Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Chapitre 10

 

L’heure indiquée par Mariette était passéelorsque le capitaine arriva à l’église Saint-Augustin, pourassister à l’enterrement de Julia d’Orcival.

Ce n’était pas précisément un devoir pieuxqu’il venait remplir, car Julia ne lui avait jamais inspirébeaucoup de sympathie. Elle lui déplaisait pour plusieurs raisons,d’abord parce qu’elle s’était emparée de Gaston Darcy pour le menerà grandes guides sur le chemin de la ruine, ensuite parce qu’elleappartenait à une catégorie de femmes galantes qu’il ne pouvait passouffrir.

Il prétendait que le premier devoir d’uneirrégulière est de se donner franchement pour ce qu’elle est et dene pas singer les femmes du monde. Les grands airs de Julial’agaçaient ; ses prétentions lui semblaient ridicules, et ils’était souvent moqué de Darcy qui se soumettait à certainesexigences de la dame. Par exemple, elle ne voulait pas que sonamant la tutoyât ; l’obéissant Gaston lui disait : vous,même dans l’intimité, et la saluait devant le monde comme il auraitsalué madame Cambry.

Il retardait sur les idées de son temps, cehussard entêté ; il en était encore aux bonnes filles chantéespar Béranger, et peu s’en fallait qu’il ne regrettât la racedisparue des grisettes.

Donc, il ne se sentait pas porté à s’attendrirsur la fin prématurée d’une institutrice passée millionnaire par lagrâce de ses charmes, et la curiosité seule l’attirait aux obsèquesde la fière d’Orcival ; une curiosité intéressée, car ilespérait recueillir pendant la cérémonie quelques indicationsutiles.

Il se doutait bien qu’il y rencontrerait desgens de sa connaissance, et, par considération pour son ami Darcyqu’il représentait presque, il s’était mis en grande tenue decirconstance, pardessus noir très-long, chapeau de mérinos noir,cravate et redingote noires, gants noirs. Il ne se serait pashabillé autrement pour enterrer la marquise de Barancos.

Du reste, il n’eut pas à regretter d’avoirfait une toilette correcte, car l’assistance était aussi choisieque nombreuse. Vingt voitures de maître stationnaient aux abords del’église, et les tentures du portail annonçaient aux passants qu’ils’agissait d’un convoi de première classe.

– Oh ! oh ! se dit Nointel, enapercevant de loin cet apparat, on n’en ferait pas tant pour ungénéral de division. Aux frais de qui ces somptueusesfunérailles ? Je ne le devine pas. L’État, qui hérite de lad’Orcival, n’est pas si généreux d’ordinaire. Est-ce que lesanciens amis de Julia se seraient cotisés ? Les petitsruisseaux font les grandes rivières.

À dix louis par tête, ils n’auraient pu avoirtout ce qu’il y a de mieux en fait de pompes funèbres. Mafoi ! il est heureux que Darcy ne soit pas venu. On n’auraitpas manqué de dire que c’était lui qui payait ce luxe mortuaire, etson oncle ne serait pas content.

Ce fut bien autre chose quand il entra dansl’église.

La nef était pleine, et si les femmes s’ytrouvaient en majorité, les hommes n’y manquaient pas non plus. Ily avait là des oisifs élégants, de ceux qui vont à un enterrementqui fera du bruit, comme ils iraient à une première,quelques pratiquants de la religion du souvenir, venus là enmémoire d’une liaison passagère avec Julia, et force reporters dejournaux, car le compte rendu des obsèques devait fournir au moinsune colonne et demie dans le numéro du soir ou du lendemain. Cen’était certes pas trop pour la victime du crime de l’Opéra.

L’église était tapissée de noir du haut enbas, et le cercueil disparaissait sous les fleurs. Il y avait desbouquets de camélias blancs qui avaient dû coûter cent écus.

– Un mois de la solde d’un capitaine,pensait philosophiquement Nointel.

Et tous ces flâneurs, tous ces indifférents,tous ces viveurs, toutes ces affolées de plaisir avaient uneattitude édifiante. Du côté des hommes, on causait bien un peu,mais à voix basse. Du côté des femmes, on priait.

L’orgue tonnait ses graves harmonies, et leschants sévères de l’office des morts retentissaient sous lesvoûtes. Il y avait du recueillement dans l’air.

Nointel prit place au dernier rang deschaises, tout au bas de la nef. Il tenait beaucoup plus à voir qu’àêtre vu, et il se mit à chercher s’il reconnaîtrait quelqu’un danscette foule. Les hommes ne lui montraient guère que des dos, maisles femmes se présentaient à lui de profil ou de trois quarts, etil ne tarda pas à découvrir des étoiles galantes. Toutel’aristocratie du demi-monde était là. Celles qui jalousaient Juliavivante n’avaient pas cru pouvoir se dispenser de rendre lesderniers devoirs à Julia morte. Les amies pleuraient, et parmicelles-là, le capitaine remarqua cette Claudine Rissler qu’il avaitquittée jadis parce qu’elle le trompait avec un fourrier durégiment.

C’était une fort jolie fille, une brunerieuse, une de ces créatures qu’on ne peut pas voir sans penser àboire du vin de Champagne et à casser les verres après, une femmeselon le cœur de Nointel qui tenait pour les Frétillon du bon vieuxtemps, et Nointel ne fut pas médiocrement surpris de voir qu’ellefondait en larmes.

– Elle a pourtant ruiné sans pitié troisbraves garçons de ma connaissance, se disait le plus sceptique desofficiers démissionnaires : deux engagements forcés auxchasseurs d’Afrique et un suicide qui ne lui ont pas coûté unsoupir. C’est peut-être parce qu’elle a économisé ses pleurs qu’illui en reste tant à répandre.

Claudine était flanquée d’un monsieur, le seulqui se fût mêlé aux personnes du sexe faible, un monsieur de hautetaille et de belle mine, cheveux rares, moustaches grisonnantes,favoris taillés à la russe, un monsieur roide et grave comme undiplomate en tenue d’audience.

Nointel pensa que ce personnage était leboyard rapporté de l’Exposition universelle par la séduisanteRissler, et il admira le savoir-faire de son ancienne maîtresse,qui avait persuadé à ce seigneur moscovite d’honorer de sa présencele convoi de Julie Berthier.

Il reconnut aussi Mariette, qui essuya sesyeux dès qu’elle l’aperçut, et qui lui fit un petit signed’intelligence. Il avait quelques renseignements complémentaires àlui demander, et il se promit de lui parler après le service.

En attendant, il continua à examiner la partieféminine de l’assistance, et il avisa, dans le coin le plus sombrede l’église, tout à fait en dehors du groupe qui occupait leschaises, une femme agenouillée sur le pavé. Il la voyait assezmal ; un bénitier la lui cachait à moitié ; il putcependant reconnaître qu’elle portait une élégante toilette dedeuil, et il s’étonna qu’une personne si bien mise ignorât l’usagedes prie-Dieu ou dédaignât de s’en servir. De sa figure, il nepouvait rien dire, car elle se cachait sous une voiletteopaque ; mais il pouvait juger à sa taille qu’elle était jeuneet bien faite. Elle priait ardemment, courbée comme une pénitente,et à certains tressaillements de ses épaules, on eût dit qu’ellesanglotait.

Une idée bizarre se présenta à l’esprittrès-aiguisé du capitaine. Il avait lu dans quelque romanjudiciaire que les meurtriers ont une tendance naturelle à venirrôder autour du théâtre de leur crime et même à s’en aller voir àla Morgue le cadavre de leur victime. Il ne croyait pas beaucoup àces affirmations des auteurs qui exploitent les causes célèbres,mais il se mit à raisonner par analogie, et il se dit :

Si c’était la coupable qui se repent et quivient demander pardon à la morte ? Pourquoi pas ? Julia acertainement été tuée par une femme, et les femmes sont capables detoutes les excentricités. Il faut que je tâche de me rapprocher decelle-ci. Elle finira bien par se lever, et j’ai de bonsyeux ; j’aurais du malheur si je ne parvenais pas à voir lacouleur des siens.

Il allait mettre à exécution ce louableprojet, mais l’office tirait à sa fin, et il se fit un grandmouvement dans la foule qui commençait à refluer vers les bas côtésde l’église pour laisser la place libre au clergé et aux employésdes pompes funèbres.

Le capitaine fut puni de son inexactitude.Dérogeant ce jour-là à ses habitudes de ponctualité militaire, ilétait arrivé en retard, et il avait manqué la moitié de la messe.Impossible de traverser la nef et de passer dans le camp fémininsans attirer l’attention de ses voisins, dont quelques-uns leconnaissaient de vue. Il se résigna à surveiller de loinl’inconnue, qu’il comptait bien rejoindre à la sortie.

Elle priait toujours, et elle ne bougeait pasplus que les statues agenouillées sur les tombeaux du moyen âgedans les vieilles cathédrales.

Des figures nouvelles vinrent distraireNointel du curieux spectacle que lui donnait cette inconsolée. Ondéfilait déjà devant le catafalque, et parmi les premiers quijetaient de l’eau bénite sur le cercueil fleuri de Julia,l’infatigable observateur vit poindre Simancas etSaint-Galmier.

– Je ne puis plus aller quelque part sansrencontrer ces deux drôles, murmura-t-il. Que sont-ils venus faireici ? Ils ne doivent pas regretter Julia, si sa mort leur aprocuré leurs entrées chez la marquise. Mais j’aime autant qu’ilsne me voient pas, et je vais me tirer de leur chemin.

Nointel recula au troisième rang et sut seplacer de façon à ne pas être aperçu des gens qui s’en allaient. Ilvit passer le général et le docteur, l’inévitable Lolif et biend’autres qui ne le remarquèrent point. Puis vinrent les femmes,Claudine Rissler en tête, toujours escortée par son majestueuxprotecteur. L’église se vidait rapidement et l’inconnue ne faisaitpas mine de se lever.

– Tant de ferveur et une robe de la bonnefaiseuse, une robe à la mode de demain, ce n’est pas naturel sedisait le capitaine. Il n’y a qu’en Espagne et en Italie que lesbelles dames se passent de chaises pour prier Dieu. Une Parisiennecraindrait de s’écorcher les genoux et surtout de gâter satoilette. En Espagne ? Eh ! mais, j’y pense… la Barancosest espagnole… Si c’était elle ? Voilà qui seraitsignificatif.

» Parbleu ! j’en aurai le cœur net.Je vais l’attendre à la sortie et, s’il le faut, je la suivrai.

Nointel, fendant la foule, cherchait à gagnerla sortie, mais les gens qui portaient le cercueil lui barrèrent lechemin. Force lui fut de les laisser passer, et il eut lecrève-cœur de voir la femme agenouillée se lever enfin, se glisservers une porte latérale et disparaître. À peine eut-il le temps deremarquer sa tournure et sa taille, qui s’accordaient assez bienavec l’idée dont il s’était coiffé. De là à conclure avec certitudeque cette inconnue était madame de Barancos, il y avait très-loin,et le capitaine n’hésita pas à courir après elle, pour savoir àquoi s’en tenir.

Il sortit de la nef aussi vite qu’il le put,mais la porte était encombrée, et quand il déboucha sur les marchesdu perron, la dame voilée avait disparu. Il eut beau regarder detous les côtés, courir au boulevard Malesherbes, puis, revenant surses pas, pousser une pointe du côté des rues qui aboutissent ausquare de Laborde, sur l’autre flanc de l’église ; il nel’aperçut point. Évidemment, une voiture attendait cettemystérieuse personne et l’avait emportée à toute vitesse. C’est dumoins ce que pensa Nointel, qui se dit :

– Raison de plus pour que ce soit lamarquise. Elle a de bons chevaux et elle est déjà loin. Je n’aiplus que faire de la chercher, mais je note l’incident, et quand jela verrai, ce qui ne tardera guère, je n’oublierai pas de luiparler de l’enterrement de Julia.

Sur cette résolution, le capitaine sedisposait à filer, pour éviter des rencontres inopportunes, mais ilsentit qu’on le tirait par la manche de son pardessus, et, en seretournant, il se trouva en face de Claudine Rissler, qui luidit :

– Bonjour, Henri. C’est gentil à toid’être venu, mais ton ami Darcy est un sans cœur. Il aurait bien puse déranger pour Julia qui est restée un an avec lui. Et laisser unétranger payer les pompes funèbres de sa maîtresse, quand on acinquante mille livres de rente, non, là, vrai, ce n’est paschic. Après ça j’aime autant qu’il ne s’en soit paschargé. Il aurait lésiné, et nous n’avons pas regardé à la dépense.N’est-ce pas que c’était bien ?

– On ne peut pas mieux, chère amie,mais…

– Pardon si je te quitte, mon petit.Wladimir me cherche. Wladimir s’avance. Veux-tu que je teprésente ? Il est jaloux comme un ours de son pays, mais tuvas voir comme je l’ai apprivoisé. Non ? Tu ne veux pas ?Alors, je retourne à mon Cosaque. Je lui dirai que je causais avecmon cousin.

Le capitaine allait réclamer. Il ne tenait pasà cousiner avec Claudine. Mais Claudine était déjà accrochée aubras de son seigneur russe, qu’elle entraînait vers sa voiture.Elle marchait aussi vite qu’elle parlait. Le colloque n’avait pasduré trente secondes ; la fugue ne dura pas davantage.

Nointel aurait ri de bon cœur des proposdécousus de cette écervelée, mais le moment eût été mal choisi. Onchargeait sur un corbillard empanaché la bière qui contenait lestristes restes de la pauvre Julia, et le scepticisme du ci-devanthussard n’allait pas jusqu’à le rendre inaccessible à touteémotion. Il écoutait le bruit sourd du coffre de chêne heurtant lesplanches de la voiture mortuaire, et il se prenait à donner unregret à cette reine de beauté qui s’en allait dormir oubliée soussix pieds de terre. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était àla porte de son hôtel ; elle montait dans sa fameuse victoriaà huit ressorts que lui enviaitMme de Barancos. Elle partait pour sapromenade au Bois, et les passants se retournaient pour l’admirer.Et maintenant, c’était le dernier voyage, le voyage d’où on nerevient pas. Plus rien qu’un nom sur une pierre, et à peine unsouvenir, plus vite effacé que l’inscription. Puis, l’herbe pousseet le nom s’efface aussi.

– Bah ! se dit le capitaine un peuhonteux de s’être laissé aller à philosopher sur un sujet simélancolique, elle est morte dans le plein éclat de la jeunesse etdu succès. Elle n’a pas eu le chagrin de se voir vieillir. C’estcomme si j’avais été tué sur un champ de bataille, colonel à trenteans. Et on m’aurait mis dans la fosse avec moins de cérémonie.

Il en était là de ses réflexions, quand il futabordé par Mariette. La rusée femme de chambre ne l’avait pas perdude vue à la sortie, et elle attendait pour lui parler qu’il fûtseul.

– N’est-ce pas, monsieur, que c’étaitbien, lui dit-elle en s’essuyant les yeux avec un mouchoir debaptiste qui avait dû servir autrefois à sa maîtresse.

– Elles disent toutes la même chose,pensa Nointel. Il paraît que c’est un refrain.

Et il répondit gravement :

– Admirable et touchant. J’en suis toutému.

– Je croyais que M. Darcy devaitvenir, reprit la soubrette.

– C’est moi qui lui ai conseillé derester chez lui. Je le connais. Il est très-nerveux. Il n’auraitpas pu se tenir jusqu’au bout. Mais, dis-moi, as-tu remarqué unefemme en deuil, agenouillée par terre, au bas de la nef, àgauche ?

– Oui… elle est sortie par la petiteporte et elle est montée dans un fiacre.

– Tu es sûre que c’est dans unfiacre ?

– Oh ! très-sûre. J’avais faitattention à elle dans l’église.

– La connais-tu ?

– Non, mais j’ai dans l’idée que c’estune femme du monde.

– Moi aussi, mais je me demande cequ’elle venait faire là.

– Prier le bon Dieu pour madame, c’estsûr, et ça n’a rien d’étonnant. Madame avait obligé souvent despersonnes qui ne s’en sont pas vantées. Tenez ! une fois,l’année dernière, une dame lui a écrit sans la connaître pour luidemander six mille francs… une dette chez Worth qu’elle ne voulaitpas avouer à son mari, et une vraie dame, s’il vous plaît, unebaronne… Madame a prêté les six mille francs et elle ne les ajamais revus.

– Sais-tu le nom de cettebaronne ?

– Madame ne me l’a pas dit. Madame étaittrès-discrète.

– As-tu observé de quel côté est allé lefiacre, demanda Nointel qui pensait toujours à la marquise, car ilne croyait guère aux femmes du monde empruntant de l’argent à Juliad’Orcival.

– Oui. Il a filé vers la Madeleine.

Nointel pensait :

– La Barancos habite rue de Monceau. Cen’est pas le chemin.

– Pardon, mon capitaine, reprit Mariette,voilà le convoi qui part. Je suis forcée de vous quitter, car vouspensez bien que je vais au cimetière. Et si j’osais… je vousdemanderais d’y venir… parce que, voyez-vous, de tous ces messieursqui sont là, il n’y aura que le Russe de madame Rissler…dame ! celui-là, ça se comprend, puisque… enfin, je seraisbien contente si un homme comme il faut avait la bontéd’accompagner le corps de madame jusqu’à la fin… pensez doncqu’elle n’a pas un parent pour lui jeter de l’eau bénite au derniermoment, pas un ami… rien que des amies… pas mariées… ça fait que sivous vouliez remplacer M. Darcy, qui est trop nerveux…eh ! bien, ce serait une bonne action.

Nointel réfléchit un peu. La proposition nelui souriait guère, mais il crut démêler un sentiment vrai dans lesregrets exprimés par Mariette, et il s’inquiétait fort peu del’opinion des gens qui pourraient trouver à redire à sa conduite.Il tenait, d’ailleurs, à ne pas se brouiller avec la soubrette, caril n’avait pas fini de la questionner sur les relations de sadéfunte maîtresse.

– Tu as raison, dit-il, d’un air décidé.Il ne faut pas que cette pauvre Julia s’en aille sans moi. Darcy mesaura gré de ne pas l’avoir abandonnée. Allons-y ensemble. Tu asune voiture ?

– Oui, mon capitaine ; mais jen’aurais jamais osé vous proposer…

– De faire le voyage avec toi. Pourquoipas ? Est-ce que tu t’imagines que j’ai des préjugés ? Etpuis, je m’ennuierais tout seul. Tu me raconteras des histoires enroute. J’ai un tas de choses à te demander. Où est tonfiacre ?

– À deux pas d’ici, monsieur Nointel.Vous êtes bien bon et je suis bien contente. Ah ! si madamevous voit de là-haut…

– Dépêchons-nous, ma fille, interrompitle capitaine pour couper court à la tirade sentimentale qu’ilprévoyait. Le convoi est déjà en marche. Prenons la file.

Elle était très-longue, et Mariette avait bienprévu ce qui allait arriver. Tous les hommes avaient décampé, àl’exception d’un reporter consciencieux, intelligent et maigre, quidevait appartenir à la rédaction du Figaro. Il ne restaitque les coupés des amies de Julia et le landau du boyard deClaudine – des coupés bas, doublés de satin assorti à la couleurdes cheveux de ces dames et ornés de glaces comme les appartementsà louer – un landau massif et profond où la svelte personne deClaudine disparaissait comme si elle eût été plongée dans uneimmense baignoire. Il tenait la tête du cortège, cet imposantlandau, et la queue se terminait par quelques fiacres, voiturantles soubrettes, les modistes, les couturières, les parfumeuses,tout ce monde subalterne qui avait vécu de madame d’Orcival et quitenait à prouver que la reconnaissance n’est point bannie du cœurdes marchands à la toilette. Le fiacre où Nointel et la femme dechambre avaient pris place venait le dernier.

– Où allons-nous ? demanda lecapitaine.

– Au Père-Lachaise. Madame Rissler auraitvoulu Montmartre, parce que c’était plus commode pour elle quidemeure rue de Lisbonne, mais elle n’a pas eu le choix. L’inconnueavait acheté le terrain au Père-Lachaise.

– L’inconnue ! Quelleinconnue ? Mais d’abord apprends-moi donc qui a payé ce convoià tout casser. Ce n’est pas l’administration des Domaines, jesuppose.

– Oh ! non, bien sûr. Croiriez-vousque ces grigous-là avaient commandé une bonne sixième classe !Madame, qui leur laisse plus d’un million, aurait été enterréecomme une épicière de la banlieue. Faut-il que le gouvernement soitrat ! Heureusement que madame Rissler a eu plus decœur que lui.

– Comment ! C’est Claudine qui afait les frais !

– Oui, mon capitaine… c’est-à-dire…l’argent est sorti de la poche de son Russe… mais ça revient aumême. Ah ! elle a de ça, madame Rissler, s’écria Mariette ense frappant la poitrine. Elle l’a lavée, elle l’a habillée, ellel’a mise dans la bière. Et puis, si vous aviez entendu comme elle aparlé à son monsieur : Wladimir, je vais envoyer à la mairiedu dix-huitième commander le convoi de mon amie. Donnez-moi dixmille. Si dix mille ne suffisent pas, on passera chez vous pour lereste.

– Et il les a donnés ?

– Sans broncher. Oh ! elle le tient.Et il marche au doigt et à l’œil. Savoir seulement s’il marcheralongtemps, parce que les étrangers… on ne peut pas trop compter sureux. Ils jettent les roubles par les fenêtres pendant six mois, etpuis un beau jour ils s’envolent comme les hirondelles en automne.Et c’est pour ça que madame Rissler a eu du mérite à faire cequ’elle a fait, car enfin…

– Julia enterrée aux frais de la Russie,est-ce assez curieux, dit le capitaine. Elle avait toujours rêvéd’épouser un prince Moscovite, elle a aimé un Polonais. Il étaitécrit que les Slaves seraient mêlés à sa vie et à sa mort.

– Ce qui est encore bien plus curieux,c’est la suite. Figurez-vous qu’à la mairie, l’employé a dit auvalet de chambre de madame Rissler que le terrain pour madamed’Orcival était acheté et payé depuis le matin. Par qui ? Parune amie de madame, une amie… soi-disant. Elle a donné un nom dontpersonne n’a jamais entendu parler. Des parentes, madame n’en apas, et la preuve, c’est que son héritage n’a pas été réclamé. Onn’y comprend rien.

– C’est une femme qui a fait cela ?demanda vivement Nointel.

– Oui, mon capitaine. Madame Rissler estallée à l’administration des Pompes funèbres pour savoir ce que çavoulait dire. Là, on lui a raconté que la personne n’avait pasl’air riche. Et pourtant, elle a payé comptant une concession àperpétuité et une concession de deux mille francs, s’il vousplaît.

– Parbleu ! elle ne les a pas donnésde sa poche. Elle agissait pour le compte de sa maîtresse. C’estune femme de chambre.

– Madame Rissler a eu la même idée quevous. Mais la femme de chambre de qui ? Une amie de madame nese serait pas cachée pour lui acheter un terrain. Et ce qu’il y ade plus drôle, c’est qu’on n’a pas voulu payer l’enterrement. Lafemme a répondu à l’employé que l’État s’en chargerait. Il paraîtmême que ça a fait une difficulté, parce que ce n’est pas l’usaged’acheter la concession à part. Mais l’administration a reçul’argent tout de même. Madame Rissler a eu deux mille francs dereste sur l’argent de son Russe, et madame sera enterrée auPère-Lachaise. Qu’est-ce que vous dites de tout ça, monsieurNointel ?

– Que diable veux-tu que j’en dise ?ça prouve que Julia avait plus d’une bonne camarade, à moins que lafemme du monde dont tu parlais tout à l’heure n’ait imaginé cemoyen de s’acquitter en partie des six mille francs que Julia luiavait prêtés.

Le capitaine ne pensait pas un mot de ce qu’ildisait là. Il pensait que cette singulière générosité sentait d’unelieue la marquise espagnole, que madame de Barancos avait eu, pouragir de la sorte, des raisons qu’il devinait fort bien, et qu’onapprenait toujours quelque chose de nouveau en causant avecMariette.

– Oui, se disait Nointel, c’est lamarquise qui a fait cela, j’en jurerais. Je la sens, je la vois.J’écrirai l’histoire de ces actions pendant ces trois journées,comme si j’y avais assisté. Le dimanche matin, elle a tué Julia, aubal de l’Opéra. Elle l’a tué dans un accès de colère. Une femmecomme elle ne prémédite pas un meurtre, mais elle le commet fortbien, quand le sang lui monte à la tête. Elle rentre chez elle,affolée. Elle s’aperçoit qu’elle a perdu un bouton de manchette, etcette découverte ne la rassure pas ; au contraire. ArriveSimancas qui lui déclare qu’il l’a reconnue quand elle a paru dansla loge. Il propose de vendre son silence et elle est obligée desubir ses conditions. Le dimanche soir, elle a le courage d’aller àl’Opéra pour se montrer. Simancas la poursuit, la trouve à lasortie et lui impose son coquin d’ami. Le lundi, elle est tout àses remords. Elle ne songe qu’à expier. Il lui passe par lacervelle qu’il serait bien d’assurer à madame d’Orcival unesépulture de son choix, un terrain où elle pourra aller planter desfleurs et pleurer. Je parierais qu’elle l’a choisi dans le coin leplus solitaire du Père-Lachaise. Elle ne songe pas à payer lesfunérailles, parce qu’on lui a dit que l’État, qui hérite, s’enchargerait ; et elle se figure que l’État fera les chosesconvenablement. Elle a à son service une confidente, quelque duègnequi a été sa nourrice, qui ne l’a jamais quittée et qui possèdetous ses secrets.

» Il faudra même que je la trouve, cetteconfidente. Ce ne sera pas très-difficile, puisque j’ai maintenantmes entrées chez la marquise. Et puis, elle doit avoir de l’accent,la duègne, et aux Pompes funèbres on a dû la remarquer. Encore uneinformation à prendre.

» Le terrain est payé. La marquise sesent déjà un peu soulagée. Elle va se promener au Bois en équipagede gala. Elle veut qu’on la voie partout. Malheureusement, Simancasexige qu’elle l’emmène. Doit-elle l’exécrer, ce Péruvien ! Jesuis sûr qu’elle donnerait la moitié de sa fortune à qui l’endébarrasserait. Parbleu ! je ne lui rendrai pas ce service. Jecompte beaucoup sur Simancas. Il finira par l’exaspérer au pointqu’elle fera un coup de tête.

» Elle vient déjà d’en faire un. Ellesavait qu’on enterrait ce matin madame d’Orcival. Elle n’a pas pu ytenir. Il a fallu qu’elle vînt à Saint-Augustin, qu’elle vît lecercueil où elle a couché Julia, qu’elle fît pénitence à dix pas ducadavre, et elle s’imagine qu’en se meurtrissant les genoux sur lesdalles de l’église, elle rachète un peu son crime. Elle a dû fonderdes messes. Et ce soir, elle ira au Français en grandeavant-scène ; le mardi est un des deux jours du beau monde.Est-ce assez Espagnol ! Une Parisienne, en pareil cas, seserait sauvée à cinq cents lieues d’ici. Mais une Parisienne nejoue pas du couteau.

» Décidément, je tiens la Barancos.Mademoiselle Lestérel me devra un beau cierge. Et j’ai eu unefameuse idée de venir à cet enterrement.

– Ah ! mon capitaine, soupiraMariette, comme c’est triste de perdre une si bonne maîtresse. Vousavez du chagrin, ça se voit, mais vous ne pouvez pas en avoirautant que moi. Pensez donc ! avoir vécu si longtemps avecquelqu’un qui se chargeait de mon avenir, et me trouver sur lepavé.

– On ne t’y laissera pas, ma fille.

– Alors, vous croyez queM. Darcy…

– Je ne réponds pas qu’il va t’acheter unfonds dans les quarante-huit heures. Darcy est un peu gêné en cemoment. Madame d’Orcival lui a coûté beaucoup d’argent. Et il estobligé de ménager son oncle. Mais, sois tranquille. Il net’oubliera pas. D’ailleurs, je suis là pour lui rafraîchir lamémoire. Et tu dois avoir fait au service de Julia des économiesqui te permettront d’attendre.

– Oh ! bien peu, monsieur Nointel.Madame n’était pas serrée, mais elle savait compter. Je n’aipresque rien mis de côté, et si je restais seulement six mois sansplace…

– Pourquoi n’entrerais-tu pas chezClaudine ?

– Madame Rissler a une femme de chambre…une pas grand’chose, c’est vrai, mais elle y tient. Et puis,voyez-vous, mon capitaine, la maison de madame Rissler n’est pasune maison sûre. Aujourd’hui, on y roule sur l’or, mais on ne saitpas ce qui peut arriver demain.

– Oui, je comprends… il y a lesmilitaires… Claudine peut trahir la Russie pour un jolisous-lieutenant… j’espère qu’elle a renoncé aux fourriers.N’importe. La place ne doit pas être mauvaise en ce moment. Unseigneur qui lâche dix mille comme je donnerais cinq louis, c’estune mine à exploiter, et Claudine s’y entend. Je te recommanderai àelle. J’ai besoin de la voir pour lui parler de cette histoired’achat de terrain…

Nointel s’arrêta au milieu de sa phrase. Il sedit qu’il était inutile de laisser voir à la femme de chambre àquel point ce petit mystère l’intéressait. Mariette, du reste, nereleva pas l’allusion à l’inconnue qui avait tenu à doter madamed’Orcival d’une concession perpétuelle. Elle se répandit enremerciements et elle ne refusa pas la protection du capitaine.

La conversation devint moins intéressante,mais elle ne languit point, car la soubrette était bavarde, etNointel n’était pas fâché de recueillir à tout hasard des détailssur les habitudes et les relations de Julia. Le temps ne lui parutpas trop long, quoique la distance ne fût pas petite entreSaint-Augustin et le Père-Lachaise.

Lorsque le moment vint de descendre à l’entréedu cimetière, il n’eut pas besoin de dire à Mariette qu’il désiraitmarcher seul. Mariette était une fille bien stylée qui savait setenir à sa place. Elle alla d’elle-même rejoindre ses pareilles, etNointel reprit sa liberté d’action. Il s’en servit d’abord pourobserver le débarquement des fidèles qui avaient accompagné leconvoi.

Le spectacle était curieux. Tout se sait àParis, et le bruit s’était répandu dans ce quartier reculé qu’onallait enterrer au Père-Lachaise la victime du crime de l’Opéra. Ily avait foule, une foule composée d’ouvriers, de petits marchandset de commères du voisinage. Ces gens-là ne connaissaient pas mêmede nom madame d’Orcival, mais ils avaient lu pour un sou le récitde l’événement, et ils venaient là comme ils seraient allés à laMorgue, si le corps y eût été exposé. La plupart ne se doutaientguère du rang que la défunte occupait dans la haute galanterie, etils ouvrirent de grands yeux quand ils virent arriver un corbillardmagnifique, suivi d’une longue file d’équipages. Il y eut bienquelques commentaires malveillants sur ce luxe posthume, mais latenue des amies de la morte était si convenable, leur douleurparaissait si sincère que le public devint bientôt sympathique.

Et, de fait, la plus honnête femme du monden’aurait pas été accompagnée à sa dernière demeure par un cortègeplus décent. Nul ne se serait douté que les jolies personnes quimarchaient bravement à pied derrière le char funèbre n’étaient pasde vertueuses mères de famille. Pas un bout de ruban tapageur, pasun chapeau excentrique, pas un bijou. Rien que des toilettessévères et des visages affligés.

Claudine Rissler menait le deuil avec leBoyard, qui avait une prestance superbe. Delphine de Raincy, JeanneNorbert, Cora Darling, Gabrielle Bernard, et bien d’autres étoilesde première grandeur, formaient le corps de bataille. La bande dessoubrettes et des fournisseuses constituait une arrière-gardeimportante que vinrent grossir les badauds. Le reporter maigrevoltigeait sur les flancs de la colonne.

Nointel se contenta de suivre à distance,quitte à se rapprocher au dernier moment. Le convoi avait tourné àgauche et montait lentement par une route qui serpente sur lacolline des morts. L’immense panorama de la ville des vivants sedéroulait peu à peu aux yeux du capitaine. Des fuméestourbillonnaient dans l’air, les fumées de la grande usine humaine.Vu du haut de cette butte silencieuse, Paris ressemble à uneimmense chaudière en ébullition, et l’esprit le moins poétique estfrappé du contraste.

– Tout chemin mène à Rome, pensaitNointel en regardant le dôme allongé de l’Opéra qui émergeait dansle lointain, au milieu d’un océan de maisons. En partant pour lebal, Julia ne se doutait guère qu’elle arriverait si vite auPère-Lachaise. Mais je suis curieux de voir où on va la loger danscette cité mortuaire. Pas dans une rue fréquentée, je le parieraisbien. La Barancos a dû donner à sa duègne des instructionsprécises. Et qui sait si je ne vais pas la découvrir rôdant auxabords de la fosse, cette sensible marquise ? Si elle a commiscette imprudence, je m’arrangerai pour qu’elle ne m’échappe pascomme à la sortie de l’église.

Au bout de la montée, le char funèbres’engagea dans une allée latérale que bordaient d’un côtéd’innombrables tombes de modeste apparence, et de l’autre un vastechamp inculte, au milieu duquel s’étendait une longue tranchéeouverte. À droite, des entourages de bois, et par-ci par-làquelques grilles en fer à peine scellées dans le sol pierreux. Àgauche une forêt de croix serrées les unes contre les autres, commel’avaient été en ce monde, où la place manque, les pauvres dontelles marquaient la sépulture, de misérables croix àdemi-déracinées par le vent, ce vent de Paris qui souffle l’oublisur les morts.

– Nous n’y sommes pas encore, se disaitle capitaine. La fosse commune et les concessions temporaires.Madame d’Orcival ne reposera pas dans ce quartier-là.

Le corbillard avançait toujours entre deuxrangées de cyprès ; la terre avait été détrempée par lespluies d’un hiver abominable. C’était merveille de voir avec quelcourage les élégantes amies de Julia piétinaient dans la boue. Ilen coûtait certainement plus à ces pécheresses de patauger ainsiqu’il n’en coûte aux marins en pèlerinage de grimper, pieds nus, lacôte de Notre-Dame de Grâce.

Enfin, le cortège s’arrêta, tout au bout duchemin, près du mur de clôture qui marque du côté de l’Est lalimite du champ des morts. Il n’y avait là que des tombes vieillesde vingt-cinq ans, – un siècle à Paris, – des tombes qu’on nevisitait plus et que les ronces commençaient à recouvrir. Nointelavait deviné. Julia allait dormir à perpétuité dans le coin le plussombre et le plus délaissé du cimetière. Une place s’était trouvéelibre parmi tous ces monuments abandonnés, et cette place, onl’avait probablement choisie avec intention. On pouvait y priersans être dérangé, et même sans être vu, car un épais rideaud’arbres funéraires la séparait de l’allée.

L’ordonnateur, grave et solennel comme unmagistrat, fit ranger l’assistance qui, d’ailleurs, était moinsnombreuse, car l’ascension étant longue et rude, beaucoupd’indifférents avaient renoncé à suivre. Il ne restait que lesdévouées de la dernière heure et quelques curieux intrépides quitenaient à voir jusqu’à la fin.

Nointel n’eut pas trop de peine à se placer àsa guise, assez près pour ne rien perdre de l’épisode suprême etpour examiner les figures, mais il eut beau regarder de tous lescôtés, il n’aperçut pas de femme voilée. En revanche, il vit cinqou six demi-mondaines, et des plus charmantes, tomber à genoux aubord de la fosse, sans se soucier de souiller de fange des robes detrente louis.

– Des bourgeoises respectables yregarderaient davantage, pensait-il en admirant cet élan du cœurdes irrégulières. Et ces demoiselles ne jouent pas la comédie, jeles connais. Elles pleurent Julia de bon cœur, Julia qu’ellesn’aimaient guère quand elle les écrasait par son luxe.

Claudine Rissler surtout sanglotait à fendrel’âme ; quand les cordes grincèrent sur le cercueil qu’ondescendait dans la fosse, elle s’affaissa sur elle-même, etWladimir s’avança fort à propos pour la relever.

Le capitaine n’avait plus rien à faire là. Ils’était suffisamment montré pour qu’on ne dît pas que la pauvred’Orcival n’avait été accompagnée que par des femmes galantes et unMoscovite. Il craignait même de s’être trop montré, car ils’aperçut que le reporter consciencieux prenait des notes. Il pensadonc qu’il était temps de battre en retraite, et il s’éloigna toutdoucement, sans remarquer une femme qui s’était tenue derrière luiet qui se mit à le suivre.

Au bord de l’allée, cette femme le rejoignitet lui dit :

– Monsieur, excusez si je vous arrête. Jevoudrais vous demander une chose…

Nointel, assez surpris, la regarda, et vitqu’il n’avait affaire ni à une demoiselle à la mode, ni à unemodiste, ni à une soubrette. La personne qui lui parlait était unefemme du peuple, une plantureuse commère d’une trentaine d’annéesdont la figure respirait la santé et la bonne humeur. Elle étaitsimplement, mais proprement vêtue, et quoiqu’elle n’eût pas l’airtimide, elle paraissait très-embarrassée.

– Tout ce que vous voudrez, lui dit, pourl’encourager, le capitaine qui flairait une informationinattendue.

– C’est bien l’enterrement de la dame quia été tuée au bal, reprit l’inconnue ?

– Oui, ma brave femme. Est-ce que vous laconnaissiez, cette dame ?

– Moi ! Oh ! non, monsieur.Mais vous étiez de ses amis, puisque vous êtes venu au cimetière,et vous pourriez peut-être me dire si c’est vrai ce que racontentles journaux…

– Quoi ? Qu’elle a étéassassinée ? Tout ce qu’il y a de plus vrai.

– Oui, mais ils disent aussi qu’elle aété assassinée par une femme.

– C’est encore vrai. En quoi cela vousintéresse-t-il ?

– Ce qui m’intéresse, c’est de savoir sicette femme est une demoiselle… une demoiselle qu’on appellemademoiselle Lestérel.

Nointel ne s’attendait guère à entendreprononcer le nom de mademoiselle Lestérel, à deux pas de la tombede madame d’Orcival, et par une femme qui assurément ne fréquentaitpas les salons où chantait naguère la pauvre Berthe. Il eutcependant assez d’empire sur lui-même pour cacher son étonnement etil répondit le plus tranquillement du monde :

– Les journaux assurent en effet que lecrime a été commis par une jeune fille qui s’appelle Lestérel.

– Et qui reste rue de Ponthieu,tout près des Champs-Élysées ? demanda la commère, avec unecertaine hésitation.

– C’est bien le domicile qu’onindique.

– Est-ce qu’elle a été arrêtée, cettedemoiselle ?

– Avant-hier, dans l’après-midi. Ilparaît qu’on a eu tout de suite des preuves contre elle.

– Alors, elle est en prison.

– Parbleu !

– Dans quelle prison ?

– À Saint-Lazare. Pour les femmes il n’yen a pas d’autre.

– Et on va l’y laisser ?

– Jusqu’au jour où elle passera en Courd’assises.

– En Cour d’assises !… C’est-à-direqu’on la jugera… et elle sera condamnée peut-être.

– C’est très-probable.

– Ah ! mon Dieu, je ne la reverraijamais, murmura la grosse femme.

– Et ça vous fait du chagrin, à ce que jevois. C’est donc une de vos parentes ?

– Oh ! non, monsieur. Moi, je nesuis qu’une ouvrière, et cette demoiselle…

– Mais enfin, vous laconnaissez ?

– Je la connais sans la connaître. J’ai…oui, j’ai travaillé pour elle… et elle me doit un peu d’argent… jene suis pas riche… ça fait que je voulais savoir si je peux encoreespérer d’être payée ; je demeure dans le quartier… j’ai vupasser l’enterrement, je suis venue…

– Chercher des renseignements. Jecomprends ça. Mais il serait plus sûr de vous adresser au juged’instruction. Il vous dira exactement où en sont les choses.

– Au juge ! ah ! il n’y a pasde danger que j’aille le trouver, s’écria la commère.

Puis, se reprenant :

– La somme ne vaut pas la peine pour queje le dérange.

Le capitaine avait toujours l’esprit tenduvers le but qu’il visait, et dès le début de ce dialogue, ils’était promis d’écouter attentivement cette chercheused’informations et de tirer d’elle tout ce qu’elle pourrait donner.La suite de ce colloque éveilla bien davantage sa curiosité et mêmeses soupçons. Il voyait maintenant qu’il parlait à une personne quidevait être plus ou moins mêlée aux affaires de mademoiselleLestérel, car il ne croyait pas du tout à cette histoire de dette.Et il voulut éclaircir la chose.

– Je parie que vous êtes blanchisseuse,dit-il en riant.

– Non… c’est-à-dire, voilà… j’ai un frèreblanchisseur à Pantin… il a travaillé pour cette demoiselle… et ilm’avait chargée…

– De réclamer ce que cette demoiselle luidevait ; c’est tout naturel, interrompit Nointel, qui trouvaitau contraire que rien n’était moins naturel.

– Mais, j’y renonce, reprit la soi-disantouvrière. Nous aimons mieux perdre un peu d’argent que de couriraprès notre dû. Et puis, la pauvre fille a bien assez de chagrin,sans que nous allions encore la tourmenter.

– Il y a un moyen de tout arranger. Je nela connais pas, mais je connais quelqu’un qui la connaît, quis’intéresse à elle, et qui vous paiera très-volontiers. Dites-moioù vous demeurez. On passera chez vous.

– Non… non… Vous êtes bien bon, mon chermonsieur, mais c’est inutile… on ne me trouverait pas… je ne suisjamais à la maison… vu que je vais en journée du matin au soir.

– Alors, rien ne vous empêche de venir mevoir. Voici mon adresse, dit Nointel, en tirant une carte de soncarnet de poche.

La femme fit d’abord mine de ne pas vouloir laprendre. Elle s’y décida pourtant, lorsqu’elle vit que le capitaineallait la lui fourrer dans la main, bon gré, mal gré ; mais ladernière pelletée de terre venait de tomber sur le cercueil demadame d’Orcival, les assistants refluaient dans l’allée, et lacommère profita de l’occasion pour se mêler à la foule, non sansbalbutier quelques excuses et quelques remerciements.

Nointel ne pouvait guère insister devant toutce monde, mais il manœuvra d’abord de façon à ne pas la perdre devue et il se demanda s’il ne ferait pas bien de la suivre.

– Cette gaillarde-là en sait plus longqu’elle ne veut le dire, pensait-il, et elle n’a pas plus de frèreblanchisseur qu’elle n’est ouvrière. Elle a l’air d’une nourrice.Quelles relations a-t-elle pu avoir avec mademoiselleLestérel ? Ce n’est pas elle qui me l’apprendra, car elle doitavoir des raisons majeures pour se taire. Si je lui emboîte le pas,elle s’arrangera pour me dépister, et je ne découvrirai pas où elleloge. De plus, elle se défiera de moi et je ne la reverrai jamais,tandis qu’en la laissant tranquille, je puis espérer qu’un jour oul’autre elle viendra me trouver. Décidément, il n’y a rien à faireaujourd’hui de ce côté-là ; je perdrais mon temps, et jel’emploierai bien mieux en allant voir tantôt madame deBarancos.

Sur cette résolution, il hâta le pas, sansplus s’inquiéter de l’inconnue qui emportait sa carte de visite. Iltenait à ne pas rencontrer les amies de Julia, qui le connaissaienttoutes et qui n’auraient pas manqué de l’accoster, pour lui parlerde la triste cérémonie. Il les laissa descendre par le cheminqu’avait suivi le corbillard, il se jeta dans des sentiersperpendiculaires, afin d’arriver plus vite à la sortie ducimetière, et il y devança tout le monde, en prenant ce raccourci.Il y retrouva les coupés de ces dames et le landau de Wladimirrangés à la file sur le boulevard, mais les curieux s’étaientdispersés, et tout était rentré dans l’ordre accoutumé. En face dela grande porte, s’étendait la rue de la Roquette, bordée depierres tombales à vendre et d’étalages de marchandesd’immortelles. On voyait les arbres du carrefour où on coupe lestêtes et, beaucoup plus près, deux ou trois boutiques de marchandde vin à l’usage des affligés qui tiennent à alcooliser leurdouleur.

Nointel allait se mettre en quête d’un fiacrepour rentrer chez lui, lorsque, devant une de ces boutiques, ilaperçut un homme dont l’aspect éveilla en lui un souvenir. Cethomme était assis à une petite table ronde, en tête à tête avec unebouteille, et, à en juger par son costume, ce n’était pas unouvrier.

– C’est bizarre, se disait le capitaineen le regardant avec attention et en se rapprochant toutdoucement ; on jurerait que c’est lui… et pourtant queviendrait-il faire ici ? À moins qu’il n’ait été attiré aussipar l’enterrement de Julia. Il faut absolument que je sache à quoim’en tenir. Si le hasard l’avait amené sur mon chemin, ce seraitune heureuse chance. Voyons cela de plus près.

Il traversa le rond-point à petits pas,s’arrêta devant l’étalage d’un marbrier, et tout en feignantd’inspecter les cippes, les urnes, les colonnes brisées, il se mità examiner le buveur solitaire. C’était un homme d’une quarantained’années, trapu, large d’épaules et porteur d’une figure assezrébarbative. Ses cheveux et ses gros favoris taillés à l’américainegrisonnaient fortement. Son teint était hâlé, on aurait pu diretanné, car il avait presque la couleur du cuir de Cordoue. Il avaitde gros sourcils en broussailles, des yeux gris très-enfoncés dansleur orbite, un nez puissant, des lèvres charnues et un menton desplus accentués. Son costume manquait d’élégance. Il était coifféd’un feutre mou et vêtu d’une ample redingote à longs poils,boutonnée jusqu’au cou et tombant jusque sur ses bottes. C’était àpeu près l’air et la tenue qu’avaient adoptée sous la Restaurationles vieux grognards du premier Empire.

– Il a singulièrement grossi et vieilli,pensa Nointel, mais je suis à peu près sûr que c’est mon homme.Personne n’a de sourcils comme ceux-là. Ma foi ! je veux enavoir le cœur net.

Les voitures qui avaient suivi le convoicommençaient à filer, emportant les demoiselles à la mode et lesfemmes de chambre. Le capitaine les laissa partir, et dès qu’iln’eut plus à craindre qu’on le remarquât, il alla bravements’asseoir à une des tables extérieures du marchand de vin, tout àcôté du personnage qui l’intriguait si fort. Il ne risquait guèreque de s’enrhumer, et, pour en venir à ses fins, il aurait bravédes dangers plus sérieux.

En voyant cet intrus s’établir dans sonvoisinage immédiat, l’homme se pelotonna comme un hérisson qui vase mettre en boule pour opposer ses piquants à l’ennemi et se versaune pleine rasade, qu’il avala d’un trait. C’était de l’eau-de-viequ’il buvait de la sorte, et, à la façon dont il l’absorbait,Nointel le reconnut tout à fait. Il ne s’agissait plus que del’aborder, et il fallait se dépêcher, car la bouteille tirait à safin. Nointel commença par frapper aux carreaux de la boutique, etcomme il avait appris en garnison à parler la langue des cafés etautres lieux de ce genre, il demanda au garçon qui seprésenta : un bock ! Il se proposait bien de nepas goûter à la bière qu’on servait dans ce quartier funèbre, maisil lui fallait un prétexte pour rester. Le bock une foisapporté et payé, le capitaine chercha une entrée en matière. Lebuveur lui tournait le dos. Il s’était accoudé sur la table et ilparaissait plongé dans de sombres réflexions.

– Pardon, monsieur, dit hardimentNointel, n’êtes-vous pas M. Crozon ?

L’homme tressaillit, releva la tête, regardafixement celui qui lui adressait la parole, et répondit d’un tonpeu encourageant :

– Oui, c’est moi. Qu’est-ce que vous mevoulez ?

– Allons ! j’en étais sûr !vous ne me reconnaissez pas ?

– Non.

– Comment ! vous avez oublié cettejolie traversée sur le Jérémie, trois-mâts de six centtonneaux, doublé et chevillé en cuivre, marche supérieure… bonneblague, la marche supérieure. Nous avons mis soixante-dix jourspour arriver au Mexique.

– J’ai été second à bord duJérémie, mais il y a douze ans de ça… et puis, oùvoulez-vous en venir ?

– Eh ! parbleu ! à vous direque je suis Nointel, sous-lieutenant au 8e hussards,embarqué avec son peloton, sur votre Jérémie, le 9décembre 66.

– Oui, oui, je me souviens maintenant,dit le marin en se déridant un peu. Et j’aurais dû vous remettreplus tôt, car vous n’avez pas changé.

– Ni vous non plus, capitaine… je saisque vous êtes capitaine… j’ai eu de vos nouvelles par un officierqui vous a connu à Vera-Cruz et qui est du Havre. Vous commandez unnavire baleinier.

– Depuis deux ans. J’ai débarqué, il y ahuit jours. Êtes-vous toujours au service ?

– J’ai donné ma démission après laguerre.

– Pour vous marier, hein ?

– Ah ! mais non. Je tiens à vivreindépendant, et je resterai garçon.

– Vous ferez bien, dit M. Crozondont la figure se rembrunit.

– Vraiment ? c’est votre avis ?Il me semblait que Fabrègue m’avait écrit…

– Que j’étais marié ? C’estvrai.

– Il m’a même dit que vous aviez épouséune Parisienne.

– C’est vrai aussi.

– Tant mieux ; ça vous déciderapeut-être à habiter Paris. J’en suis ravi, car je pourrai vous voirquelquefois et même vous être utile. Je suis sur mon terrain dansce pays-ci ; j’y connais tout le monde et j’y ai beaucoupd’amis, parce que je n’ai jamais rien demandé à personne. Je saisque vous ne demandez rien non plus, mais enfin, il y a dans la viedes occasions où on peut avoir besoin d’un camarade, et je vousprie de croire, mon cher Crozon, que je vous suis tout dévoué. Etde plus, je suis votre obligé. Vous m’avez servi de témoin, pendantnotre relâche à la Havane… vous rappelez-vous ?

– Contre un officier espagnol… et vouslui avez envoyé un joli coup de pointe… je crois bien que je me lerappelle… c’était à propos d’une quarteronne qui vendait descigares au coin de la calle mayor.

– Et qui était rudement jolie. Comme elledoit être vieille à présent ! Mais il ne s’agit pas de ça.Quand je retrouve un brave compagnon de jeunesse comme vous,j’entends qu’il dispose de moi en tout et pour tout. Et j’espèreque vous ne vous gênerez pas, si je puis vous être bon à quelquechose.

Nointel avait touché juste. Le loup de merétait ému, et on lisait aisément sur son rude visage que son cœurcommençait à s’ouvrir à la confiance.

– Et en attendant que vous me demandiezun service sérieux, reprit le capitaine, j’espère que vous viendrezme demander à déjeuner demain matin. J’ai un certain rhum de laJamaïque dont vous me direz des nouvelles.

– Merci, mon cher Nointel, en ce moment,je sors très-peu… j’ai des raisons pour rester chez moi.

– Bon, je devine. Vous êtes presque unnouveau marié, et après une campagne de deux ans…

– Ma femme est malade, dit brusquementCrozon.

– Alors, je vous demande pardon d’avoirplaisanté. Nous déjeunerons un autre jour. Mais, puisque voussortez si peu, savez-vous que j’ai eu une fière chance de vousrencontrer dans un quartier où je ne viens pas deux fois par an… etoù vous ne devez pas venir souvent non plus.

– C’est la première fois que j’y mets lespieds.

– Vous ne devineriez jamais ce qui m’y aamené, mon cher. Figurez-vous que je connaissais beaucoup cettemalheureuse femme qu’on vient d’enterrer…

– Et qui a été assassinée au bal del’Opéra, s’écria le marin, qui pâlissait à vue d’œil.Connaissiez-vous aussi celle qui l’a tuée ?

– Bon ! pensa Nointel. Le voilà doncoù je voulais l’amener.

Et il dit tout haut, avec un calmeparfait :

– Ma foi ! non, je ne la connaispas. On m’a raconté que c’était une artiste, une chanteuse… biennée et bien élevée, à ce qu’il paraît. Je n’en sais pasdavantage.

– Bien née et bien élevée, répéta lemarin d’un ton que le capitaine aurait trouvé singulier, s’il eûtété moins bien informé. Et on est sûr que c’est cette créature quia fait le coup ?

– Sûr, autant qu’on puisse l’être quandla justice n’a pas encore prononcé. Ce qu’il y a de certain, c’estqu’elle est arrêtée. Elle se nomme Lestérel.

– Oui, Lestérel, murmura M. Crozonqui paraissait de plus en plus agité.

Nointel feignit de remarquer pour la premièrefois à quel point le baleinier était troublé.

– Pardon, mon cher, lui dit-il doucement,je ne voudrais pas être indiscret, mais il me semble que ce nomvous cause une impression désagréable.

Au lieu de répondre, Crozon se versa un grandverre d’eau-de-vie et l’avala sans sourciller.

– Il boit pour se donner le courage de mefaire des aveux, se dit le capitaine. Il va y arriver. Pourvu qu’ilne roule pas sous la table ! Non, je me souviens de sescapacités. À bord, il absorbait une bouteille de rhum par jour etil n’y paraissait pas. Il a dû faire des progrès depuis douzeans.

Nointel pensa aussi qu’il fallait encouragerles velléités de confiance que M. Crozon commençait àmanifester et lui tendre une nasse où il pût se précipiter.

– Cher ami, reprit-il, je ne vous demandepas vos secrets, mais, si vous prenez un intérêt quelconque à lapersonne qu’on accuse du crime de l’Opéra, je serais en situationde vous renseigner, et peut-être même de vous être utile, car jeconnais le juge d’instruction qui est chargé de suivre cetteaffaire.

– Moi ! m’intéresser à cettegueuse ! grommela le loup de mer. Je voudrais qu’on l’étouffâtdans sa prison.

– Diable ! comme vous y allez… Quevous a-t-elle donc fait pour que vous souhaitiez qu’onl’étrangle ?

Crozon poussa une espèce de rugissementétouffé et fit une si singulière figure que Nointel eut beaucoup depeine à ne pas lui rire au nez.

– Ce qu’elle m’a fait ? dit-il d’unevoix sourde. Oh ! rien… c’est ma belle-sœur.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaNointel en feignant d’éprouver une douloureuse surprise ;comment ! cette demoiselle…

– Est la sœur de ma femme, oui, mon chercamarade. Mariez-vous donc pour être déshonoré.

– Vous allez trop loin, mon ami. Personnene songera à vous rendre responsable des actes de mademoiselleLestérel. Et d’ailleurs on l’accuse peut-être à tort ; elleest peut-être innocente.

– Elle ! c’est un monstre descélératesse et d’hypocrisie.

– Vous m’étonnez. J’avais entendu direqu’elle était estimée dans le monde où elle allait, un très-bonmonde, à ce qu’il paraît, et qu’on ne lui reprochait aucun écart deconduite.

– Oh ! elle est habile… autantqu’elle est fausse.

– Alors vous aviez cessé de la voir.

– Non, pour mon malheur. J’aurais dû lachasser de chez moi… j’ai été assez lâche pour souffrir qu’ellecontinuât à fréquenter ma femme.

– C’est un malheur… un très-grandmalheur… mais enfin le scandale de ce procès ne peut pas vousatteindre. Personne ne saura que mademoiselle Lestérel vous touchede si près.

– Vous vous trompez. Le juge le sait déjàet bientôt tout Paris le saura. Quand on l’a arrêtée, quand on luia demandé où elle avait passé la nuit de samedi à dimanche, lacoquine a eu l’audace de répondre qu’elle était venue chez sa sœur,à minuit, et qu’elle y était restée jusqu’à trois heures du matin.Le juge a fait appeler ma servante pour la confronter avec elle, etl’infâme a été forcée de reconnaître qu’elle avait menti. Un de cesjours, on m’appellera aussi… je suis étonné que ma femme n’ait pasdéjà été citée.

– Il est dur en effet, de se trouver mêléà une affaire pareille, quand on a toujours été honnête homme. Jevous plains sincèrement, mon cher, et je plains aussi madameCrozon.

– Elle ! non, ne la plaignez pas,dit rudement le marin.

Nointel ne commit pas la maladresse dedemander l’explication de cette réponse. Il sentait que son hommeallait en venir de lui-même aux confidences et il ne voulait pas sedonner l’air de les provoquer.

– Du reste, reprit-il, cette histoire estbien étrange… du moins ce que j’en sais, car je l’ai apprise parles journaux. Ils n’expliquent pas du tout pourquoi mademoiselleLestérel a tué cette d’Orcival qui était une femme entretenue, etqu’elle n’avait sans doute jamais vue.

– Erreur, mon cher, dit amèrement Crozon.Elles avaient été autrefois au même pensionnat. La cause du crimen’est pas difficile à deviner. Une querelle à propos d’un amant.Ah ! tenez, Nointel, quand je pense que j’ai toléré laprésence de cette drôlesse dans ma maison… il me prend des enviesd’aller assommer sa complice, et de me faire sauter le caissonaprès.

– Je m’y oppose, s’écria en riant lecapitaine, je ne veux pas perdre un vieux camarade, juste au momentoù je viens de le retrouver. Un homme comme vous ne se tue pas pourdes affaires de femmes, car tout ça c’est des affaires de femmes.Qu’est-ce que c’est encore que cette complice dont vous me parlez.J’ai lui mon Figaro ce matin. Il n’en dit pas un mot.

Le malheureux mari s’accouda sur la table etprit sa tête dans ses deux mains. Nointel comprit que la crisefinale allait se déclarer, et il se garda de troubler uneméditation qui ne pouvait guère manquer d’aboutir à une confessioncomplète. Il fit bien. Après une assez longue pause, Crozon relevala tête, vida encore une fois son verre, et dit du ton décidé d’unhomme qui vient de prendre une résolution :

– Il faut que vous sachiez tout. Nous nenous sommes pas vus depuis des années, mais je vous ai assez connuautrefois pour être sûr que vous êtes un brave garçon et qu’on peutse fier à vous. Et puis, j’en ai assez de dévorer ma rage, sansavoir un ami à qui conter mes chagrins et demander un conseil.

– Un conseil ? Présent ! Etceux que je vous donnerai ne seront pas mauvais. J’ai vécu ici,pendant que vous naviguiez ; vous avez le pied marin, moi j’aile pied parisien ; votre cas doit être de ceux où je me suistrouvé dix fois. Je vous indiquerai le moyen d’en sortir. Inutiled’ajouter, cher ami, que je suis tout à votre service. Vous faut-ilde l’argent ? J’ai chez mon banquier une trentaine de millefrancs qui ne font rien. Cherchez-vous un second pour vous arrangerun duel et vous appuyer d’un coup d’épée, en cas de besoin ?Je suis votre homme.

– Merci, Nointel, merci, dit aveceffusion le marin. L’argent ne me manque pas. Ma dernière campagnedans les mers du Sud m’a rapporté à elle seule une petite fortune,et j’avais déjà de jolies économies. Mais, pour le reste,j’accepte. Si je trouve ce que je cherche, vous serez montémoin.

– Avec plaisir, cher ami. Vous avez étéle mien. C’est mon tour. Ah çà, vous pensez donc à en découdre avecquelqu’un ?

– Je vous dirai tout à l’heure avec qui.Écoutez d’abord mon histoire. Elle est gaie, vous allez voir, ditCrozon, en riant d’un rire amer.

» Je me suis marié, comme vous savez. Jeme suis marié, il y a six ans, avec la fille aînée d’un commandantd’infanterie. Ma femme ne m’apportait pas un sou de dot. Le père nepossédait que sa retraite, et il est mort six mois après la noce.Mais Mathilde était charmante, et j’en étais amoureux fou.Fallait-il que je fusse bête de croire qu’un vieux marsouin commemoi pourrait jamais plaire à une fille qui avait quinze ans demoins que lui et qui avait été élevée pour épouser un prince !Que voulez-vous ! j’étais pris, et c’était la première foisque ça m’arrivait. Vous m’avez connu du temps du Jérémie,et vous savez le cas que je faisais des femmes. Mes liaisons neduraient jamais plus longtemps que les relâches de mon navire, etje n’y pensais plus deux heures après l’appareillage. Je me moquaisdes camarades qui faisaient du sentiment à bord. Eh bien, il étaitécrit là-haut que je serais pincé comme les autres.

» Je me mariai donc, plus content qu’unroi, et tout marcha bien dans le commencement. Mathilde me faisaitbonne mine, et je me mettais en quatre pour lui procurer del’agrément. Je n’y réussissais qu’à moitié, parce qu’elle auraitvoulu bien des choses que je ne pouvais pas lui donner ; maisenfin elle ne se plaignait pas, et elle me rendait heureux. Songrand chagrin était de ne pas avoir d’enfant, et pour se consoler,elle jouait à la maman avec sa petite sœur qui venait de sortir depension. Vous dire tout ce que nous avons fait pour mettre cettecadette en état de gagner sa vie honnêtement, ce serait trop long.Des maîtres de toute espèce, des leçons de chant à vingt francs lecachet. Tout le superflu de notre ménage y passait.

– Et c’est cette jeune sœur qui…

– Qui vient d’assassiner une fille, oui,mon ami ; mais ce n’est pas d’elle que je veux vous parler.Elle sera condamnée, elle finira sur l’échafaud ou dans une prisonavec les voleuses ; tant mieux ! je ne souffrirai pluspar elle. Écoutez le reste.

» J’aimais tant Mathilde que, moi qui mesouciais de l’argent comme d’une pipe de tabac, je ne pensais plusqu’à en gagner. Nous avions de quoi vivre, et j’aurai pu flâner àterre six mois de l’année. Je me mis à rechercher les embarquementsles plus productifs et les plus pénibles. Je fis deux campagnesdans les mers de Chine, presque coup sur coup, deux voyages heureuxqui me donnèrent de bonnes parts de bénéfice. Ma femme se conduisitbien pendant ces deux longues absences ; mais au retour de ladernière, elle me laissa entendre que nous n’étions pas encoreassez riches. Je l’adorais comme le premier jour, plus que lepremier jour. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Une créature quin’avait que le souffle, pas de santé, pas de gaieté, rien qui pûtplaire à un marin. Je crois qu’elle m’avait ensorcelé.

» Pour lui rapporter la fortune qu’elleambitionnait, je me décidai à partir encore une fois. Je pris lecommandement d’un baleinier pour un armateur du Havre. Je savaisque le métier était dur et dangereux, mais qu’avec de la chance onpouvait s’y enrichir. Et, en effet, j’ai fait une campagne superbe.Il est vrai que je risquais ma peau à peu près tous les jours. J’aiété pris dans les glaces ; j’ai failli me perdre deux fois surdes bancs de coraux. Mais j’en avais vu bien d’autres, et puis jepensais à Mathilde. Je me disais : Maintenant elle aura cequ’elle souhaitait tant : la grande aisance, la vie large etfacile. Enfin, après une dernière croisière dans les mers du Japon,je complète mon plein chargement d’huile et j’entre en relâche àSan Francisco, en route pour la France. C’est là que le malheurm’attendait.

– Comment ! à trois mille lieues deParis !

– En débarquant, je trouvai une lettre,parfaitement adressée à mon nom, une lettre où on me disait à peuprès ceci : « Votre femme vous trompe. Elle a un amant,et elle s’affiche publiquement avec lui. Hâtez-vous de revenir pourarrêter ce scandale qui menace d’avoir des suites. À votre arrivée,l’ami qui vous avertit vous fournira des preuves. »

– Et ce n’était pas signé ?

– Non, mais…

– Et vous avez cru aux infamies inventéespar un calomniateur anonyme ?

– Je n’y ai pas cru d’abord. J’aihorriblement souffert, mais je ne désespérais pas encore. Mathildem’avait écrit aussi, et sa lettre n’était ni plus ni moins tendreque les autres. J’eus le courage de ne pas quitter mon navire et lasottise d’annoncer à ma femme que j’arriverais en France avant lafin de février. Il y a huit jours, en prenant terre au Havre, j’aireçu une nouvelle lettre…

– Anonyme comme l’autre.

– Oui, mais contenant des détails plusprécis. On m’apprenait que ma femme avait été abandonnée par sonamant, mais qu’il était résulté de cette liaison… un enfant.

– Diable ! dit Nointel en hochant latête.

– Un enfant qui est né il y a un mois etque sa mère a fait disparaître.

– Un infanticide !

– Non, malheureusement. Il vaudrait mieuxque la misérable se fût débarrassée de ce bâtard. Je ne serais pasobligé de le tuer. Elle le cache… elle est accouchéeclandestinement, hors de sa maison… mais je le trouverai, et jevous jure que je ferai justice de la mère et de l’enfant. Vouspensez peut-être que j’ai trop tardé à me venger. Écoutez encore,écoutez jusqu’au bout, et vous allez comprendre pourquoi je haiscette Berthe Lestérel.

» Après avoir lu la seconde lettre, je neme possédais plus. Je me suis arrêté deux heures au Havre, juste letemps de voir mon armateur, et je suis parti par le premier train.Ma femme était sur ses gardes. Elle avait envoyé sa bonnem’attendre à la gare. Je ne laisse pas à cette fille le tempsd’aller prévenir sa maîtresse, et je tombe comme une bombe chezMathilde. J’y trouve…

– L’amant ?

– Si je l’avais trouvé, lui ou moi nousserions morts ? J’y trouve ma belle-sœur, qui sans doute étaitvenue tout exprès pour aider sa complice à me jeter de la poudreaux yeux. J’éclate en reproches, en menaces. Ma femme ne me répondpas. Elle faisait semblant d’être mourante. L’autre prend sadéfense ; elle crie bien haut que Mathilde est innocente, queje suis fou. Je croyais encore à l’honneur de cette Berthe,alors…

– Pardon, si je vous interromps, chercamarade. Au moment où a commencé cette scène, saviez-vous déjà lenom de l’amant ?

– Non, et je ne le sais pas encore. Maisje le saurai ce soir.

– Ce soir ! s’écria Nointel quecette nouvelle intéressait beaucoup plus que les infortunesmatrimoniales de M. Crozon. Vous êtes sûr que vous aurez cesoir le nom de cet homme ?

– Parfaitement sûr, répondit froidementle marin. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi j’en suis sûr.Laissez-moi d’abord finir mon récit. J’ai mis Berthe au défi dejurer que sa sœur était innocente. Elle a juré, l’infâme. Elle ajuré sur son honneur… belle garantie, en vérité ! Et j’ai étéassez sot pour croire à ce serment. Je me suis rétracté, j’aipleuré… oui, j’ai pleuré… et j’ai demandé pardon à ma femme del’avoir soupçonnée. Que pensez-vous de ma lâcheté,Nointel ?

– Je pense, mon ami, que si j’avais été àvotre place, j’en aurais fait tout autant. Et j’ajoute qu’il nem’est pas prouvé que vous ayez raison de croire à une faute commisepar madame Crozon. À mon sens, une lettre anonyme ne mérite pasqu’on la prenne au sérieux. Pour condamner une femme, il fautd’autres preuves que les affirmations d’un gredin. Qui vous dit quece correspondant n’est pas un ennemi qui cherche à troubler la paixde votre ménage, un drôle qui aura fait la cour à votre femme etqui se venge de ses dédains ?

– C’est impossible. Il m’a promis de sefaire connaître à moi.

– Bon ! mais jusqu’à ce qu’il l’aitfait, vous devez douter de ce qu’il avance, et, si vous meconsultiez, je vous conseillerais de ne rien précipiter avantd’avoir acquis une certitude.

– Oh ! j’ai été patient. Voilà huitjours que j’endure tous les tourments de l’enfer et que je n’agispas. Après la scène où ces deux femmes m’ont trompé si odieusement,Mathilde, qui était déjà très-souffrante… vous savez pourquoi…Mathilde est tombée, ou a feint de tomber gravement malade. Àchaque instant, il lui prenait des attaques de nerfs effroyables.Je ne la quittais pas, et ma belle-sœur ne la quittait guère. Je neme défiais plus de cette misérable Berthe. Et cependant, jesurprenais parfois entre elle et Mathilde des échanges de regards,des signes qui auraient dû m’éclairer. Le lendemain de mon arrivée,entre autres, il se passa devant moi un incident assez singulier.Ma femme était au lit, et sa sœur lui lisait le journal. Lorsquevint le récit du suicide de je ne sais quel étranger chez cetted’Orcival, Mathilde eut une crise très-violente. Je ne pris pasgarde alors à cette coïncidence, mais je m’en suis souvenu plustard.

– Moi aussi, je m’en souviendrai, pensaitle capitaine.

– Les choses allèrent ainsi pendant toutela semaine, reprit le marin, moi ne bougeant pas du chevet de mafemme, et Berthe venant chez nous plusieurs fois par jour. Samedi,j’ai reçu une lettre de mon anonyme. C’était la première depuis monarrivée à Paris. Il me disait qu’il était sur la trace de l’enfantque Mathilde avait caché ; qu’il m’avertirait, dès qu’ill’aurait trouvé, ce qui ne pouvait tarder, et qu’il m’apprendraiten même temps le nom de l’amant.

– En vérité, mon cher Crozon, je suistenté de croire que cet homme se moque de vous, avec sesdénonciations en plusieurs numéros. Vous avez peut-être affaire àun fou. Les avez-vous gardées, ces lettres ?

– Oui. Je vous les montrerai, maisécoutez la suite. Je retombai dans des perplexités terribles, aprèsavoir lu ce nouvel avis ; mais je croyais encore à unecalomnie. Le soir, ma belle-sœur était invitée à une soirée ;elle devait venir voir Mathilde à minuit. Elle ne vint pas, et jem’aperçus que ma femme était très-inquiète. Jugez de ce que j’ai dûéprouver lorsque, le lendemain, notre bonne, qui, à ma grandesurprise, avait été appelée au Palais de justice, nous a appris queBerthe était arrêtée, et qu’on l’accusait d’avoir tué une femme aubal de l’Opéra… de l’avoir tuée avec un couteau-éventail que je luiavais rapporté du Japon…

– Quoi ! c’est vous qui lui aviezfait présent de ce bibelot meurtrier ? On ne parle que de celapartout.

– Oui, c’est une fatalité… car cettemalheureuse ne peut pas nier son crime. On ne trouverait pas ici lepareil de ce poignard. J’ai compris tout de suite qu’elle étaitperdue. Mathilde l’a compris aussi. Elle s’est évanouie, et elleest restée douze heures entre la vie et la mort. Depuis qu’elle esten état de parler, j’ai essayé à plusieurs reprises d’obtenirqu’elle me dît ce qu’elle pensait de l’affaire de sa sœur. Je n’aipas pu en tirer un mot. Elle pleure et elle ne répond à aucunequestion. Elle a de bonnes raisons pour se taire. Que s’est-ilpassé entre Berthe et cette fille ? Pourquoi l’a-t-elleassassinée ? Que m’importe ? Je sais qu’elle est coupableet qu’elle a menti en me jurant que sa sœur ne m’avait jamaistrompé. Je ne crois pas au serment d’une femme qui assassine. Etmaintenant, je suis sûr de mon fait. Ma femme a eu un amant, et unbâtard est né de cet adultère.

» Vous pouvez vous figurer aisément, moncher Nointel, ce que je souffre. Hier, j’ai cru que j’allais mourirde désespoir ; ce matin, n’y tenant plus, je suis sorti decette maison souillée, j’ai marché devant moi sans savoir oùj’allais, et le hasard m’a amené ici, au moment où le convoi decette d’Orcival entrait dans le cimetière. En voyant les drôlessesen falbalas qui suivaient le corbillard, je me suis douté de lachose, et je me suis informé. Dans la foule, on ne parlait que ducrime de l’Opéra, et le nom de Lestérel était dans toutes lesbouches. Alors la rage m’a pris, et je me suis assis devant cecabaret pour boire. J’espérais que l’eau-de-vie me ferait oublier.Je me trompais. Il y a longtemps que je n’ai plus la consolation detrouver l’oubli au fond d’une bouteille. Au moment où vous m’avezparlé, je me demandais si je ne ferais pas bien d’en finir etd’aller me jeter dans la Seine au lieu de rentrer chez moi. Voilàoù j’en suis, mon cher camarade ; moi qui ai navigué surtoutes les mers du globe, je pense à me noyer dans l’eau douce, etquand je songe que c’est une femme qui m’a mené là, je voudrais quele tonnerre les écrasât toutes.

– Vous allez trop loin, cher ami, ditdoucement Nointel. Les femmes ont du bon, et je confesse que sanselles l’existence n’aurait aucun charme pour moi. Le tout est de nepas leur demander ce qu’elles ne peuvent pas nous donner, et de nepas prendre trop au sérieux les chagrins qu’elles nous causent.C’est pourquoi, si vous me permettiez d’émettre un avis sur votrecas, je vous dirais qu’en admettant même que votre femme ait eu unamant, ce qui ne me paraît pas démontré, c’est là un malheur qu’ilfaut avoir le courage de supporter. L’opinion s’est retournée,depuis le temps de Molière. Les maris trompés ne font plus rire, etun honnête homme n’est pas déshonoré parce qu’il a plu à unefarceuse de jeter son bonnet conjugal par-dessus les moulins.

– Oui, répondit le marin avec ironie, jesais que la mode a changé. On ne les insulte plus sur le théâtre,et ailleurs on ne se moque plus d’eux ouvertement, surtout quand onsait qu’ils ne sont pas d’humeur à se laisser bafouer. Mais cen’est pas le ridicule que je crains. Si j’avais fait un mariage deraison et que ce mariage eût mal tourné, j’aurais commencé pardonner une leçon au premier railleur qui me serait tombé sous lamain ; peut-être même me serais-je cru obligé de planter unbon coup d’épée dans les côtes de l’amant ; et après, j’auraislaissé ma femme à son amoureux, je serais retourné à mon métier demarin et je me serais bien vite consolé en naviguant.

– Qui vous empêche de prendre ce sageparti ?

– Vous ne comprenez donc pas que j’aiaimé passionnément cette créature, que depuis six ans je ne vis quepour elle ; vous ne comprenez donc pas que je l’aimeencore ? C’est honteux, c’est lâche, mais c’est ainsi. Je laméprise, je la hais, et je l’adore. Si je ne l’adorais pas,croyez-vous que je penserais à la tuer ? Que m’importeraitqu’elle appartînt à un autre, si elle m’étaitindifférente ?

» Mais il est enraciné là, cet indigneamour, dit Crozon, en se frappant la poitrine, et pour l’enarracher, il faudrait m’arracher le cœur. Vous êtes fort, vous,Nointel, vous ne vous êtes jamais affolé d’une de ces poupées quinous prennent tout, notre énergie, notre honneur. Vous ne savez pasce que c’est que de se dire à tout instant du jour et de lanuit : il y a un homme qui la possède ; elle ne vit quepour cet homme, elle est à lui corps et âme, elle lui a sacrifiéson honneur, et sur un signe de cet homme, elle me quitterait sanspitié, elle le suivrait sans remords. Si vous aviez passé par cettehorrible épreuve, je vous jure que vous ne me conseilleriez pas larésignation. Je ne pardonnerai pas, je ne peux pluspardonner ; j’ai trop souffert. Il faut que tous ceux par quij’ai souffert soient punis. Quand ce sera fait, il ne m’en coûteraguère de mourir, car ce n’est pas vivre que de vivre comme je vis.Heureusement, le jour de la vengeance est venu.

– Mon cher camarade, dit Nointel sanss’émouvoir, j’aurai quelques objections à vous présenter quand vousen serez à dénouer tragiquement cette fatale histoire. Oh !rassurez-vous ! je ne vous ferai pas de phrases ;j’essayerai seulement de vous montrer les inconvénients queprésente la mise en pratique des procédés violents. Mais sur quoifondez-vous la certitude d’une vengeance immédiate ? Est-ceque votre correspondant anonyme aurait encore fait dessiennes ?

– J’ai reçu une nouvelle lettre de lui,hier. Il m’annonce qu’il n’a pas encore pu découvrir l’endroit oùest l’enfant, mais que, demain, il m’apprendra le nom de l’amant…demain, c’est aujourd’hui, et, avant ce soir, je saurai à qui m’enprendre.

– Bon ! mais je suppose que votreprojet n’est pas de poignarder cet amant. Il faut laisser cesfaçons-là aux Espagnols.

– Je lui ferai l’honneur de me battreavec lui, et je le tuerai, je vous en réponds.

– Je sais que vous êtes de première forceà l’épée.

– À toutes les armes. Vous règlerez commevous l’entendez les conditions du duel. Je ne tiens qu’à une chose,c’est à en finir promptement. Je vais rentrer chez moi. Si j’ytrouve la lettre, je vous l’apporterai immédiatement et je vousprierai d’aller aussitôt voir cet homme, afin que nous puissionsnous battre demain matin.

– Très-bien. Je serai au cercle de quatreà cinq, et j’y reviendrai vraisemblablement vers minuit. Je demeurerue d’Anjou, 125. Voici ma carte. Disposez de moi à toute heure dejour et de nuit. Mon cercle est celui de votre compatriote et amiFabrègue, boulevard des…

– Je sais ; je suis allé l’ychercher une fois pendant mon dernier séjour à Paris.

– Il n’y a qu’une chose qui m’inquiète.La lettre va vous désigner un nom, c’est parfait. Mais encorefaudrait-il s’assurer que la lettre ne ment pas. Vous ne pouvezpas, sur une dénonciation anonyme, obliger un monsieur à s’aligner.D’ailleurs, l’amant niera. Un galant homme, en pareil cas, n’avouejamais.

– Je le forcerai à avouer.

– Hum ! si vous vous proposez de luiarracher une confession en vous livrant sur sa personne à des voiesde fait, je dois vous dire qu’alors je vous prierai de me releverde mes fonctions de témoin. Les brutalités de ce genre me semblentde mauvais goût, et, de plus, elles iraient contre votre but.

– Soit ! je m’en rapporteraientièrement à vous.

– Et vous ferez bien, mon cher Crozon. Jeconnais mon Paris, et dès que je saurai le nom, je serai peut-êtreen mesure de vous dire s’il faut ajouter foi à la déclaration devotre espion, – car c’est un espion, ce correspondant qui dénonceles femmes, – ou s’il a lancé une accusation fausse. Je suppose,bien entendu, que l’accusé sera un homme du monde, ou du moins unhomme qu’on peut prendre pour adversaire sans se dégrader.

– Je me battrais avec un forçat, si ceforçat avait été l’amant de ma femme, dit froidement le marin.

– J’espère que vous n’en serez pas réduità cette extrémité, répliqua Nointel en souriant. Mais je nesoupçonne pas du tout à qui nous allons avoir affaire.

Le capitaine, en parlant ainsi, disait lecontraire de la vérité, car il soupçonnait très-fort que Golymineavait été l’amant de madame Crozon, et il eût été ravi que lalettre attendue par le malheureux mari confirmât ses soupçons,d’abord parce que, Golymine n’étant plus de ce monde, le duelserait devenu impossible, ensuite et surtout parce que cela eûtcadré à merveille avec le système de défense qu’il échafaudait peuà peu dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel.

– Cela ne prouverait pas qu’elle n’a pastué Julia, pensait-il, mais, c’est égal, Darcy serait bien contentsi je pouvais lui démontrer que la correspondance amoureuse étaitde la sœur, et que mademoiselle Berthe n’est allée à l’Opéra quepour sauver l’honneur de madame Crozon.

Pour le moment, la question était vidée. Labouteille d’eau-de-vie aussi. Le baleinier l’avait mise à sec, etil portait sans trébucher cette ration d’alcool qui aurait couchépar terre un buveur ordinaire. Mais elle ne l’avait pas calmé, etquand il se leva, Nointel lut dans ses yeux une résolutionimplacable.

Ils se serrèrent la main, et ils se séparèrentsur ce mot de Crozon :

– À bientôt, camarade, je compte survous.

Nointel le suivit des yeux sur le boulevard,où il marchait d’un pas ferme, et appela un fiacre pour se faireconduire au cercle. Ce n’était pas encore l’heure de se présenterchez la marquise, et il n’avait rien de mieux à faire que d’alleraux nouvelles en causant avec les désœuvrés du club.

– Ce Sganarelle au long cours est unhomme terrible, se disait-il en montant dans la voiture de place,et il faudra que je le surveille de près pour l’empêcher de semettre un ou deux meurtres sur la conscience. Mais je voudrais biensavoir quel est le lâche gredin qui a dénoncé sa femme. Et je lesaurai peut-être. Le baleinier m’a promis de me montrer seslettres.

FIN

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