejours que je ne t’ai vu… et quatre nuits… quatre fois plus de tempsqu’il n’en faut pour faire une sottise.

– Sois tranquille. Je me souciemaintenant de Julia comme du premier cigare que j’ai fumé aucollège.

– Je dois te prévenir qu’elle est ici. Jene serais même pas surpris qu’elle y fût venue pour toi, car elleest arrivée seule, dès minuit, ce qui est très-contraire à seshabitudes. Je montais le grand escalier derrière elle, et j’ai vusa figure au moment où elle écartait ses dentelles pour se regarderdans une glace. Elle m’a vu aussi, et elle s’est sauvée. Je croisqu’elle n’était pas contente que je l’eusse reconnue.

– Elle n’a pas porté longtemps le deuilde ce malheureux Golymine. Mais ça ne me regarde pas, et je vaisfiler, attendu que je ne tiens pas du tout à la rencontrer.

– Tu ne la rencontreras pas. Elle estcantonnée dans une loge des premières de côté, en face de la logedu cercle, où tu es entré sans doute.

– J’en sors.

– Alors, tu as dû apercevoir madamed’Orcival. Elle a pour voisins le général péruvien et le praticiendu Canada.

– Et elle est en domino noir etblanc ?

– Précisément.

– Comment ! c’est Julia qui s’esthabillée en drapeau prussien ! Et cet imbécile de Lolif qui laprend pour une grande dame et qui invente des romans à proposd’elle ! Si tu veux rire, tu n’as qu’à aller le retrouver et àécouter les niaiseries qu’il te débitera. Moi, j’en ai assez et jedécampe. Julia n’aurait qu’à venir rôder par ici. J’irai demain tedemander un avis.

– Sur ton prochain mariage ?

– Oui. Je suis presque décidé à doublerle cap ; mais un bon pilote n’est jamais de trop.

– A la disposicion deusted ! Je te parle espagnol, parce que je viensd’escorter une marquise havanaise.

Et, comme Darcy dressait l’oreille, lecapitaine reprit en riant :

– Oui, mon cher, tel que tu me vois, j’aicouvert de ma protection une noble personne qui la réclamait. Toutà l’heure, en débouchant dans le couloir, j’ai avisé une femme quede jolis gommeux serraient de trop près et qui s’est aussitôtaccrochée à mon bras. J’ai pu croire un instant que j’avais faitune conquête. Je n’ai eu qu’un beau remerciement, et la dame m’aquitté à vingt pas de l’endroit où j’avais pris sa défense. Mais àsa voix, à son accent et à ses cheveux aile de corbeau, j’aitrès-bien reconnu madame de Barancos.

» L’incomparable marquise au bal del’Opéra ! C’est roide. Pourquoi pas, après tout ? Elleest un peu bien excentrique, cette créole archimillionnaire. Ce quim’étonne le plus, c’est qu’elle soit venue sans cavalier.

» Peut-être cherche-t-elle ce fat dePrébord. Les femmes ont des goûts si étranges.

– À la façon dont tu parles d’elle, jevois que ce n’est pas elle que tu comptes épouser.

– Ni elle, ni madame Cambry. Je teconterai mon cas demain. Mais je me sauve de peur de Julia.Adieu ! que Lolif te soit léger !

Le capitaine laissa partir son ami, sanschercher à le retenir. Il savait que madame d’Orcival n’était pasloin, et il redoutait une rencontre qui aurait pu amener unerechute.

Peu s’en fallut, du reste, qu’il ne partîtaussi, car le bal ne l’amusait guère ; mais, quoiqu’il ne fûtpas curieux de scandale, la présence de madame de Barancos à cettefête, un peu trop publique pour une marquise, ne laissait pas del’intriguer très-fort.

N’aimant pas le monde, il n’allait pas chezelle, mais il la connaissait parfaitement de vue et deréputation ; il s’occupait d’elle de loin, et ellel’intéressait comme un problème.

À vrai dire, tout Paris la connaissait, cettesplendide créole qui se montrait partout, et qui partout où elle semontrait régnait sans partage, par la grâce de sa beauté, de safortune et de sa naissance.

Fille d’un Grand d’Espagne et veuve d’uncapitaine général, gouverneur de l’île de Cuba, la marquise deBarancos habitait la France depuis trois ans, et y menait uneexistence presque royale.

Elle semblait même vouloir s’y fixer, car elleavait acquis un superbe hôtel contigu au parc Monceau, unmagnifique château et une grande terre en Normandie.

Écuyère intrépide, chasseresse infatigable,elle se passionnait aussi bien pour les arts que pour les exercicesviolents. On la voyait le jour conduire à quatre au bois deBoulogne, et le soir s’enivrer de musique au théâtre.

Elle recevait beaucoup, et elle donnaitsouvent des fêtes dont la description défrayait pendant huit joursles chroniqueurs du high life. Mais elle avait aussi sesintimes, choisis dans toutes les aristocraties, de grands noms etdes célébrités artistiques et littéraires. La jeunesse, l’éléganceet l’esprit avaient leurs entrées chez elle comme chez madameCambry.

Et ces deux veuves se ressemblaient encore enun point : elles voyaient peu de femmes.

Mais, sans parler de la différence de fortuneet d’origine, elles ne se ressemblaient ni par le caractère ni parles habitudes. Autant madame de Barancos était ardente, altière etcapricieuse, autant madame Cambry était calme, modeste et sage.Nointel, qui s’amusait souvent à les comparer, les avait surnomméesle torrent et la rivière.

Bien entendu, la marquise était le torrent.Mais ce torrent n’avait pas encore causé de ravages.

Quoique dégagée de tout lien par sa situationexceptionnelle et par son veuvage, madame de Barancos se conduisaittrès-correctement, et ses excentricités n’allaient jamais jusqu’auximprudences compromettantes.

Elle vivait d’ailleurs, pour ainsi dire, augrand jour, et il lui eût été plus difficile qu’à toute autre decacher un écart. Trop d’yeux l’observaient, les yeux de tous sesadorateurs.

Le capitaine n’en revenait pas de l’avoirrencontrée seule, en plein bal de l’Opéra, comme une simpleirrégulière.

Cependant, il n’avait pu se tromper. Il luiétait arrivé souvent d’échanger quelques mots avec elle dans une deces ventes de charité où elle aimait à tenir un comptoir, et elleavait un léger accent qu’on ne pouvait pas oublier.

Nointel n’était certes pas homme à abuser dupetit secret que le hasard venait de lui livrer ; mais il seplaisait à étudier en philosophe le caractère et les actions desfemmes.

Il se mit donc à pérégriner par les corridors,dans l’espérance de rencontrer encore la marquise, et cette fois aubras d’un cavalier.

Il se flattait, quoique le domino qu’elleportait fût dépourvu de tout signe particulier, de la reconnaître àsa taille, à sa tournure, à sa voix, en la suivant d’un peu prèspendant quelques instants. Mais il ne se flattait pas de lareconnaître à distance, d’un côté de la salle à l’autre, si elles’était réfugiée dans une loge, et pour cette raison il jugeaitinutile d’aller reprendre sa place parmi ses amis du cercle.

Il en fut pour une longue promenade. Il eutbeau parcourir le foyer et les couloirs à tous les étages, il neretrouva point madame de Barancos, et, au bout d’une heure, voyantqu’il faisait là une sotte campagne, il songea à battre enretraite.

Il se dirigeait vers le grand escalier pourgagner la sortie, lorsqu’il fut violemment heurté par un monsieurqu’il repoussa d’un coup d’épaule et qu’il s’apprêtait àinterpeller en termes assez vifs.

Il s’aperçut à temps que ce monsieur étaitLolif, et sa mauvaise humeur se tourna en raillerie.

– Où diable courez-vous si fort ?lui demanda-t-il. Est-ce qu’on vient d’assassinerquelqu’un ?

– Pas que je sache, répondit le policieramateur, mais je suis sur la piste d’une affaire curieuse.

– Golymine serait-il ressuscité ?L’auriez-vous reconnu sous le casque à plumet d’unClodoche ?

– Ne plaisantez pas, mon cher. Sanssortir de la loge du cercle, j’ai découvert…

– Une nouvelle planète ?

– Un certain domino blanc et noir…

– C’est très-curieux, en effet, ditNointel, de l’air le plus sérieux du monde.

Il connaissait la femme cachée sous cecostume, et il se réjouissait de voir ce nigaud de Lolif se lancerà la poursuite d’un mystère qui n’était qu’une mystification.

– Ce n’est pas cela qui est curieux,reprit le chasseur de drames. C’est la conduite incompréhensible dece domino. Il est seul, sur le devant d’une loge des premières decôté, en face de la nôtre. De temps en temps, il en vient un autre,un noir. Le noir et blanc se lève et va causer avec lui derrière lerideau du fond. La conférence dure tantôt cinq minutes, tantôt unquart d’heure, tantôt une demi-heure, après quoi le domino mi-partireprend sa place sur le devant. Bref, dans cette loge-là, on nefait qu’entrer et sortir comme les ombres au théâtre deSéraphin.

– C’est grave, en effet, c’esttrès-grave, dit le capitaine, plus sérieux que jamais. Et vousallez, je suppose, entrer aussi pour trouver le mot de cetteénigme ?

– C’est-à-dire que je vais tâcherd’entrer. Il n’est pas certain que j’y réussisse. La dame se gardebien. Mais j’ai un autre moyen. Simancas et Saint-Galmieroccupaient tout à l’heure une loge à côté d’elle. Ils viennent dedécamper. Je les ai vu de loin remettre leurs pardessus. Jen’aurais pas voulu leur demander une place, parce que je ne peuxpas les souffrir. Maintenant qu’ils sont partis, je dirai àl’ouvreuse que je suis un de leurs amis. Je m’établirai au postequ’ils ont déserté, et, une fois que j’y serai, je me charge desavoir à quoi m’en tenir sur les manèges de la voisine.

» Et demain, j’en aurai long à vousraconter. Si je voulais envoyer un article au Figaro et lesigner, je vous réponds qu’on parlerait de moi.

– Mon compliment, cher ami, moncompliment bien sincère. Vous êtes né limier. La perdrix ne peutpas vous échapper. Bonne chance donc et à demain, dit Nointel.

Et il s’en alla, en ajoutant toutbas :

– Quel imbécile !

La qualification était sévère, mais juste, etLolif pouvait passer pour le type achevé du Parisien gobe-mouches,désœuvré, diseur de riens, affolé de niaiseries, chercheur deproblèmes ridicules et, de plus, vaniteux comme quatre.

Il s’adonnait au reportage volontaire, commeil aurait pu collectionner des coquilles ou élever des serinshollandais pour avoir une spécialité. Et il avait fini par sepassionner pour le métier qu’il avait choisi, quoiqu’il n’y réussîtguère. Sa bibliothèque se composait de romans judiciaires, demémoires de Cauler et des mémoires de Vidocq. Il savait par cœurles procédés de ces policiers illustres, mais n’avait pas encore eula chance de découvrir le moindre meurtrier, pas seulement unsimple voleur, et cette injustice du sort le remplissait demélancolie.

Pourtant, il ne se décourageait pas, et cettenuit-là, il chassait au mystère avec plus d’ardeur que jamais.

Aussitôt qu’il fut débarrassé de Nointel, ilse remit en quête et il arriva bientôt à la remise du gibier.

Avant de partir en chasse, il avait compté desa loge les loges de droite, et, après avoir répété cette opérationdans le corridor, il parvint sans peine à constater que celle où setenait l’inconnue en domino bigarré portait le numéro 27.

Il voulut tenter un coup de maître, et,désignant du doigt ce numéro, il dit à la femme préposée à la gardedes loges :

– Ouvrez-moi, je vous prie.

– Impossible, monsieur, réponditl’ouvreuse. Ça m’est défendu.

– Par qui ?

– Par la personne qui a loué le 27 et quil’occupe. J’ai ordre de ne laisser entrer que des dames.

– Et il en est venu plusieurs, je lesais, dit Lolif, en faisant mine de chercher son porte-monnaie.Mais la personne est seule en ce moment.

– Je ne dis pas non, mais j’ai maconsigne… une consigne bien payée… si j’y manquais, j’y perdraistrop.

– Bah ! si je vous donnais deuxlouis ?

– Vous m’en donneriez cinq que vousn’entreriez pas.

– J’en étais sûr, pensa Lolif, c’est unegrande dame. Il n’y a qu’une princesse qui ait pu payer assez cherpour rendre incorruptible ce Cerbère en jupons.

Et il reprit :

– Alors, ouvrez-moi le 29. Nous l’avonsloué à trois, et mes deux amis qui l’avaient loué avec moi viennentde partir. Je les ai rencontrés dans le couloir… le généralSimancas et le docteur Saint-Galmier.

– Oh ! je connais ces messieurs. Ilssont abonnés. Et du moment que monsieur a loué avec eux, monsieurpeut entrer, dit l’ouvreuse enchantée de la perspective de gagnerune bonne gratification, sans enfreindre les ordres de la dame du27.

Lolif, aussi enchanté que l’ouvreuse, seglissa dans la loge et vit, du premier coup d’œil, qu’il n’y avaitplus personne sur le devant, dans la loge voisine.

Il savait bien que l’oiseau noir et blanc nes’était pas encore envolé, l’ouvreuse venait de le lui dire. Sansdoute, ce bel oiseau s’était réfugié dans le fond de sa cage.Lolif, pour s’en assurer, jeta un regard furtif par-dessus laséparation et aperçut, dépassant le rideau du petit salon, un boutde robe blanche.

Pour le moment, il n’en demandait pasdavantage, et il s’installa de façon à ne pas perdre de vue cettetraîne de soie, immaculée comme une aile de colombe. Il se tintdebout contre la cloison, affectant de lorgner la salle où lesquadrilles faisaient rage, et les premières qui se dégarnissaientdéjà, car il était trois heures.

Rien ne vaut une jumelle pour cacher lavéritable direction du regard. On peut la braquer sur l’horizon leplus lointain, et observer à l’aise ce qui se passe à deux pas desoi.

L’ingénieux Lolif usa de ce stratagème pendantdix longues minutes. Rien ne bougea dans la loge voisine. Lacolombe ne roucoulait point, et sa blanche vêture pendait inertesur le tapis.

– C’est singulier, se disait le chasseur.Est-ce qu’elle se serait endormie ? Non, je suis stupide. Unefemme ne dort pas au bal de l’Opéra, et d’ailleurs les cuivres del’orchestre font un vacarme à réveiller une morte. Et pourtant,elle ne remue pas. Je crois que ce serait le moment de manifesterma présence.

Il se pencha un peu, pour mieux voir, et iltoussa légèrement.

– Rien, murmura-t-il ; pas le pluspetit mouvement. Étrange ! étrange ! C’est à croire, maparole d’honneur, qu’elle a déguerpi en laissant là son domino. Sije l’appelais ?… Pourquoi pas ? Il faudra bien qu’elledonne signe de vie. Si elle sort, je la suivrai dans le corridor.Si elle revient sur le devant, je trouverai une explication à luidonner. Ma foi ! tant pis ! je me risque. Madame !…Pas de réponse. Serait-elle sourde ? C’est invraisemblable.Madame !…

Justement, le quadrille finissait. L’orchestrevenait de se taire. Et Lolif avait appelé assez haut pour êtreentendu de la salle.

– Rien encore, dit-il ; ça devientinquiétant. Elle est peut-être tombée en syncope. Eh ! ceserait le cas de faire connaissance avec elle en venant à sonsecours. Oui, mais cette ouvreuse refusera de m’ouvrir. En avantles grands moyens. J’en serai quitte pour une amende, si on dresseprocès-verbal de l’escalade.

Poussé par la curiosité enragée qui luitravaillait la cervelle, Lolif monta sur le rebord de la loge,enjamba la cloison et sauta chez sa voisine.

On lui lança d’en bas quelques-uns de ces motsque Rabelais appelle des mots de gueule, et ses amis du Cercle quile voyaient de loin exécuter ce tour de force, rirent à s’en tenirles côtes ; mais il s’inquiétait peu de ceux qui leregardaient.

Il remonta vivement jusqu’au fond de la loge,souleva le rideau, et vit l’inconnue couchée sur l’étroit divan quioccupait un des coins du petit salon, les bras pendants le long deson corps affaissé, la tête penchée sur l’épaule.

– J’avais deviné ; elle estévanouie, s’écria Lolif en lui prenant les mains.

Elles étaient glacées, et il sentit tomber surles siennes des gouttes d’un liquide tiède. Alors il s’aperçut quela robe blanche était marbrée de larges tâches noirâtres.

– Du sang ! murmura-t-il.

Il courut à la porte, et il l’ouvrit enappelant au secours.

Un flot de lumière inonda la loge, et, ducorridor où il s’était jeté tout éperdu, Lolif vit un affreuxspectacle.

La femme en domino blanc et noir était morte,égorgée. Le poignard qui lui avait troué le cou était resté dans lablessure.

– À l’assassin ! hurla l’ouvreuse,accourue la première.

Ce cri sinistre attira aussitôt les passantsdu corridor ; en un clin d’œil, la loge fut envahie et Lolifentouré, saisi, malmené, car on le prenait pour le meurtrier.

Il ne chercha point à se défendre, sachantbien qu’il n’aurait pas de peine à se justifier, et il sedit :

– Enfin, je serai donc témoin !quelle émouvante déposition je ferai quand l’affaire viendra auxassises !

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