Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Chapitre 8

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À sept heures et demie, Darcy et Nointeltraversaient à pied la place de l’Opéra.

La campagne était commencée.

Darcy était arrivé exactement au rendez-vous,et le capitaine, qui aimait à marcher, l’avait prié de renvoyer savoiture. Il faisait beau, et la rue d’Anjou n’est pas loin duboulevard.

Les deux amis cheminaient côte à côte, saluantd’un signe de tête les gens de leur monde qu’ils croisaient sur cemacadam privilégié où on rencontre tant de figures de connaissance,lorsqu’on vit de la vie parisienne, de la vie qui s’écoule entrel’hippodrome de Longchamps, le parc Monceau et Tortoni.

Darcy avait beaucoup réfléchi en s’habillant,et le plan du capitaine lui paraissait maintenant fort bien conçu.Il sentait toute l’importance des recommandations de cet habiletacticien, et il ne songeait plus à se cantonner chez lui, alorsqu’il s’agissait d’ouvrir une enquête.

Un juge n’a pas besoin de se déranger pourinstruire une affaire. Il n’a, pour ainsi dire, qu’à lever le doigtpour mettre en mouvement tous les rouages de la machine judiciaire.Les témoins sont à ses ordres, et les renseignements lui arriventde tous les côtés.

Gaston était obligé de prendre plus de peine.Il comprenait fort bien la nécessité de se lancer dans un voyage dedécouvertes, aussi difficile, sinon aussi périlleux que larecherche du pôle nord, et il ne demandait pas mieux que de payerde sa personne, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de se répandredans les lieux de plaisir pendant que Berthe Lestérel pleurait aufond d’une prison.

Du reste, il ne s’était pas fait expliquer endétail les projets de Nointel, il le suivait de confiance, et il nesavait pas où son avisé camarade le menait dîner.

Au moment où ils arrivaient sur la place del’Opéra, on commençait à allumer les lustres du foyer, et Darcy eutun serrement de cœur en revoyant cette façade si brillammentéclairée la veille, ces marches que Julia d’Orcival avait franchiesd’un pas léger, sans se douter qu’elle courait à la mort.

Il y avait des badauds groupés sur les refugescirculaires et causant avec animation. L’amoureux saisit au volquelques mots qui avaient trait au crime. Tout Paris en parlaitdéjà, les crieurs de journaux le proclamaient, et les promeneurs dudimanche ne manquaient pas de s’arrêter devant ce théâtre consacréau chant et à la danse, et ensanglanté par un drame.

Le pauvre garçon entendit même un flâneurprononcer le nom de Lestérel, et il s’empressa de hâter le pas.

–&|160;Je me suis tenu à quatre pour ne passauter à la gorge du drôle qui pérore au milieu de ces imbéciles,murmura-t-il en prenant le bras de Nointel.

–&|160;Diable&|160;! dit le sage capitaine, tuaurais fait là une grosse sottise, et je te conseille de temodérer, si tu tiens à réussir. Paris est plein de Lolifs et tu neleur fermeras pas la bouche, car tu n’as pas, je pense, le projetde les étrangler tous&|160;? Il arrivera vingt fois, cent foisqu’on parlera devant toi de ta malheureuse amie. Il faut terésigner à laisser dire. Si tu prenais sa défense, tu dérangeraistoutes mes combinaisons. Prépare-toi donc à souffrir.

–&|160;Est-ce que ma patience va être mise àl’épreuve pendant le dîner&|160;?

–&|160;C’est probable. Tu dois bien te douterque je n’ai pas quitté les douceurs de mon foyer pour l’uniqueplaisir de t’emmener au cabaret.

–&|160;Où allons-nous, au fait&|160;? ChezBignon ou au café Anglais&|160;?

–&|160;Non. Je te conduis à la Maisond’or.

–&|160;Ah&|160;! fit Gaston avecindifférence.

–&|160;La cuisine y est très-louable, repritNointel&|160;; mais ce soir je n’y viens pas pour me régaler. Cequi m’y attire, ce sont les burgraves.

–&|160;Les burgraves&|160;?

–&|160;C’est-à-dire les viveurs qui ontdépassé la cinquantaine. Ils sont restés fidèles au restaurant deleur jeunesse, et ils se plaisent à y boire à leurs anciennesamours. Il leur arrive souvent de retrouver gravés sur les glacesdes cabinets les doux noms des cocottes, aujourd’hui disparues, quicharmèrent leurs belles années et qui s’en sont allées où vont lesvieilles lunes. Ils font de l’archéologie en soupant.

–&|160;Très-bien, mais quelrapport&|160;?…

–&|160;Voilà. Simancas et Saint-Galmier ont laprétention d’être des burgraves… d’Amérique. Ils aiment à dîner enbonne compagnie, et je suis à peu près sûr que nous allons lestrouver installés dans un certain coin de la première salle, uncoin privilégié qu’on leur garde tous les soirs. Et si nousparvenons à nous caser dans leur voisinage, nous jouirons de leurconversation.

–&|160;Je n’y prendrai aucun plaisir.

–&|160;Tu te trompes. Je saurai lui donner untour intéressant, et tu ne regretteras pas d’être venu.

–&|160;Est-ce que tu espères obtenir d’eux deséclaircissements sur… Mais oui… j’y pense… ils occupaient cettenuit la loge qui confine celle où Julia…

–&|160;Quoi&|160;! tu avais oublié cettecirconstance curieuse&|160;! Lolif te l’avait pourtant assezsignalée.

–&|160;C’est vrai. Mais que veux-tu&|160;? Ence moment, je n’ai pas la tête à moi.

–&|160;Heureusement, j’ai du sang-froid pourdeux.

–&|160;Et d’excellentes idées. Il estimpossible que ces étrangers qui remarquent tout n’aient pasremarqué la femme que Julia a reçue dans sa loge… et en lesinterrogeant…

–&|160;Je m’en garderai bien. Simancas estméfiant comme un métis indien qu’il est, et Saint-Galmier a laprudence du serpent, l’emblème de sa profession. Ces honorablescitoyens du nouveau monde ont toujours peur de se compromettre. Etje te prie instamment de t’observer avec eux. Laisse-moi faire. Jeconnais le moyen de leur soutirer des indications utiles. Ton rôleà toi est tout tracé. Quand il sera question du crime de l’Opéra,contente-toi de t’apitoyer sur le sort de madame d’Orcival, etparle de celle qu’on accuse de l’avoir tuée comme tu parlerais dushah de Perse.

»&|160;Mais nous y voici. Attends un peu queje voie s’ils y sont, ajouta le capitaine, en tournant le coin dela rue Laffitte.

»&|160;Parfaitement, reprit-il, après avoirjeté un coup d’œil dans la salle par l’interstice des rideaux. Ilsmangent des huîtres, et ils ont fait frapper du vin de Champagne.C’est de bon augure. Les marennes ouvrent l’appétit, et le clicquotdélie la langue.

»&|160;Il y a une table libre à côté de laleur. Décidément, nous sommes en veine. Profitons-en.

Et, revenant à la porte qui donne sur leboulevard, le capitaine entra.

Gaston, qui le suivait de près, eut une visionpassagère, en franchissant le seuil de ce salon étincelant delumières et de dorures. Il crut apercevoir, dans le demi-jour d’unrêve fugitif, la sombre cellule de Saint-Lazare. Le contraste avaitévoqué subitement cette apparition lugubre, et la sensation fut sivive que les larmes lui vinrent aux yeux.

–&|160;Monsieur Nointel ici, s’écria Simancas.Voilà ce que j’appelle un événement.

–&|160;Un heureux événement, ajouta le docteurcanadien. Et voici M.&|160;Darcy. La fête est complète. J’espèreque nous allons voisiner.

–&|160;Très-volontiers, répondit le capitaine.Nous irons jusqu’au pique-nique, si ce fusionnement peut vous êtreagréable. Il est encore temps, je pense. Vous commencez àpeine.

–&|160;Nous recommencerions s’il le fallait,pour avoir le plaisir de dîner avec vous, riposta Simancas.

–&|160;Inutile, mon cher général. Nous nous entiendrons à votre menu. Je suis sûr qu’il doit être excellent.

–&|160;C’est moi qui l’ai fait, et je m’yconnais assez bien, dit modestement Saint-Galmier. Après leshuîtres, nous aurons une bisque, puis, comme relevé, une carpe à laChambord, ensuite des cailles sur des rôties à la moelle, un pâtéde rouges-gorges, et, pour entremets, une bombe glacée au pain bis…c’est une nouveauté que je propage… une importation canadienne. Latour-blanche avec les marennes et le poisson. Château-larose pourarroser les cailles… et comme vin de fond, du clicquot frappé ensorbet.

–&|160;Parfait, docteur. Si je sors d’ici avecune indigestion, je compte sur vous.

–&|160;Ne craignez rien, capitaine. Les dînersque je commande se digèrent toujours. Je vais dire de servir pourquatre.

Nointel était déjà établi à côté du général.Darcy se casa en face de son ami, à la gauche du docteur.

L’ami de Berthe faisait des efforts inouïspour paraître gai, et n’y réussissait guère. La cellule, la hideusecellule, était toujours là devant ses yeux.

–&|160;Quel bon vent vous a amené ici,messieurs&|160;? demanda Simancas. Nous qui sommes des habitués,nous ne vous y voyons jamais.

–&|160;C’est vrai. J’ai pris la bourgeoisehabitude de dîner chez moi depuis que je possède une cuisinière quime confectionne des plats spéciaux. Le siège de Paris m’a rendugourmand. J’ai tant mangé de cheval&|160;! Notre dîner du cercleest bon, mais les ennuyeux qu’on y subit m’en ont chassé. Et, cesoir, mon ami Darcy ayant des idées noires, je lui ai proposé pourle distraire d’aller quelque part manger des mets extravagants.

–&|160;Humeurs noires… hypocondrie… névrose dufoie, grommela le docteur de la Faculté de Québec. Je traite cetteaffection par ma méthode diététique, et je la guéris toujours.

–&|160;On la guérit bien mieux par lechâteau-larose, n’est-ce pas, Darcy&|160;?

–&|160;Oh&|160;! c’est déjà passé, dit Darcyen tâchant de sourire. En revanche, j’ai une faim d’enfer, et unesoif de sonneur.

–&|160;Excellent symptôme, chermonsieur&|160;; quand on a un chagrin, il faut le noyer.

–&|160;Et je comprends, monsieur, dit Simancasd’un air contrit, je comprends que vous ayez été péniblementaffecté en apprenant la mort tragique de madame d’Orcival.

Nointel lança à son ami un regard quisignifiait&|160;:

–&|160;Tu vois qu’il y vient de lui-même.Tiens-toi bien.

–&|160;Oui, très-affecté, répondit Darcy, quitrouva cette fois le ton juste. Je venais de rompre avec cettepauvre Julia, mais je conservais d’elle un excellent souvenir. Lanouvelle m’a consterné.

–&|160;Elle nous a affligés, Saint-Galmier etmoi, et d’autant plus surpris que nous étions au bal dans la logevoisine de la sienne… à ce qu’il paraît, car nous ne l’avions pasreconnue sous son costume noir et blanc. Et on nous a dit tantôtque le crime avait dû être commis très-peu d’instants après notredépart. Que ne sommes-nous restés un peu plus longtemps&|160;!Notre présence aurait peut-être arrêté le bras de l’assassin.

–&|160;De l’assassine, mon chergénéral, rectifia en riant Saint-Galmier. Vous savez bien que c’estune femme, et que nous l’avons vue, la misérable… Quand je penseque je me suis presque trouvé en contact avec une créature quifinira sur l’échafaud, brrr&|160;! j’en ai la chair de poule… Cettebisque est délicieuse… pas tout à fait assez poivrée… Heureusementqu’on la tient.

–&|160;La bisque&|160;?

–&|160;Non, la meurtrière… encore unféminin que je suis obligé de fabriquer. J’ai tout lieu de croireque nous serons appelé en témoignage, Simancas et moi. Si on me laprésente, je la reconnaîtrai, je vous en réponds… à condition,toutefois, que l’on me la présentera en domino… car elle n’a eugarde de montrer son atroce figure… je parierais qu’elle estatroce… mais il y a la tournure, la taille…

»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! j’aperçois la carpeà la Chambord. Un verre de clicquot pour l’appuyer, moncapitaine.

–&|160;Appuyons, dit Nointel en tendant soncornet de cristal.

Il tenait pour les coutumes de nos pères, etil ne buvait pas le vin de Champagne dans des coupes.

–&|160;Et vous, monsieur Darcy, repritSaint-Galmier.

–&|160;Merci. Tout à l’heure.

–&|160;Oui, je conçois, cher monsieur. On estmal en train, le lendemain d’un si funeste événement. Pauvrefemme&|160;! Mourir si jeune, si belle… et si riche. Mais votredouleur ne la ressuscitera point. Et puis le clicquot est dedeuil.

–&|160;Au Canada&|160;? demanda ironiquementle capitaine.

–&|160;Partout. Cette carpe est un rêve. Jevous recommande la laitance aux truffes. Quelle vente Paris verrasous peu dans un hôtel du boulevard Malesherbes&|160;! Car onvendra forcément. Il paraît que madame d’Orcival ne laisse nitestament, ni parents à aucun degré. Elle était enfant naturel.L’État sera son héritier. Ma foi&|160;! je tâcherai d’avoir unsouvenir de cette charmante femme, qui marquera certainement dansl’histoire de la galanterie moderne. J’ai souvenance d’un certainbonheur du jour, en bois de rose… pur Louis&|160;XV… unemerveille… il faut que je me l’offre.

–&|160;Vous êtes donc allé chez Julia&|160;?demanda Darcy.

–&|160;Pas plus tard que mardi dernier… lelendemain du suicide de Golymine. Elle m’a fait appeler, parcequ’elle souffrait d’une névrose intercostale. Vous savez qu’ellesne résistent jamais à ma méthode, les névroses. J’aurais guérimadame d’Orcival, si on ne me l’avait pas tuée.

Darcy pensait&|160;:

«&|160;Il est singulier que Julia ait eurecours à Saint-Galmier. Je lui avais dit de ce charlatan tout lemal que j’en pensais.&|160;»

–&|160;Mon Dieu&|160;! soupira Simancas,puisque mon ami vient de prononcer le nom de ce malheureuxGolymine, il faut que je fasse part à ces messieurs d’une idée quim’est venue. Ne croyez-vous pas que la triste fin du comte a portémalheur à madame d’Orcival&|160;?

–&|160;Vous êtes donc superstitieux,général&|160;? dit Nointel.

–&|160;Non, mais je suis frappé de cettecoïncidence du meurtre suivant de si près le suicide… un suicidedont cette demoiselle était la cause.

–&|160;Eh bien, moi, je crois autre chose. Jecrois que la d’Orcival connaissait les secrets de Golymine, qu’elleaura eu la fâcheuse idée d’en exploiter un, et qu’elle a été tuéepar une femme qui avait été la maîtresse de ce Polonais, une femmequ’elle voulait faire chanter.

»&|160;Qu’en dites-vous, général&|160;?demanda Nointel, en regardant Simancas entre les deux yeux.

Simancas possédait le sang-froid d’un guerrierqui a vieilli sous les drapeaux et l’aplomb d’un homme qui atraversé, dans le cours d’une longue et orageuse existence, biendes passes difficiles.

Et cependant la question que Nointel luiposait à brûle-pourpoint le déconcerta un peu.

–&|160;Je pense que vous vous trompez, chermonsieur, dit-il avec une certaine hésitation. Si Golymine avait eudes secrets de ce genre, il ne les aurait pas confiés à une femmegalante…

–&|160;Qu’il adorait, ne l’oublions pas,interrompit le capitaine&|160;; et qui d’ailleurs a pu lessurprendre&|160;?

–&|160;J’avoue que cette conjecture ne s’étaitpas encore présentée à mon esprit. Je ne connaissais pas madamed’Orcival, mais j’ai beaucoup connu le comte… autrefois, et je necrois pas qu’il fût homme à abuser de ses bonnes fortunes. Lapreuve qu’il n’en a pas tiré parti, c’est qu’il est mort ruiné. Onn’a trouvé sur lui que quelques billets de mille francs, et il nelaisse rien que sa garde-robe, qui n’a pas une grande valeur. Je mesuis informé à son dernier domicile. Tout est déjà saisi, car il ade nombreux créanciers.

–&|160;Encore une vente à l’horizon, ditphilosophiquement Saint-Galmier&|160;; bien maigre, celle-là. Plusgrasses sont les jolies cailles mollement couchées sur des rôties àla moelle. Quelle mine&|160;! quel fumet&|160;!

–&|160;Je les crois réussies, dit Nointel, etmaintenant le château-larose me semble indiqué.

»&|160;Au fond, quel homme était ceGolymine&|160;? Vous l’avez connu aussi, vous, docteur&|160;?

–&|160;Oh&|160;! fort peu&|160;; je l’aisoigné une fois pour un coup d’épée, mais je n’étais pas sonami.

–&|160;Ne lui avez-vous pas servi de parrainquand il s’est présenté à notre cercle&|160;?

–&|160;Oui, pour être agréable au général. Ilsavaient jadis défendu ensemble l’indépendance du Pérou.

–&|160;C’est vrai, dit gravement Simancas.Nous fûmes compagnons d’armes, et je puis attester que Golymine,comme tous ses compatriotes, était d’une bravoure folle.

–&|160;Je n’en doute pas, dit Nointel&|160;;mais comment se conduisait-il avec les femmes&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! il ne m’a pas pris pourconfident, mais je pense qu’il a toujours agi très-correctement. Ilpassait pour être très-généreux, et je suis certain qu’il étaittrès-discret, car il ne m’a jamais dit un mot de ses liaisons.

–&|160;Et cependant il en a eu beaucoup, etdans tous les mondes, car, au début, il allait partout. On levoyait souvent chez la triomphante marquise de Barancos.

–&|160;Je l’ai entendu dire, mais je nesaurais l’affirmer. À cette époque, je n’avais pas l’honneur d’êtreen relation avec la marquise.

–&|160;En effet, dit Darcy, je ne me souvienspas de vous avoir jamais vu chez elle.

–&|160;Non, je me tenais à l’écart pour desraisons à moi personnelles. Je la connaissais cependant depuisplusieurs années. Feu le marquis de Barancos était capitainegénéral à la Havane lorsque je m’y trouvais. Je travaillais alors àl’affranchissement de l’île de Cuba, qui cherchait à se soustraireà la domination espagnole. Le gouverneur me fit expulser. J’étaisresté en froid avec sa veuve. Mais j’ai appris tout récemmentqu’elle ne songeait plus à cette histoire ancienne, et j’ai eul’honneur de me présenter chez elle aujourd’hui même.

–&|160;Ah&|160;! aujourd’hui&|160;! répéta lecapitaine. Elle reçoit donc le dimanche&|160;?

–&|160;Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ellem’a reçu… et avec une grâce parfaite. Elle m’a fait l’honneur dem’inviter à une grande fête qu’elle se propose de donnertrès-prochainement.

–&|160;Tous mes compliments, général. Lamaison de madame de Barancos est une des plus agréables qu’il y aità Paris. Moi, je vais très-peu dans le monde&|160;; mais mon amiDarcy ne manque pas un des bals de la marquise, et il sera charméde vous y rencontrer.

–&|160;Alors, vous l’avez vueaujourd’hui&|160;? reprit Nointel d’un air dégagé. Lui avez-vousparlé de Golymine&|160;?

Le général tressauta sur sa chaise et réponditvivement&|160;:

–&|160;À quoi pensez-vous donc,capitaine&|160;? Je sais vivre, et je me suis bien gardé deprononcer le nom de ce Polonais. Elle doit être très-peu flattée del’avoir connu, car il a mal fini. D’ailleurs, à quel propos luiaurais-je parlé du comte&|160;?

–&|160;Eh&|160;! pardieu, à propos du crime del’Opéra. Il n’est pas possible que madame de Barancos ignore lanouvelle du jour, et elle n’ignore pas non plus que Golymine a étél’amant de Julia.

–&|160;Je… je ne sais, balbutia Simancas. Iln’a pas été question de cela entre nous… et je…

–&|160;Messieurs, s’écria Saint-Galmier,saluez le pâté de rouges-gorges. C’est un mets que j’ai mis à lamode et que je vous prie de savourer avec recueillement. Laissonslà les marquises et les Polonais, et admirez cette croûte dorée. Sivous le permettez, je vais procéder à l’autopsie.

–&|160;Pouah&|160;! le vilain mot&|160;! Jevois d’ici un de vos confrères entrant avec un commissaire depolice dans ce charmant hôtel du boulevard Malesherbes, et… vousm’avez coupé l’appétit. Du diable si je touche à votre pâté&|160;!Et puis, manger des rouges-gorges&|160;! Vous autresdilettantide la bouche, vous ne respectez rien. Vousmettriez des fauvettes en salmis et des rossignols à la broche.

–&|160;Ne riez pas. J’en ai goûté. C’estdélicieux.

–&|160;Je m’en rapporte à vous. J’aime mieuxles entendre chanter. Bon&|160;! voilà un mot qui me ramène àGolymine. La marquise n’a pas pleuré sa mort, je le crois, ni cellede Julia non plus. Elle ne devait pas l’aimer, cette galante dehaut vol qui avait des équipages presque aussi bien tenus que lessiens. L’été dernier, vous souvenez-vous&|160;? la d’Orcival estvenue au grand prix dans un huit-ressorts qui pouvait soutenir lacomparaison avec celui de madame de Barancos. Et sa victoriadoublée de satin jaune, avec tapis de loutre, siège devant etderrière, attelage gris foncé, tout le harnais plaqué d’argent. Lamarquise n’en a jamais eu une aussi irréprochable. Te larappelles-tu, Darcy&|160;?

Darcy se la rappelait d’autant mieux quec’était lui qui l’avait payée&|160;; mais il ne répondit que parmonosyllabes inintelligibles. Il savait à peine de quoi il étaitquestion. Son esprit voyageait en ce moment sur les hauteurs dufaubourg Saint-Denis. Il voyait le fiacre, l’horrible fiacrecahotant Berthe Lestérel sur les pavés boueux et s’arrêtant à laporte de Saint-Lazare.

–&|160;Donc, reprit Nointel, la marquise neregrette pas madame d’Orcival, mais elle est curieuse. Si elle nel’était pas, elle ne serait pas femme. Elle vous a demandé desdétails sur l’horrible événement, et comme vous y avez presqueassisté, vous lui en avez donné, je n’en doute pas. Vous avez dûl’intéresser extrêmement.

–&|160;Oh&|160;! très-peu, je vous assure. Jen’ai fait qu’effleurer ce triste sujet. Madame de Barancos aime lesconversations gaies. J’avais d’ailleurs une foule de choses à luidire. C’est tout naturel, après un si long entracte. Je l’avaisbeaucoup connue à la Havane lorsqu’elle était la femme du capitainegénéral, et je la retrouvais reine en France, reine par sa beauté,par son luxe…

–&|160;Et un peu par ses excentricités. Onn’aime ici que les femmes qui font parler d’elles. Ah&|160;! jeconçois qu’elle ne se presse pas de se marier. Il est plus amusantd’étonner Paris que de gouverner Cuba.

–&|160;Je ne pense pas qu’elle ait renoncé aumariage, insinua Simancas.

–&|160;Alors, à votre place, général, jetâcherais de l’épouser.

–&|160;Ne vous moquez pas de moi, mon chercapitaine. Certes, ma race vaut la sienne. Comme elle, j’ai dansles veines du sang de vieux chrétien castillan, mais je ne suisqu’un vétéran, couvert de blessures, honorablement reçues, il estvrai.

–&|160;Bah&|160;! vous feriez un maritrès-présentable, et je parierais que votre cœur n’a pas encorepris ses invalides. Un soldat n’a pas d’âge.

–&|160;Simancas a toujours vingt ans, s’écriale docteur, et cela grâce à ma méthode diététique. Je suis sonmédecin, et je garantis qu’il atteindra la centaine, sansvieillir.

»&|160;Maintenant, messieurs, je réclame votrebienveillante attention pour la bombe glacée au pain bis. Nepensez-vous pas qu’il conviendrait de la soutenir par quelquesverres d’un porto généreux&|160;?

–&|160;Va pour le porto. D’autant que votremenu me paraît nécessiter le renfort d’un vin corsé. Vous nous avezfait faire un dîner féminin, mon cher Saint-Galmier.

–&|160;Cela vaut mieux qu’un dîner de femmes.La présence des femmes empêche d’apprécier la cuisine savante.

–&|160;D’accord, mais il est agréable deparler d’elles. Et au risque de vous déplaire, je reviens à lamarquise. Dites donc, général, saviez-vous que la personne accuséed’avoir assassiné Julia est une jeune artiste qui chantait danstous les concerts de madame de Barancos&|160;?

Gaston pâlit, et Nointel lui lança un coupd’œil significatif.

–&|160;Pardonne-moi, mon ami, disait ceregard, pardonne-moi de te faire souffrir. C’est pour le bien demademoiselle Lestérel.

–&|160;Ma foi&|160;! non, répondit Simancas.On m’a raconté qu’on avait arrêté une jeune fille, mais on ne m’apas parlé de la profession qu’elle exerce. Et je pense que lamarquise n’est pas mieux informée que moi.

–&|160;C’est fort heureux. Elle eût étépéniblement affectée, si elle avait su que le crime a été commispar une personne qui est venue chez elle.

–&|160;Oh&|160;! en qualité d’artiste payée.Madame Barancos n’a probablement jamais fait attention à elle, eten ce qui me concerne…

–&|160;Messieurs, interrompit Gaston Darcy,vous plairait-il de changer de conversation&|160;? Quel plaisirpouvez-vous trouver à ressasser cette abominable histoired’assassinat&|160;? Moi, elle m’écœure, je l’avoue, et je vousserais très-obligé de parler d’autre chose.

–&|160;M.&|160;Darcy a raison, s’écrièrent enchœur Simancas et Saint-Galmier. Parlons d’autre chose.

Et le docteur ajouta&|160;:

–&|160;Quel dessert souhaitez-vous,messeigneurs&|160;? M’est avis qu’un joli brie et quelques grappesde raisin termineraient congrûment ce modeste repas.

Le capitaine opina du bonnet. Il ne pensaitguère à choisir un fromage. Il se disait&|160;:

–&|160;Darcy est incorrigible. Il n’y a rien àfaire avec ce garçon. Il m’arrête net au moment où je poussais unereconnaissance intelligente sur les terres de la Havanaise.

»&|160;Heureusement, je retrouverai Simancas…et je le travaillerai sans rien dire au trop sensible Gaston. Pourle moment, nous n’avons plus que faire ici, et je vais tâcherd’abréger la séance.

Le dessert parut et fut lestement expédié,avec accompagnement de vin de Champagne.

Saint-Galmier buvait comme un Canadien qu’ilétait, et Simancas dérogeait ce soir-là à la sobriété proverbialede la race espagnole. On devinait qu’il était de joyeuse humeur,quoiqu’il n’eût rien perdu de sa gravité. Le docteur montrait moinsde tenue et donnait carrière à son élocution. Il parlait politique,finances, hygiène&|160;; il dissertait sur la médecine et sur lesfemmes, et surtout il célébrait sa méthode infaillible pour letraitement des névroses, mais il ne livrait pas la moindreindication utile au capitaine qui écoutait son bavardage avec uneattention méritoire.

Gaston commençait à trépigner d’impatience etmarchait sur le pied de Nointel pour l’engager à donner le signaldu départ.

Il fallut cependant attendre le café et lesliqueurs que Saint-Galmier fêta largement&|160;; mais enfin on envint à allumer les cigares, et le général fit cetteouverture&|160;:

–&|160;N’êtes-vous pas d’avis, messieurs, quele cercle est le seul endroit où on puisse décemment passer sasoirée le dimanche&|160;? Si le cœur vous en dit, nous y feronsbien volontiers un whist avec vous.

–&|160;Mille grâces, répondit le capitaine,Darcy et moi nous avons une visite à faire, en prima sera,tout au fond du faubourg Saint-Germain. Il est neuf heures etdemie. Nous allons payer notre écot et vous quitter. Nous vousrejoindrons vers minuit.

Et il appela le garçon pour lui demander lanote, qui ne fut pas petite. Les pâtés de rouges-gorges sont horsde prix.

Les Américains n’insistèrent pas pour leretenir et déclarèrent que, n’ayant rien à faire, ils n’étaient paspressés de lever le siège.

Gaston et le capitaine les laissèrent à table.En mettant le pied sur le boulevard, Nointel dit à sonami&|160;:

–&|160;Je n’ai eu garde de leur confier quenous allons à l’Opéra. Je ne tiens pas à les avoir sur mestalons.

–&|160;Ni moi non plus, grommela Darcy&|160;;mais m’expliqueras-tu à quoi nous a servi ce dîner assommant&|160;?Tu m’as forcé à subir la compagnie de ces deux déplaisantspersonnages, et tu n’as pas pu tirer d’eux le moindreéclaircissement.

–&|160;Tu te trompes.

–&|160;Que sais-tu donc de plus&|160;? Que cedocteur ou soi-disant tel se vante de pouvoir reconnaître la femmeen domino qui est venue dans la loge. La belle avance&|160;!

–&|160;Tu n’y entends rien. J’ai appris unechose dont je tirerai un excellent parti plus tard.

–&|160;Et laquelle&|160;?

–&|160;J’ai appris que Simancas, qui n’avaitde sa vie, quoi qu’il en dise, mis les pieds chez madame deBarancos, s’est présenté chez elle aujourd’hui, et qu’elle l’areçu, très-bien reçu même, puisqu’elle l’a invité au bal qu’elle vadonner.

–&|160;Et tu en conclus…&|160;?

–&|160;Mon cher, ce n’est pas volontairementque la marquise reçoit un homme taré comme l’est ce Simancas. Sielle l’admet maintenant, après lui avoir longtemps fermé sa porte,c’est qu’elle a une raison pour agir ainsi.

–&|160;Quelle raison&|160;?

–&|160;Tu m’agaces. Comment ne comprends-tupas que si, par exemple, Simancas avait vu cette nuit la marquiseentrer dans la loge de madame d’Orcival, Simancas posséderait unsecret qui lui donnerait barre sur ladite marquise.

–&|160;Oui, car alors ce serait elle quiaurait tué Julia, s’écria Darcy très-ému. Et tu crois que…

–&|160;Je ne suis sûr de rien. À l’Opéra, oùje te conduis, nous en apprendrons peut-être davantage.Regrettes-tu encore, maintenant, d’avoir dîné avec ces deuxdrôles&|160;?

Darcy ne répondit pas à la question qui luiadressait Nointel. Il n’avait pas une confiance absolue dansl’efficacité des moyens qu’employait le capitaine pour arriver àdécouvrir la vérité, et il supportait impatiemment la compagnie deces deux étrangers équivoques. Il reconnaissait cependant que labrusque introduction de Simancas chez la marquise était un fait ànoter. Mais il trouvait que son ami prenait pour innocenter Berthe,des chemins bien détournés, et il n’était pas encore persuadé de nepas avoir perdu son temps en dînant avec le général et avec ledocteur.

–&|160;Je vois, reprit en riant Nointel, quetu n’apprécies pas encore à sa juste valeur mon système d’enquête.C’est pourtant le seul qui puisse nous conduire au but. Il estlent, mais il est sûr. Tu me rendras justice plus tard. Enattendant, je suis très-décidé à persévérer dans cette voie,dussé-je ne pas compter sur la tienne, diraitM.&|160;Prudhomme. Je te déclare même que si, par impossible, turenonçais à poursuivre la contre-enquête, je la prendrais à moncompte, car je m’aperçois que le métier de chercheur a des charmes.Je commence à comprendre Lolif.

–&|160;Alors, nous allons à l’Opéra, murmuraDarcy. Dieu sait ce que diront de moi les gens qui m’y verront.Julia y a été assassinée cette nuit, et tout Paris sait qu’elleétait encore ma maîtresse, il n’y a pas huit jours.

–&|160;Ces demoiselles diront que les hommesn’ont pas de cœur. Tes camarades du cercle diront que tu estrès-fort. Et les femmes du monde ne te sauront pas de trop mauvaisgré de ton indifférence à l’endroit de la mort d’une irrégulière.Que t’importe l’opinion de gens dont tu te soucies fort peu&|160;?Mademoiselle Lestérel ne saura jamais que tu es allé entendre cesoir le Prophète. Et c’est dans son intérêt que tu y vas.Donc, tu n’as rien à te reprocher.

–&|160;Soit&|160;! Je suis décidé à te suivrepartout. Mais j’avoue que je n’attends rien d’une conversation avecl’ouvreuse. D’abord, je crois qu’elle a été interrogée par mononcle.

–&|160;Eh bien, nous lacontre-examinerons, ainsi que cela se pratique enAngleterre dans les procès criminels, et nous en tirerons peut-êtredes renseignements inédits. Je connais les ouvreuses, et je saisles faire parler. C’est une science que les plus habiles magistratsne possèdent pas. Les ouvreuses constituent dans le genre fémininun sous-genre particulier. J’ai étudié ce sous-genre, spécialementà l’Opéra, depuis trois ans que je suis abonné. Toi aussi, tu esabonné, et tu devrais le connaître. Mais tu n’as guère étudié queces demoiselles du corps de ballet. C’est un tort. Les mères sontbien plus intéressantes pour un observateur. Et si, par hasard,l’ouvreuse préposée à la garde de la loge 27 a pour fille unecoryphée ou même une simple marcheuse, j’aurai tôt fait de gagnersa confiance…, car Julia a été assassinée dans la loge 27, à ce quedisent les journaux du soir.

–&|160;Tu ne la connais pas, cetteouvreuse&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien. Je n’ai pas remarquécelles qui étaient de service cette nuit dans le couloir despremières. Mais nous allons commencer par faire un tour dans cecouloir qui mène à la loge sanglante, – style de mélodrame, – etj’ai un vague pressentiment que nous rencontrerons bien.

Cette conversation avait mené les deux amis àla place de l’Opéra. Gaston, à demi convaincu, se laissa conduire,et ils entrèrent.

En les voyant passer, les employés du contrôleles regardèrent d’un certain air. Ils savaient leurs noms,puisqu’ils étaient inscrits tous les deux sur la feuilled’abonnement, et ils ne devaient pas ignorer que Darcy avait été ledernier amant de Julia d’Orcival. Cette manifestation muette letroubla. Elle prouvait qu’il lui fallait s’attendre à attirerl’attention des spectateurs, des employés, des musiciens, desartistes du chant et de la danse. Pour tous ces gens-là, son entréedans la salle allait faire événement, car sa figure était de cellesqui ont une notoriété dans le monde des théâtres, toujours bieninformé des événements de la galanterie parisienne, et on neparlait ce soir-là que de la mort de madame d’Orcival.

–&|160;Ce sera une véritable exhibition, sedisait tristement le pauvre Darcy.

En montant l’escalier monumental qui conduitau foyer, il regardait ces glaces qui avaient réfléchi l’image dudomino noir et blanc, ces marches que le pied de Julia avaitfoulées, et il se demandait avec angoisse si les pieds mignons deBerthe Lestérel s’y étaient posés aussi.

Il se sentait gagné peu à peu par des doutesnavrants, et l’explication imaginée par son oncle lui revenait àl’esprit.

–&|160;Si elle était entrée au bal pourtant,pensait-il, si elle avait frappé dans un transport de colère…

–&|160;Viens par ici, mon cher, lui ditNointel, en passant son bras sous le sien. J’entends le final dudeuxième acte. Profitons du moment pour inspecter mesdames lesouvreuses avant que le couloir soit envahi. Prenons à droite etcherchons le numéro 27, désormais légendaire.

Ils le trouvèrent sans peine et ils avisèrent,non loin de la porte qui portait ce numéro fatal, une grosse femmeassise sur un tabouret, et sommeillant au bruit lointain del’orchestre qui accompagnait l’entrée en scène du comte d’Oberthal,tyran de Munster.

Cette respectable personne avait une figurebourgeonnée, un nez couleur lie de vin et des mains decuisinière&|160;; mais elle était habillée de soie comme une damede comptoir, et elle gardait, tout en somnolant, une attitudemajestueuse. Son triple menton reposait sur son vaste corsage, etses gros yeux à demi fermés regardaient le tapis, de sorte queNointel fut obligé de se baisser pour la dévisager.

–&|160;Nous avons de la chance, dit-il toutbas à Darcy. Je tombe justement sur une vieille amie. Elle n’aurapas de secrets pour moi. Tu vas voir.

Il toussa fortement, et l’ouvreuse se réveillaen sursaut.

Le capitaine lui dit de sa voix la plusdouce&|160;:

–&|160;Bonjour, madame Majoré. Avez-vous biendormi&|160;?

–&|160;Tiens&|160;! c’est vous, monsieurNointel, s’écria la grosse femme. Excusez-moi. Je ne vous ai pasentendu venir. Comment vous portez-vous&|160;?

–&|160;Très-bien, et vous, madameMajoré&|160;? Et M.&|160;Majoré, comment va-t-il&|160;? Etmademoiselle Ismérie&|160;? Et sa sœur, Paméla&|160;?

–&|160;M.&|160;Majoré se porte comme le pontNeuf. Il rajeunit depuis que nous avons la République. Les petitesvont bien. Il n’y a que moi qui ne vais pas.

–&|160;Vous m’étonnez&|160;! vous avez unemine superbe.

–&|160;Heuh&|160;! heuh&|160;! Hier, j’étaisencore à mon affaire&|160;; mais ce soir, je ne vaux pas deux sous.Dame&|160;! ça se comprend. Après le bouleversement que j’ai eucette nuit…

–&|160;Quel bouleversement, madameMajoré&|160;?

–&|160;Comment&|160;! vous ne savez pas&|160;!D’où sortez-vous donc&|160;?

–&|160;Bon&|160;! j’y suis, la mort de madamed’Orcival. Est-ce que vous y étiez&|160;?

–&|160;Je crois bien que j’y étais.Tenez&|160;! la voilà, cette malheureuse loge. Rien que de regarderle numéro, ça me tourne le sang. Quand je pense que c’est moi quiai ouvert, et que je l’ai vue morte, la pauvre femme… et encorequ’il m’a fallu tantôt courir au Palais de justice, et répondre aujuge… Est-ce que je ne devrais pas être dans mon lit&|160;?Tenez&|160;! monsieur Nointel, l’administration n’a pas de cœur deme forcer à faire mon service un jour comme aujourd’hui.

–&|160;C’est-à-dire que c’est de la barbarie.Une mère de famille a droit à des égards.

–&|160;Ah&|160;! bien oui, des égards&|160;!Ils savent que je suis hors de moi… Pensez donc&|160;! l’émotion…l’interrogatoire… Et ce n’est pas fini… je suis encore citée pouraprès-demain… Je demande une permission pour moi et pour lespetites… Je leur avais promis depuis quinze jours de les mener aubal… On m’a ri au nez, et me voilà… et ces enfants, qui devraientêtre auprès de leur mère, en ont pour jusqu’à minuit à rester surles planches… Ismérie est du pas des patineurs, et Paméla a unefiguration en page… Non, là, vrai&|160;! pour voir des chosespareilles, ce n’était pas la peine de changer de gouvernement.

–&|160;Que voulez-vous, madame Majoré,l’administration aura pensé que le public y perdrait trop, si voscharmantes filles ne paraissaient pas dans le Prophète.Moi et mon ami nous sommes venus tout exprès pour lesapplaudir.

–&|160;Vous êtes trop aimable, monsieurNointel. On voit que vous avez été militaire. Mais en parlant devotre ami… il me semble que je ne me trompe pas… c’estM.&|160;Darcy qui est avec vous.

–&|160;Gaston Darcy, lui-même, madame Majoré,dit gaiement le capitaine.

–&|160;Excusez-moi, monsieur Darcy, je ne vousremettais pas. Il y a si longtemps qu’on n’a eu le plaisir de vousvoir au foyer de la danse, vous qui étiez un habitué autrefois.Sans indiscrétion, qu’est-ce que vous êtes donc devenu depuis unan&|160;?

–&|160;J’ai été très… occupé, balbutiaGaston.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! s’écrial’ouvreuse, v’là que j’y pense maintenant… ce que c’est que d’avoirla tête à l’envers… j’avais oublié que vous étiez avec madamed’Orcival… Ah&|160;! monsieur, vous devez avoir bien du chagrin… etje vous jure que si j’avais pu prévoir ce qui est arrivé…

–&|160;Oh&|160;! je suis bien sûr que lapauvre femme ne serait pas morte, dit sérieusement Nointel. Je saisque vous êtes courageuse comme une lionne.

–&|160;Oui, monsieur, comme une lionne. Jedéfendrais mes filles contre un escadron de uhlans.

–&|160;Je n’en doute pas, madame Majoré. Et ilme vient une idée. Mon ami Darcy ne peut pas ressusciter madamed’Orcival, mais il espère que du moins sa mort sera vengée, et ilvoudrait bien savoir si on tient le coupable, ou la coupable, caron prétend que c’est une femme. Vous devez être bien informée, etvous pourriez peut-être nous dire…

–&|160;Pas ici, monsieur Nointel. L’acte vafinir, et j’ai beaucoup de monde dans mes loges. À votre service,d’ailleurs, et pour ce qui est d’être bien informée, je le suis, jevous en réponds. Personne n’y a vu clair dans cette affaire-là, nile commissaire, ni le juge, ni les autres. Les journaux ne disentque des bêtises. Il n’y a que moi qui connaisse le fin mot del’abomination de cette nuit. Je sais par qui le coup a étéfait.

–&|160;Quoi&|160;! s’écria Gaston, vous êtessûre que celle qu’on accuse…

–&|160;Puisque je vous dis qu’ils n’y ont vuque du feu. Le juge n’a pas voulu me croire, mais il verra bien unjour ou l’autre que j’avais raison. À propos, il s’appelle commevous. Est-ce que vous êtes parents&|160;?

–&|160;Oui… mais je vous serais bienreconnaissant de me dire tout de suite…

–&|160;Mon cher, tu oublies que madame Majoréa des devoirs à remplir, interrompit le capitaine qui voyait queDarcy faisait fausse route. Et puis, on est fort mal ici pourcauser. Il y a un moyen de tout arranger&|160;: si madame Majoréveut bien nous faire le plaisir de venir souper après le spectacle,avec ces demoiselles…

–&|160;Avec mes filles&|160;! Oh&|160;! monbon monsieur Nointel, vous savez bien que ça ne se peut pas. Ellessont trop jeunes, et M.&|160;Majoré est à cheval sur les principes.C’est vrai qu’il a ce soir une grande séance maçonnique à sa logedes Amis de l’humanité. Il y a une réception… les épreuves, voussavez… et l’agape fraternelle après. Il ne rentrera pas avantquatre heures du matin. Je sais bien aussi que vous êtes desmessieurs sérieux, et que mes filles ne seraient pas compromises.Mais non, ça ne se peut pas. On jaserait trop au théâtre.

–&|160;Qui le saura&|160;? Ce n’est pas nousqui le raconterons. Allons, ma bonne madame Majoré, c’est convenu.Vous verrez que vous ne regretterez pas d’être venue, ni cesdemoiselles non plus. Je parie qu’elles aiment les truffes.

–&|160;Oh&|160;! oui, qu’elles les aiment etqu’elles n’en mangent pas souvent, les pauvres chéries. Elles sonthonnêtes, mon cher monsieur. Ce n’est pas comme cette Zélie, lafille à mame Crochet, qui ne se nourrit que d’asperges toutl’hiver. Si ça ne fait pas pitié&|160;! Je ne les crains pas nonplus, les truffes, et si j’étais sûre…

–&|160;De notre discrétion&|160;? Voyons,madame Majoré, vous nous connaissez, que diable&|160;! Tenez, pourque personne ne se doute de rien, ce soir nous ne mettrons pas lespieds au foyer de la danse, et après la représentation, nous ironsvous attendre au coin du boulevard Haussmann et de la rue duHelder. C’est un endroit où il ne passe jamais personne.

–&|160;Écoutez, monsieur Nointel, ditl’ouvreuse en prenant un air digne, vous me faites faire là unechose que M.&|160;Majoré désapprouverait, et s’il ne s’agissait pasd’être utile à votre ami qui est dans la peine… mais il y a unpoint sur lequel je ne transigerai pas. Je ne veux pas qu’on diseque mes filles ont soupé en cabinet particulier avec desmessieurs.

–&|160;Nous souperons où vous voudrez, madameMajoré. C’est dit. Je compte sur vous, à minuit et demi.

La grosse femme allait peut-être élever encorequelque vertueuse objection, mais l’acte venait de finir, et sesfonctions la réclamaient. Le capitaine fila, sans laisser à cettemère prudente le temps d’ajouter un seul mot, et il entraînaGaston.

–&|160;Il me semble, lui dit-il, que nousmarchons très-bien. La Majoré va nous mettre sur la bonnepiste.

–&|160;J’en doute, soupira Darcy. Elle vientde convenir que mon oncle n’a pas cru à sa déclaration.

–&|160;Peuh&|160;! je soupçonne qu’elle s’estfort mal expliquée et qu’elle nous apprendra des choses que tononcle ne sait pas. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas négligerune si belle occasion. La chance d’obtenir un renseignement nouveauvaut bien un souper avec deux danseuses et avec leur respectablemaman.

»&|160;Viens à l’orchestre. Je ne crois pasque dans la salle il y ait beaucoup de gens de notre monde, undimanche. Tâche pourtant de ne pas avoir l’air trop triste.

Les deux amis trouvèrent à se placer à côtél’un de l’autre, sur le premier rang des fauteuils, et le capitainese mit aussitôt à passer en revue les spectateurs.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il à demi-voix,voilà qui est singulier. La marquise de Barancos est ici.

–&|160;Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce quecette marquise soit ici&|160;? demanda distraitement Darcy.

–&|160;D’abord, mon cher, son jour de loge estle vendredi, répondit Nointel. Il n’est pas naturel qu’elle vienneà l’Opéra, un dimanche, pour entendre une reprise duProphète, qui ne constitue pas ce que les Anglaisappellent a great attraction. Ensuite, elle doit êtrefatiguée, car elle a passé la nuit au bal, dans cette même salle oùelle revient ce soir se purifier dans un bain de musiquesavante.

–&|160;C’est vrai… je l’avais oublié… tu l’asvue cette nuit…

–&|160;Et même je lui ai parlé. Elle ne sedoute pas que je l’ai reconnue, mais je suis curieux de savoir sielle va reconnaître en ma personne son cavalier d’occasion. Oui…parfaitement. Tiens&|160;! elle me lorgne.

–&|160;Où est-elle&|160;?

–&|160;Là, tout près de nous, dans sonavant-scène du rez-de-chaussée. Ne te retourne pas trop vite.Voyons. Est-elle seule&|160;? Ces baignoires d’avant-scène sontprofondes comme la mer. De vraies boîtes à surprise. En tout cas,elle tient à se montrer, car elle pose sur le devant, comme siCarolus Duran était là pour faire son portrait. Tu ne te demandespas pourquoi elle désire tant qu’on la voie&|160;? Non&|160;?Décidément, tu n’as pas l’esprit tourné aux rapprochements. Moi, jesuis certain qu’elle s’exhibe ce soir pour qu’on ne puisse passupposer qu’elle a couru le guilledou cette nuit.

–&|160;S’exhiber&|160;! à qui&|160;? Tu viensde dire toi-même qu’il n’y a personne ici de son monde.

–&|160;Pardon&|160;! il y a toi…

–&|160;Elle ne pouvait pas prévoir que j’yviendrais.

–&|160;Et puis, il y a aussi Prébord. Levois-tu, là-bas, à l’autre bout des fauteuils&|160;? Il se cambrepour faire des effets de torse, et il regarde la Barancos du coinde l’œil. Elle a bien pu le prévoir, celui-là. Tiens&|160;! ellevient de dîner en ville.

–&|160;Qu’en sais-tu&|160;?

–&|160;C’est sa toilette qui me le dit. Etelle est assez réussie, sa toilette. Robe en faille rouge, agraféesur l’épaule par des nœuds de diamants, et garnie de dentelles.

–&|160;Est-ce au régiment que tu as appris àparler la langue des couturiers&|160;?

–&|160;Mon cher, au 8e hussards, onapprenait tout. Je sais parler modes comme un journaliste duhigh-life, et faire la cuisine comme un chef du caféAnglais. Seulement, je ne sais pas pourquoi Prébord est venu.Est-ce qu’il y aurait du rendez-vous sous roche&|160;? C’est àétudier. En attendant, voyons un peu la salle. Bon&|160;! c’estbien ce que je pensais. Des étrangers sans importance, desprovinciales, des bourgeoises, des cocottes non gradées. Pas unetête de connaissance. La marquise en sera pour sadémonstration.

»&|160;Ah&|160;! la loge fatale est vide.C’est drôle. Je n’aurais jamais cru que le directeur de l’Opéra sepriverait d’une location pour raison sentimentale. Après cela, tononcle a peut-être fait poser les scellés sur la porte de ce fameuxn° 27. Madame Majoré nous renseignera en soupant. Quel type quecette mère coupable&|160;! Et que dis-tu de ses scrupules àl’endroit des cabinets particuliers&|160;?

–&|160;J’espère bien que nous n’allons passouper en public avec elle et ses filles.

–&|160;Mon cher, on soupe où on peut. Mais disdonc, je crois, sur ma parole, que madame de Barancos te fait dessignes.

La marquise, en effet, accoudée sur le devantde sa loge, regardait Gaston Darcy et jouait de l’éventail d’unefaçon très-significative.

–&|160;Encore une science que je possède,reprit le capitaine. Je l’ai acquise à la Havane, où j’ai séjournéhuit jours, en revenant du Mexique. L’éventail fermé ramené d’unpetit coup sec vers la poitrine, cela veut dire&|160;: Venez&|160;!Et cette télégraphie ultra-électrique est à ton adresse, car, àcoup sûr, elle n’est pas à la mienne.

–&|160;Je vais faire comme si je n’avais pasreçu la dépêche, murmura Darcy.

–&|160;Y penses-tu&|160;? Comment&|160;! turefuserais une causerie avec la Barancos dans un moment où nousavons soif d’éclaircissements. Ce serait absurde, mon cher. Et jete déclare que je ne me mêle plus de tes affaires, si tu ne tetransportes pas incontinent dans l’avant-scène de cette précieusemarquise.

–&|160;Mais que veux-tu que je luidise&|160;?

–&|160;Il s’agit beaucoup moins de ce que tului diras, que de ce qu’elle va te dire. Et si elle t’appelle,c’est apparemment qu’elle veut te parler. De quoi&|160;? Du crimede l’Opéra, parbleu&|160;! Tu aurais bien du malheur, ou tu seraisbien sot, si tu ne tirais pas quelque profit d’une conversationavec cette folle qui était au bal où on a tué Julia. Voyons&|160;!salue, au moins&|160;; salue donc, pour répondre à ce sourireandalous qu’elle t’envoie par-dessus la contrebasse.

Gaston salua. Il ne pouvait pas s’endispenser, sous peine de passer pour un homme mal élevé. Et le jeude l’éventail recommença, si clair et si pressant, qu’il devenaitimpossible à Darcy de faire semblant de ne pas le comprendre.

–&|160;Allons&|160;! murmura-t-il, je merésigne. Je vais dans la loge, puisque j’y suis forcé.

–&|160;À la bonne heure&|160;! Tu commences àentendre raison. Maintenant, un dernier conseil, avant de telaisser marcher seul. Sais-tu ce que tu devrais faire pendant tavisite&|160;?

–&|160;Non. Quoi&|160;?

–&|160;La cour à madame de Barancos, moncher.

–&|160;Ah&|160;! pour le coup, c’est tropfort. Si tu crois que j’ai le cœur au flirtage&|160;! Jevoudrais que le diable emportât cette Célimène de Cuba. Juge si jesuis disposé à lui dire des douceurs.

–&|160;J’espère que du moins tu ne vas pas luifaire ta mine de condamné à mort. Autant vaudrait lui raconter quetu veux épouser mademoiselle Lestérel, et que tu t’es constitué sondéfenseur.

»&|160;Prends sur toi de redevenir pour unedemi-heure le Darcy qui savait plaire aux femmes. Sois galant parcalcul. Que ne puis-je t’accompagner&|160;! Je dirigerais laconversation. Mais je n’ai jamais eu mes entrées chez la marquise,et je pense qu’elle est moins que jamais disposée à me lesaccorder. Elle se figure que j’ignore à qui j’ai donné le brascette nuit, et elle craint que sa voix ne la trahisse. Il faut doncque tu te passes de moi. Va, mon fils, et retiens bien toutes lesparoles qui sortiront de la bouche de cette Barancos. Une joliebouche, ma foi&|160;! Va, et reviens au rapport.

Gaston s’exécuta d’assez mauvaise grâce. Ilquitta sa place à l’orchestre, et il alla se faire ouvrir la logede la belle étrangère.

La marquise était seule. Aucun cavalierservant ne se cachait dans les profondeurs de l’avant-scène.L’entrevue allait être un tête-à-tête.

Elle était brune comme Julia d’Orcival, cetteprincesse des Antilles, plus brune même, car ses cheveux avaientdes reflets presque bleus comme une aile de corbeau, et ses yeuxétincelaient comme des diamants noirs. Sa peau de créole semblaitavoir été dorée avec un rayon de soleil, et les poètes cubainsavaient cent fois comparé ses lèvres rouges à des fleurs degrenadier. Le front était fier et la bouche sensuelle. Et ces deuxtraits de son beau visage expliquaient le caractère de cette grandedame, qui bravait avec une audace inouïe l’opinion du monde, et quiaimait avec emportement.

Gaston la connaissait de longue date, et end’autres temps il avait été très-tenté de rechercher ses bonnesgrâces. Mais il était trop Parisien pour ne pas se garer despassions violentes. La marquise l’effarouchait.

–&|160;Vous voilà enfin, monsieur, luidit-elle de sa voix grave, une voix castillane. Vous vous êtes bienfait prier pour venir m’aider à supporter trois actes de musiquesérieuse. Mais je vous tiens maintenant, et je vous garde.Asseyez-vous là, près de moi. Je veux vous compromettre.

Darcy cherchait une phrase polie que la veilleencore il aurait trouvée sans peine. Madame Barancos ne lui laissapas le temps d’envelopper ses excuses dans un compliment.

–&|160;Imaginez-vous, reprit-elle, que jeviens de dîner chez des Yankees vingt fois millionnaires quis’habillent comme des portiers et qui mangent comme des sauvages.Je me suis sauvée au dessert, et je suis venue me réfugier ici.

–&|160;Un dimanche&|160;! dit Darcy, qui sesouvenait des conseils du capitaine.

–&|160;Précisément parce que c’est dimanche.J’aime à faire ce que les autres femmes ne font pas. N’êtes-vouspas d’avis que notre vie des salons ressemble beaucoup à celle d’unécureuil en cage&|160;? Moi, je m’échappe tant que je peux, et monrêve serait de voir les envers de Paris. Il y a des jours où il meprend des envies d’aller valser à Mabille.

–&|160;Ce n’est pas la saison. Commeexcentricité d’hiver, je ne vois guère que le bal de l’Opéra.

–&|160;Vous appelez le bal de l’Opéra uneexcentricité&|160;? Pour une mondaine française, peut-être. Il mefaudrait à moi un divertissement plus… pimenté. La belle folie,vraiment, que de venir à minuit, masquée jusqu’aux dents, seclaquemurer dans une loge, ou tout au plus risquer un tour aufoyer&|160;! C’est bon pour une bourgeoise en rupture de ménage. Sije me mêlais de commettre des hardiesses, j’irais à Bullier, àvisage découvert.

–&|160;Ce serait héroïque, et je comprendsmaintenant que le bal de l’Opéra vous fasse l’effet d’un bal depensionnaires. Seulement, je suppose que vous en parlez comme jepourrais parler des chutes du Niagara… d’après desdescriptions.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;?

–&|160;Vous y êtes allée&|160;? dit vivementDarcy.

–&|160;Je l’avoue, répondit sans hésiter lamarquise.

–&|160;Cette nuit peut-être&|160;?

–&|160;Que vous importe que ce soit cette nuitou l’année dernière&|160;?

–&|160;Pardonnez-moi une indiscrétion… quevous avez un peu provoquée, convenez-en, madame.

–&|160;J’en conviens, dit madame de Barancosen riant d’un rire franc qui montrait des dents éblouissantes.J’adore les indiscrétions. Les gens discrets m’ennuient. Et jedevine pourquoi vous tenez à savoir si j’étais ici hier&|160;:c’est que vous y étiez vous-même.

–&|160;C’est vrai, j’y étais, et je ne vous yai pas vue.

–&|160;Vue&|160;! Est-ce qu’on peut voir unefemme quand elle est en domino&|160;? À propos, qui donc est cetami que vous avez laissé à l’orchestre&|160;?

–&|160;Henri Nointel, ex-capitaine dehussards.

–&|160;Il est fort bien. Pourquoi ne vient-ilpas chez moi&|160;?

–&|160;Mais… parce que vous ne lui avez jamaisfait l’honneur de l’inviter.

–&|160;Pas du tout. C’est parce que je ne luiplais pas&|160;; car il lui eût été très-facile de se faireprésenter par vous.

–&|160;Il va fort peu dans le monde. C’est unsolitaire… un ours.

–&|160;Vraiment&|160;? Vous me donnez envie del’apprivoiser. J’entends que vous me l’ameniez au prochainentracte.

–&|160;Je m’y engage, dit avec empressementDarcy, qui commençait à entrevoir la possibilité de tirer parti despropos décousus de la capricieuse créole, et qui comptait beaucoupsur le capitaine pour toucher habilement les pointsintéressants.

La marquise n’avait pas encore fait une seuleallusion à la mort de madame d’Orcival, et il n’osait pas luiparler le premier de cet événement tragique.

–&|160;Merci, répondit madame de Barancos.Mais je veux que vous restiez dans ma loge… au moins jusqu’à la findu ballet. Vous me direz les noms des patineuses.

Et comme Darcy allait protester&|160;:

–&|160;Pas un mot de plus. Vous m’empêcheriezde voir. Je ne sais pas regarder quand on me parle.

Darcy n’insista point. La toile se levait, etles applaudissements du public dominical saluaient l’effet de neigeet de brume qui inaugure si bien le troisième acte duProphète.

Au grand étonnement de Darcy, la marquises’absorba aussitôt dans la contemplation de ce merveilleux décor,qu’elle avait pourtant dû admirer déjà bien des fois, et il put,sans attirer l’attention de sa belle voisine, faire signe à Nointelque tout allait bien.

Puis il se mit à lorgner la scène dansl’unique but de se donner une contenance, car les douleurs de Fidèsne le touchaient guère, et le joli divertissement qui précède lesexercices de patinage ne l’intéressait pas du tout.

En revanche, il fut frappé de stupeur,lorsqu’en observant à la dérobée madame de Barancos, il s’aperçutqu’elle avait les yeux humides.

Certes, ce n’était pas l’air allègre surlequel se trémoussaient les jeunes de la danse qui pouvait luiarracher des larmes, et il crut pouvoir se permettre unequestion&|160;:

–&|160;Qu’avez-vous donc, madame&|160;?demanda-t-il doucement. Seriez-vous souffrante&|160;?

–&|160;Moi&|160;?… non, murmura la marquised’une voix étouffée.

Puis, se remettant presque aussitôt&|160;:

–&|160;Vous ne devineriez jamais pourquoi jesuis émue. Croiriez-vous que c’est le décorateur qui me faitpleurer&|160;? Il a si bien rendu le brouillard… et vous ne savezpas que le brouillard produit sur mes nerfs un effet singulier. Ilm’attriste et il me charme. Si je vous disais qu’il m’arrivesouvent de sortir à pied par les temps humides et brumeux.J’éprouve un plaisir étrange à piétiner dans la boue des rues deParis. Je trotte comme une grisette, tout exprès pour m’imprégnerde mélancolie… et pour me crotter. Je suis un peu folle, n’est-cepas&|160;? Comment appelez-vous cette petite qui a des bottinesrouges&|160;? Vous n’imaginez pas combien c’est difficile de danseravec des bottines à talons. Elle est un peu maigre, mais elle a dela race. Eh bien&|160;! vous ne me dites pas son nom&|160;?

–&|160;Mais je… oui, je crois que c’est…Majoré Ire… ou Majorin… ou…

–&|160;Pourquoi pas Majorat&|160;? interrompitmadame de Barancos en éclatant de rire. Votre renseignement n’estpas très-précis. Je pensais que vous étiez mieux informé.

–&|160;Je le suis fort mal. Il y a fortlongtemps que je n’ai mis les pieds au foyer de la danse.

–&|160;C’est vrai. Depuis un an vous n’étiezplus libre… je l’avais oublié, dit la marquise redevenue sérieusetout à coup.

Cette allusion à ses amours avec Julia fittressaillir Darcy et le remit en garde. Il se reprit à croire quel’étrangère avait été plus ou moins mêlée au lugubre événement dubal de l’Opéra, et il résolut de pousser l’attaque, sans attendrel’entrée en lice du sagace Nointel. Mais il eut beau essayer de laramener au sujet qui l’intéressait, il ne put rien tirer del’excentrique marquise. Elle se lança dans des critiques bouffonnessur le jeu et le chant des acteurs, elle se moqua des anabaptistesbattant le briquet, du sauvetage de Berthe arrachée aux flots de laMeuse, du soleil qui se levait fort mal sur Munster, et lorsque leProphète entonna l’hymne magnifique&|160;: «&|160;Roi du ciel etdes anges&|160;», elle lui tourna le dos en disant brusquement àDarcy&|160;:

–&|160;J’adore la musique de Meyerbeer, et cesoir elle m’irrite. Je voudrais entendre un quadrille d’Offenbach.Allez donc me chercher votre ami le capitaine.

Gaston jugea qu’à lui tout seul il neréussirait pas à remettre madame de Barancos sur la voie où ilsouhaitait qu’elle s’engageât, et il ne se fit pas prier pour allerchercher du renfort.

Il sortit de la loge, en promettant de revenirbientôt avec le capitaine que la bouillante créole demandait avectant d’insistance, et il n’eut pas besoin d’aller le chercher bienloin, car il le rencontra dans le couloir.

–&|160;Eh bien&|160;? demanda Nointel.

–&|160;Eh bien&|160;! répondit Gaston, je necomprends rien à cette femme. Elle rit aux éclats, et, une minuteaprès, elle se met à pleurer. Elle se moque des bourgeoises quis’aventurent au bal de l’Opéra, et elle parle, comme d’une chosetoute simple, d’aller danser à Mabille. Je crois, en vérité,qu’elle est folle.

–&|160;Folle, non. C’est dans le sang. LaSavoie et son duc sont pleins de précipices, dit Ruy Blas. Lesmarquises havanaises sont pleines de changements à vue. Mais quet’a-t-elle dit de l’assassinat&|160;?

–&|160;Rien. Elle a fait une allusiontrès-détournée à ma liaison avec Julia, et ç’a été tout. Je suisconvaincu cependant qu’elle en sait plus long que je ne pensais surles événements de cette nuit.

–&|160;J’en suis convaincu aussi, et j’ai bienpeur que tu ne t’y sois mal pris pour lui arracher desconfidences.

–&|160;J’ai fait de mon mieux&|160;; mais situ crois que c’est facile, tu te trompes fort. On manœuvre de façonà l’attirer dans un piège de conversation, elle s’y laisseconduire, et au moment où on croit la tenir, elle s’échappe en vousdemandant le nom d’une danseuse qui a des bottines rouges.

–&|160;Oui, elle est ondoyante et diverse,mais je connais ces natures de girouette. Il y a un moyen de lesfixer. Parions que tu as oublié mes recommandations. Parions que tune t’es pas posé en adorateur.

–&|160;Non, certes. La tâche était au-dessusde mes forces, et, au surplus, si je m’étais avisé de lui faire lacour, elle m’aurait ri au nez.

–&|160;Prébord la lui fait bien, et une courtrès-vive, je t’en réponds.

–&|160;Prébord est un sot qui ne compte pas.La Barancos tolère ses assiduités, parce qu’il passe, je ne saispourquoi, pour un homme à la mode… peut-être parce qu’il va àtoutes les premières et parce qu’on cite son nom dans les journaux.Les étrangères aiment le tapage. Je ne suis pas Prébord, et la dameaurait trouvé mes déclarations ridicules, surtout le lendemain dela mort de Julia.

–&|160;Je ne suis pas de ton avis&|160;; maispuisque tu refuses absolument de jouer les amoureux, n’en parlonsplus. Dis-moi si tu penses qu’elle se souvient de mafigure&|160;?

–&|160;Elle s’en souvient si bien qu’elles’est fort occupée de toi. Elle m’a demandé qui tu étais, et quandelle a su que nous étions intimement liés, elle m’a reproché de nepas t’avoir encore amené chez elle.

–&|160;Et tu lui as répondu&|160;?

–&|160;Que tu n’aimais pas le monde, que tu lefuyais même. Sur quoi, elle a insisté, et j’ai été obligé de luipromettre que je te présenterais.

–&|160;Quand&|160;?

–&|160;Tout de suite. Elle t’attend. Je vienste chercher de sa part.

Et comme Nointel réfléchissait, Darcy ajoutaavec une intention légèrement ironique&|160;:

–&|160;Voilà une excellente occasion de fairetoi-même ce que tu me conseillais d’essayer. Le cœur de madame deBarancos est à prendre. Attaque-le.

–&|160;Je n’y répugne pas, dit tranquillementle capitaine de hussards. Mais ce sera bien pour t’obliger, car jen’ai pas de goût pour les excentriques à tous crins. J’aime lesfemmes douces, unies et même un peu sottes. N’importe. Je medévouerai, s’il le faut. Reste à savoir si cette marquise necoupera pas court à mes galanteries. J’ai quinze ans de service,mon bon ami.

À le voir, on ne s’en serait pas douté. Ilétait grand, mince de taille, large d’épaules, élégamment tourné.Il avait le teint brun, l’œil vif, les dents superbes, les cheveuxau complet de guerre, et cet air viril que les femmes apprécienttant. Une grande distinction de manières relevait et complétait cesavantages physiques. En un mot, Nointel avait tout ce qu’il fautpour plaire, et même quelque chose de plus, un esprit net, uncaractère décidé, de quoi dominer les coquettes et passionner lesindifférentes. S’il eût daigné courir après les bonnes fortunes, illes aurait comptées par douzaines. Mais ce cavalier accompli étaitaussi un philosophe pratique, un sage qui savait ce que valent lessuccès mondains, et qui se contentait fort bien des bonheurstranquilles. Il aimait à sa guise, sans fracas et sans orages.

–&|160;C’est précisément parce que tu ne tienspas à madame de Barancos que tu as de grandes chances d’être agréépar elle, dit Darcy qui ne manquait pas d’expérience en cesmatières. Viens donc, et tâche d’être plus habile que moi. Undernier renseignement avant d’entrer. La marquise m’a déclaré sansambages qu’elle était venue au bal de l’Opéra. Elle n’a pas dit quece fût hier, mais…

–&|160;Mais moi je suis sûr que c’est hier, etje suis sûr aussi que, si elle tient à me parler ce soir, c’estsurtout pour me mettre à la question. Elle veut savoir si j’aiquelque soupçon de lui avoir donné le bras, cette nuit, dans lecorridor des premières. Je suis au moins de sa force, et je ne lacrains pas. J’étudierai son jeu, et je ne livrerai pas le mien.Elle doit s’impatienter. Conduis-moi à l’avant-scène.

Cette causerie avait entraîné les deux amis aubout du couloir de l’orchestre, et elle s’était prolongée un peuplus qu’il n’aurait fallu.

Quand ils se présentèrent à madame deBarancos, ils trouvèrent Prébord établi dans la loge. Le fat avaiteu soin de se placer bien en vue, sur le devant, et il affectaitdes airs penchés, dans le but évident de faire croire aux deuxmille spectateurs qui remplissaient la salle qu’il était du dernierbien avec la marquise.

La rencontre était déplaisante, et Darcyallait battre en retraite, après s’être excusé, mais madame deBarancos ne l’entendait pas ainsi.

–&|160;Merci de votre gracieuse visite, chermonsieur, dit-elle à Prébord d’un ton assez sec. Je vous verraisans doute la semaine prochaine au bal que vont donner lesSmithson.

Ce petit discours était un congé formel, et lebellâtre ne s’y trompa point. Il se leva fort à contre-cœur, saluad’assez mauvaise grâce les nouveaux venus et s’inclina devantmadame de Barancos en disant&|160;:

–&|160;Je serai très-heureux de vous yrencontrer, madame la marquise, et de vous apporter lesrenseignements que vous avez bien voulu me demander sur cettechanteuse qui a assassiné Julia d’Orcival.

C’était la flèche du Parthe que Prébordlançait à Gaston en lui cédant la place, et la flèche blessacruellement l’amoureux de Berthe, si cruellement qu’il faillitriposter par une interpellation violente. Nointel le calma d’uncoup d’œil, et le perfide ennemi qui l’avait frappé en traîtres’empressa de sortir.

Madame de Barancos devina que la personne dudon Juan brun n’était pas agréable aux deux amis, et elle lesacrifia sans pitié.

–&|160;Avez-vous entendu comme je l’aicoupé&|160;? dit-elle avec une désinvolture toutaristocratique. Croiriez-vous que ce joli monsieur s’est permis dem’envahir sous prétexte de me raconter l’arrestation d’une pauvrefille qui est venue quelquefois chanter chez moi cet hiver&|160;?On n’est pas impudent à ce point, et j’allais le mettre à la portequand vous êtes arrivés.

Puis voyant que Darcy et Nointel restaientdans l’attitude obligée de deux visiteurs dont l’un va présenterl’autre, elle reprit&|160;:

–&|160;C’est inutile. J’ai horreur des formesconvenues. Je ne suis pas Anglaise, moi. Pourquoi me nommeriez-vousmonsieur le capitaine Nointel, puisque vous venez de me dire toutle bien que vous pensez de lui&|160;? Et pourquoi M.&|160;Nointelse croirait-il obligé de me saluer en arrondissant les bras et enmarmottant une phrase savamment tournée, puisque c’est moi qui vousprie de me l’amener&|160;? Il faut laisser ces façons àM.&|160;Prébord. Prenez sa place et causons.

Le capitaine était un peu désarçonné. Il setrouvait presque dans la situation d’un orateur qui a préparé sonexorde et qu’un incident dérange au moment de commencer. Madame deBarancos lui coupait ses effets, comme elle avait coupél’importun qu’elle venait de chasser.

Il se remit pourtant assez vite, et il ditgaiement&|160;:

–&|160;Vous me comblez de joie, madame. J’aihorreur des préliminaires, des préambules, des préfaces…

–&|160;Et des Prébord, n’est-ce pas&|160;?interrompit la marquise. Cet homme est insupportable.

–&|160;Et il se croit ineffable. Vous lerecevez, à ce qu’il prétend.

–&|160;Oui. Je reçois tout le monde. Mais jen’ai que très-peu d’amis, et M.&|160;Prébord ne sera jamais lemien. Un fat qui prend des attitudes et qui s’écoute parler&|160;!N’est-il pas de votre cercle&|160;? Alors, vous devez leconnaître.

–&|160;Beaucoup trop.

–&|160;Est-il vrai qu’il se vante de me fairela cour&|160;?

–&|160;Il en est très-capable.

–&|160;Eh bien, monsieur, je vous prie de diretrès-haut, et partout, que je ne l’y ai jamais encouragé… pour deuxraisons… d’abord parce qu’il me déplaît, et ensuite parce que jedéteste les hommes qui s’occupent de moi. Ne trouvez-vous pas queces mots&|160;: faire la cour, sont odieux&|160;? La cour&|160;! jevois d’ici les sots qui paradaient devant moi, les jours deréception, quand mon mari était gouverneur de Cuba… je vois leursfades sourires, j’entends leurs plats compliments. Non, l’homme quej’aimerai ne ressemblera pas à ces faiseurs de courbettes&|160;;l’homme que j’aimerai ne s’humiliera pas devant moi. Il sera fier,et il ne viendra pas m’offrir son amour comme on offre un bouquet.Il attendra que je le lui demande. Je ne veux pas qu’on mechoisisse. Je veux choisir.

–&|160;Et si vous choisissiez mal&|160;?

–&|160;Je souffrirais, mais qu’importe&|160;?Le bonheur, ce n’est pas d’être aimée, c’est d’aimer.

–&|160;Ainsi, demanda le capitaine enregardant fixement la marquise, si vous aimiez un homme, et si cethomme vous aimait, vous n’attendriez pas qu’il vous ledît&|160;?

–&|160;Non, répondit madame de Barancos sansbaisser les yeux.

–&|160;Madame, dit Nointel en riant, je suisobligé de confesser que si, par impossible, une femme me faisaitune déclaration, mon premier mouvement serait de me dérober. Jesuis très-enclin à la contradiction, et je n’ai aucun goût pour lesvictoires faciles.

Il y eut un court silence. Madame de Barancosjouait avec son éventail. Elle l’ouvrait d’un geste nerveux, etelle le refermait d’un coup sec. On n’entendait dans la loge que cefrou-frou pareil au bruit que font les ailes d’un perdreau quis’envole brusquement aux pieds d’un chasseur.

–&|160;Ce Prébord doit être un lâche, dit toutà coup la marquise. Il s’est mis à me raconter, sans que je l’eneusse prié, le malheur arrivé à cette malheureuse qu’on accuse, etje voyais qu’il y prenait un plaisir extrême. Et il n’a eu que desparoles de mépris pour la morte…

»&|160;Pardon, reprit-elle en tendant la mainà Darcy, je vous ai blessé sans le vouloir. J’avais oublié que vousétiez lié avec madame d’Orcival. Mais je vous jure que je laplains, quoique je n’aie aucune raison pour la regretter. Et jevous plains si vous l’aimiez. Non… vous ne l’aimiez pas… vous neseriez pas ici ce soir.

Gaston, très-troublé, chercha une réponsequ’il ne trouva point, et madame de Barancos prit, sans transitionaucune, un autre ton pour dire à Nointel&|160;:

–&|160;C’est une étrange histoire que celle decette mort. Qu’en pensez-vous, monsieur&|160;? Vous étiez sansdoute au bal, cette nuit&|160;?

–&|160;Oui, madame, j’y étais, répondit lecapitaine. J’y ai même rencontré et reconnu…

–&|160;Qui donc&|160;? demanda madame deBarancos, toute prête à se cabrer.

–&|160;Cette pauvre Julia d’Orcival, au momentoù elle montait le grand escalier. Un peu plus tard, je l’ai revuede loin, dans sa loge, et je ne me doutais guère qu’elle n’ensortirait pas vivante. Je ne sais absolument rien que vous nesachiez sur ce qui s’est passé ensuite, mais le général Simancaspourra vous renseigner. Il est resté tout le temps dans la logevoisine.

–&|160;Qu’est-ce que c’est que le généralSimancas&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! vous ne le connaissezpas&|160;? Nous venons de dîner avec lui, et il nous a assuré qu’ilavait eu l’honneur de vous voir aujourd’hui même&|160;; c’est ungénéral péruvien.

–&|160;Oui… oui… parfaitement. Où ai-jel’esprit&|160;? J’oublie les noms de mes plus anciens amis. Il y aplusieurs années que je connais M.&|160;Simancas, et je l’ai, eneffet, reçu aujourd’hui… il n’est pas mieux informé que vous… iln’a pu me dire si cette Lestérel est coupable. C’est bien Lestérelqu’elle s’appelle, n’est-ce pas&|160;?

Et, sans laisser à Nointel le temps de luirépondre&|160;:

–&|160;Ah&|160;! on commence. Quelennui&|160;! nous ne pourrons plus causer. Ce quatrième acte estadmirable… mais je n’ai jamais pu le supporter. La marche est tropsolennelle pour moi qui ne le suis pas du tout. Et lorsque Jean deLeyde s’avance à pas comptés, sous le dais, il me semble toujoursvoir le marquis de Barancos faisant son entrée officielle dans lacathédrale de la Havane, le jour de la Fête-Dieu. Mais vous,messieurs, vous êtes sans doute ici pour la musique.

–&|160;Oh&|160;! uniquement, dit le capitaineavec conviction.

–&|160;Je ne veux pas vous empêcher del’entendre. Moi, je vais rentrer. Maintenant, je me couche à onzeheures. Et ce matin, à neuf heures, j’avais déjà fait le tour duBois, au galop de chasse. Mon valet de pied doit être dans lecorridor. Soyez donc assez aimable pour lui dire en passant defaire avancer mon clarence. Le soir, je ne sors plus qu’enclarence. C’est lourd, c’est laid, mais ces demoisellesn’en n’ont pas.

Nointel et Darcy étaient déjà debout.

–&|160;Nous nous reverrons bientôt, jel’espère, reprit la marquise. Chassez-vous, monsieur&|160;?

La question s’adressait au capitaine, quirépondit simplement&|160;:

–&|160;Oui, madame.

–&|160;Alors, vous me ferez le plaisir devenir chasser chez moi, à Sandouville. Ma terre a cet avantagequ’on y trouve encore beaucoup de gibier dans l’arrière-saison, etmes gardes préparent une grande battue. Je vous écrirai dès que lejour sera fixé, et je compte absolument sur vous, messieurs.

L’invitation, cette fois, étaitcollective&|160;; mais Darcy s’excusa, et ce refus ne parut pascontrarier madame de Barancos. Nointel accepta, sans tropd’empressement, et prit congé en même temps que son ami. Il netenait pas à rester. Il en savait assez. Son siège était fait.

–&|160;Mon cher, je suis fixé, dit lecapitaine à son ami, après avoir transmis au valet de pied lesordres de la marquise. Tu ne tiens pas, je suppose, à voircouronner le roi des anabaptistes. Viens au foyer, nous y serons àmerveille pour causer.

Darcy se laissa entraîner, et bientôt les deuxalliés se trouvèrent assis sur un divan solitaire, sous le plafondpeint par Baudry.

–&|160;Je suis fixé aussi, commença Gaston.Cette Barancos est folle de toi. Et elle ne dissimule pas sessentiments. Elle s’est jetée à ta tête avec une impudenceincroyable.

–&|160;Affaire de climat. Elle est née sousles tropiques. Une femme de la zone tempérée y eût assurément misplus de façons, mais il ne s’agit pas de cela. As-tu remarqué, cherami, qu’elle avait oublié le nom de Simancas&|160;?

–&|160;Oui, certes, et j’en conclus queSimancas s’est vanté. Elle le connaît à peine.

–&|160;Moi, je vais beaucoup plus loin, et jeconclus que la marquise est entrée cette nuit dans la loge de Juliad’Orcival&|160;; que le Péruvien l’y a vue et reconnue, et qu’iln’a pas perdu de temps pour exploiter sa découverte. Il est allétout droit chez la dame, et il l’a menacée de la perdre si ellen’acceptait pas le marché qu’il lui a proposé. Il a dû se fairepayer fort cher et exiger de plus que la Barancos le reçûthabituellement. Il tient à se bien poser dans le monde, le rusécoquin.

–&|160;Oui, les choses ont dû se passer ainsi,dit Darcy, et si, comme je n’en doute plus, cette femme est ledomino qui a eu une entrevue avec Julia, c’est elle qui l’a tuée.Il ne me reste qu’à la dénoncer à mon oncle. Mademoiselle Lestérelest sauvée.

–&|160;Tu vas beaucoup trop vite. D’abord,alors même que tu prouverais que la marquise est entrée, ilfaudrait encore prouver qu’elle a frappé. Or je ne crois pasqu’elle ait jamais possédé un poignard japonais. Ces sortes decuriosités ne sont point à l’usage des grandes dames. En revanche,je me rappelle fort bien qu’au moment où je lui ai offert mon bras,elle tenait à la main un éventail qui ne venait pas de Yeddo, jet’en réponds. Une Espagnole ne va pas sans éventail&|160;; maisd’ordinaire elle n’en porte qu’un. Donc, l’instrument du crime nelui appartient pas.

–&|160;Qu’en sais-tu&|160;? Elle a pu letrouver, le cacher sous son domino. Je te répète qu’il faut que jevoie mon oncle le plus tôt possible. Il n’est certainement pasencore couché, et je vais…

–&|160;Lui dire quoi&|160;? Que Simancas ensait très-long sur les faits et gestes de la Barancos. Très-bien.Ton oncle le fera citer. Simancas niera. Simancas protestera que lamarquise est la femme la plus vertueuse de toutes les Espagnes.Comment M.&|160;Roger Darcy fera-t-il pour le convaincre de fauxtémoignage&|160;? Le mettra-t-il à la torture&|160;? Je ne voisguère que ce moyen-là… et encore… ce Péruvien est un vieux reîtrequi se laisserait rôtir pour ne pas perdre le fruit de sescanailleries. M.&|160;Roger Darcy ouvrira-t-il une instructioncontre la dame, sur un soupçon vague&|160;? J’en doute très-fort,et s’il s’en avisait, tu peux croire que madame de Barancosn’aurait aucune peine à établir qu’elle n’a pas quitté cette nuitson palais de la rue de Monceau. Elle a dix façons d’en sortir etd’y entrer sans qu’on la voie. Et ce matin, à huit heures, ellecavalcadait au bois de Boulogne.

–&|160;Elle se défendra, soit&|160;! Je n’endois pas moins informer mon oncle de ce que nous venonsd’apprendre.

–&|160;Tel n’est pas mon avis.

–&|160;Quoi&|160;! tu veux que je me taiselorsqu’il se présente une chance d’innocenter mademoiselleLestérel&|160;!

–&|160;Il n’est pas temps de parler.

–&|160;Quand sera-t-il donc temps&|160;?Dois-je attendre que Berthe soit jugée… condamnée&|160;?

–&|160;Il suffira d’attendre que je sois unpeu plus avancé dans l’intimité de la marquise.

Darcy fit un haut-le-corps et ditlentement&|160;:

–&|160;Alors si tu étais son amant et qu’ellet’avouât son crime, tu la dénoncerais&|160;?

–&|160;Me crois-tu capable d’une pareillevilenie&|160;?

–&|160;Certes, non. Mais enfin que veux-tudonc faire&|160;? Je ne comprends plus.

–&|160;D’abord, je ne veux pas de madame deBarancos pour maîtresse. Cette enragée n’a rien qui me plaise. Jeme moque de ses millions et de son marquisat. Sa beauté ne me tentepas, et ses incartades me fatiguent. Si la fantaisie lui prend dem’ouvrir son cœur, je le refuserai tout net, et à plus forte raisonsa main. Quand on a commandé le 3e escadron du8e hussards, on n’épouse pas une femme soupçonnée…

»&|160;Pardon&|160;! je n’ai pas voulu teblesser, tu le sais bien… et je reviens à mon projet. Je veuxpurement et simplement aller chez la dame, chasser, dîner, etvalser avec elle, étudier de près ses relations avec Simancas, etquand je serai sûr de mon fait, t’apprendre tout ce que je saurai.Tu feras alors tout ce que tu croiras devoir faire. Mon rôle seraterminé. Mais si tu veux que je te serve, pour Dieu&|160;! ne vapas casser les vitres. La marquise nous fermerait sa porte, et ilne nous resterait plus que cette excellente madame Majoré. Jecompte beaucoup sur madame Majoré pour nous renseigner&|160;; maisdeux informations valent mieux qu’une, et je te prie instamment dete tenir en repos jusqu’à nouvel avis de ma part.

–&|160;Tu as peut-être raison, dit Darcy,après avoir un peu réfléchi. Il est probable qu’en l’état deschoses, mon oncle refuserait d’instruire contre la marquise. Il medemanderait pour quel motif elle aurait tué Julia, et je ne sauraisen vérité quoi lui répondre. Une grande dame n’assassine pas unefemme galante parce que cette femme a des voitures mieux tenues queles siennes.

–&|160;Non, mais, sur ce point, je reviens àma première idée, celle que j’ai jetée dans les jambes de Simancaspendant le dîner. Il y a du Golymine là-dessous.

–&|160;Tu crois donc qu’il a été l’amant demadame de Barancos&|160;?

–&|160;Je le crois… surtout depuis que je laconnais. D’abord, le bruit en a couru jadis. Elle le recevaitbeaucoup. Ce n’était pas naturel, et on en jasait. Et puis, moncher, les Polonais comme Golymine sont faits pour les Havanaisescomme la Barancos. Cette folle a dû s’éprendre d’un fou, et ne passe gêner pour le lui dire. Tu viens d’entendre sa déclaration deprincipes. Et elle l’aura quitté brusquement à la suite de quelquescène violente. Je parierais qu’elle l’a regretté après sa mort, etqu’elle lui en veut de s’être pendu pour une autre.

–&|160;Si elle a été sa maîtresse, le crimes’expliquerait, reprit Gaston qui suivait son idée. Golymine a pugarder des lettres, les déposer chez Julia…

–&|160;Qui a écrit à la marquise pour luioffrir de les lui rendre au bal de l’Opéra, ou de les lui vendre.C’est très-admissible. Il s’agit maintenant de savoir si nous nenous trompons pas. Il faudrait commencer par interroger la femme dechambre de Julia. Il se peut que Julia ait chargé cette fille deporter une lettre à la poste, et même qu’elle lui ait dit cequ’elle allait faire au bal de l’Opéra.

–&|160;Mariette, la femme de chambre, viendrachez moi demain. Elle assure qu’elle connaît la coupable, et ellem’a promis de me la nommer.

–&|160;Hum&|160;! ton oncle l’a déjà entendue,je crois, et il n’en a pas moins envoyé en prison mademoiselleLestérel. N’importe. Nous interrogerons cette soubrette. Je disnous, parce que je viendrai te demander à déjeuner demainmatin.

–&|160;J’y compte bien. Sans toi, je ne feraisrien de bon. Je n’ai plus de sang-froid, dit tristement Darcy.

Puis, se reprenant&|160;:

–&|160;Il y a pourtant une chose que je feraiseul&|160;: ce sera de souffleter Prébord.

–&|160;Je t’y aiderais volontiers… une jouepour toi, une joue pour moi… Mais ce n’est pas l’usage. Tu opérerasdonc toi-même. Seulement, un conseil. Remets l’opération àquinzaine. En ce moment, tu as assez d’affaires sur les bras. Il nefaut pas les compliquer par un duel. Un peu plus tard, quandl’heure sera venue, je me charge de te ménager une bonne querelleavec ce drôle, une querelle sous un prétexte bien choisi. Je seraiton témoin, et tu le tueras comme un chien… si tant est qu’ilconsente à se battre, car je ne le crois pas franc du collier. Cequ’il y a de fâcheux, c’est qu’il n’a pas oublié l’histoire de larue Royale. Le propos qu’il a tenu, en prenant congé de lamarquise, ce propos venimeux était évidemment à ton adresse, et ildoit se douter que tu t’intéresses à l’accusée beaucoup plus que tune veux en avoir l’air. Raison de plus, mon ami, pour redoubler deprudence. Observe-toi bien, surtout devant les amis du cercle. Ilsont tous l’oreille ouverte et la langue déliée.

–&|160;Je les verrai le moins possible.

–&|160;D’accord, mais tu les verras. Soisimpassible comme un vieux diplomate, alors même que tu entendraisdébiter les calomnies les plus atroces contre mademoiselleLestérel.

»&|160;Bon&|160;! le quatrième acte est fini.Le cinquième est très-court. Allons faire un tour de boulevard, enattendant le précieux instant du rendez-vous.

–&|160;Ainsi, tu persistes à vouloir souperavec cette ouvreuse&|160;?

–&|160;Comment, si je persiste&|160;! maisc’est-à-dire que je ne donnerais pas cette petite fête pour unsemestre de ma solde de capitaine. Il est vrai qu’elle n’était pasforte, et que je ne la touche plus. Allons&|160;! viens, madameMajoré ne te pardonnerait jamais ton absence, et il ne faut pas quetu perdes ses bonnes grâces, car tu as besoin d’elle.

Gaston se laissa faire. Il commençait àapprécier l’efficacité des procédés du capitaine, et il nerépugnait plus autant à le suivre dans les excursions variées qu’ilprojetait.

Les deux amis sortirent ensemble ettraversèrent la place, au doux clair de lune de la lumièreélectrique.

C’était l’heure où, sur les boulevards, lespromeneurs deviennent plus rares, l’heure où les gens sagesrentrent chez eux, et où les noctambules des deux sexes vaguentmélancoliquement de la Madeleine au faubourg Montmartre, enattendant l’heure d’un souper problématique.

Darcy regardait d’un œil distrait ce tableaupeu récréatif, mais le capitaine, qui avait l’esprit très-libre,remarquait tout. En passant devant Tortoni, il aperçut fort bien, àl’entrée de la rue Taitbout, le clarence de la marquise, et, dansle petit salon du fond, la marquise elle-même prenant des glacesavec Simancas et Saint-Galmier.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il en serrantfortement le bras de Gaston, je ne suis pas fâché d’être venujusqu’ici. La Barancos attablée avec le Péruvien et le Canadiendans un des lieux publics les plus fréquentés de Paris&|160;! voilàqui est significatif, j’espère. Hier, elle ne se serait certes pasmontrée en si mauvaise compagnie. Il faut que Simancas la tiennebien pour qu’elle ait consenti à lui faire cet honneur. Où diablea-t-il pu la rencontrer&|160;? Ah&|160;! j’y suis. Cette personnequi prétend qu’elle se couche à onze heures se sera fait menerdevant Tortoni pour y prendre un sorbet dans sa voiture. C’esttrès-havanais de prendre un sorbet en voiture. Simancas, n’ayantpas trouvé de whisteurs au Cercle, rôdait dans ces parages. Il aaperçu la dame, et il a exigé qu’elle s’affichât en entrant aveclui. Il a même profité de l’occasion pour lui présenter son fidèleSaint-Galmier. Tu verras que demain la marquise aura une névrose,et que le bon docteur la traitera par sa méthode diététique. Lesvoilà du coup relevés dans l’opinion du monde et lavés des mauvaisbruits qui ont couru sur leur comte. Décidément, ces gaillards-làsont très-forts.

–&|160;Oui, murmura Gaston, et je crainsqu’ils ne mettent des bâtons dans nos roues. La Barancos leur parlepeut-être de nous en ce moment.

–&|160;C’est peu probable, par une seule etunique raison.

–&|160;Laquelle&|160;?

–&|160;Par la raison qu’elle a jeté son dévolusur ton ami. Les femmes ne parlent jamais des gens qu’elles sesentent disposées à aimer. C’est même le seul cas où elles soientdiscrètes. Elles gardent très-bien leurs propres secrets, ettrès-mal les secrets des autres. Mais je m’amuse à te faire uncours de psychologie féminine, et à me poser en vainqueur comme lesieur Prébord. C’est ridicule et intempestif. Rebroussons chemin.Il est au moins inutile que la marquise voie que nous l’avons vue.D’ailleurs, on sort du vaudeville. Le Prophète doit êtrefini. Jean de Leyde vient d’être brûlé comme Sardanapale, avec sesfemmes&|160;; mais Ismérie et Paméla se sont tirées de la bagarre,et leur vénérable mère se fâcherait si nous la faisionsposer, comme elle dit dans son langage choisi.

»&|160;Allons prendre notre faction au coin duboulevard Haussmann et de la rue du Helder. Personne ne nousdérangera, je te le garantis. Cette ébauche de carrefour estdéserte comme le Sahara.

Cinq minutes après, les deux défenseurs deBerthe étaient à leur poste. Ils n’attendirent pas longtemps.

Madame Majoré apparut dans le lointain,flanquée de ses deux filles, l’une grande et maigre, l’autre petiteet rondelette. On eût dit une citrouille entre une asperge et unepomme.

Nointel se porta galamment à la rencontre decette intéressante famille, et Darcy fut bien obligé de lesuivre.

–&|160;Rebonsoir, chère madame, dit l’aimablecapitaine. Vous ne sauriez croire le plaisir que vous nous faites,et il faut que je remercie vos charmantes filles d’avoir bien vouluvenir…

–&|160;Ah&|160;! pardi&|160;! elles nedemandaient pas mieux, s’écria madame Majoré. C’est moi qui nevoulais pas… mais elles en auraient fait une maladie. Alors, ça m’adécidée, parce que moi, voyez-vous, monsieur Nointel, je suis mèreavant tout. Je me saignerais pour mes enfants, comme le pélicanblanc. Eh bien, c’est égal, j’ai des remords. Quand je pense queM.&|160;Majoré est revêtu de ses insignes, et qu’il prononcepeut-être un discours sur la morale, à l’heure où son épouse et sesfilles…

–&|160;Mais notre souper sera moral, ma chèremadame Majoré, tout ce qu’il y a de plus moral. C’est-à-dire mêmeque ce ne sera pas un souper, ce sera une agape fraternelle, commeà la loge des Amis de l’humanité.

–&|160;Ah ben, non, ça serait embêtant, alors,dit entre ses dents mademoiselle Ismérie.

–&|160;Veux-tu bien te taire, grandesotte&|160;! Qu’est-ce que c’est que ce genre&|160;? Votre père nevous a pas habituées à des manières pareilles.

–&|160;Ne craignez rien, mademoiselle, il n’yaura pas de discours, reprit le capitaine.

–&|160;Y aura-t-il de la crème de cacao audessert&|160;? demanda la petite Paméla.

–&|160;Il y aura tout ce que vous voudrez, monenfant. Il s’agit seulement de savoir où madame votre mère désiresouper. Le café Anglais n’est plus ouvert la nuit, depuis la…pardon, madame Majoré… depuis quelques années&|160;; mais il y aBignon, la Maison dorée, le café de la Paix, le café Riche…

–&|160;Dites donc, m’sieu Nointel, voulez-vousfaire notre bonheur, à ma sœur et à moi&|160;? interrompit lagrande Ismérie. Oui. Eh bien, menez-nous au café Américain.

–&|160;Mademoiselle, répondit avecempressement Nointel, nous ne sommes ici que pour vous faireplaisir. Va pour le café Américain… si madame votre mère n’y voitpas d’inconvénient.

Darcy en voyait beaucoup, et il jouait ducoude pour avertir son ami que ce choix ne lui plaisait pas dutout. Mais le capitaine reprit, sans tenir compte del’avis&|160;:

–&|160;Qu’en dites-vous, madameMajoré&|160;?

–&|160;Moi&|160;! s’écria l’ouvreuse, quevoulez-vous que je dise, mon cher monsieur&|160;? Je ne connais pasces endroits-là. J’ai été artiste pourtant. J’ai joué la comédie,et, sans me vanter, je peux dire que j’avais de l’avenir. Eh bien,de mon temps, nous soupions tout bonnement au café du théâtre avecune portion de choucroute et une cannette de bière.

–&|160;C’était du propre, marmotta la grandeIsmérie.

–&|160;Maman, dit la jeune Paméla, le caféAméricain est très-comme il faut. La demoiselle à madame Roquillon…tu sais, celle qui fait un page avec moi dans l’acte de l’incendie…eh bien, elle y a été en sortant de la première de Yedda,et elle me disait encore ce soir qu’il n’y venait que des messieurschic.

–&|160;En v’là une de garantie&|160;! dit lamaman. Avec ça qu’elle s’y connaît, la petite Roquillon&|160;! Elleest toujours fourrée à la Reine-Blanche et à l’Élysée-Montmartre.Même que je t’ai défendu de la fréquenter. Moi, je ne connaisqu’une chose. Il s’agit de savoir si votre café Américain est unrestaurant où une mère peut mener ses filles. Et, là-dessus, je nem’en rapporte qu’à M.&|160;Nointel.

–&|160;Ma chère madame Majoré, dit lecapitaine avec une bonhomie charmante, je n’irai pas tout à fait siloin que mademoiselle Roquillon. Je n’affirmerai pas qu’il ne seglisse jamais dans cet établissement quelques jeunes gens demauvaises mœurs et de mauvaise compagnie&|160;; mais il en est demême partout, et je pense que ces demoiselles n’y courront aucundanger. Vous serez là, nous serons là, pour les préserver.D’ailleurs, rien ne nous oblige à souper dans le grand salon dupremier. Il y a des cabinets à l’entre-sol. On est là chez soi,et…

–&|160;Un cabinet, jamais&|160;! c’estcontraire à mes principes. Une jeune personne qui soupe en cabinetparticulier est perdue. Lisez Paul de Kock…

–&|160;C’était peut-être vrai de sontemps&|160;; mais à présent, je vous jure que…

–&|160;Non, non&|160;! pas de ça, monsieurNointel. Alfred ne me pardonnerait jamais d’avoir compromis sesfilles. Alfred, c’est monsieur Majoré, et là, vrai, je vous le dis,il ne plaisante pas avec la morale.

–&|160;Alors, vous pensez qu’il leurpermettrait de souper au milieu d’une centaine de personnes desdeux sexes&|160;?

–&|160;Il ne le permettrait pas, mais il letolèrerait peut-être… au lieu que, s’il savait…

–&|160;Ça, je m’en moquerais encore que papale sache, dit Ismérie à demi-voix&|160;; mais c’est joliment plusamusant de souper devant tout le monde. Au moins, si on boit duchampagne, les femmes qui sont dans la salle voient qu’on nous en apayé.

–&|160;Et puis, nous regarderons lestoilettes, ajouta la petite Paméla. Caroline Roquillon m’a racontéqu’il y en avait d’épatantes.

–&|160;C’est entendu, mesdemoiselles,s’empressa de répondre le capitaine. Nous sommes tous d’accord poursouper en public.

–&|160;Ça n’a pas l’air d’amuser beaucoupM.&|160;Darcy, reprit la grande Ismérie. Pourquoi donc ne vousvoit-on plus au foyer, m’sieu Darcy&|160;? Vous ne voulez donc plusme parler, que tout à l’heure vous ne m’avez pas ditbonsoir&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! mademoiselle, je suistrès-distrait, balbutia Gaston qui enrageait de tout son cœur.

–&|160;Oh&|160;! et puis vous avez du chagrin,s’écria Paméla. Dame&|160;! ça se comprend. Perdre une bonne amiequand on est avec elle depuis un an…

–&|160;Veux-tu bien te taire, pieborgne&|160;! dit madame Majoré. Est-ce que ça te regarde siM.&|160;Darcy a du chagrin&|160;? Et toi, Ismérie, tâche de tetenir pendant le souper. Pas d’œil aux messieurs que tu ne connaispas… comme le soir où je t’ai menée au concert de l’Eldorado… oubien, tu sais… des gifles. Maintenant que j’ai posé mes conditions,en route, mauvaise troupe. Ces messieurs vont nous montrer lechemin. Et vous, mesdemoiselles, pas de farces.

–&|160;Excusez-moi, monsieur Nointel, si je nevous donne pas le bras. Je suis mère avant tout. Ah&|160;! quand ona deux filles dans la danse, on en a du tracas&|160;!

–&|160;Je comprends votre sollicitudematernelle et je l’approuve, chère madame, répondit gravementNointel. Le restaurant est tout près d’ici. Nous allons vousprécéder de quelques pas pendant le trajet, et nous vous attendronsdans l’escalier.

Il entraîna Darcy, et l’ouvreuse les suivit,flanquée de ces demoiselles qui, par son ordre, la serraient deprès.

Gaston profita du tête-à-tête pour faire unescène à son ami.

–&|160;C’est trop fort, lui dit-il. Tu as doncjuré de m’exaspérer&|160;? Souper publiquement avec cette matroneet ses filles, c’est le comble de l’inconvenance et duridicule.

–&|160;Peut-être, répliqua Nointel, sanss’émouvoir&|160;; mais le comble de la niaiserie, ce serait de nepas faire ce qu’il faut pour confesser à fond l’ouvreuse dun°&|160;27. J’aurais beaucoup mieux aimé ne pas me donner enspectacle avec des fillettes en tartan à carreaux et une mère qu’onpourrait montrer pour de l’argent à la foire de Saint-Cloud. Maisnous n’avons pas le choix. J’espérais que les petites seraient pourle cabinet, et pas du tout, elles tiennent à la salle commune.Elles espèrent peut-être y apercevoir des amoureux à elles, de ceuxqui ne sont admis ni au foyer de la danse, ni au foyer domestiquede M.&|160;Majoré, homme sévère sur les principes. Tant mieux sielles rencontrent leurs préférés. Elles s’occuperont d’échanger desœillades avec eux, et elles nous gêneront beaucoup moins. Ne tepréoccupe de rien. C’est moi qui me chargerai de faire bavarder lamère. Tu pourras jouer un personnage muet, si tu ne te sens pas lecourage de parler. Ne t’inquiète pas non plus du public. Noustrouverons là plus d’étrangers que de Français, ettrès-probablement personne de notre monde. Peut-être quelquesdemoiselles qui nous connaissent de vue. Mais celles-là croirontque nous sommes en bonne fortune et n’oseront pas venir se frotterà la famille Majoré.

»&|160;Allons, mon cher Gaston, résigne-toi.Songe que cette créature obèse va peut-être nous donner le mot del’énigme du bal. Dans tous les cas, il est impossible qu’elle nenous apprenne pas quelque chose de nouveau. Mais nous voiciarrivés. À nos rôles maintenant.

Il faisait froid, et personne n’était assisdans les niches extérieures qui garnissent le rez-de-chaussée ducafé Américain. Les passants filaient rapidement, le collet de leurpardessus relevé jusqu’aux oreilles. Cinq ou six cochers de nuitpiétinaient seuls sur le trottoir. Madame Majoré et ses fillesarrivèrent sans encombre au bas de l’escalier où on les attendait.Qui se serait avisé de faire attention à elles&|160;? Lesdemoiselles du corps de ballet ne se piquent pas de faire toilettepour aller danser, et, en sortant du théâtre, les papillonsredeviennent chrysalides. Pour apercevoir le bout de leurs ailes,il faut avoir l’œil parisien. Et, le dimanche, on rencontre dansces parages plus de provinciaux que de boulevardiers.

–&|160;Nous voilà, souffla madame Majoré, quiavait la locomotion difficile, à cause de son embonpoint. La maisona bon air, et il me semble qu’une mère de famille qui se respectepeut y entrer.

–&|160;Assurément, chère madame, répondit lecapitaine avec un sérieux parfait. S’il en était autrement, je nevous y aurais pas amenée, quel que fût mon désir d’être agréable àvos charmantes filles. Veuillez prendre la peine de monter.

–&|160;Comment&|160;! il faut monter&|160;!Ah&|160;! monsieur Nointel, je vous vois venir. Vous voulez nousmener dans un cabinet.

–&|160;Je vous jure que non. Les salons où onsoupe sont au premier étage.

»&|160;En bas, dans celui qui est là, à votredroite, on ne sert que des boissons anglaises et américaines… desjuleps à la menthe, des œufs battus au rhum et au sucre…

–&|160;Des juleps&|160;! merci&|160;! je nesuis pas malade. Montons, puisqu’il faut monter. Passez devantmesdemoiselles, M.&|160;Nointel aura la bonté de me donner lebras.

–&|160;J’allais vous l’offrir, réponditgalamment Nointel.

Et il se mit à remorquer la grosse ouvreuse,sans hésiter, sans rire de la figure qu’il allait faire en entrantdans la salle du restaurant. Quand on a chargé une batterieprussienne, à Champigny, à la tête d’un peloton de hussards, on n’aplus peur de rien.

Ismérie et Paméla grimpaient si lestement, quemadame Majoré leur criait à chaque marche&|160;:

–&|160;Trop de parcours, mesdemoiselles, vousn’êtes pas ici sur les planches, et je ne veux pas vous perdre devue. Pas si vite, ou je vous emmène coucher sans souper.

»&|160;Ah&|160;! ces jeunesses, mon capitaine,si on n’y avait pas l’œil… après ça, entre nous, je ne leur en veuxpas. À leur âge, ma foi&|160;! j’étais comme ça.

On arriva laborieusement à l’entrée d’uncouloir où il y avait beaucoup de portes, à travers lesquelles onentendait des bruits de verres heurtés et des chants médiocrementharmonieux.

–&|160;Les voilà, ces fameux cabinets, ditNointel. Vous voyez, chère madame, que nous ne nous y arrêtons pas.Encore un étage, s’il vous plaît.

–&|160;On s’amuse joliment là dedans, ditIsmérie, qui semblait avoir pris racine sur le palier.

–&|160;Zélie Crochet m’a raconté que c’étaittout tendu en damas de soie, riposta la petite Paméla.

–&|160;Voulez-vous me faire le plaisir de nepas rester plantées là comme des grues&|160;? cria madameMajoré.

Les garçons la regardaient avec ébahissement,et Darcy, qui venait en serre-file, enfonça son chapeau sur sesyeux pour que le maître d’hôtel ne le reconnût pas.

Le capitaine restait impassible, et sasérénité ne se démentit pas, lorsqu’il lui fallut franchir, avecl’ouvreuse au bras, le pas le plus difficile, le seuil du grandsalon qui occupe presque toute la façade sur le boulevard.

Il n’était pas encore une heure, et il n’yavait pas foule. Quelques Brésiliens bruyants, quelques Yankeessilencieux, deux ou trois Anglais appartenant au genre buveur, unebande de clercs d’avoués en goguette, et une douzaine de femmes, decelles qui viennent tous les soirs et qui changent plus d’une foisde table entre minuit et le lever de l’aurore.

Nointel lança à Darcy un coup d’œil quisignifiait&|160;: Tu vois que nous sommes bien tombés. Tout cemonde-là m’est parfaitement indifférent. Et il conduisit madameMajoré au fond de la salle, à droite, dans un angle qui se trouvaitlibre et qui lui semblait propice à ses desseins.

–&|160;C’est très-bien composé, dit la grossefemme, mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Nous allons mettremes filles entre nous deux, mon cher monsieur. Comme ça, je seraiaussi tranquille que si M.&|160;Majoré était là.

–&|160;Et vous aurez raison de l’être, s’écriale capitaine&|160;; mais vous pouvez avoir confiance en mon amiDarcy comme en moi-même, et je réclame contre un arrangement quim’empêcherait de causer avec vous. Je demande que ces demoisellesse placent au milieu, Darcy à côté de mademoiselle Ismérie,mademoiselle Paméla entre vous et sa sœur, et votre serviteur enface de vous, chère madame.

–&|160;Comment donc&|160;! mais je seraitrès-flattée de vous avoir pour vis-à-vis. Et puis, ajoutal’ouvreuse en se penchant à l’oreille de Nointel, j’ai tant dechoses à vous dire… des choses que mes filles n’ont pas besoind’entendre et qui feraient peut-être de la peine à M.&|160;Darcy.Quand on a connu une personne comme il a connu madamed’Orcival…

–&|160;C’est juste. Nous ferons des apartés.Maintenant, voulez-vous me permettre de commander le souper&|160;?Mesdemoiselles, vous en rapportez-vous à moi&|160;?

–&|160;Oui, pourvu qu’il y ait des truffes,dit Ismérie.

–&|160;Et des écrevisses bordelaises, reprittimidement la petite sœur.

–&|160;Il y en aura. Il y a de tout ici. Faisplacer ces dames, mon cher Darcy. Je vais conférer avec qui dedroit sur le menu.

Nointel avait hanté jadis le caféAméricain&|160;; il y jouissait encore d’une notoriété suffisante,et il voulait prendre ses précautions contre les voisinagesincommodes qui pourraient survenir. L’intelligent maître de lamaison avait jugé la situation d’un coup d’œil, et il compritparfaitement la recommandation du capitaine qui le pria deréserver, autant que faire se pourrait, à des soupeurs inconnus,les tables les plus rapprochées de celle où trônait déjà madameMajoré. Pour le moment, elles étaient libres, et on pouvait parlersans crainte d’être entendu.

La personne de Darcy constituait le côtéfaible des dispositions prises par Nointel. Darcy aurait dûs’occuper de mademoiselle Ismérie et même de mademoiselle Paméla,pendant que son ami accaparerait leur mère et tâcherait d’enextraire des renseignements utiles. Et Darcy ne paraissait pas dutout disposé à faire causer ces jeunes personnes. Heureusement,elles étaient bavardes comme deux perruches, et elles ne segênèrent pas pour le harceler de questions, tout en épluchant descrevettes et en sirotant du vin de Xérès.

–&|160;Dites donc, est-ce que c’est desdiamants vrais que ce monsieur là-bas porte en boutons degilet&|160;? lui demandait Paméla. Je ne voudrais pas de lui, quandil me les donnerait, ses boutons. Il ressemble à l’orang-outang duJardin des Plantes.

Et Ismérie lui disait&|160;:

–&|160;C’est une Espagnole, n’est-cepas&|160;? la dame avec qui vous étiez dans l’avant-scène. Elle enavait une toilette&|160;! On se damnerait pour en avoir une commeça. On dit qu’elle a six cent mille francs de rente. Combien çafait-il à manger par jour, six cent mille francs derente&|160;?

Et Darcy était obligé de leur répondre.

Le capitaine, qui l’encourageait du regard,saisit le joint pour attaquer madame Majoré. Elle n’aimait pas lescrevettes, mais elle adorait le vin d’Espagne, et elle en étaitdéjà à son troisième verre de xérès, quand Nointel lui dit, entrehaut et bas&|160;:

–&|160;Vous devez avoir besoin de vous refaireaprès vos émotions de l’autre nuit.

–&|160;Ne m’en parlez pas, répondit la damesur le même ton, je devrais être dans mon lit&|160;; mais je nepeux rien refuser à mes amis, et vous aviez si bonne envie desavoir le fin mot de l’affaire que j’ai pris mon courage à deuxmains.

–&|160;Je vous en sais un gré infini, ma chèremadame Majoré. Alors, vous le savez, le fin mot.

–&|160;Oh&|160;! pour ça, oui. Je peux bien mevanter que, si on avait voulu m’écouter, on n’aurait pas fait labêtise d’arrêter cette demoiselle La Grenelle… La Bretelle… Je vousdemande un peu si ça a du bon sens… une artiste… pas de la danse,c’est vrai… mais n’importe.

–&|160;Vous croyez donc que ce n’est paselle&|160;?

–&|160;Je crois qu’elle est innocente commel’enfant qui vient de naître. Ce n’est pas un coup de femme, ça,monsieur Nointel. C’est un coup d’homme, et je connais le gredinqui l’a fait. Je l’ai vu. Je lui ai parlé.

–&|160;Prenez donc garde, monsieur Darcy,s’écria la grande Ismérie. Vous versez du vin sur ma robe.

–&|160;Je vous en achèterai une autre,mademoiselle, dit Gaston sans regarder sa voisine.

Madame Majoré n’avait pas parlé assez bas, etil venait de l’entendre affirmer que Julia avait été tuée par unhomme.

–&|160;Vous me plongez dans la stupéfaction,chère madame, dit le capitaine. D’après ce qu’on m’a raconté, iln’y a pas d’homme dans l’affaire. C’est bien une femme qui estentrée dans la loge.

–&|160;Oui&|160;; qu’est-ce que çaprouve&|160;?

–&|160;Et, à côte du numéro 27, il n’y avaitque deux messieurs que je connais.

–&|160;Je les connais aussi. Le généralSimancas et le docteur Saint-Galmier. Deux abonnés. Des genstrès-comme il faut.

–&|160;Alors, je n’y comprends plus rien, mabonne madame Majoré. Ayez donc l’obligeance de m’expliquer…

–&|160;Voilà, mon capitaine. Figurez-vous quesur le coup de minuit un quart, madame d’Orcival est arrivée endomino noir et blanc… drôle d’idée tout de même… ça ne lui a pasporté bonheur… je savais que c’était elle, mais j’ai fait celle quine la connaissait pas… pour lors donc, elle commence par me donnerdeux louis, et elle me dit&|160;: J’attends des dames. Vous nelaisserez entrer qu’elles. Pas de messieurs, vous entendez. Si vousexécutez bien la consigne, vous aurez encore trois louis… ça feracinq.

–&|160;Elle a dit&|160;: des dames&|160;?demanda vivement Nointel.

–&|160;Des dames ou des dominos, je ne merappelle plus. Ça ne fait rien à la chose.

–&|160;Elle n’a pas dit&|160;: unedame&|160;?

–&|160;Non, pour sûr. Et, d’ailleurs, à monidée, il en est venu deux. Une qui avait un masque et un dominoloués au décrochez-moi ça. Je m’y connais. L’autre quiétait tout encapuchonnée de dentelles. À moins que ça ne soit lamême qui ait été changer de costume&|160;; mais ça n’est pasprobable. Du reste, elles n’ont fait qu’aller et venir. J’ai ouverttrois ou quatre fois.

–&|160;Elles vous ont parlé&|160;?

–&|160;Oh&|160;! à peine. Deux mots toutbas&|160;: Madame, voulez-vous m’ouvrir. On m’attend. Ce nigaud dejuge m’a demandé si je reconnaîtrais la voix. Ma foi, je lui ai ditque non. Allons&|160;! bon, je l’appelle nigaud, et M.&|160;Darcyqui est son parent&|160;! Heureusement qu’il ne m’entend pas. Ilécoute cette bavarde d’Ismérie qui lui explique lavariation qu’elle va danser dans le ballet qu’on montechez nous.

Darcy entendait fort bien, et sa figures’éclairait à vue d’œil.

–&|160;Tiens&|160;! s’écria la petite Paméla,des femmes costumées. D’où donc viennent-elles&|160;? Ah&|160;!c’est vrai. Il y a bal masqué à l’Élysée-Montmartre, tous lesdimanches.

–&|160;Mesdemoiselles, dit le capitaine, voicila première entrée des truffes. Perdreaux truffés, sauce Périgueux.Et vous en aurez d’autres sous la serviette.

–&|160;Oh&|160;! sous la serviette&|160;!comme des pommes de terre en robe de chambre… c’est mon rêve.

–&|160;Dites donc, m’sieu Nointel, est-ce quec’est vrai que du temps du Prophète, on ne connaissait pas lestruffes&|160;? demanda la grande Ismérie.

–&|160;Au contraire, mademoiselle. Lesanabaptistes en faisaient une consommation effroyable. Un verre depontet-canet, madame Majoré.

–&|160;Ça n’est pas de refus, mon chermonsieur. Le vin ne fait de tort qu’au médecin. Où enétais-je&|160;? Ah&|160;! je vous contais que je n’ai pas faitgrande attention aux femmes, et que je ne pourrais pas dire sielles étaient blondes ou brunes… avec ça qu’on ne voyait passeulement une de leurs mèches. Mais il n’est pas question d’elles.La dernière venait de filer, et madame d’Orcival ne bougeaittoujours pas. Moi, je pensais&|160;: ça s’est bien passé. J’auraimes cinq louis, et j’achèterai des bottines à mes filles. Voilàqu’il m’arrive un individu… bien mis, c’est vrai… des gants frais,du beau linge… et il me demande de lui ouvrir le 27… comme ça, debut en blanc. Ça m’est défendu, que je lui réponds&|160;; lapersonne veut être seule. Alors, il m’offre quarante francs pour lelaisser entrer. Naturellement, je refuse. J’y aurais perdu…quoique, si j’avais su… et encore, non, je n’aurais pas voulu deson argent, à ce monstre-là… Ah&|160;! diable, voilà des voisinsqui nous arrivent. Ça va être gênant pour vous finirl’histoire.

–&|160;Bah&|160;! deux Américains, ditNointel, après avoir examiné les deux soupeurs qui venaient des’asseoir à côté de lui. Et ils sont gris comme deux Polonais.Allez toujours, madame Majoré.

–&|160;C’est vrai qu’ils ont leur plein. Etpuis ces gens-là n’entendent pas le français. Ismérie, tu bois tropde vin blanc, ma fille, et ça ne te réussit pas, le vin blanc. Faiscomme ta sœur qui s’est mise au bordeaux. Surveillez-les, je vousprie, monsieur Darcy. Elles ont répétition demain, et, si elles lamanquaient, on les mettrait à l’amende. Ils sont si chiens, lesrégisseurs&|160;!

–&|160;Ne craignez rien, madame Majoré, cesdemoiselles sont très-sages, répondit Darcy qui s’occupait beaucoupplus de la mère que des filles. Il suivait son récit sans avoirl’air de l’écouter, et il l’aurait volontiers embrassée.

–&|160;Et qu’est-ce qu’il a fait, l’homme auxquarante francs, quand vous avez refusé de lui ouvrir&|160;?demanda Nointel.

–&|160;Vous allez voir. Le général et ledocteur venaient de sortir du 29. Il m’a dit qu’il était de leursamis, qu’il avait loué la loge avec eux. Hein&|160;! faut-il qu’ilait du vice&|160;! Et il m’a demandé de lui ouvrir le 29. Moi,comme une bête, je lui ai ouvert, et il est entré. Maintenant, voussavez le reste… ou vous le devinez.

–&|160;Je ne devine rien du tout.

–&|160;Comment&|160;! vous ne devinez pas quece scélérat…

–&|160;Maman&|160;! maman&|160;! s’écriaPaméla. Caroline Roquillon en page&|160;! regarde donc. Elle vientde l’Élysée, pour sûr. Elle est avec une femme en laitière et troismessieurs.

–&|160;Jolie société. Où a-t-elle volé cetravesti-là&|160;? Au magasin, parbleu&|160;! Elle a des manigancesavec les costumiers. Je le dirai à M.&|160;Halanzier, grommelamadame Majoré.

–&|160;Dis donc, reprit Ismérie, les voilà quivont se mettre à côté de nous. Ah&|160;! mon Dieu, mais ce grandqui est avec elle, c’est Paul Guimbal, le jeune premier duThéâtre-Montmartre.

–&|160;V’là le restant de nos écus, c’est lecas de le dire. Ne vous avisez pas de lui parler, à cette drôlesse…ni de regarder son cabotin… ou je vous emmène coucher, et vousn’aurez pas d’écrevisses.

–&|160;Eh bien, madame Majoré, reprit lecapitaine, nous disions donc que ce scélérat…

–&|160;Eh bien, monsieur Nointel, il s’estinstallé dans le 29 aussi tranquillement que s’il y avait payé saplace, le gueux. Qu’est-ce qu’il y a fait&|160;? Je n’en sais rien,vu que j’étais à mon service et que je n’ai pas bougé du couloir.On m’a conté qu’il avait enjambé la séparation, et qu’il étaitentré dans le 27, au vu de toute la salle. Ce qu’il y a de sûr,c’est qu’un quart d’heure, vingt minutes après, il a ouvert laporte en criant&|160;: À l’assassin&|160;! J’ai accouru… vouspensez&|160;! et j’ai vu la pauvre dame couchée sur la banquette dupetit salon… le couteau était encore enfoncé dans sa gorge… et dusang, fallait voir. On aurait dit qu’elle avait renversé un pot deraisiné sur son domino blanc. Et il en avait encore après lesmains, le brigand&|160;!

–&|160;Pardon, madame Majoré, mais j’aientendu parler de ce que vous racontez là. Il est très-connu àParis, ce monsieur, et rien ne prouve que ce soit lui qui…

–&|160;Puisque je vous dis que ses mainsétaient pleines de sang. Tenez&|160;! il me rappelait FrédérickLemaître dans le dernier acte de Trente Ans de la vie d’unjoueur… vous savez… quand Frédérick voulait embrasser sapetite fille et qu’elle lui disait… mais non, vous ne savez pas…vous êtes trop jeune pour avoir vu ça… un drame comme on n’en faitplus, monsieur Nointel.

–&|160;Un drame superbe, madame Majoré. Mais,quand à votre monsieur du 29, je le connais et…

–&|160;Eh bien, si vous le connaissez, vousavez remarqué sa figure… une figure qu’on n’aimerait pas rencontrerau coin d’un bois.

–&|160;Ma foi&|160;! je l’ai souventrencontrée sur le pavé de Paris, et je suis obligé de déclarerqu’elle ne m’a pas parue effrayante. D’ailleurs, il me semble quepersonne n’a songé à l’accuser.

–&|160;Tout le monde, au contraire, et moi lapremière. Le commissaire du théâtre l’a arrêté. On l’a conduit auviolon. Là, il paraît qu’il les a entortillés si bien qu’on l’alâché… parce qu’il était bien mis, parce que c’est ungommeux… tous ces gens de la police sont pour les riches.C’est dégoûtant. Tenez&|160;! M.&|160;Majoré me le disait encorehier&|160;: l’égalité n’est qu’un vain mot.

La figure du capitaine s’allongeait à vued’œil. Rêver la découverte du grand secret, et aboutir à entendreune accusation insensée contre l’inoffensif Lolif, c’était dur, etd’autres que Nointel auraient renoncé à tirer quoi que ce soit decette stupide ouvreuse. Mais il n’était pas homme à se découragerpour si peu.

Darcy faisait moins bonne contenance que sonami. Il n’avait pas perdu un mot de l’explication, car, pour mieuxentendre, il s’était accoudé sur la table, sans se soucier desurveiller la fringante Ismérie, qui profitait de la position pouréchanger, derrière le dos de son voisin, des signes variés avec lejeune premier du Théâtre-Montmartre.

–&|160;Cette femme est folle, pensait-il. Nousne saurons rien par elle. Et Nointel est encore plus fou de m’avoirentraîné ici. S’il persiste à rester, je vais partir.

–&|160;Ma foi&|160;! madame, reprit lecapitaine, vous seule avez vu clair, et je commence à croire quenos magistrats ne sont pas forts. Comment ont-ils pu mettre enliberté un individu qui avait les mains ensanglantées&|160;? Ilaura dit probablement que ses mains avaient touché le corps demadame d’Orcival, mais c’est une mauvaise raison. Pourtant,j’entrevois d’autres objections. Le poignard qui a servi au meurtreest japonais&|160;; il a la forme d’un éventail. Les hommes neportent pas d’éventail. Si ce coquin en avait eu un, vous l’auriezremarqué, quand il s’est présenté pour entrer.

–&|160;Mais, non. Il l’avait dans sa poche, lelâche. C’est ce que je lui ai dit devant le juge d’instruction… carje l’ai revu aujourd’hui, le misérable… ils m’ont… commentappellent-ils ça… frontée… non… confrontée avec lui. Etj’ai manqué de me trouver mal.

–&|160;Je conçois cela&|160;; seulement…dites-moi… qu’est-ce qu’il a raconté pour se défendre&|160;?

–&|160;Qu’il n’en voulait pas à madamed’Orcival, qu’il la connaissait à peine, et qu’il n’avait pasd’intérêt à se débarrasser d’elle, qu’il avait vingt-cinq millefrancs de rente&|160;; que personne n’avait jamais rien eu à direcontre lui… un tas de bêtises, quoi&|160;? Et ce bonhomme de juge aavalé ça. Mais ça n’est pas fini, c’est moi qui vous le dis. Je leslaisse bien s’enferrer, et quand je croirai qu’il est temps deparler, je leur en montrerai une, de preuve. Elle se voit, elle sepèse, celle-là.

Le capitaine était tout oreilles, car lespropos de l’ouvreuse redevenaient instructifs&|160;; mais elles’arrêta au moment le plus intéressant.

–&|160;Ah&|160;! je t’y prends, grande drogue,cria-t-elle à sa fille aînée. Tu viens d’envoyer un baiser à cecabotin de malheur. Attends un peu.

–&|160;Mais non, maman, je vous assure&|160;;j’ai mis ma main sur ma bouche, parce que j’avais envie debâiller.

–&|160;Tu mens. C’est quand tu es dans lamaison de ton père que tu bâilles. Ici, tu n’as pas sommeil, parcequ’il y a des truffes. Mais je n’entends pas que tu t’affichesdevant cette Roquillon, et je vais mettre ordre à tes frasques.Allons, mesdemoiselles, allons faire dodo&|160;; vous mangerez desécrevisses quand j’en pêcherai dans la Seine.

–&|160;Mais, maman, moi, je n’ai rien fait,dit en pleurnichant la petite Paméla.

Nointel vint au secours de cette innocente. Ilavait ses raisons pour retenir madame Majoré, et il plaida si bienla cause de ces demoiselles, que leur mère se calma. Les écrevissesbordelaises furent pour quelque chose dans ce succès. On venait deles servir, et madame Majoré les aimait à la folie.

–&|160;Dites-moi, chère madame, reprit-il,nous parlions tout à l’heure d’éventails. Les femmes qui sontentrées en avaient, je suppose.

–&|160;Peut-être bien. C’est même probable.Mais je n’ai pas remarqué. Elles n’ont pas traîné dans le couloir,vous pensez. Elles avaient l’air d’être pressées&|160;:

–&|160;Et madame d’Orcival en avait un aussi,sans doute&|160;?

–&|160;Oui, et un beau, avec des peintures. Onl’a ramassé par terre, sur le tapis. Mais tout ça ne signifie rien,et la vraie preuve, c’est moi qui l’ai trouvée, ce soir, avant lareprésentation, en balayant la loge.

Le capitaine se reprit à espérer, et Darcy,qui ne se possédait plus, se leva tout doucement pour venirs’asseoir à côté de son ami&|160;; manœuvre fâcheuse, car elleallait laisser le champ libre à mademoiselle Ismérie et à songalant de banlieue.

Madame Majoré n’y prit pas garde tout d’abord.Elle était trop occupée à se ménager un effet.

–&|160;Oui, disait-elle avec animation, j’aidans ma poche de quoi le faire condamner à la guillotine, lebandit. Eh bien, savez-vous ce que le juge y aura gagné à me direque mes inventions n’avaient pas le sens commun, et que jecalomniais un honnête homme&|160;? Il y gagnera que je resteraibouche close jusqu’au jour du jugement. Et quand la pauvredemoiselle qu’on accuse sera sur le banc, je demanderai à parleraux jurés, et il faudra bien qu’ils m’entendent. Et je leurmontrerai ce que j’ai trouvé dans le sang&|160;; oui, monsieur,dans le sang… et je leur dirai&|160;: Est-ce que c’est à elle,ça&|160;? Est-ce qu’une jeune fille a jamais porté des boutons demanchettes pareils à celui-ci&|160;? ça fera un coup de théâtre. Onparlera de moi dans les journaux… et dans cette affaire-là, mesfilles auront peut-être de l’augmentation… Pensez donc que monIsmérie ne touche que cent cinquante pauvres francs par mois… c’estmême pour ça qu’elle est si maigre… pensez donc que Paméla…

–&|160;C’est une injustice. Mais ce bouton demanchettes… qui vous fait croire qu’il appartient…

–&|160;À un homme&|160;? Pardi&|160;! ça crèveles yeux. Il est large comme un bouton de livrée… et lourd, il fautvoir… Au clou, on prêterait au moins cinquante francsdessus.

–&|160;Mais, madame, s’écria Darcy, votredevoir est de le remettre sur-le-champ au juge d’instruction.

–&|160;Ah&|160;! mais non&|160;! ah&|160;!mais non&|160;! Je veux le faire aller, moi, ce beau juge. Etj’espère bien que vous n’irez pas lui raconter ce que je vousconfie là. D’abord, si on m’ostinait pour avoir l’objet,je le jetterais dans la Seine et je dirais que je l’ai perdu. Jetiens à mon effet en cour d’assises.

–&|160;Vous oubliez, madame, qu’une innocentesouffre, qu’elle est en prison, et qu’il dépend de vous de l’enfaire sortir.

–&|160;Comme vous me dites ça, monsieurDarcy&|160;! Vous vous y intéressez donc, à cette demoiselle LaBernelle&|160;? Eh bien, tenez. J’ai du cœur, moi, et, pour vousfaire plaisir, je porterai le bouton à votre magistrat. Oui. Je leporterai… dès que je saurai une chose…

–&|160;Quoi donc&|160;? demanda vivementNointel.

–&|160;Dès que je saurai le petit nom dugredin qui est entré dans la loge.

–&|160;Son petit nom&|160;?

–&|160;Oui, il y a une lettre gravée sur lebouton de manchette.

–&|160;Une initiale&|160;! s’écria Darcy.Laquelle&|160;?

–&|160;Si c’est l’initiale de ce monsieur, dittranquillement le capitaine, ce doit être un L. Ils’appelle Lolif.

–&|160;Je n’en ignore pas, ripostal’ouvreuse&|160;; mais c’est justement ce qui me chiffonne, etpourquoi je voudrais savoir son petit nom.

–&|160;La lettre n’est donc pas unL&|160;?

–&|160;Non. Il doit y avoir un L surl’autre bouton, celui qui est resté à l’autre manchette. Ça seporte beaucoup, deux lettres. À preuve que, l’autre jour, à larépétition du nouveau ballet, le comte de Lambézelec prenait lementon à Paméla. Je ne dis rien quand il lui prend le menton, vuqu’il n’est pas dangereux. Il a soixante ans et beaucoup de mois denourrice avec. Seulement, je regardais ses mains parce que, voussavez, le menton, passe, mais… bref, il y avait un L surun de ses boutons et un R sur l’autre, et une couronne decomte sur les deux. Je ne me gêne pas avec lui. Je lui ai demandépourquoi. Il m’a dit que son nom de baptême était Roger. Vous voyezbien que c’est la mode, car il la suit de près, ce vieux-là.

–&|160;Et ça fait que maintenant je medis&|160;: Faut que je sache si ce Lolif est Pierre, Paul, Jacques,ou Philippe, ou Thomas, ou Polycarpe.

–&|160;C’est déjà un grand point quel’initiale ne soit pas un L, murmura Darcy qui ne pensaitqu’à mademoiselle Lestérel.

–&|160;Oh&|160;! pour être un L, non,ça n’est pas un L.

–&|160;Eh bien, ma chère madame Majoré, repritle capitaine, je suis en mesure de vous renseigner, car je connaisM.&|160;Lolif.

–&|160;Bon&|160;! alors vous allez medire…

–&|160;Ce soir, rien. Je ne me suis jamaisinquiété de son prénom, car ce personnage m’intéresse fort peu.Mais il est de mon cercle, et rien ne m’empêche de lui demandercomment les femmes l’appellent dans l’intimité.

–&|160;Vous m’apprendrez ça demain, authéâtre. Et après, je ne ferai pas languir M.&|160;Darcy&|160;;mais avant… je ne veux pas me risquer, parce que si la lettre ne serapportait pas au petit nom de ce gueux-là, le juge se moqueraitencore de moi. C’est bien assez d’une fois.

–&|160;Et la démarche pourrait produire toutle contraire de ce que nous espérons, ajouta le prudent capitaine.J’approuve votre sagesse, madame Majoré, et je vous promets que,dès demain, vous aurez les renseignements que vous désirez. Enattendant, il me semble que rien ne s’oppose à ce que vous nousappreniez, à Darcy et à moi, quelle est la lettre accusatrice.

–&|160;Oh&|160;! rien du tout. C’est un…

Il était écrit que les angoisses de Gaston neprendraient pas fin. Madame Majoré, au lieu d’achever, se leva,passa impétueusement entre la table où elle était assise et celleoù deux citoyens de la libre Amérique consolidaient leur ivresseavec du whiskey, tourna autour de Nointel et de son ami, et vints’abattre comme une trombe sur la banquette où Darcy était assistout à l’heure.

Son œil de mère venait de surprendre tout àcoup les manœuvres sournoises auxquelles Ismérie et le comédien selivraient pour se rapprocher, depuis qu’ils n’étaient plus séparéspar un obstacle vivant.

Les mains surtout avaient fait du chemin,grâce à des poses penchées qu’avaient prises peu à peu la Chloé del’Opéra et le Daphnis de Montmartre&|160;; elles allaient serencontrer, et le jeune premier tenait entre le pouce et l’index unbillet microscopique.

Le message clandestin n’arriva point à sonadresse, et peu s’en fallut que la vigilante et alerte Majoré ne leconfisquât.

–&|160;À bas les pattes&|160;! cria-t-elle.Qu’est-ce que c’est que ce genre-là&|160;? Des correspondances àmon nez et à ma barbe&|160;! Vous me prenez donc pour un portant decoulisse. Heureusement que j’y vois encore sans lunettes. Vous,mademoiselle, poussez-vous du côté de Paméla, et rappelez-vous quetout à l’heure, à la maison, vous aurez affaire à moi.

»&|160;Et toi, mon petit, ajouta la matrone ense tournant vers M.&|160;Paul, je te conseille de te tenirtranquille. Je n’ai pas élevé ma fille pour te la jeter à la tête,entends-tu, Buridan d’occasion&|160;? Quand il lui plaira d’allerdevant M.&|160;le maire, elle en trouvera de plus huppés que toi,pour l’y mener. Et elle ne cascadera pas pour tes beaux yeux.D’abord, qu’est-ce que tu fais ici avec tes deux cents francs parmois et tes cent sous de feux&|160;? Est-ce que c’est un endroitpour les pannés de ton espèce&|160;? Va donc apprendre tesrôles, mon bonhomme. Tu repasseras quand tu auras remplacéM.&|160;Mélingue à la Porte Saint-Martin.

Le malheureux jeune premier courbait la têtesous cette avalanche d’objurgations et n’osait pas souffler mot.Peut-être craignait-il, en ripostant, d’attirer une correctionmanuelle et immédiate à la grande Ismérie.

Enhardie par son costume de page, CarolineRoquillon essaya bien d’entamer un dialogue dans la langue demadame Angot&|160;; mais, pour lui fermer la bouche, l’ouvreusen’eut qu’à l’apostropher en ces termes cinglants&|160;:

–&|160;Tais-toi, rat de magasin&|160;; tudevrais au moins les faire garnir au mollet, les maillots que tuvoles au costumier… ils sèchent sur des queues de billard.

La laitière intimidée ne vint point au secoursdu page, et les chevaliers de ces demoiselles comprirent qu’ilsn’auraient pas beau jeu contre madame Majoré. L’un d’eux appela legarçon pour faire transporter à l’autre bout de la salle leconsommé aux œufs pochés et le poulet froid qu’on venait de leurservir, et le quatuor déguerpit sans tambours ni trompettes.

Madame Majoré resta maîtresse du champ debataille. Elle triomphait, elle exultait. Ismérie faisait la moue,et Paméla riait sous cape. Le capitaine avait envie de rire aussi,mais il se retenait par égard pour son ami, qui ne goûtait pas dutout le côté comique de la situation. Le pauvre Darcy souffrait dese donner ainsi en spectacle aux gens qui soupaient dans lesenvirons, et il se serait sauvé volontiers. Mais il était cloué àsa place par le poignant désir de savoir ce qu’il y avait sur lebouton de manchette ramassé par l’ouvreuse.

–&|160;Vous avez été superbe, madame Majoré,dit Nointel, et je vous jure que mademoiselle votre fille n’a rienà se reprocher. Elle ne peut pas empêcher ce jeune homme de latrouver jolie.

–&|160;Oh&|160;! j’ai vu ce que j’ai vu, et sice cabotin de malheur recommence jamais ses manèges, M.&|160;Majorélui touchera deux mots… je ne vous dis que ça. En voilà assezlà-dessus. Excusez-moi de m’être emportée devant le monde. Ç’a étéplus fort que moi.

–&|160;Nous vous excusons, chère madame, etl’opinion du monde qui nous entoure doit vous être indifférente.Voulez-vous que nous revenions à l’intéressant récit que vous nousfaisiez tout à l’heure&|160;?

–&|160;De tout mon cœur, capitaine. Un verrede champagne, sans vous commander. Ils réussissent les écrevissesici, mais leur sauce vous pèle la langue. Qu’est-ce que je vousdisais donc quand cet olibrius s’est émancipé&|160;?

–&|160;Vous alliez nous dire à quelle initialeest marqué le fameux bouton…

–&|160;Il est marqué d’un B, mon chermonsieur, et si ce vilain oiseau s’appelle de son petit nomBertrand, ou Benoît, j’irai demain matin porter le bijou chez lejuge d’instruction, car je serai sûre que c’est lui qui a fait lecoup.

–&|160;Un B, murmura Darcy qui avaitpâli.

Le prénom de mademoiselle Lestérel commençaitpar un B. La découverte de l’ouvreuse se retournait contrela pauvre accusée.

–&|160;Nous saurons bientôt à quoi nous entenir&|160;; mais je suis d’avis que vous ne vous pressiez pasd’aller trouver le juge, dit vivement Nointel, qui apercevait ledanger.

–&|160;Me presser&|160;! Ah&|160;! ma foi non.Si je m’écoutais, je garderais l’objet pour la cour d’assises, etsi je vais au Palais de justice, ça sera bien pour vous faireplaisir.

–&|160;Il sera toujours temps d’y aller. Vousl’avez sur vous, le bouton&|160;?

–&|160;Dans mon porte-monnaie. Voulez-vous levoir&|160;?

–&|160;Très-volontiers. C’est une piècecurieuse.

La dame fouilla dans sa poche et en tira uneénorme bourse de cuir, gonflée par le produit des petits bancs.Elle y puisa, parmi les monnaies blanches et les gros sous, unbijou qu’elle posa sur la nappe.

–&|160;Tiens&|160;! c’est gentil, ça, criaIsmérie. Tu devrais me le donner pour m’en faire un médaillon.

–&|160;Bête&|160;! il y a un Bdessus, dit la petite sœur.

–&|160;Eh ben,après&|160;? J’en serai quitte pour dire aux messieurs queje m’appelle Berthe.

Darcy sentit son cœur se serrer.

–&|160;Voulez-vous bien vous taire&|160;!riposta madame Majoré. Apprenez, mesdemoiselles, que votre mèren’est pas une malhonnête. Le soir de la reprise d’Hamlet,j’ai trouvé une broche en diamants dans le 25, et je l’ai portée àl’administration. Même que la pingre d’Anglaise à qui elleappartenait m’a offert vingt francs de récompense, et que je n’enai pas voulu. Vingt francs pour une broche qui en valait au moinssix mille&|160;! Si ça ne fait pas pitié&|160;!

Les deux amis n’écoutaient pas, on peut lecroire, les protestations de probité et les doléances del’ouvreuse. Nointel tenait la pièce à conviction et l’examinaitavec soin.

C’était un bouton en or massif, plus large etplus épais qu’il n’est d’usage d’en porter. L’initiale se détachaiten relief, un relief très-accusé. C’était bien un B, deforme gothique. Le bijou n’avait pas le brillant des bijoux neufset devait avoir été exécuté sur commande, car le modèle n’était pasde ceux qu’on voit habituellement à l’étalage des bijoutiers.

–&|160;Cela ne peut appartenir qu’à un homme,s’écria Darcy qui se reprenait à espérer.

–&|160;Le fait est que c’est un peu gros pourune femme, dit le capitaine. Cependant, il y a des femmes qui nefont rien comme les autres.

–&|160;J’en connais une, et celle-làjustement…

–&|160;Ce qu’il y a de sûr, interrompitNointel, c’est que le ou la propriétaire de ce bouton ne regardepas à la dépense. La paire doit valoir une douzaine de louis.

–&|160;C’est bien ce que je disais, appuyamadame Majoré. Et quand je pense qu’un homme qui a de quoi se payerdes brimborions de douze louis assassine, ni plus ni moins qu’unforçat libéré&|160;! Oh&|160;! les riches&|160;! les classesdirigeantes, comme les appelle M.&|160;Majoré. À propos de monpauvre Alfred, quelle heure avez-vous donc, messieurs&|160;? Jevoudrais pourtant être à la maison quand il rentrera.

–&|160;Pas encore deux heures, chère madame.Oh&|160;! vous avez le temps. Mais, Dieu me pardonne, je croisqu’il y a du sang sur cet or.

–&|160;Parbleu&|160;! ça se comprend. C’est lebouton de la manche droite… la main qui tenait le couteau… elle enétait couverte, je l’ai bien vu quand le brigand qui a fait le coupest sorti de la loge, et si le commissaire y avait regardé de plusprès, il se serait aperçu que le bouton avait été arraché… c’est lapauvre madame d’Orcival qui l’a arraché en se défendant.

–&|160;Cela me paraît très-probable, dit lecapitaine après réflexion, et ce bijou aura dans cette affaire uneimportance capitale. Je commence à croire que vous avez raison devouloir le garder. Si vous le portiez au juge, il serait capabled’embrouiller encore l’affaire. Qui sait si le petit nom de cettedemoiselle qu’on a arrêtée ne commence pas par un B&|160;?Lesurques a été exécuté pour moins que ça.

–&|160;C’est vrai. J’ai vu le Courrier deLyon… avec Paulin Ménier. En voilà un qui a dutalent&|160;!

–&|160;Savez-vous ce que je ferais à votreplace, chère madame&|160;? Ma foi&|160;! je ferais tout bonnementune enquête. J’irais chez tous les bijoutiers de Paris, et je leurdemanderais s’ils connaissent l’objet. Vous finiriez bien partrouver celui qui l’a vendu. Et voilà ce qui vous poserait si vousarriviez un beau matin chez le juge pour lui nommer le coupable.Les journaux parleraient de vous.

–&|160;Oui, oui… et Alfred serait fier de sonépouse. Malheureusement, ça ne se peut pas. J’ai mes filles àsurveiller, mon cher monsieur, et je suis mère avant tout.Ah&|160;! si quelqu’un voulait se charger de courir les boutiquespour moi…

–&|160;Mon Dieu&|160;! madame Majoré, s’ilvous plaisait de me confier cette mission, je l’accepterais pourvous êtes agréable.

–&|160;Je le crois bien que ça me plairait,mais j’ai peur d’être indiscrète.

–&|160;Pourquoi donc&|160;? Je n’ai rien àfaire depuis que j’ai donné ma démission. Je serai charmé de rendreservice à vous, et à mon ami Darcy, qui donnerait gros pour que lemeurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni.

–&|160;Oh bien, alors, gardez le bijou, moncapitaine. Je m’en rapporte à vous pour en tirer parti… et pourempêcher que je sois compromise, si on venait à savoir…

–&|160;Ne craignez rien, madame Majoré&|160;;quand le moment sera venu, Darcy racontera tout au juge, qui estson parent. Il lui dira comment les choses se sont passées, et jevous réponds que le juge vous félicitera. En attendant, vous mepermettrez d’offrir à chacune de vos filles un joli médaillon, ensouvenir de l’aimable soirée qu’elles nous ont fait passer.

–&|160;À la bonne heure&|160;! vous êtesgentil, vous&|160;! dit Ismérie.

–&|160;C’est Zélie Crochet qui va rager&|160;!reprit Paméla en battant des mains.

–&|160;Vous les gâtez, mon capitaine, s’écriala mère. Mais j’accepte… à condition que vous permettrez àM.&|160;Majoré de vous écrire pour vous remercier. Vous verrezcomme il tourne une lettre. Il a une manière de dire les choses… untact.

–&|160;Je serai très-flatté, chère madame.Ainsi, c’est convenu. Vous me confiez le bouton. Je vous en rendraibon compte, et j’espère que vous aurez la gloire de sauver uneinnocente. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons parlerd’autre chose. Ces demoiselles ne doivent pas nous trouveraimables, et il est temps que nous nous occupions d’elles.

Ces demoiselles ne demandaient pas mieux quede jacasser, car elles n’avaient plus faim, et les conversationssur le crime de l’Opéra ne les amusaient pas du tout. Nointel, quien était venu à ses fins avec la mère, se mit à l’œuvre pourrécréer les filles, et il s’y prit si bien que le souper s’achevale plus gaiement du monde. Darcy lui-même ne fit pas trop mauvaisefigure à cette fête forcée. Depuis l’incident du bouton demanchette, il était partagé entre la crainte et l’espérance, maisil avait foi en son ami, et il se reprochait de ne pas l’avoirassez secondé.

La famille Majoré mit à sec deux bouteilles derœderer, carte blanche, et un flacon de crème de cacao de madameAmphoux. Mais à trois heures, l’ouvreuse déclara qu’elle voulaitpartir pour ne pas s’exposer aux reproches de son époux, et lecapitaine n’insista pas trop pour la retenir.

Le jeune premier du Théâtre-Montmartre et sajolie société avaient quitté le restaurant, et aucune figure connuedes deux amis ne s’y était montrée.

À trois heures un quart, après les politessesd’usage, madame Majoré montait en voiture avec ses deux filles.Nointel lui proposa de la reconduire&|160;; mais elle refusa, sousprétexte qu’elle pourrait rencontrer à la porte de son domicileM.&|160;Majoré, rentrant au logis après l’agape fraternelle.

–&|160;Maintenant, mon cher, dit le capitaineà Darcy, quand ils se retrouvèrent seuls sur le boulevard, nousallons nous séparer. Tu dois avoir envie d’aller te coucher, et jen’ai plus besoin de toi.

–&|160;Où vas-tu donc&|160;? demanda Gaston unpeu étonné.

–&|160;Au cercle, et peut-être ailleurs. Jevais à la recherche de l’autre bouton de manchette. Il me faut lapaire. Bonsoir. Tu me gênerais. Je serai chez toi demain avantmidi.

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