Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Chapitre 9

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L’appartement de Nointel était élégant etcommode, mais celui de Darcy le distançait de plusieurs longueurs.Darcy avait autant d’expérience et beaucoup plus d’argent que lecapitaine. Aussi était-il merveilleusement installé dans sonrez-de-chaussée de la rue Montaigne. Il avait de l’air, del’espace, et chaque pièce était parfaitement appropriée à sadestination. Pas un solécisme d’ameublement, pas une nuance quidétonnât, pas de faux luxe, rien de criard dans cet intérieurconfortable. Il y avait assez d’objets d’arts et il n’y en avaitpas trop. Darcy n’était pas tombé dans ce ridicule qui consiste àfaire de son logis un musée ou une boutique de marchandd’antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu étaittrès-bien choisi. Plus de curiosités rapportées par lui-même de sesvoyages que de «&|160;bibelots&|160;» acquis à l’hôtel des ventes,au hasard des enchères. Pas de mièvreries, non plus. Il y a desappartements de garçon qui ont l’air d’avoir été arrangés pourhéberger une femme galante, et on pourrait presque dire que lesmobiliers ont un sexe. Le mobilier de Darcy était du sexemasculin.

Et Darcy se plaisait fort dans ce milieuharmonieux. Il possédait le sens artistique, et une faute de goûtle choquait comme une faute de langage choque un puriste. Aussi,après des excursions forcées à travers des mondes où on sacrifietout à l’effet, se réfugiait-il avec bonheur dans le nid vaste etcharmant qu’il s’était arrangé. Sa liaison avec madame d’Orcivall’en avait un peu éloigné&|160;; son amour pour mademoiselleLestérel, un amour malheureux, l’y ramenait.

Avec quel empressement il y était rentré,après ce souper si adroitement offert à la respectable ouvreuse, cesouper dont il remportait des lueurs d’espérance et de poignantesinquiétudes. Il savait gré à Nointel de ne pas avoir exigé qu’ilcontinuât à le suivre dans ses caravanes nocturnes, car, en vérité,il ne se sentait pas en état de le seconder efficacement, non qu’ileût moins d’ardeur ou moins d’intelligence que son ami, mais sonbonheur, son avenir dépendaient de cette chasse aux renseignements,tandis que le capitaine était personnellement désintéressé dans laquestion.

Le lundi matin, Gaston l’attendait déjà avecimpatience, cet entreprenant capitaine, quoi qu’il fût à peine dixheures. Il l’attendait en procédant à sa toilette dans un cabinetqui pouvait passer pour un modèle du genre. Ce cabinet étaitspacieux, haut de plafond et tout plein d’ingénieux agencements. Degrandes glaces y recouvraient de grands placards qui avaient chacunleur usage. Il y avait l’armoire aux habits de soirée, l’armoireaux costumes du matin, l’armoire aux vêtements de cheval, uneréserve pour les chaussures et une pour les objets de toilette qui,par leur dimension, ne pouvaient pas trouver place sur lestablettes de marbre blanc de l’immense lavabo à l’anglaise. Àpremière vue, on devinait que cette création, car c’en était une,était le résultat d’une entente parfaite de la vie élégante, et, àla réflexion, on admirait l’ordre qui régnait dans ce lieu oùs’habillait deux ou trois fois par jour le moins ordonné desviveurs.

Darcy venait de se chausser, et, à demi couchésur un divan en marocain havane, il fumait distraitement un cigare,lorsque Nointel entra, le chapeau sur la tête et le sourire auxlèvres.

–&|160;Mon cher, dit-il en se frottant lesmains, je n’ai pas encore trouvé le grand peut-être, mais je n’aipas perdu tout à fait mon temps depuis que je t’ai quitté à laporte de ce restaurant où on apprend tant de choses, et où on envoit de si drôles. Cette Majoré est grande comme le monde. Et lecabotin de Montmartre&|160;! Et les rastacouères quiarrivent du Brésil avec des gilets à boutons de diamant&|160;!

Darcy ne riait pas du tout au souvenir de cestableaux réjouissants, et Nointel eut pitié de ses anxiétés.

–&|160;Je comprends, reprit-il&|160;; tu netiens pas à ce que je te rappelle les incidents d’une fête qui t’amédiocrement amusé. Tu as soif de découvertes. Eh bien, je t’enapporte au moins une. Croirais-tu que cette ouvreuse avait devinéjuste, et que l’initiale du prénom de Lolif se trouve êtreprécisément un B&|160;?

Darcy fit un mouvement de surprise, et safigure exprima en même temps une satisfaction très-vive.

–&|160;Oui, mon cher, et tu ne t’imagines pasquel est ce joli prénom. Le brillant Lolif s’appelle Baptiste. Ils’en cache, et dans le demi-monde il se fait passer pour un Ernest,un Arthur, un Émile… tout, excepté Baptiste. Mais j’ai fini par luiarracher des aveux. Je parierais qu’il s’est dit que je saurais lavérité en la demandant à ton oncle qui a reçu sa déposition hier.Ça ne se passe pas chez le juge d’instruction comme chez ces dames.On ne lui donne pas un prénom de fantaisie.

–&|160;Alors il est très-possible que lebouton lui appartienne.

–&|160;Malheureusement, non, ce n’est paspossible.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;D’abord parce que le tempérament deLolif ne le porte pas aux actions violentes&|160;; ensuite parcequ’il n’avait aucune raison pour assassiner Julia, et enfin parceque j’ai fait sur lui une expérience décisive.

–&|160;Décisive&|160;?… décisive, à tonavis.

–&|160;Tu vas être de cet avis, si tu veuxm’écouter. Je l’avais attiré dans un coin pour le faire causer.Personne ne nous voyait. Ils étaient tous à un baccarat où, entreparenthèses, cet animal de Prébord s’est enfilé, m’a-t-on dit, dansles grands prix. C’est bien fait. Ça lui apprendra à calomnier lesinnocentes, après les avoir persécutées. Ne t’impatiente pas, jereviens à notre sujet. J’étais seul avec mon Lolif, je n’avais pasà craindre qu’un indiscret vînt se fourrer en tiers dans notreconversation. J’ai donc, en fouillant dans ma poche pour y chercherma boîte à cigarettes, ramené, comme par hasard, la pièce àconviction, et je la lui ai montrée, en lui racontant que je venaisde la trouver sur le trottoir du boulevard.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Mon cher, non seulement il n’a pasdonné la plus petite marque d’émotion, mais il s’est mis àm’expliquer longuement ce qu’il fallait faire pour déposer l’objetà la Préfecture de police.

–&|160;Que prouve cela&|160;? qu’il se possèdetrès-bien et qu’il sait se tirer d’un mauvais pas. Tu conviendrasque si le bouton lui appartenait, il ne serait pas assez sot pourle dire, car il doit savoir où il l’a perdu.

–&|160;En effet, si le bouton était à lui, ilsaurait parfaitement qu’il l’a perdu dans la loge de Julia, etlorsque je lui ai dit que je l’avais trouvé sur le boulevard, ilaurait deviné tout de suite que je lui tendais un piège. Il seserait troublé, et il ne m’aurait pas engagé à porter ma trouvailleà la Préfecture. Du reste, je m’embarque là dans des raisonnementssuperflus. Tu n’as jamais pu croire sérieusement que Lolif a tuémadame d’Orcival. C’est une idée qui s’est logée dans la cervellede la Majoré. Il faut l’y laisser et ne pas perdre notre temps àsuivre des pistes fausses.

–&|160;Soit, mais où est la vraie&|160;?

–&|160;Le bouton nous aidera à la trouver.Nous le tenons, ce précieux objet. La mère d’Ismérie a bien voulume le confier. Tu as pu constater que je sais manier lesouvreuses.

–&|160;Pourvu que ses filles n’aillent pasraconter l’histoire au foyer de la danse&|160;!

–&|160;Ce serait très-fâcheux, car les abonnésla sauraient, et il s’en rencontrerait bien un pour la rapporter àton oncle, qui pourrait trouver mauvais que j’empiète sur sesattributions de magistrat&|160;; mais nous n’avons pas cela àcraindre. Madame Majoré non plus n’a pas envie d’être compromise,et elle recommandera à ces demoiselles de se taire. Et puis, jeleur ai promis à chacune un médaillon. Je les médaillerai dès cesoir au théâtre, je leur dirai qu’une indiscrétion de leur partferait beaucoup de tort à leur respectable maman, et je te répondsqu’elles se tairont. J’irai, s’il le faut, jusqu’à leur promettredes boucles d’oreilles pour récompenser leur silence.

»&|160;Et, pour ce qui est du bouton, je tedéclare que je découvrirai à qui il appartient.

–&|160;Comment t’y prendras-tu&|160;?

–&|160;Il y a plus d’une façon de procéder. Laplus simple serait de le montrer aux bijoutiers et de leur demanders’ils le reconnaissent pour l’avoir vendu&|160;; mais elle aquelques inconvénients. Le premier de tous, c’est qu’il y abeaucoup de bijoutiers à Paris, et que l’enquête prolongée àlaquelle je serais obligé de me livrer arriverait forcément à laconnaissance de la police. M.&|160;Roger Darcy me ferait appeler,m’inviterait à m’abstenir, et me reprendrait ma pièce à conviction.D’ailleurs, l’objet a peut-être été acheté à l’étranger. Je ne puispas faire le tour du monde en exhibant un bouton de manchette. Jeconclus qu’il faut renoncer à ce genre de recherches. Le hasardseul pourrait les faire aboutir à un résultat, et ce serait folieque de compter sur le hasard. Je suis décidé à employer d’autresmoyens, et je viens te les soumettre. Mais d’abord, unequestion&|160;: À quelle heure attends-tu la femme de chambre deJulia&|160;?

–&|160;Elle m’a promis qu’elle viendrait cematin… elle n’a pas précisé l’heure.

–&|160;Mais elle viendra certainement, carelle s’attend à recevoir de toi une récompense honnête pour leservice qu’elle t’a rendu, et pour ceux qu’elle te rendra encore.Je la verrai donc, et c’est tout ce que je demande. Mon cher, jecompte beaucoup sur cette fille pour débrouiller la situation, quiest celle-ci&|160;: nous tenons un objet dont la propriétaire a tuéJulia, c’est hors de doute. Je dis la propriétaire, parceque j’écarte absolument l’hypothèse d’un meurtre commis par unhomme. Excepté ce mouton de Lolif, il n’est entré que des femmesdans la loge.

–&|160;Ou des hommes déguisés en femmes.

–&|160;Tiens&|160;! cette supposition-là nem’était pas encore venue. On peut s’y arrêter un instant, mais ellene résiste pas à un examen sérieux. Un domino masculin se trahittoujours par la taille, par la démarche, par la tournure. MadameMajoré ne s’y serait pas trompée. Je persiste à partir de cetteidée que le coup a été fait par une main féminine. Il s’agit desavoir quelles femmes connaissait Julia, et parmi ces femmes,quelles sont celles dont le nom commence par un B… le nomou le prénom… car on porte indifféremment sur un bijou l’initialedu nom de famille ou l’autre… Je crois même que les femmes portentplus volontiers l’autre… surtout les femmes mariées… le nom debaptême leur rappelle généralement des souvenirs agréables, tandisque le nom du mari… mais je me perds dans les détails. Personnen’est mieux en mesure que la femme de chambre de madame d’Orcivalde nous renseigner sur les amies de sa maîtresse. Nous allons lespasser en revue avec elle, et quand nous aurons trié sur le volettoutes celles qui sont marquées au B, je me livrerai à unpetit travail d’investigation sur chacune de ces personnes. Depuiscombien de temps la camériste en question est-elle au service deJulia&|160;?

–&|160;Oh&|160;! depuis plusieurs années. Jel’ai toujours vue chez Julia.

–&|160;Alors, il est probable que madamed’Orcival n’avait pas de secrets pour elle.

–&|160;Mariette sait beaucoup de choses.Cependant elle n’était pas avec sa maîtresse sur un pied defamiliarité. Les cocottes racontent leurs affaires à leurs bonneset leur demandent conseil. Mais Julia n’était pas une cocotte,c’était une femme galante dans l’acception la plus élevée du mot.Elle avait eu, dès son entrée dans le monde où elle vivait, unesituation exceptionnelle, et elle tenait ses domestiques àdistance.

–&|160;Oh&|160;! je pense bien qu’elle nejouait pas au loto avec eux&|160;; mais chez Julia, comme cheztoutes ses pareilles, après quelques semestres de bons et loyauxservices, une femme de chambre adroite avait dû être promue augrade de confidente. Il y a le train-train des amants, le manègedes entrées et des sorties, la correspondance intime à remettre età recevoir. L’intervention de la soubrette est forcée. C’estpourquoi je parierais bien mille francs contre cinq louis queMariette a été au courant de tous les incidents qui ont marqué laliaison de madame d’Orcival avec Golymine.

–&|160;C’est probable, mais cela ne nousimporte guère, dit tristement Darcy.

–&|160;Cela nous importe beaucoup, car, à monsens, c’est là qu’est le nœud de l’affaire, répliqua Nointel. Encausant avec cette fille, je pousserai de vigoureusesreconnaissances du côté de la Pologne. Mais avant tout je luidemanderai la liste de toutes les amies et connaissances de Julia.En attendant, nous avons déjà deux femmes au B.

–&|160;Lesquelles&|160;?

–&|160;Mais, d’abord… il y a mademoiselleLestérel qui s’appelle Berthe. Ne te hérisse pas, je t’en prie. Jen’ai pas l’intention de t’affliger, tu le sais bien, et je suisobligé d’examiner froidement toutes les possibilités, même les plusinvraisemblables. Or, puisque le prénom de mademoiselle Lestérelest Berthe, il est possible que le bouton appartienne àmademoiselle Lestérel. Ton oncle ne raisonnerait pas autrement, etc’est de peur de lui fournir un indice de plus que j’ai empêché laMajoré d’aller lui remettre l’objet.

–&|160;Mademoiselle Lestérel n’a pas debijoux. Elle est trop pauvre pour en acheter.

–&|160;D’accord, mais sa pauvreté ne prouverien. On a pu lui faire un cadeau. Son beau-frère lui en a bienfait un, et il a eu là une malencontreuse idée. Mais je me hâted’ajouter que, selon moi, elle n’a jamais porté ni possédé cebouton en or massif. Je l’ai examiné avec soin, et je suis sûrqu’il est de fabrication ancienne. C’est un bijou de famille et defamille riche. Il a dû être transmis par héritage. Or, si je ne metrompe, le père de mademoiselle Lestérel était pauvre et n’a rienlaissé à ses filles.

–&|160;Absolument rien. C’est un argument àfaire valoir.

–&|160;Je n’y manquerai pas, si, après avoirparachevé notre enquête, nous nous décidons à déposer entre lesmains de qui de droit la pièce à conviction que nous conservonsprovisoirement. Mais ne penses-tu pas comme moi qu’il y a de par lemonde une femme qui a fort bien pu attacher ses manchettes avec cebouton… une femme dont le nom commence aussi par unB&|160;?

–&|160;Madame de Barancos&|160;! s’écriaDarcy. Ce ne peut être qu’elle.

–&|160;Je ne suis pas si affirmatif que toi.Il me reste des doutes. Je me demande, par exemple, pourquoi lebijou n’est pas timbré d’une couronne de marquise. Elle les fourrepartout, ses couronnes, cette noble Havanaise. Ce soir, elle enportait une en guise d’agrafe, diamants et rubis, une vraieconstellation. Mais, enfin, elle a pu, une fois par hasard, secontenter d’une initiale.

–&|160;Et, d’ailleurs, quand on va commettreun crime, on ne se charge pas d’objets qui vous feraientreconnaître.

–&|160;C’est juste. N’oublions pas cependantque si la Barancos est entrée dans la loge de Julia, c’est sansdoute que Julia lui avait donné rendez-vous au bal de l’Opéra. Ellen’avait donc pas besoin de garder l’incognito vis-à-vis de Julia.Mais, tout bien considéré, bien pesé, ma conclusion est que lacoupable, c’est notre marquise. Seulement ne nous pressons pas.Attendons qu’elle se livre par une imprudence, et en attendant,renseignons-nous, tant que nous pourrons. Plus de lumière&|160;!plus de lumière&|160;! Il faut que ton oncle y voie clair. Ce nesera pas une petite affaire que de l’amener à envoyer madame deBarancos là où il a envoyé mademoiselle Lestérel.

Aussi me tarde-t-il de causer avec cette femmede chambre. Je suis sûr que c’est elle qui va nous dire le derniermot.

Quand on parle des soubrettes, il arrive qu’onvoie leur museau. Au moment où Nointel achevait sa phrase, le valetde chambre vint annoncer que la camériste de madame d’Orcival étaitlà.

On imagine bien que Darcy ne la fit pasattendre.

Mariette entra d’un pas discret dans lecabinet de toilette et parut un peu étonnée d’y trouver lecapitaine, mais elle n’était pas fille à se déconcerter pour sipeu. Elle portait le deuil de madame d’Orcival, un deuil plusélégant que sévère. Bien des bourgeoises auraient envié sa toilettede satin et velours frappé noir, robe et chapeau pareils. Elleétait chaussée et gantée d’une façon irréprochable, à ce point queNointel, qui ne l’avait jamais vue, se mit à l’examiner enconnaisseur. On ne pouvait pas dire qu’elle fût jolie&|160;; on nepouvait pas dire non plus qu’elle fût laide. Ses cheveux étaientd’une nuance indécise, ses yeux d’une couleur intermédiaire, et safigure n’avait pas d’âge. Un provincial aurait trouvé qu’elle avaitl’air distingué&|160;; un collégien en serait devenu amoureux. MaisNointel connaissait cette variété de l’espèce féminine, une variétéqu’on ne rencontre guère qu’à Paris et qui semble avoir été crééetout exprès pour le manège ordinaire de la galanterie. Marietteétait née femme de chambre, comme Julie Berthier était néecourtisane. Au vrai, elle était rousse et elle avait trente-quatreans, peu de scrupules, beaucoup d’ambition, quelques vices, uncaractère très-souple et un esprit très-délié.

Le capitaine sut lire tout cela sur sa figure,et il pensa aussitôt qu’on tirerait bon parti d’une personne siintelligente et si maniable. Seulement, il craignait que Darcy nes’y prît mal dès le début, et il s’empressa d’entamerl’entretien.

–&|160;Assieds-toi, mon enfant, dit-il. Ici,tu n’es plus de service, et tu vaux bien que M.&|160;Darcy te fasseles honneurs d’un de ses fauteuils.

Et, devinant que son ami s’ébahissait de cettefamiliarité de langage, il ajouta en s’adressant à lui&|160;:

–&|160;Mon cher, quand on a été hussard, ontutoie toujours les femmes de chambre… et de préférence celles quisont gentilles. Parions que Mariette trouve tout naturel que je luidise&|160;: tu.

–&|160;Certainement, mon capitaine, réponditen souriant Mariette. D’ailleurs, ça se fait dans les comédies deMolière.

–&|160;Bon&|160;! tu as de la littérature.Tant mieux&|160;; ça t’aidera à comprendre la situation.

–&|160;Oh&|160;! je la comprends, monsieurNointel.

–&|160;Tiens&|160;! tu me connais. Je ne suispourtant jamais venu chez madame d’Orcival.

–&|160;Non&|160;; mais vous alliez souventautrefois chez une amie de madame… chez madame Rissler.

–&|160;C’est, ma foi, vrai&|160;! J’avaisoublié cette histoire ancienne. C’était… voyons… oui, c’était deuxans après la guerre. Depuis ce temps-là, j’ai changé mon fusild’épaule… et, finalement, je me suis rangé. Comment va-t-elle,cette bonne Claudine&|160;? Je la rencontre par-ci par-là, maiselle ne me salue plus.

–&|160;Madame Rissler va bien, mon capitaine.Elle a même beaucoup de chance. Elle est avec un Russe qu’elle aconnu l’année dernière à l’Exposition. Et si elle avait un peu plusde conduite, elle serait aujourd’hui aussi riche que l’étaitmadame.

–&|160;Oui, mais pas de conduite. Je m’en suisaperçu. Et aucune notion de la hiérarchie. Elle me préférait unfourrier de mon ancien régiment.

–&|160;Ça ne m’étonne pas&|160;; elle a latoquade des militaires&|160;; ça la perdra. Ah&|160;! monsieur,cette pauvre madame ne donnait pas dans ces bêtises-là&|160;; elleétait sérieuse. M.&|160;Darcy le sait bien. Je peux lui jurer surles cendres de ma mère que madame ne lui a pas fait de traitspendant tout le temps qu’il a été avec elle… Oh&|160;! mais là, pasun seul.

–&|160;Je vous crois, Mariette, dit Gaston queles bavardages de Nointel impatientaient, et qui avait hâted’aborder un sujet plus intéressant que les frasques d’une amie deJulia&|160;; je vous crois d’autant mieux que je sais dans quelstermes vous viviez avec madame d’Orcival. Vous étiez moins sa femmede chambre que sa confidente. Elle ne vous cachait rien.

–&|160;C’est vrai. Madame avait confiance enmoi. Elle avait raison, car pour elle je me serais mise au feu, etpour un million je n’aurais pas dit ce qu’elle m’avait défendu dedire. Monsieur en a eu la preuve. Madame m’avait recommandé de nepas dire qu’il était chez elle quand le comte s’est pendu. Et lecommissaire a eu beau me tourner et me retourner, il n’en a riensu.

–&|160;Vous me rappelez que je suis votreobligé, ma chère Mariette&|160;; il s’est passé tant d’événementsdepuis ce jour-là, que je n’ai pas eu le temps de faire pour vousce que je me propose de faire&|160;; mais je vais réparer manégligence aujourd’hui même… après que nous aurons causé.

–&|160;Monsieur est trop bon… et j’espéraisbien que monsieur ne m’abandonnerait pas après un malheur pareil…car c’est mon avenir que j’ai perdu en perdant madame… elle m’avaitpromis qu’elle me laisserait une rente ou une somme… à mon choix…j’aurais préféré le capital, parce que je ne tiens pas à rester auservice… je voudrais m’établir. Mais madame n’a pas dû penser àfaire son testament… c’est tout naturel… à son âge, elle neprévoyait pas qu’elle allait mourir si vite… et de quellemort&|160;!… ah&|160;! la scélérate qui l’a assassinée n’aura pasvolé l’échafaud.

–&|160;Et toi, fine mouche, pensa lecapitaine, tu ne veux pas être volée en la dénonçant pour rien, ettu poses tes conditions. Si je ne m’en mêle pas, Darcy vas’enferrer.

–&|160;Comptez sur moi, Mariette, s’écrial’amoureux Gaston. Le service que vous m’avez rendu n’est rien encomparaison de celui que vous allez me rendre, en m’aidant à vengerJulia, et je ne vous récompenserai jamais assez. Apprenez-moidonc…

–&|160;Monsieur me comble. Et je m’enhardis àparler à monsieur d’un fonds de lingerie qui est à vendre dans larue Scribe… quarante mille francs.

–&|160;À deux pas de l’Opéra. C’est pour rien,dit Nointel avant que son ami eût le temps de répondre&|160;: c’estfait. Tu as là une bonne idée, petite. Darcy est au-dessus dequarante mille francs, et si ta maîtresse t’a dotée, comme elle tel’avait promis, te voilà devenue un bon parti. Tu pourras épouserun officier en retraite. Pourquoi madame d’Orcival n’aurait-ellepas fait de testament&|160;? C’était une femme d’ordre. Elle nepensait pas à la mort, je le crois, mais elle a bien pu mettre sesaffaires en règle.

–&|160;On ne saura rien tant que les scellésne seront pas levés.

–&|160;Ah&|160;! oui, c’est vrai&|160;; ellene laisse pas d’héritiers, m’a-t-on dit.

–&|160;Non, monsieur. Madame était enfant del’amour. Elle n’avait pas de parents. Si elle n’a disposé de rienpar écrit, on prétend que c’est le gouvernement qui aura tout. Unedrôle de loi tout de même. Ah&|160;! monsieur, ce n’est pas parintérêt, puisque M.&|160;Darcy ne me laissera pas dans la peine,mais je vous jure que ça me crèvera le cœur quand on vendra lemobilier, et les tableaux, et les porcelaines, et tout. Lestableaux, surtout. Elle les aimait tant. Tenez&|160;! le Fortuny,elle se levait des fois la nuit pour le regarder. Elle disait queça lui remettait les yeux quand elle avait vu des gens laids dansla journée. C’est comme quand on a rapporté son corps, tout àl’heure, ça m’a donné un coup. Croiriez-vous qu’il l’avait charriéà la Morgue et qu’ils l’ont gardé vingt-quatre heures, pourl’ouvrir… des horreurs, quoi&|160;! J’en ai la chair de poule quandj’y pense. Et le commissaire n’a pas voulu qu’on la mît sur sonlit, ma pauvre maîtresse. Elle est sur un matelas dans labibliothèque. Claudine Rissler va venir aujourd’hui pourl’ensevelir. Moi, je n’aurais pas le courage d’y toucher. Elle a ducœur tout de même, madame Rissler.

–&|160;Quand a lieu l’enterrement&|160;?demanda le capitaine pour couper court à ce débordement delamentations inutiles.

–&|160;Demain matin à onze heures. J’ai peurqu’il n’y ait pas beaucoup de monde, et si M.&|160;Darcy voulaitvenir…

–&|160;Nous irons, ma fille, dit vivementNointel, et peut-être ne serons-nous pas les seuls de notre monde ày aller. Ta maîtresse avait beaucoup d’amis.

–&|160;Mais non, monsieur. Depuis qu’elleconnaissait M.&|160;Darcy, elle avait cessé toutes ses anciennesrelations. Elle ne recevait plus que des femmes. Le soir où lecomte Golymine s’est pendu dans l’hôtel, il était entré malgrémoi&|160;; M.&|160;Darcy peut vous le dire, puisqu’il était chezmadame. Depuis la mort du comte, il n’est venu que deuxmessieurs&|160;; et si madame les a reçus, c’est qu’elle croyaitqu’ils venaient de la part de M.&|160;Darcy, et l’un d’eux, eneffet, a été envoyé par M.&|160;Darcy.

–&|160;Par moi&|160;! s’écria Gaston. Vousvous trompez. Je n’ai envoyé personne chez Julia.

–&|160;Cependant, ce docteur a assuré à madameque.

–&|160;Quel docteur&|160;? demandaNointel.

–&|160;Le docteur Saint-Galmier… un médecinétranger qui soigne les maladies des nerfs.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! Et l’autrevisiteur, qui était-ce&|160;?

–&|160;Un étranger aussi. Un général Simancas.Celui-là venait demander à madame des renseignements sur le comteGolymine qu’il a beaucoup connu dans le temps. Madame l’a mis à laporte.

–&|160;Et le docteur&|160;? comment l’a-t-ellereçu&|160;?

–&|160;Mieux que le général, parce qu’elle leprenait pour un ami de M.&|160;Darcy. Il devait même revenir lelendemain apporter des nouvelles de monsieur, mais on ne l’a pasrevu.

–&|160;C’est le comble de l’impudence&|160;!murmura Gaston.

–&|160;Dis-moi, Mariette, reprit le capitaine,ces deux messieurs se sont présentés le même jour&|160;?

–&|160;Oui, et presque à la même heure. Legénéral n’était pas parti depuis vingt minutes, quand le docteurest arrivé. C’était mardi, dans l’après-midi. Madame m’avaitenvoyée le matin à l’administration de l’Opéra retirer son couponde loge pour le bal. Ah&|160;! monsieur, si j’avais su…

–&|160;Le fait est que ta maîtresse a eu làune malheureuse idée. Que veux-tu&|160;! il était écrit là-hautqu’elle mourrait de la main d’une femme. Elle avait congédié sesamis et gardé ses amies. Il aurait mieux valu qu’elle fît tout lecontraire.

–&|160;Ses amies, mon capitaine&|160;? Maiselle en avait très-peu. Madame Rissler que vous connaissez,Delphine de Raincy, Jeanne Norbert, Cora Darling. Et encore elle neles voyait pas souvent. Monsieur ne les aimait pas, et ça suffisaitpour que madame les tînt à distance. Et pourtant… si elle n’avaitjamais connu qu’elles, le malheur ne serait pas arrivé.

Darcy écoutait avec une attention émue cetteénumération de noms dont aucun ne commençait par un B&|160;; et ilallait passer à des questions plus directes, mais Nointel prit lesdevants.

–&|160;Je crois en effet, dit-il, que cesdames sont incapables de commettre un crime. Il n’en est pas moinsvrai que c’est une femme qui a tué Julia. Pourquoi l’a-t-elletuée&|160;? Du diable si je m’en doute&|160;!

–&|160;Moi, je le sais, riposta la femme dechambre. Elle l’a tuée pour l’empêcher de parler. Madame savait quela coquine avait eu un amant. Madame n’avait qu’un mot à dire pourla perdre. Et c’est bien ce que j’aurais fait, si j’avais été à laplace de madame. Mais madame était cent fois trop bonne. Elle avaitentre les mains des preuves, des lettres écrites à un homme parcette bégueule. Elle lui a donné rendez-vous au bal de l’Opéra pourles lui rendre, au lieu de la forcer à venir les chercher boulevardMalesherbes. Et elle les lui a rendues, puisqu’on ne les a pastrouvées sur son pauvre corps. Alors, l’autre s’est dit&|160;: Jeles ai, mais madame d’Orcival a connu mon amant, et elle pourratoujours dire que moi, qui pose pour la femme honnête, je ne suisqu’une drôlesse. Je vais la tuer. C’est plus sûr. Et elle l’a tuée,la gueuse.

–&|160;Comment sais-tu que madame d’Orcivalavait des lettres sur elle quand elle est allée au bal&|160;?demanda le capitaine en lançant un coup d’œil à Darcy pour le prierde le laisser mener l’interrogatoire jusqu’à la fin.

–&|160;Je les ai vues, monsieur. Pensez doncque c’est moi qui ai habillé madame pour le bal. Quand elle a étéprête, elle a ouvert devant moi le meuble en bois de rose où elleserrait ses correspondances, elle y a pris les lettres dans untiroir… il y en avait un gros paquet… si gros qu’elle n’a pas pu lefourrer dans son corsage et qu’elle l’a mis dans la poche de sarobe. Et elle m’a dit en riant&|160;: Sont-elles bêtes, ces femmesdu monde, d’écrire si souvent&|160;!

–&|160;En effet, c’est assez clair. Tu ne saispas de qui elle les tenait, les lettres&|160;?

–&|160;Non, madame ne disait que ce qu’ellevoulait dire, et elle n’aimait pas qu’on lui fît des questions. Çane m’empêchait pas de deviner bien des choses. Ainsi, tenez, lejour où elle a écrit à cette créature, elle ne m’a pas fait deconfidences, et pourtant j’ai compris tout de suite de quoi ilretournait. Tenez&|160;! c’était justement le mardi, le lendemainde la mort du comte Golymine, le jour où les deux étrangers sontvenus. Madame attendait monsieur… elle espérait toujours quemonsieur n’était pas fâché pour tout de bon et qu’il reviendrait…et même c’est bien malheureux que monsieur ne soit pas revenu, carelle aurait certainement changé d’idée… elle ne serait pas allée aubal de l’Opéra, si elle avait été encore avec monsieur.

Darcy tressaillit. Il sentait bien qu’il yavait du vrai dans ce qu’avançait la soubrette, et qu’il avaitpeut-être dépendu de lui d’empêcher le crime que Berthe Lestérelétait accusée d’avoir commis.

–&|160;Oui, soupira Nointel, c’est unefatalité. Tu disais donc qu’elle a écrit le mardi…

–&|160;Sur le coup de cinq heures, quand ellea commencé à désespérer de voir monsieur. Le général et le docteurétaient partis. Madame m’a sonnée, et quand je suis entrée dans sonboudoir, elle achevait de mettre l’adresse sur la lettre. Elle enavait écrit d’autres qui étaient sur son buvard, et elle avait lecoupon de la loge devant elle. Alors, elle m’a dit&|160;:Habille-toi. Tu vas porter ce billet. Et tu ne le remettras qu’à lapersonne elle-même. Si on fait des difficultés pour te laissermonter chez elle, tu insisteras&|160;; tu diras que tu viens de lapart d’une de ses amies, d’une personne de sa famille… tout ce quite passera par la tête… l’important, c’est que tu la voieselle-même. Du reste, je suis certaine qu’elle finira par terecevoir. Tu lui remettras la lettre, et tu regarderas bien lafigure qu’elle fera en la lisant. Quand elle aura fini, tu luidemanderas une réponse. Je ne crois pas qu’elle te la donne parécrit. Elle est trop fière pour écrire à une femme comme moi.

–&|160;Ah&|160;! s’écria Darcy, radieux, c’estbien elle… c’est la marquise&|160;!

–&|160;Et que t’a répondu cetteprincesse&|160;? demanda Nointel, presque aussi content que sonami. Car tu l’as vue, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, je l’ai vue, et elle m’arépondu&|160;: «&|160;C’est bien, dites à madame d’Orcival quej’irai.&|160;» Vous avez raison. Une princesse n’aurait pas faitplus de manières. Elle ne l’est pas pourtant, ni marquise non plus,cette coureuse de cachets.

Darcy tomba brusquement du haut de sesillusions. Il avait cru que Mariette parlait de la marquise. Lachute était rude.

Nointel n’était pas moins désagréablementsurpris, car il avait espéré que le nom de Barancos allait arriverau bout du récit entamé par la femme de chambre.

Quant à Mariette, elle ne comprenait rien àl’air déconfit qu’avaient ces messieurs, car elle était persuadéequ’ils savaient fort bien de qui elle parlait. Darcy était le neveudu juge d’instruction&|160;; Darcy ne pouvait pas ignorer ce qui sepassait, et lorsqu’elle lui avait dit la veille, à la porte duPalais de Justice, qu’elle connaissait la coupable, c’était BertheLestérel qu’elle lui aurait nommée, si l’agent de la sûreté ne fûtpas venu interrompre la conversation.

Le capitaine pensa qu’il fallait lui laisserle temps de comprendre, et qu’on pouvait encore tirer d’elle desrenseignements intéressants. Il sentait bien que la partie tournaitmal, mais il voulait la jouer jusqu’au bout.

–&|160;Quelle coureuse de cachets&|160;?demanda-t-il tranquillement.

–&|160;La chanteuse, parbleu&|160;! réponditla soubrette, la Lestérel. Heureusement, le juge ne s’est pastrompé. Il l’a fait coffrer, séance tenante. Elle est àSaint-Lazare, la gueuse&|160;! Et j’espère qu’elle n’en sortira quepour aller à la Roquette.

Darcy se tenait à quatre pour ne pas étranglercette misérable femme de chambre qui injuriait Berthe et qui lavouait au supplice. Il était pâle, il serrait les poings et il seserait peut-être porté à quelque extrémité, si Nointel ne lui eûtadressé un regard expressif.

Ce regard voulait dire clairement&|160;: Si tuéclates, nous ne saurons rien. Tiens-toi en repos, et laisse-moifaire. Tout n’est peut-être pas perdu encore.

–&|160;C’est vrai, reprit-il, du ton le plusnaturel du monde, on a arrêté une jeune fille qui chante dans lesconcerts. Tous les journaux le racontent. Mais ils n’affirment pasqu’elle soit coupable. Ils assurent même qu’il y a des doutes en safaveur.

–&|160;Des doutes&|160;! s’écria la femme dechambre. Vous ne savez donc pas que le couteau qu’on a trouvéenfoncé dans le cou de ma pauvre maîtresse appartenait à cettecoquine&|160;? Des doutes&|160;! après ce que je viens de vousdire, quand je peux prouver que madame lui avait donné rendez-vousau bal de l’Opéra.

–&|160;Tu as donc décacheté la lettre,petite&|160;?

–&|160;Moi&|160;! pour qui me prenez-vous, moncapitaine&|160;? Non, je ne me suis pas permis une chose pareille.Mais je me rappelle ce que m’a dit madame, quand elle m’a donné lacommission, et puis, je l’ai portée, la lettre&|160;; j’étais làquand cette créature l’a lue, et sa figure de papier mâché disaitassez ce qu’elle éprouvait en la lisant. Elle est devenue verte, etj’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Et quand elle m’arépondu&|160;: «&|160;J’irai&|160;», je n’ai pas eu besoin de luidemander où. Je savais bien qu’il s’agissait du bal de l’Opéra.Ah&|160;! elle est rouée, allez&|160;! et hypocrite, etgeigneuse. Fallait la voir dans le cabinet du juge quandon l’a amenée pour que je la reconnaisse. Elle pleurait comme unefontaine… et des grimaces et des gestes comme au théâtre… elle setordait les mains… il ne lui manquait plus que de s’arracher lescheveux.

Darcy laissa échapper un cri de colère, et fitun mouvement pour se lever.

–&|160;Tu souffres, lui dit Nointel aveccalme&|160;; tu penses à cette pauvre Julia. Du courage, mon cher.Écoute Mariette qui nous aidera à la venger.

»&|160;Et toi, petite, raconte-nous un peucomment la confrontation a fini. La demoiselle a-t-elle avoué quetu étais venue chez elle et que tu lui avais remis une lettre demadame d’Orcival&|160;?

–&|160;Avouer&|160;! ah&|160;! on voit bienque vous ne la connaissez pas. Elle n’a seulement pas voulurépondre au juge. Il a eu beau la questionner de toutes les façons,il n’a pas pu en tirer un mot. C’est son système de faire lamuette. Mais le juge ne s’y est pas laissé prendre, pas plus qu’àses pleurnicheries. Ah&|160;! c’est un fameux magistrat que l’onclede M.&|160;Darcy. On ne le met pas dedans comme ça. Il est doux, ilest poli, il parlait à cette créature comme si la conversations’était passée dans un salon&|160;; mais il n’a pas bronché pour lacoller en prison. Et elle y est, Dieu merci&|160;!

–&|160;Il me semble, ma chère Mariette, que tupeux te flatter de n’avoir pas peu contribué à l’y envoyer.

Si la femme de chambre avait pu savoir ce quise passait dans le cœur de Darcy, elle n’aurait probablement pasrépondu avec tant de netteté à l’insinuation du capitaine&|160;;mais sa finesse n’allait pas jusqu’à deviner que l’action dont ellese vantait allait lui faire un ennemi du dernier amant de madamed’Orcival, et elle s’écria&|160;:

–&|160;Je vous crois que j’y ai contribué.C’est-à-dire que sans moi le juge ne se serait peut-être pas décidési vite. Mais j’ai tant appuyé sur mes conversations avec madame,je lui en ai tant raconté sur les relations qu’elle avait eues aveccette bégueule, que j’ai enlevé la chose. Ah&|160;! M.&|160;Darcydoit être content.

Darcy ne répondit que par un rugissementétouffé. Nointel pensait&|160;:

–&|160;Mariette, ma fille, tu n’auras pas tonfond de lingerie. Tu viens de mettre le feu à ton magasin. C’esttoujours autant de gagné pour mon ami, car il aurait été assez bêtepour lâcher les quarante mille.

Et comme il ne perdait jamais la tête, il dittout haut&|160;:

–&|160;Tu as fort bien manœuvré, à ce que jevois, et il est très-heureux que madame d’Orcival t’ait chargée del’invitation qu’elle a adressée à cette Lestérel. Maintenant,l’affaire me paraît claire. Mais où diable s’étaient-ellesconnues&|160;?

–&|160;En pension, mon capitaine. Madame avaitété très-bien élevée. La Lestérel aussi.

–&|160;Est-ce qu’elles avaient continué à sevoir&|160;?

–&|160;Non. Cette pimbêche posait pour lavertu, et elle ne voulait pas fréquenter madame, qui valait centfois mieux qu’elle. Elle est pourtant venue une fois à l’hôtel.

–&|160;Quand&|160;?

–&|160;Oh&|160;! il y a du temps… deux ans aumoins… Madame lui avait écrit pour lui demander un renseignementsur une de leurs amies de pension. Vous croyez qu’elle lui arépondu&|160;? Pas si bête&|160;! Mademoiselle avait peur delaisser traîner sa signature chez une cocotte. Elle a préféré veniren personne. C’est moi qui l’ai reçue. Si vous aviez vu comme elles’était arrangée… avec sa voilette épaisse et son waterproof enforme de sac&|160;: son amant ne l’aurait pas reconnue à deux pas.Ah&|160;! elle sait se déguiser, celle-là. Et ses manières desainte nitouche avec madame qui la recevait à la bonnefranquette&|160;! Tenez&|160;! j’ai dit à madame dès ce jour-là ceque je pensais d’une poseuse pareille.

–&|160;Le fait est que lorsque l’on va chezles gens, on n’a pas le droit de leur faire froide mine. Cettejeune personne est prudente, mais elle manque de logique. As-tuquelque idée de l’amant qu’elle s’était offert… celui qui avaitreçu d’elle des lettres compromettantes, si compromettantes que,pour les ravoir, elle a tué son ancienne camarade dupensionnat&|160;?

–&|160;Son amant&|160;? ça doit être unpianiste, ou un ténor… quelque meurt-de-faim d’artiste. Un hommecomme il faut ne se serait pas embarrassé d’une créature qui n’a nitoilette, ni chic, ni rien pour elle que la beauté dudiable.

Darcy ne disait mot, mais il marchaitfurieusement à travers le cabinet de toilette, et chaque fois qu’ilpassait devant le capitaine, ses yeux lui demandaient d’abrégerl’entretien.

Nointel avait ses raisons pour continuer, etil ne tint aucun compte de la prière que son ami lui adressait.

–&|160;Tu exagères un peu, Mariette,reprit-il. Des gens qui s’y connaissent m’ont affirmé que lademoiselle était fort jolie. Mais enfin, elle chantait pour del’argent dans les concerts, elle donnait des leçons. Elle a bien puen effet nouer une liaison avec un musicien quelconque. Seulement…si l’amant est un artiste, un meurt-de-faim, comme tu dis, madamed’Orcival ne devait pas le connaître.

–&|160;Oh&|160;! il n’y a pas de danger.Madame avait horreur de ce monde-là. Elle ne recevait que desmessieurs bien posés. Jamais un cabotin n’a mis les pieds chezelle.

–&|160;Alors, comment se fait-il qu’elle eûtles lettres de cette Lestérel&|160;!

–&|160;Ça, monsieur, je n’en sais rien dutout&|160;; madame ne me contait pas toutes ses affaires.

–&|160;Je le crois, mais enfin quelle est tonidée sur celle-là&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;!… je n’en ai pas.

–&|160;Eh bien, moi, j’en ai une. Julia avaitété la maîtresse de ce Golymine…

–&|160;Avant de se mettre avec M.&|160;Darcy,oui, c’est la vérité. Mais, depuis, je peux bien jurer qu’entreelle et le comte, il n’y a jamais eu ça, riposta vivement lasoubrette en faisant craquer son ongle sous ses dents blanches.

–&|160;Bon, mais ils se voyaientquelquefois.

–&|160;Jamais. Le comte n’est entré dansl’hôtel que le soir où il s’est tué.

–&|160;Soit&|160;! il avait peut-être cesoir-là les lettres de mademoiselle Lestérel dans sa poche&|160;;Julia a pu les y prendre, s’il ne les lui a pas remises.

Mariette réfléchit un instant. Madamed’Orcival prenant des lettres dans la poche de Golymine mort&|160;:évidemment, cette idée n’était jamais entrée dans sa cervelle defemme de chambre.

–&|160;Non, dit-elle, non, c’est impossible.Le comte n’est pas resté un quart d’heure avec madame, et ils sesont querellés tout le temps. M.&|160;Darcy le sait bien. Il étaitdans le boudoir. Et après le malheur, c’est moi qui ai trouvé lecomte pendu. Madame n’a seulement pas vu le corps. Elle n’a jamaisvoulu entrer dans la bibliothèque, et le commissaire est arrivétout de suite.

–&|160;Alors, reprit le capitaine, je n’ycomprends plus rien, et, ma foi, je renonce à comprendre. Quelledrôle d’histoire&|160;! Ces lettres qui se trouvent dans un destiroirs de madame d’Orcival sans qu’on sache comment elles y sontvenues&|160;! Dans tous les cas, elles ne devaient pas y êtredepuis longtemps. Julia ne les aurait pas gardées, puisqu’ellevoulait les rendre. Tu les as vues, m’as-tu dit&|160;?

–&|160;Oui, au moment où madame allait partirpour le bal.

–&|160;Et il y en avait beaucoup&|160;?

–&|160;Une masse… et bien en ordre… ellesétaient divisées en paquets et attachées avec des faveursroses.

–&|160;Il faut que cette demoiselle Lestérelait une fameuse rage d’écrire pour avoir noirci tant de papier.

–&|160;Ça n’a rien d’étonnant. Les filles quiont reçu de l’éducation sont toutes comme ça. Elles veulent montrerà leurs amants qu’elles ont du style, et il leur en cuit. Madame enavait aussi, du style, et elle écrivait le moins possible.

–&|160;Oh&|160;! Julia était très-forte. Maistu as raison, les femmes du monde ont la rage d’écrivasser. On m’encitait une qui use une rame de papier à lettres par mois. Il estvrai que cette marquise de Barancos se croit obligée d’exagérertout.

–&|160;La marquise de Barancos&|160;! madamene l’aimait guère.

–&|160;Bah&|160;! Est-ce qu’elle laconnaissait&|160;?

–&|160;Pour la rencontrer au Bois et authéâtre, voilà tout. Seulement, madame ne pouvait pas souffrir lesétrangères. Elle trouvait que cette marquise avait l’airinsolent.

–&|160;Julia n’avait pas tort.

–&|160;Et puis, il y avait une autre raison…je peux bien vous la dire maintenant que ma pauvre maîtresse estmorte. Madame s’était figuré que M.&|160;Darcy faisait la cour àmadame de Barancos, et même, quand M.&|160;Darcy a quitté madame,elle a cru que c’était pour épouser cette Espagnole. Pensez donc sielle devait la détester&|160;!

Depuis que Nointel avait prononcé le nom de lamarquise, Darcy s’était arrêté court au milieu de sa promenadefuribonde, et il écoutait avec une très-vive attention les réponsesde la soubrette.

–&|160;C’est vrai, dit-il en cherchant àprendre un air dégagé pour cacher son émotion&|160;; le jour denotre séparation, Julia m’a fait une scène de jalousie à propos demadame de Barancos. Elle vous en avait donc parlé&|160;?

–&|160;Quelques mots seulement, réponditMariette. Madame disait qu’elle se vengerait si monsieur se mariaitavec la marquise.

–&|160;Elle ne disait pas comment elle sevengerait&|160;?

–&|160;Oh&|160;! ce n’était pas sérieux.Madame ne pouvait rien contre une personne du grand monde.

–&|160;Elle ne vous a jamais envoyée chezmadame de Barancos&|160;?

–&|160;Mais non, monsieur. Pour quoifaire&|160;? répondit très-naturellement la femme de chambre.

–&|160;Dis donc, Mariette, reprit le capitaineen riant, tu prétendais que madame d’Orcival n’écrivait jamais.Ai-je rêvé que tu nous as raconté tout à l’heure que, le jour oùelle t’a envoyée chez mademoiselle Lestérel, elle avait devant elleun tas de lettres qu’elle venait de cacheter&|160;? Il me sembleque, cette fois-là, elle ne se privait pas d’écrire.

–&|160;Un tas, non, mon capitaine, réponditgaiement la soubrette. Il y en avait deux ou trois, pas plus, j’ensuis sûre. Je me souviens même que j’ai demandé à madame si ellevoulait me charger de les porter en allant rue de Ponthieu, etqu’elle m’a répondu&|160;: Non, c’est inutile, je dîne chez madameRissler qui demeure à deux pas. Je vais y aller à pied. J’ai besoinde prendre l’air. Je jetterai moi-même les lettres à la boîte.

À ce moment, le valet de chambre de Darcyentra pour annoncer le déjeuner, et Darcy allait le renvoyer en luidisant de ne pas servir, car il commençait à prendre goût auxdiscours de Mariette depuis qu’elle avait parlé de la haine demadame d’Orcival pour la marquise, et il voulait l’interrogerlui-même. Mais Nointel, tout au rebours de son ami, jugeait quel’interrogatoire de la soubrette avait donné tout ce qu’il pouvaitdonner, et qu’il serait maladroit d’insister.

–&|160;Mon cher, dit-il en prenant le bras deDarcy, je déteste les côtelettes brûlées autant que cette pauvreJulia détestait la marquise. Remercie Mariette, qui t’a rendu unvrai service et qui t’en rendra encore. Dis-lui qu’elle te trouveratoujours chez toi le matin, et… allons déjeuner.

La soubrette s’était levée et faisait mine departir, mais elle regardait Darcy en dessous, et il ne fallait pasêtre sorcier pour deviner qu’elle se demandait s’il allait lalaisser partir sans récompenser ses mérites.

–&|160;Lâche cinquante louis, cent louis, situ veux, souffla le capitaine à son ami. Nous pourrons encore avoirbesoin d’elle.

Darcy avait la somme dans la poche de sonveston. Il s’exécuta, quoiqu’il n’eût pas à se féliciter de ce queMariette venait de lui apprendre. Mais il avait à payer sadiscrétion dans l’affaire du suicide, et il pensait d’ailleursqu’il valait mieux ne pas se brouiller avec elle.

La femme de chambre empocha les deux billetsde mille francs d’un air médiocrement satisfait. On vit fort bienqu’elle attendait mieux, et qu’elle comptait toujours sur lesfutures générosités de Darcy pour s’établir lingère. Elle partit,en souriant au capitaine qui avait fait sa conquête, et en luipromettant qu’elle reviendrait.

–&|160;J’en sais assez maintenant, ditNointel, et nous allons causer sérieusement.

Darcy ne demandait pas mieux, car il luitardait de savoir ce que pensait son ami des déclarations de lasoubrette.

Avant d’aborder ce sujet palpitant, il luifallut pourtant souffrir que son valet de chambre servît les deuxplats classiques d’un déjeuner de garçon, les côtelettes panées etles œufs au beurre noir. C’est le supplice des riches que laprésence obligée des domestiques à certains moments de la journée.Mais Darcy s’astreignait le moins possible à ces règles intérieuresde la vie élégante, et dès que lui et son convive n’eurent plusaffaire qu’à un pâté de perdreaux truffés du Périgord, il renvoyaFrançois.

–&|160;Mon cher, dit-il tristement lorsqu’ilse trouva en tête-à-tête avec Nointel, je commence à ne plus rienespérer.

–&|160;Tu as tort, répondit le capitaine. Lasituation est évidemment plus mauvaise que nous ne le supposionsavant d’avoir vu Mariette, mais je ne crois pas qu’elle soit perduesans ressource. Me permets-tu de te dire franchement comment jel’envisage&|160;?

–&|160;Quelle question&|160;!

–&|160;Je te préviens que je vais t’affliger.Je vais être dur… dur et salutaire comme l’outil du dentiste quivous extirpe une molaire. C’est une illusion que je vais essayer det’arracher. Peut-être n’y réussirai-je pas, mais je suismalheureusement sûr de te faire souffrir. Ainsi, tâte-toi. Si tupréfères éviter l’opération, je me tairai et je n’en agirai pasmoins.

–&|160;Au point où j’en suis, peu m’importeune douleur de plus ou de moins. Parle.

–&|160;Eh bien, je te déclare que, selon moi,il n’est plus possible de douter de la présence de mademoiselleLestérel dans la loge de Julia, pendant la nuit du bal.

–&|160;Alors, mademoiselle Lestérel estcoupable… mon oncle a eu raison de la faire arrêter… les jurésauront raison de la condamner.

–&|160;Pardon&|160;! je n’ai pas dit cela.J’ai dit que mademoiselle Lestérel est allée au rendez-vous que sonancienne amie de pension lui a donné par écrit&|160;; et je n’aitiré de ce fait aucune conclusion.

–&|160;Mais la conclusion se tire d’elle-même.Si Berthe y est allée, c’est Berthe qui a tué Julia.

–&|160;Il est possible que ce soit elle. Celan’est pas certain, je vais te le démontrer tout à l’heure. Enattendant, je reviens à mon point de départ. Admets-tu comme jel’admets, que cette femme de chambre a porté à mademoiselleLestérel une lettre de madame d’Orcival&|160;; que cette lettrecontenait une invitation pressante, une assignation à comparaître,comme disent les gens de justice, et que mademoiselle Lestérel arépondu&|160;: J’irai&|160;? En un mot, admets-tu que Mariette adit la vérité à ton oncle et à nous&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien, balbutia Darcy quicherchait à se tromper lui-même.

–&|160;C’est l’évidence même, repritl’impitoyable Nointel. Cette fille n’a aucun intérêt à mentir. J’aimême été frappé de cette circonstance&|160;: qu’elle ne cherche pasà se faire passer pour mieux informée qu’elle ne l’est en réalité.Ainsi, elle ne prétend pas que sa maîtresse lui a confié ce qu’elleécrivait à mademoiselle Lestérel. Preuve de sincérité. D’autresauraient enjolivé l’histoire. Elle raconte simplement ce qu’elle avu, elle répète uniquement ce qu’elle a entendu&|160;: mademoiselleLestérel se troublant pendant qu’elle lisait le billet de madamed’Orcival, et disant&|160;: J’irai. Madame d’Orcival, habillée pourle bal, bourrant ses poches de lettres. Tu conviendras que si onapproche tout cela de la découverte du poignard japonais qui estresté dans la blessure, on est logiquement amené à croire quemademoiselle Lestérel est entrée dans la loge.

–&|160;Et qu’elle a assassiné Julia, ditamèrement Darcy. L’un est la conséquence de l’autre.

–&|160;Pas du tout, et voici pourquoi.Mademoiselle Lestérel y est entrée, c’est clair&|160;; une autrefemme a pu y entrer aussi.

–&|160;Oui… j’ai déjà pensé à cela, mais… surquoi fondes-tu cette supposition&|160;?

–&|160;Sur certaines observations que j’aifaites, des remarques de détail qui ne sont presque rien, prisesisolément, mais qui, réunies, acquièrent une grande valeur, carelles concordent toutes.

–&|160;Explique-toi. Tu me fais mourird’impatience avec tes déductions.

–&|160;Mon cher, ce n’est pas ma faute, jesuis né méthodique. J’arrive aux faits. Tu étais au bal, n’est-cepas&|160;? Tu t’es assis dans la loge du Cercle, et de là, tu as vuune femme en domino entrer chez Julia.

–&|160;Oui.

–&|160;Quelle heure était-il à peuprès&|160;?

–&|160;Minuit et demi… peut-être un peuplus.

–&|160;Et le crime a été commis à troisheures, c’est parfaitement établi. Il n’est pas probable qu’uneentrevue entre Julia et la personne qui venait reprendre deslettres compromettantes ait duré deux heures et demie. Aussi est-ilprouvé qu’il y a eu plusieurs entrevues. La Majoré déclare qu’ellea ouvert trois ou quatre fois.

–&|160;C’est vrai.

–&|160;Bien. Maintenant, il est hors de douteque Julia a été assassinée pendant la dernière visite. Elle a faitjusqu’à trois heures des apparitions intermittentes sur le devantde la loge. Vers trois heures, elle s’est retirée dans le petitsalon du fond, et on ne l’a plus revue. Est-ce exact&|160;?

–&|160;Parfaitement.

–&|160;Eh bien, est-il croyable que lavisiteuse de minuit et demi soit revenue à deux heures, à deuxheures et demie, et finalement à trois heures&|160;? Examinonscette hypothèse. Je parle comme parlait mon professeur de spécialesquand je potassais pour Saint-Cyr&|160;; mais c’est forcé.Voilà donc une femme du monde qui arrive tout émue au rendez-vous àelle assigné par une femme galante qui détient sa correspondance.Elle entre, elle s’abouche avec la demi-mondaine, qui lui rend seslettres ou qui ne les lui rend pas. Dans les deux cas, la femme dumonde doit avoir hâte de quitter le bal, n’est-ce pas&|160;? Elle yest venue dans le plus grand secret&|160;; elle a eu mille peines àsortir de chez elle incognito, elle aura plus de peine encore à yrentrer sans être vue. Au milieu de cette foule, elle tremble quequelqu’un ne la reconnaisse. Il lui tarde de fuir. Eh bien, pas dutout. Cette femme s’éternise à l’Opéra. Elle sort de la loge, elley rentre, elle en sort encore, puis elle y revient. Où va-t-ellependant ces sorties&|160;? Au foyer, pour intriguer des provinciauxsans doute&|160;! Et, après tous ces tours, elle se décide enfin àégorger madame d’Orcival. Avoue que c’est étonnant.

–&|160;C’est absurde… c’est impossible.

–&|160;Complètement impossible, mon ami. Maissi, au contraire, on admet qu’il est venu deux femmes, tout secomprend, tout s’explique. La première arrive à minuit et demi,termine ses négociations avec Julia et se sauve avec ses lettres.L’autre vient sur le coup de deux heures et demie. Julia a eu soind’espacer ses rendez-vous. Avec cet autre, l’entrevue est orageuse.On ne parvient pas à s’entendre. Elle sort sans emporter sacorrespondance. Elle est désespérée, exaspérée. Elle ne se possèdeplus. Il lui faut à tout prix ces billets doux qui peuvent laperdre. Elle retourne à la loge. Julia y est encore. L’entretienrecommence. Julia refuse toujours parce que ses conditions ne sontpas acceptées. La femme du monde frappe, s’empare des lettres etpart pour ne plus revenir. Voilà, cher ami. Que dis-tu de monroman&|160;?

–&|160;Ce n’est pas un roman, s’écria Darcy,les choses ont dû se passer ainsi… je le crois… et pourtant netrouves-tu pas singulier que Julia possédât tant de secrets&|160;?Par quel étrange hasard était-elle dépositaire des lettres de deuxfemmes du monde&|160;?

–&|160;Mon cher, sur ce point, j’ai une idéefixe. Je suis convaincu que les secrets de madame d’Orcival étaientles secrets de Golymine. C’est le seul héritage qu’il lui aitlaissé. Comment et quand le lui a-t-il transmis, je l’ignore, etcela nous importe peu, mais je suis à peu près sûr du fait. Juliaaura voulu liquider cette succession d’un seul coup. Or, leditGolymine avait eu plus d’une maîtresse. Et je ne serais pas surprisque Julia eût fait venir au bal de l’Opéra une demi-douzaine defemmes. Deux, c’est un minimum.

–&|160;Mariette, cependant, n’a porté qu’unelettre.

–&|160;Oui, mais elle t’a dit que, le mêmejour, à la même heure, Julia en avait écrit plus d’une. Elle t’adit aussi que le paquet accusateur qu’elle a emporté au bal étaitsi gros qu’elle n’a pas pu le mettre dans son corsage. Or, siécrivassière que soit une femme, elle ne rédige pas un volumependant la durée d’une liaison. Donc, cette liasse était l’œuvre deplusieurs victimes de Golymine. Mariette a remarqué d’ailleurs quela susdite liasse était divisée en fractions attachées par desfaveurs roses ou bleues. Et elle se souvient, cette bonne Mariette,que Julia s’est écriée au moment de partir&|160;: Sont-elles bêtes,ces femmes du monde&|160;! As-tu fait attention à cepluriel&|160;?

–&|160;Non, je n’avais pas la tête à moi.Cette fille parlait de mademoiselle Lestérel dans des termes quim’irritaient.

–&|160;Elle était persuadée qu’elle te causaitun plaisir extrême, car fort heureusement elle ne soupçonne pas quetu aimes la personne qu’on accuse d’avoir tué madame d’Orcival. Ettu aurais tort de lui en vouloir, car son témoignage nous sera fortutile pour prouver que la prévenue ne peut pas être coupable.

–&|160;Reste le poignard japonais.

–&|160;Le poignard japonais ne m’embarrassepas du tout. Mademoiselle Lestérel a pu l’oublier dans la loge, ou,ce qui est plus probable, Julia a pu le lui demander, et la pauvreenfant n’a guère pu le lui refuser. Elle était trop heureuse d’enêtre quitte à si bon marché. Donc, le poignard est resté à madamed’Orcival. Qui sait si, quand la discussion s’est envenimée avecl’autre femme, elle ne l’a pas tiré de sa gaine pour montrerqu’elle avait de quoi se défendre&|160;? Tu vois d’ici la scène. Lafemme le lui arrache brusquement des mains, le lui plante dans lagorge et l’y laisse. Elle ne l’y aurait certes pas laissé, s’il luieût appartenu.

–&|160;En effet, c’est encore une preuve enfaveur de mademoiselle Lestérel. Et maintenant, ne penses-tu pasque je serais fondé à aller trouver mon oncle, avec toi, si tuveux, à faire valoir devant lui tes raisonnements si serrés…

–&|160;Mon cher Darcy, dit avec un peud’embarras le capitaine, je crois que la démarche serait prématuréeet que tu ne songes pas à un danger que je vais te signaler. Elleserait prématurée, parce que nous ne pouvons pas encore accuser lamarquise.

–&|160;Mais il me semble qu’il y a contre elledes indices qui équivalent presque à des certitudes. La marquise atrès-probablement eu Golymine pour amant. Simancas le sait,Simancas l’a reconnue dans la loge de Julia. C’est pour celaqu’elle le reçoit. Le bouton de manchettes porte l’initiale de sonnom de Barancos…

–&|160;Et du prénom de mademoiselle Lestérel,cher ami. Ce bouton est une arme à deux tranchants.

–&|160;Soit&|160;! mais Mariette vient de nousdire que sa maîtresse détestait la marquise. Et je pourraisl’attester. Julia m’a fait dix fois des scènes à propos de cetteétrangère. Elle s’imaginait que je voulais l’épouser.

–&|160;D’où il suit que si la Barancos avaitété assassinée, on serait fondé à accuser madame d’Orcival. Or,c’est tout le contraire qui est arrivé, et la Barancos n’avait pasde motifs de haine contre Julia.

–&|160;Tu oublies que Julia lui avait prisGolymine.

–&|160;À moins que ce ne soit elle qui aitpris Golymine à Julia. C’est un point à éclaircir avec beaucoupd’autres. Mais passons à un autre côté de la question, un côté plusdélicat. Et ici je te prie de faire provision de courage, car jevais enfoncer le bistouri dans la plaie.

–&|160;Que veux-tu dire&|160;?

–&|160;Écoute-moi. Ma supposition, que tuviens d’adopter, est celle-ci&|160;: Mademoiselle Lestérel estallée au bal de l’Opéra, où madame d’Orcival lui avait donnérendez-vous. Elle est entrée dans la loge n°&|160;27, mais elle n’yest restée qu’un quart d’heure. En partant, elle y a oublié sonpoignard-éventail. Une autre femme, disons, si tu veux, madame deBarancos, une autre femme est venue plus tard, a trouvé l’arme ets’en est servie pour tuer madame d’Orcival. C’est bien cela,n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Parfaitement.

–&|160;Bon&|160;! mais qu’allait fairemademoiselle Lestérel à l’Opéra&|160;? chercher des lettrescompromettantes que madame d’Orcival devait lui rendre, avec ousans conditions. Ces lettres, mademoiselle Lestérel les avaitécrites… à qui&|160;?… à un amant.

–&|160;Nointel&|160;! s’écria Darcy.

–&|160;Mon cher, je t’ai averti que je seraisforcé d’être cruel. Si tu veux que je n’aille pas plus loin, jevais me taire. Mais si tu tiens à ma collaboration, tu feras biende me laisser raisonner comme je l’entends, dit froidement lecapitaine.

–&|160;Soit&|160;! continue, je te répondraiensuite.

–&|160;Tant que tu voudras. Je te disais doncque si nous parvenons à démontrer que les choses se sont passéescomme nous le supposons, nous démontrerons en même temps quemademoiselle Lestérel a un amant. Tout ce que je sais d’elle sembleprouver au contraire qu’elle a toujours mené une vie irréprochable.Mais sa visite dans la loge de Julia suffit pour détruire lesprésomptions favorables à sa vertu. Pourquoi aurait-elle risqué saréputation en s’aventurant au bal de l’Opéra&|160;? pourquoi seserait-elle rendue à l’invitation de madame d’Orcival&|160;? Tu neprétendras pas que c’est pour sauver l’honneur d’une autrefemme&|160;?

–&|160;Si&|160;! je le prétends, réponditDarcy d’un ton ferme.

Sa figure s’était éclairée, ses yeuxbrillaient, et Nointel, très-frappé de ce changement subit, luidit&|160;:

–&|160;Tu as, sans doute, à me donner debonnes raisons à l’appui de ton opinion. Je serai ravi de lesentendre et de m’y rallier, si elles me paraissent concluantes.

–&|160;Viens dans mon cabinet de toilette,reprit brusquement Darcy. François nous y servira le café. Il fautque je m’habille pour sortir.

Nointel, qui avait fini de déjeuner tout encausant, suivit son ami.

–&|160;Pauvre garçon, pensait-il, je croisqu’il est bien empêché de m’expliquer la conduite de son adorée. Sima logique le guérit d’une passion insensée, je ne regretterai pasde l’avoir blessé.

Dès qu’ils eurent passé la porte du cabinet,Darcy se campa en face du capitaine et lui dit&|160;:

–&|160;Tu as oublié que mademoiselle Lestérela une sœur.

–&|160;Pas du tout. Je me rappelle fort bienque tu m’as raconté ta visite, rue Caumartin, l’arrivée du mari etla scène qui s’en est suivie. Tu n’as omis dans ton récit qu’uneseule chose. Tu ne m’as pas dit le nom de ce furieux baleinier quivoulait tuer sa femme.

–&|160;Il s’appelle Crozon…

–&|160;Crozon… un capitaine au long cours… jele connais.

–&|160;Comment&|160;! tu connais le beau-frèrede mademoiselle Lestérel&|160;?

–&|160;Parfaitement. Cela t’étonne, et envérité il y a de quoi. Je vais t’expliquer en deux mots ce mystère.En sortant de Saint-Cyr, il y a du temps de cela, je fus expédié auMexique en qualité de sous-lieutenant de chasseurs à cheval. On mecasa, moi, mes hommes et mes bêtes, sur un bâtiment du commerce quiétait bien le plus mauvais sabot de la marine française. Cettepatache avait pour second un certain Crozon, qui doit être tonhomme. J’ai su depuis qu’il est devenu capitaine, qu’il s’est mariéet qu’il commande un navire baleinier pour un armateur du Havre.Continue.

–&|160;Mademoiselle Lestérel a une sœur, tedisais-je. Cette sœur a trompé son mari. Je n’en doutais presquepas après la scène à laquelle j’ai assisté. Maintenant, je n’endoute plus du tout. Pourquoi ne l’aurait-elle pas trompé avecGolymine&|160;?

–&|160;Je vois où tu veux en venir. Alors, tusupposes que les lettres possédées par Julia étaient de madameCrozon. C’est possible, et cela changerait fort la thèse. Maispermets-moi de te dire que c’est peu vraisemblable.

–&|160;Où sont les invraisemblances&|160;?

–&|160;Il y en a trois ou quatre. D’abord, oùdiable veux-tu que ce Golymine ait rencontré et séduit une petitebourgeoise comme madame Crozon&|160;? Les bourgeoises, ce n’étaitpas sa partie. Et à moins que celle-là ne fût extraordinairementbelle…

–&|160;Elle ne l’est plus, mais elle a dûl’être. Elle ressemble trait pour trait à sa jeune sœur.

–&|160;Qui est charmante, je le sais. Reste àexpliquer comment cette liaison a pu se former. Golymine menait unevie enragée, et cette jeune femme n’allait guère, je suppose, dansles endroits qu’il fréquentait. D’un autre côté, qui l’auraitprésenté à elle&|160;? Pas mademoiselle Berthe assurément.

–&|160;Non. Mais tu sais qu’à Paris toutarrive.

–&|160;Ma foi&|160;! c’est bien vrai. J’ai vuen ce genre des choses prodigieuses.

–&|160;D’ailleurs, madame Crozon était seuledepuis deux ans. Son mari courait les mers.

–&|160;Et elle courait les théâtres, lespromenades. C’est tout naturel. Je m’étonne seulement quemademoiselle Lestérel n’ait pas cessé de voir une sœur sicompromettante.

–&|160;Elle ignorait sans doute sa conduite…et puis, cette sœur lui a servi de mère. Elle l’aime avec passion,elle m’a dit qu’elle était prête à se sacrifier pour elle. Quevoulais-tu qu’elle fît&|160;? Fallait-il qu’elle l’abandonnât dansle malheur&|160;?

–&|160;Non. Mais à quelle époque, d’après toi,Golymine serait-il entré en relation avec madame Crozon&|160;?

–&|160;L’année dernière, je suppose. Ce marifuribond accusait sa femme d’être accouchée clandestinement, il y aun mois.

–&|160;L’année dernière, Golymine n’était plusni l’amant de madame d’Orcival, ni l’amant de madame de Barancos,si tant est que la marquise ait eu une faiblesse pour ce Polonais,et, pour ma part, j’en suis convaincu. L’année dernière, on ne luiconnaissait pas de maîtresse attitrée. Donc, il a pu cacher sesamours et se consoler de ses disgrâces dans le grand monde et dansle demi-monde en séduisant une personne modeste et jolie. Mais,dis-moi, est-ce le suicide du soi-disant comte qui a mis fin àl’intrigue&|160;?

–&|160;Elle avait cessé avant lesuicide&|160;; du moins, c’est ce que le mari a dit pendant quej’étais caché dans le cabinet. Il criait à tue-tête&|160;: Je saisà quel moment et pourquoi votre amant vous a quittée. Votre amantest parti. Mais il reviendra, et je le tuerai.

–&|160;Eh&|160;! eh&|160;! il me semble que lebruit courait cet hiver que Golymine venait de passer en Angleterrepour fuir ses créanciers. Tout cela concorde assez, et je commenceà croire que ta supposition est admissible… en ce point seulementque madame Crozon a pu être la maîtresse du Polonais, car pour lereste… voyons, si les lettres étaient de la femme du baleinier,pourquoi madame d’Orcival n’aurait-elle pas écrit à cette femme, aulieu de s’en prendre à la sœur&|160;?

–&|160;Parce que madame d’Orcival tenait àhumilier mademoiselle Lestérel. Tu n’as donc pas entendu ce queMariette a raconté&|160;? Julia ne pardonnait pas à son ancienneamie de pension d’avoir suivi un autre chemin qu’elle, et derepousser ses avances. Peut-être aussi savait-elle que madameCrozon était trop souffrante pour venir au bal.

–&|160;Et tu crois que mademoiselle Lestéreln’a pas hésité à tenter l’aventure&|160;?

–&|160;Refuser, c’eût été tuer sa sœur. Madamed’Orcival aurait envoyé les lettres au mari.

–&|160;Et ce mari, j’en conviens, esttrès-capable de tordre le cou à sa femme, s’il lisait cettecorrespondance. Je l’ai beaucoup pratiqué pendant notre traverséede Saint-Nazaire à Vera-Cruz. C’est un assez bon diable au fond,brave, honnête, serviable même, mais violent à faire sauter sonbâtiment dans un accès de colère, et fort comme un Hercule defoire. Je l’ai vu, une fois, empoigner par la ceinture un matelotqui lui avait mal répondu et l’envoyer par-dessus bord. Il est vraiqu’il s’est jeté à la mer pour le repêcher.

–&|160;Alors, tu dois comprendre quemademoiselle Lestérel se soit dévouée.

–&|160;Oui. Puisque nous nous promenons dansle vaste champ des conjectures, celle-là en vaut une autre.Examinons-la ensemble. Je serais ravi qu’elle se vérifiât, car, jel’avoue, l’autre me répugnait. Il m’était dur de croire qu’unejeune fille que tu as résolu d’épouser…

–&|160;Je t’ai laissé parler, j’ai supportésans me plaindre ce que tu appelais une opération salutaire.L’opération est faite. Je t’en prie, Nointel, ne ravive pas lablessure. J’accepte tes idées. Je pense comme toi que mademoiselleLestérel est allée au bal, qu’elle y a vu Julia, qu’elle est partieaussitôt, et que le coupable c’est madame de Barancos. Pourquoin’exposerais-je pas toutes nos raisons à mon oncle&|160;? Crois-tuqu’il ne comprendrait pas maintenant la cause qui a empêchémademoiselle Lestérel de dire la vérité&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien&|160;; mais je teréponds qu’alors il tiendrait à interroger madame Crozon. S’ill’interroge, le mari se doutera de ce qui se passe, et il tuera safemme. Et puis, je parierais que mademoiselle Lestérel, redoutantcette funeste conséquence d’un aveu, persistera à soutenir qu’ellen’est pas allée au bal. Si elle persiste, que vaudront noshypothèses, quelque ingénieuses qu’elles soient&|160;? Rien dutout. Le juge te tiendra à peu près ce langage&|160;: Vousprétendez que la prévenue est entrée dans la loge à minuit et demi,et qu’elle n’y est restée que dix minutes. Très-bien. Faites-moidonc le plaisir de me dire où elle est allée ensuite. Elle estrentrée rue de Ponthieu à quatre heures du matin. Querépondras-tu&|160;? Rien, parce que, même en admettant notresystème, cette éclipse totale est inexplicable. Et le jugel’expliquera en disant&|160;: Il est possible qu’elle soit sortiede la loge&|160;; mais elle y est revenue&|160;: elle y étaitencore à trois heures, et c’est elle qui a frappé.

Darcy baissait la tête et cherchait desarguments qu’il ne trouvait pas.

–&|160;Ah&|160;! reprit Nointel, ce seraittout différent, si nous pouvions démontrer que madame de Barancosaussi a fait une visite à Julia, et que cette visite a été beaucoupplus tardive que celle de mademoiselle Lestérel. Alors, nousserions bien forts, et nous atteindrions rapidement le but. Mais sinous renversons l’ordre des facteurs, nous ne ferons rien de bon.Commençons par trouver la coupable. Quand nous la tiendrons, lereste ira tout seul. Jusqu’à ce que nous soyons arrivés à cerésultat, la plus extrême prudence est de rigueur.

–&|160;Alors, tu veux que nous nous abstenionsd’agir. Autant vaudrait abandonner la partie.

–&|160;Qui te parle de t’abstenir&|160;? Nousallons, au contraire, travailler activement. Je me suis chargé dela marquise. Toi, tu vas tâcher, en attendant mieux, de confesserton oncle.

–&|160;Si tu crois que c’est facile&|160;!s’écria Darcy. Mon oncle m’a signifié qu’il ne me dirait plus unseul mot de la marche de l’instruction.

–&|160;Bah&|160;! en le voyant souvent, turecueilleras bien quelques échos des interrogatoires. Tiens&|160;!veux-tu que je te donne un moyen de te tenir toujours aucourant&|160;? Vois souvent madame Cambry. Elle s’intéressebeaucoup à mademoiselle Lestérel, et ton oncle est décidé àl’épouser. Il faudrait qu’elle fût bien maladroite, si ellen’obtenait pas de lui des confidences. Les magistrats sont deshommes, mon cher. Et M.&|160;Roger Darcy ne peut pas trouvermauvais que tu te montres assidu auprès d’une femme qui serabientôt ta tante. Il te saura même gré de tes visites, car elleslui montreront que tu ne lui gardes pas rancune de son mariage. Ettu as quelque mérite à prendre gaiement la chose, puisque tu yperdras quatre-vingt mille francs de rente.

–&|160;J’ai eu la même idée que toi, ditDarcy, sans relever l’allusion à l’héritage manqué. C’est pouraller faire une visite à madame Cambry que je m’habille en cemoment.

–&|160;Parfait. Tu commences à entrer dans labonne voie. Pas de faiblesse, mon garçon. Pas de sentimentalitéhors de propos. Fais comme si tu n’avais jamais vu mademoiselleLestérel. On ne gagne pas les batailles quand on manque desang-froid. Et maintenant que nous allons opérer séparément,permets-moi de t’indiquer le point d’attaque. Ton oncle a entenduMariette&|160;; il sait que la prévenue a reçu une lettre de madamed’Orcival et qu’elle est allée au rendez-vous. Peut-être en sait-ildavantage. Si, par exemple, on avait trouvé chez mademoiselleLestérel cette lettre de Julia, il saurait à quelle heure était cerendez-vous. Pour lui, qui ne songe probablement pas à l’hypothèsedes deux femmes, l’heure n’a pas une grande importance&|160;; pournous, elle en a une énorme. S’il était prouvé que ton amie estentrée dans la loge entre minuit et une heure, je répondrais del’innocenter à bref délai. Voilà le renseignement qu’il fautarracher à M.&|160;Roger Darcy. La belle veuve de l’avenue d’Eylauy réussira, j’en suis convaincu. Arrange-toi pour obtenir sacoopération.

–&|160;Elle me l’a promise, et elle tiendra sapromesse&|160;; car elle a pour mademoiselle Lestérel une amitiévraiment extraordinaire. Elle avait deviné que j’aimaismademoiselle Lestérel, que je voulais l’épouser, et elleconseillait à mon oncle de ne pas s’opposer à ce mariage.

–&|160;Elle a pu changer d’avis depuis lesderniers événements&|160;; mais il suffit qu’elle ne soit pashostile à l’accusée. Donc, il est entendu que tu vas, de ce pas, teconcerter avec elle. Moi, je ne lâche plus la marquise. Elle m’aengagé à aller chez elle. J’irai. Et je me réserve aussi de menerune enquête accessoire. Il faut que je sache à quoi m’en tenir surla conduite de madame Crozon. A-t-elle été, oui ou non, lamaîtresse de Golymine ou d’un autre&|160;? C’est intéressant àéclaircir, et je veux en avoir le cœur net.

–&|160;J’espère bien que tu ne vas pas tejeter à travers le ménage de ce baleinier, sous prétexte det’informer. Ce serait exposer la femme aux vengeances du mari, sansutilité pour personne.

–&|160;Pas si sot. Je ne m’adresserai qu’aumari. Je t’ai dit que je l’avais connu autrefois. Nous étions alorsles meilleurs amis du monde, et je n’aurai aucune peine à renoueravec lui. Seulement, je ne peux pas aller chez lui. Je voudrais lerencontrer, comme par hasard&|160;; pour ce faire, il n’y a qu’unmoyen, c’est de découvrir le café qu’il fréquente, soncafé. Il ne serait pas baleinier, s’il n’avait pas un café. Jele trouverai, j’en suis sûr.

»&|160;Maintenant, parlons d’autre chose.Mariette nous a appris qu’on enterre demain madame d’Orcival.Viendras-tu à la cérémonie&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien, et je te consulte.Que penses-tu que je doive faire&|160;?

–&|160;Ma foi&|160;! le cas est assezembarrassant. Il y a le pour et le contre. Si tu n’y viens pas, ondira dans un certain monde que tu oublies bien vite tes meilleuresamies. Si tu y viens, ces dames et les amis qu’elles amèneront teregarderont comme une bête curieuse, et ton attitude sera commentéepar des gens médiocrement bienveillants. Ma foi&|160;! à ta place,je m’abstiendrais. Après tout, madame d’Orcival n’était plus tamaîtresse, et je puis croire que ton oncle te saura gré de ne paste montrer à ce convoi. D’ailleurs, quel rôle y jouerais-tu&|160;?Conduirais-tu le deuil&|160;? Non, n’est-ce pas&|160;? Nous nesavons même pas aux frais de qui se font les obsèques, puisqueJulia ne laisse pas de parenté.

–&|160;Tu as raison. Je n’irai pas.

–&|160;Et tu feras bien. J’irai, moi. Personnene me remarquera, et je rapporterai peut-être des observationsintéressantes. Mariette y sera. Lolif y sera. Toutes les amies deJulia y seront. Je causerai, je m’informerai, et je parierais queje ne perdrai pas mon temps.

»&|160;Mais te voilà prêt, si je ne me trompe.Quelle heure est-il&|160;? Oh&|160;! près de deux heures. Et moiqui voulais monter à cheval à midi et demi. C’est égal, il mesemble qu’il est un peu tôt pour faire une visite à madameCambry.

–&|160;Elle ne m’en voudra pas de monempressement. Je suis même persuadé qu’elle m’attend.

–&|160;Comment y vas-tu&|160;?

–&|160;Dans mon duc. Il faitbeau.

–&|160;Bon&|160;! tu vas me jeter au bout del’avenue des Champs-Élysées. J’entrerai un instant au Tattersall,et je reviendrai chez moi à pied. Il faut que je m’habille pouraller chez la marquise avant le dîner.

Le valet de chambre entrait justement pourannoncer que le duc était attelé. Darcy achevait satoilette, une tenue de circonstance, correcte et sévère, presque undemi-deuil. Le capitaine se versa un dernier verre de vieilleeau-de-vie de Martell, pour faire suite à une tasse d’excellentcafé qu’il avait dégustée en connaisseur.

–&|160;Allons, dit-il, notre plan est arrêté.Le conseil est levé. À l’action maintenant.

Le duc attendait à la porte, unduc construit d’après les indications de Darcy qui s’yconnaissait&|160;: caisse et train noirs, doublure en maroquinnoir, harnais imperceptible. Le cheval, un alezan brûlé de hautesallures, était tenu en main par un groom de seize ans, en livréesobre.

Les deux amis montèrent, le groom grimpalestement sur le petit siège perché derrière la caisse. Darcy pritles rênes et rendit la main à l’alezan qui ne demandait qu’àcourir.

Le rond-point était à deux pas, et l’avenueregorgeait de promeneurs. Un beau soleil d’hiver avait attiré auxChamps-Élysées le tout-Paris élégant.

–&|160;Tiens&|160;! s’écria Nointel,Saint-Galmier en victoria&|160;! Il a donc une voiture à lui,maintenant&|160;?

–&|160;Oh&|160;! dit Darcy, une victoria delouage. Le cocher a l’air d’un figurant de l’Assommoir, etle cheval a un éparvin.

–&|160;C’est égal. Ce luxe est à noter. Il estl’associé de Simancas, ce bon docteur, et, depuis le bal del’Opéra, les affaires de Simancas vont fort bien, à ce qu’il meparaît.

»&|160;Deux hommes à surveiller, mon cher.

»&|160;Ah&|160;! voici Prébord qui flâne sursa jument baie. Parions qu’il guette la marquise.

Le capitaine avait deviné. À cent pas durond-point, le duc de Darcy fut dépassé par une calèchequi allait un train d’enfer, une calèche de grand style, à huitressorts, cocher poudré, en livrée amarante et or, valets de piedtaillés comme des horse-guards, chevaux anglo-normands àhautes actions, armoiries sur les portières, harnais armoriés.

Sur les coussins de satin bleu de cet équipageprincier, trônait madame de Barancos en grande toilette depromenade, velours et martre zibeline. Elle n’y trônait pas seule.À sa gauche, se prélassait un monsieur couvert de fourrures commeun boyard, un monsieur qui saluait beaucoup et de très-loin lesgens de sa connaissance, un monsieur dont les deux amis n’eurentpas le temps de voir le visage, car la calèche passa comme unéclair.

Nointel le reconnut à son encolure et à unecertaine forme de chapeau qui rappelait la coiffure de l’illustreBolivar, libérateur du centre-Amérique.

–&|160;Dieu me pardonne, c’est Simancas&|160;;Simancas, allant au bois avec la marquise. Pour le coup, voilà quiest significatif. Parions que Saint-Galmier va les rejoindre àMadrid, dans sa victoria jaune. Au train dont marche sa rosse, il ysera dans une heure et demie. Mais les deux coquins tiennent laBarancos, et ils ne la lâcheront pas… à moins que je ne ladébarrasse d’eux. Ah&|160;! Prébord manœuvre pour aborder lacalèche. Je suis curieux de voir comment il va être reçu. C’estcela… il met sa jument au petit galop, et il commence à caracolerauprès de la portière. C’est ce qui s’appelle attendre une marquiseau coin d’un bois… Mais voilà madame de Barancos qui se fait unparavent de son ombrelle… elle en joue comme elle joue del’éventail… Oui, galope, mon bonhomme… tu n’apercevras passeulement le bout du nez de ta marquise… ah&|160;! il y renonce… iléperonne son hack qui rue comme un cheval de fiacre, et iltourne bride… Réglé définitivement le compte du beau Prébord… je nesuis pas fâché de ce qui lui arrive… et je soupçonne que Simancasn’est pas étranger à l’événement… tant mieux… il vonts’entre-détester, et ils finiront peut-être pars’entre-détruire.

–&|160;Il a l’air furieux, dit Darcy.

–&|160;Il se doute peut-être que nous avonsassisté à la scène de l’ombrelle, car il vient de nous apercevoir…Bon&|160;! il nous croise sans nous dire bonjour. C’est l’ouverturedes hostilités. Ça me va. Le drôle veut la guerre. On la fera… unpeu plus tard. En ce moment, nous avons d’autres affaires. Nousvoici à l’Arc de triomphe. Je vais te quitter. N’oublie pas mesinstructions, et ne perds pas courage. Quelque chose me dit quenous réussirons.

–&|160;Quand te verrai-je&|160;?

–&|160;Dès que j’aurai du nouveau à teraconter, répondit le capitaine en mettant pied à terre.

Darcy lança son cheval, car il lui tardait derencontrer madame Cambry. Avec elle, il allait enfin pouvoir parlerde Berthe sur un ton conforme à ses pensées. Nointel était le plusdévoué des amis, le plus actif et le plus intelligent desauxiliaires&|160;; mais Nointel ne croyait pas à l’innocence demademoiselle Lestérel. Il en doutait tout au moins, et ses doutesperçaient dans ses discours. Darcy, qui rendait justice à sesintentions, souffrait de l’entendre. Les amoureux ont la foi, et lelangage des incrédules les choque. Madame Cambry ne doutait pas,elle. Madame Cambry aimait Berthe comme une sœur&|160;; ellel’avait dit la veille à Gaston&|160;; elle lui avait promis de ladéfendre, de plaider sa cause auprès de M.&|160;Roger Darcy, etelle s’était écriée en partant&|160;: Je suis certaine que nous lasauverons.

L’hôtel de cette belle et généreuse veuveétait situé au milieu de l’avenue d’Eylau, et il avait très-grandair. Une grille monumentale, une cour seigneuriale précédant ungrand corps de logis flanqué de deux ailes en retour, et au delàdes constructions, un vaste jardin plein d’arbres demi-séculaires,ce qui est un âge respectable pour des arbres parisiens.

Darcy arrêta son alezan devant la petite portecontiguë à la loge du portier, et envoya son groom demander simadame Cambry était chez elle.

Il y avait devant la grille un fiacre, et cefiacre venait d’arriver&|160;; le cocher était encore occupé àpasser au cou de son cheval la musette pleine d’avoine. Darcy enconclut que madame Cambry recevait, et il ne se trompait pas, carle groom rapporta une réponse affirmative. Il crut même reconnaîtreà la façon dont le portier le saluait que madame Cambry avait donnél’ordre de le laisser entrer, s’il se présentait. Il n’était pasassez familier dans la maison pour se permettre de demander qui lefiacre avait amené, quoiqu’il fût intéressé à le savoir, afin de nepas se rencontrer avec un personnage gênant. Il s’abstint donc, etil traversa la cour au bruit du coup de cloche qui annonçait unvisiteur.

Un valet de pied, à mine discrète, en livréebrune, parut sur le perron et introduisit Darcy dans un vestibulespacieux qui ressemblait un peu à la salle d’attente d’un ministre.Point d’inutilités à la mode, point de fleurs&|160;; rien que desbanquettes recouvertes en moleskine, la table avec l’indispensablecoupe destinée à recevoir les cartes de visite, et les supportsd’acajou pour accrocher les chapeaux. C’était correct, froid et unpeu nu. Dès le premier pas qu’on faisait dans ce bel hôtel, onvoyait que madame Cambry ne donnait pas dans les raffinementsmodernes.

Les appartements de réception occupaient lerez-de-chaussée, un rez-de-chaussée surélevé, avec les cuisines etles offices dans le soubassement&|160;; et quand elle recevait,madame Cambry s’y tenait de préférence dans un salon donnant sur lejardin. C’était là que Darcy avait dit à mademoiselle Lestérelqu’il l’aimait, et il lui en aurait coûté de revoir ce piano surlequel il l’avait accompagnée pendant qu’elle chantait cet air dontil croyait encore entendre les paroles prophétiques&|160;:«&|160;Chagrins d’amour durent toute la vie.&|160;» Mais cejour-là, par exception, madame Cambry n’avait pas quitté le premierétage. Darcy la bénit de lui épargner l’amertume d’un tristesouvenir, et, conduit par le valet de pied, il monta le grandescalier, un escalier solennel, sans tentures et sans tableaux.

Une surprise l’attendait dans le boudoir assezsimplement meublé où elle le reçut. Son oncle était là, assis surun fauteuil, tout près de la chaise longue où siégeait la belleveuve&|160;; son oncle en toilette du matin, un négligé relatif, lenégligé d’un magistrat qui vient d’instruire&|160;; son oncle,grave, soucieux et préoccupé comme un homme qui apporte demauvaises nouvelles. Madame Cambry l’écoutait avec une attentioninquiète, et Gaston fut frappé de l’altération de ses traits. Elleétait très-pâle, et on voyait que ses beaux yeux avaient pleuré. Ilremarqua aussi qu’elle était vêtue de noir, comme si elle eût portéle deuil de sa protégée.

Madame Cambry accueillit fort bien Darcy, etaprès les politesses obligées, elle engagea la conversation par cesmots qui lui semblèrent de bon augure&|160;:

–&|160;Soyez le bienvenu, monsieur. Vous allezm’aider à défendre notre amie.

Darcy ne demandait pas mieux, mais lemot&|160;: défendre prouvait assez que le juge persistait à accuserBerthe, et Darcy doutait qu’il voulût bien lui permettre de plaiderpour elle.

Avant de répondre à madame Cambry, il leregarda et il vit se dessiner sur ses lèvres un bon sourire qui lerassura. L’oncle Roger lui tendit affectueusement la main et luidit&|160;:

–&|160;Je t’avais déclaré que je ne teparlerais plus de cette triste affaire&|160;; mais au point où elleen est, je n’ai plus rien à te cacher, car l’instruction est à peuprès terminée. Tu peux donc entendre ce que je venais d’apprendre àmadame Cambry qui s’intéresse vivement, tu le sais, à cettemalheureuse jeune fille.

–&|160;Comment ne m’y intéresserais-jepas&|160;? s’écria madame Cambry. Je suis sûre qu’elle estinnocente.

–&|160;Chère madame, reprit le magistrat aprèsun silence, vous devriez bien me dispenser de vous exposer lesraisons sur lesquelles je fonde une certitude tout opposée à lavôtre. Je voudrais partager vos idées, mais la suite vous prouveraqu’il ne reste plus même l’apparence d’un doute sur la culpabilitéde la prévenue. Hier, je pouvais encore croire à une erreur fondéesur des apparences trompeuses. Aujourd’hui, je ne le puis plus.J’ai des preuves matérielles.

–&|160;Lesquelles&|160;? Ce poignardjaponais&|160;?

–&|160;D’autres, beaucoup plus concluantes.Mais je vous en prie, chère madame, ne m’interrompez pas. Vousm’avez écrit pour me témoigner le désir de me voir et de connaîtrele résultat d’une épreuve décisive à laquelle mademoiselle Lestérelvient d’être soumise&|160;; je n’ai rien à vous refuser, et je suisvenu vous dire que cette épreuve lui a été complètementdéfavorable. Je vous serai très-reconnaissant de ne pas m’endemander davantage.

Madame Cambry hésita un instant, mais ellerépondit d’un ton ferme&|160;:

–&|160;Pardonnez-moi d’insister. Je tiens àtout savoir.

–&|160;Soit&|160;! chère madame. Je pourraisarguer de mon devoir professionnel pour motiver mon silence, et sije croyais y manquer en vous apprenant ce que j’ai découvert,certes, je me tairais, quelque désir que j’aie de vous êtreagréable. Mais je ne vois aucun inconvénient à vous dire ce quis’est passé ce matin. Nous vivons dans un temps où le secret del’instruction n’est plus qu’un vain mot, et les journauximprimeront demain tout au long ce que je vais vous raconter,puisque vous le voulez absolument.

»&|160;Hier, j’ai interrogé la femme dechambre de Julia d’Orcival. Cette fille m’a déclaré tout d’abordque, mardi dernier, elle était allée porter à mademoiselle Lestérelune lettre de sa maîtresse, que mademoiselle Lestérel avait parutrès-troublée en lisant cette lettre, et qu’elle avaitrépondu&|160;: Dites à madame d’Orcival que j’irai. Où&|160;? Ellen’a pas précisé, mais il était bien naturel de supposer qu’ils’agissait du bal de l’Opéra. Pourquoi ce rendez-vous&|160;? Sur cepoint, la femme de chambre a été très-explicite.

»&|160;Et ici, mon cher Gaston, ajoutaM.&|160;Darcy en regardant son neveu, je suis obligé de t’avertirque tu vas apprendre des choses qui t’affligeront. Rien ne te forceà les écouter, et, si tu ne te sens pas le courage de les entendre,madame Cambry te permettra certainement de prendre congéd’elle.

–&|160;Je vous remercie de votrebienveillance, mon oncle&|160;; mais je prie au contraire madameCambry de m’autoriser à rester, répondit Gaston.

–&|160;Très-bien. Je t’ai prévenu. Tant pispour toi, si je te blesse dans tes sentiments intimes. MadameCambry me pardonnera d’entrer dans des détails qui l’amèneront, jele crains, à changer d’opinion sur mademoiselle Lestérel.

»&|160;Donc, la femme de chambre s’estexpliquée très-nettement. Elle affirme que sa maîtresse avait entreles mains des lettres adressées par mademoiselle Lestérel à un… àun homme… des lettres qui ne laissaient aucun doute sur la naturedes relations qui ont existé entre cet homme et cette jeunefille.

–&|160;La femme de chambre ment, s’écriamadame Cambry. Berthe a toujours vécu honnêtement. Jamais saconduite n’a donné prise au moindre soupçon.

Au grand étonnement de M.&|160;Roger Darcy,Gaston ne s’associa point à cette protestation véhémente. Gastonavait ses raisons pour se taire. Gaston se disait&|160;:

–&|160;Mon oncle est encore aux affirmationsde Mariette. Il les prend pour des preuves. Quand nous luidémontrerons que ces prétendues preuves ne signifient rien, quemademoiselle Lestérel, si elle est allée à l’Opéra, y est alléepour retirer les lettres de sa sœur, qu’une autre femme est entréedans la loge, et que c’est cette autre femme qui a frappé Julia,mon oncle changera d’avis. En attendant, je puis le laisser parlersans le contredire. Tout va bien.

–&|160;Ma première impression a été la mêmeque la vôtre, chère madame, reprit le magistrat. J’ai pensé que lasoubrette affirmait à la légère. Elle a eu beau m’assurer qu’elleavait vu madame d’Orcival, au moment de partir pour le bal, mettredans sa poche un gros paquet de lettres, je n’ai accepté sontémoignage que sous bénéfice de vérification ultérieure, et c’est àcette vérification que j’ai procédé ce matin.

–&|160;Comment cela&|160;? demanda vivementmadame Cambry.

–&|160;J’ai dirigé moi-même la perquisitionqui vient d’être faite dans l’appartement de mademoiselleLestérel.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Eh bien, je dois dire que j’ai étéd’abord très-favorablement impressionné. Il est rare que la tenued’un logement, les objets qui le garnissent, n’indiquent pas assezexactement le caractère, les habitudes, les mœurs de la personnequi l’habite. Les meubles ont une physionomie. Dans l’exercice demes fonctions, il m’est arrivé de sentir le crime, en entrant dansla chambre d’un assassin. En entrant chez mademoiselle Lestérel, ilme semblait que j’entrais dans la cellule d’une sœur converse. Unecouchette d’enfant garnie de rideaux de mousseline blanche, deschaises de paille, une commode en noyer, des images de premièrecommunion, des rameaux de buis bénit à la glace de la cheminée, unephotographie du commandant Lestérel en uniforme, un portrait defemme qui doit être celui de la sœur aînée. Le seul meuble profaneest un piano, chargé de partitions. Pas d’autres livres que deslivres de prix du pensionnat et des livres de piété.

–&|160;J’en étais sûre, murmura madameCambry.

–&|160;Les tiroirs ont été ouverts, lespapiers examinés minutieusement. Mon devoir m’y obligeait. Nousn’avons trouvé que des lettres de son père.

–&|160;Que disiez-vous donc&|160;?

Veuillez, chère madame, m’écouter jusqu’aubout. Tout semblait innocenter mademoiselle Lestérel. Unegarde-robe des plus modestes, du linge de jeune fille. Pas trace dedomino, de loup, ni des autres accessoires indispensables pouraller au bal masqué. Il est vrai qu’elle a pu les louer et lesrendre dans la même nuit. J’ai ordonné des recherches chez lescostumiers et chez les marchandes à la toilette.

Je commençais à croire que je m’étais laisséprendre à des apparences accusatrices, lorsqu’une malheureusetrouvaille a tout gâté. L’appartement se compose de cinq petitespièces, une antichambre, une cuisine, une salle à manger, uncabinet de toilette et une chambre à coucher. Il y avait eu du feudans la chambre, mais on voyait qu’on n’en n’avait jamais fait dansla cheminée du cabinet. Pas de tisons, ni de cendre dans l’âtre.Rien qu’un tas de papiers brûlés tout récemment… les lettresrendues par madame d’Orcival, c’est évident.

–&|160;Pourquoi évident&|160;? demandaGaston.

–&|160;Très-probable, du moins. Il est facilede s’imaginer la scène. Mademoiselle Lestérel revient du bal. Elletient les lettres, et il lui tarde de les anéantir. Son feu estéteint. Elle passe dans son cabinet de toilette pour sedéshabiller. Elle allume une bougie, elle jette le paquet dans lefoyer, elle y met le feu, et elle surveille avec beaucoup de soinl’incinération, car pas une bribe de papier n’a échappé à laflamme. Si elle eût été arrêtée quelques heures plus tard, nousn’aurions trouvé aucun vestige de cet auto-da-fé&|160;;mais elle venait de se lever quand le commissaire s’est présenté dema part, et le ménage n’était pas encore fait.

–&|160;Et c’est sur des débris impalpables,sur des cendres oubliées au fond d’une cheminée qu’on prétendraitbaser une certitude&|160;!

–&|160;Pas du tout. Cette découverte constitueune présomption, et rien de plus. Mais on en a fait une autre. Envisitant avec soin la cheminée de la chambre à coucher, un agent atrouvé une lettre, ou plutôt un fragment de lettre, qui était allése loger sous le manteau, où il était resté incrusté dans uninterstice de briques. La combustion rapide a de ces hasards. Aprèsle départ de la femme de chambre, mademoiselle Lestérel a voulubrûler tout de suite l’invitation de madame d’Orcival. Le feuflambait, elle y a jeté la lettre que la flamme a saisie et que lecourant d’air du tuyau a emportée. Le papier était du papier à lamode du jour, très-épais et, partant, très-peu combustible.

Madame Cambry suivait ce récit avec uneattention impatiente, et ne paraissait pas y croire beaucoup.Gaston y croyait, lui, car il ne doutait pas que Mariette n’eût ditla vérité&|160;; mais il n’était pas trop effrayé, et même ilentrevoyait presque une lueur d’espérance. Il pensait&|160;:

–&|160;Julia a dû écrire que les lettrescompromettantes étaient de madame Crozon. Si elle a écrit cela surle fragment de billet qui a échappé au feu, Berthe sera du moinsjustifiée d’un soupçon infâme, justifiée malgré elle, justifiée auxdépens de sa sœur, mais qu’importe&|160;?

–&|160;Malheureusement, reprit M.&|160;RogerDarcy, il ne restait de la lettre que les dernières lignes, maiselles sont assez claires.

–&|160;Que disent-elles donc&|160;? demandamadame Cambry très-émue.

–&|160;D’abord, elles sont signées&|160;:Julie Berthier, le véritable nom de madame d’Orcival, et cettesignature est précédée de cette qualification presqueamicale&|160;: Ton ancienne camarade. Donc, pas de doute possiblesur l’auteur de la lettre, ni sur la personne à laquelle cettelettre était adressée.

–&|160;Mais ce n’est pas tout, je suppose, ditGaston qui était sur des charbons ardents.

–&|160;Non. Il y a aussi cette phrase que j’airetenue mot pour mot&|160;: «&|160;Je compte que tu prendras lapeine de te déranger. Tu peux bien aventurer ta précieuse personneau bal de l’Opéra pour avoir les jolis billets doux que je consensà te rendre par pure bonté d’âme, car je n’ai guère à me louer detoi. Si tu poussais la pruderie jusqu’à refuser de venir leschercher, je t’avertis que je ne me croirais plus tenue à aucunménagement.&|160;» Est-ce assez significatif, chère madame&|160;?demanda M.&|160;Darcy qui eut la délicatesse de ne pas adresser àl’amoureux de Berthe cette terrible question.

Madame Cambry était trop troublée pour yrépondre catégoriquement. Elle ne put que murmurer&|160;:

–&|160;C’est étrange&|160;!… bien étrange…

–&|160;Hélas&|160;! non, se disait tristementGaston, ce n’est pas assez significatif, car il est impossible desavoir si les lettres sont de mademoiselle Lestérel ou de sasœur.

–&|160;Viennent ensuite, avant la formulefinale, l’indication du numéro de la loge et de l’heure durendez-vous, reprit l’oncle.

–&|160;Et quelle est l’heure indiquée&|160;?demanda le neveu avec une anxiété inexprimable.

–&|160;Deux heures et demie, répondit lemagistrat. Or, le crime a été commis vers trois heures.

Il serait difficile de dire lequel, de GastonDarcy ou de madame Cambry, fut le plus consterné par cettedéclaration précise.

Gaston s’était attaché à l’idée suggérée parNointel comme un homme qui se noie se cramponne à une perche qu’onlui tend du rivage. La perche cassait, et l’amoureux sombrait dansles profondeurs de la désespérance. Il courba la tête, et il pritson front dans ses deux mains.

Moins accablée, mais plus agitée, la belleveuve regardait M.&|160;Darcy avec des yeux qui semblaient chercherà lire, sur la figure sévère du magistrat qu’elle avait choisi pourmari, l’arrêt dont la justice humaine devait infailliblementfrapper la coupable.

Il y était écrit, cet arrêt effrayant, etcependant madame Cambry ne renonça pas à défendre BertheLestérel.

–&|160;À deux heures et demie, s’écria madameCambry, mais c’est impossible. Berthe a quitté mon salon avantminuit. Elle l’a quitté en toute hâte. Pourquoi se serait-ellepressée de partir, si le rendez-vous donné par madame d’Orcival eûtété fixé à deux heures et demie&|160;?

–&|160;Vous oubliez, chère madame, qu’unefemme est venue la chercher, une femme qui prétendait être auservice de madame Crozon.

–&|160;Mais qui n’était certainement pas auservice de madame d’Orcival. C’est une preuve de plus quemademoiselle Lestérel n’est pas allée au bal.

–&|160;Non, c’est un fait inexpliqué, pasautre chose. Cette femme jusqu’à présent n’a pas été retrouvée. Onla cherche et on la découvrira, je n’en doute pas. Si la prévenue arefusé de la désigner, c’est évidemment parce qu’elle redoute sontémoignage.

–&|160;Ainsi, s’écria douloureusement madameCambry, vous croyez que cette malheureuse enfant estperdue&|160;?

–&|160;Perdue de réputation, hélas&|160;! oui,elle l’est déjà. Condamnée, elle le sera. Mais, je l’ai déjà dit àGaston, je suis certain que le jury et la Cour auront pitiéd’elle.

–&|160;Cela signifie sans doute que sa tête netombera pas… qu’elle sera condamnée à vivre détenue. Quelleaffreuse consolation&|160;! La mort ne vaut-elle pas mieux que lebagne à perpétuité… et c’est au bagne que l’enverrait l’indulgencede ses juges&|160;!

M.&|160;Roger Darcy, visiblement affecté, eutquelque peine à se décider à répondre&|160;:

–&|160;Elle serait placée dans une des maisonsde réclusion destinées aux femmes, et probablement pas pourtoujours… pour vingt ans… pour dix ans peut-être, si la Courconsent à abaisser la pénalité de deux degrés. La loi le luipermet.

–&|160;Dix ans, répétait madame Cambry, dixans de tortures épouvantables. On m’a dit que les femmes enferméesdans ces enfers n’y résistaient pas… que celles qui survivaientdevenaient folles.

Cette fois, le juge ne répondit pas dutout.

–&|160;Vous vous taisez, s’écria-t-elle&|160;;c’est donc vrai&|160;: on y meurt, on y perd la raison… et ceserait là le sort réservé à une innocente&|160;! car Berthe estinnocente, je vous le jure. Ah&|160;! c’est effroyable àpenser&|160;! Dites-moi au moins, dites-moi, je vous en supplie,qu’elle serait graciée promptement.

M.&|160;Darcy secoua la tête et dit avec uneémotion profonde&|160;:

–&|160;Vous auriez tort, madame, d’espérercela. Mademoiselle Lestérel, après sa condamnation, paraîtra encoredigne d’intérêt. Mais son procès aura un retentissement énorme. Parson éducation, par ses relations, elle appartient aux classesélevées de la société. Une commutation de peine immédiateheurterait l’opinion publique. Les journaux crieraient àl’injustice. Le chef de l’État peut gracier une ouvrière, sansqu’on l’accuse de partialité. Il est presque forcé de se montrerimpitoyable pour une femme du monde.

C’en était trop pour Gaston. Il se leva, serrasilencieusement la main de madame Cambry, et s’enfuit, laissant sononcle en tête-à-tête avec la généreuse veuve qui pleurait à chaudeslarmes.

–&|160;Non, murmurait-il en se précipitantdans l’escalier, non, Berthe n’ira pas mourir dans une de cesinfâmes prisons. Qu’importent ces lettres, ces coïncidencesd’heures&|160;! Elle n’est pas coupable, je le vois, je le sens… etje le prouverai… ou sinon, c’est moi qui mourrai… je me brûlerai lacervelle.

Son duc l’attendait. Il s’y jeta, etce fut un grand miracle s’il n’écrasa personne en rentrant chezlui, car il descendit l’avenue des Champs-Élysées avec la rapiditéd’un train express.

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