Le Docteur Omega (Aventures fantastiques de trois Français dans la Planète Mars)

Chapitre 3LE DÉPART DU « COSMOS »

Le 16 avril, le projectile fut transporté dansun énorme caisson fermé, au milieu d’une vaste plaine.

À l’aide de treuils et de chevalets, on le mitdebout, le culot reposant sur une grande plate-forme cimentée, etau moyen de chaînes et de cordages on le fixa au sol.

La veille du départ, je m’aperçus que ledocteur Oméga faisait continuellement des calculs sur soncalepin.

– Est-ce que vous auriez commis uneerreur ? lui demandai-je.

– Non, me répondit-il, seulement ilimporte que je détermine exactement le point où nous nous trouvonsafin de régler l’inclinaison de mon projectile… sans cela nousrisquerions de passer à côté de Mars… Vous savez comme moi que,pour viser cette planète, il faut tenir compte d’une choseessentielle : c’est que le projectile participe de deuxmouvements différents : son mouvement propre et celui que laTerre lui imprime par sa rotation.

« Son mouvement propre, vous leconnaissez. Celui que lui imprime la Terre est le chemin parcourupar suite de la rotation du globe sur lui-même.

« Partant du Creusot qui se trouve situéentre le 46e et le 47e degré de latitudenord, la vitesse de ce mouvement est égale à 24.000 kilomètres envingt-quatre heures, soit 1.000 kilomètres à l’heure. (C’est lavitesse que la ville du Creusot parcourt dans l’espace par suite dumouvement de rotation terrestre.)

« Or, cette impulsion, mon projectile laconservera indéfiniment, car vous n’ignorez pas que lorsqu’un corpsest animé d’un mouvement, celui-ci ne peut cesser de lui-même.Arrêtez brusquement une automobile lancée à toute vitesse, que seproduit-il ? Ceux qui la montent sont projetés en avantd’autant plus vigoureusement que la voiture marchait plus vite.

« En résumé, le Creusot parcourant, parsuite de la rotation, 1.000 kilomètres à l’heure, autant d’heuresnotre projectile mettra à atteindre Mars, autant de fois 1.000kilomètres il sera dévié de sa route.

« Comme il doit rester en l’air 17 jourset 2 heures, soit 410 heures, il déviera donc de 410.000kilomètres.

« Nous serons par conséquent obligés,pour qu’il touche le but, d’incliner notre projectile dans uneposition correspondant exactement à 410.000 kilomètres à l’ouest deMars.

« Mais ce n’est pas tout… La Terre aencore un mouvement de translation autour du soleil… j’ai aussiprévu ce cas dans mes calculs de dérive.

« Si l’on ne tenait pas compte desmouvements dont je viens de vous parler, on imiterait l’exemple dupointeur de marine qui, visant l’objectif à atteindre, ne sesoucierait ni du roulis ni du tangage.

Tout ceci était pour moi de l’hébreu, maisj’approuvais cependant de la tête et murmurais de temps à autre desmots comme ceux-ci : Évidemment… C’est clair… Rien n’est pluslimpide… Cela tombe sous le sens…

Et le docteur continuait ses explications,persuadé que je le comprenais merveilleusement.

Soudain il me dit :

– Je ne crois pas m’être trompé dans mescalculs, car je les ai bien vérifiés ; cependant, pour plus desûreté, je vous prierai de les refaire. Je garde mes opérations…nous les comparerons tout à l’heure avec les vôtres.

Ces mots produisirent sur moi l’effet d’unedouche glacée et je regardai le savant d’un air effaré.

J’allais lui avouer mon ignorance, quand, fortheureusement, l’arrivée de Fred vint faire diversion. Décidément,ce brave garçon venait toujours à propos.

Il s’approcha du docteur et lui dit d’un tonembarrassé :

– Docteur… j’ai quelque chose à vousdemander…

– Eh bien, parle… fit le savant d’un tonbourru.

– Je voudrais… partir avec vous…

– Tu es fou, Fred !… d’ailleurs… jen’ai pas besoin de toi… nous sommes deux… c’est suffisant.

Fred sourit.

– C’est possible… répondit-il… mais vousn’avez sans doute pas songé à une chose… vous savez que je ne suispas mauvais cuisinier… même vous m’avez souvent complimenté sur lespetits plats que je vous ai confectionnés… Je pourrais être votremaître-coq à bord de l’obus… je m’occuperais du« frichti »…

« Et puis… on ne sait pas… si vous alliezêtre attaqués dans la Lune… j’ai entendu dire qu’elle était habitéepar de vilains cocos… des particuliers assez bizarres…

– Mon bon Fred, dit le docteur ensouriant… ce n’est pas dans la Lune que nous allons… mais dans laplanète Mars…

– La Lune ou la planète Mars, pour moi,c’est kif-kif… c’est un pays pas ordinaire. Si les« Marsouins »… je crois qu’on les appelle comme ça…

– Non, les Martiens… rectifia ledocteur.

– Eh bien, si les Martiens allaient voustomber dessus dès votre arrivée… Croyez-vous qu’à vous deux vouspourriez leur tenir tête ? Avec moi… la partie serait moinsdangereuse… je pourrais vous défendre…

Et Fred montra ses mains énormes. Le docteurconsidéra quelques instants son ouvrier, puis il lui dit :

– Soit… tu viendras avec nous, mais jevais être obligé d’ajouter à notre projectile une couche derépulsite correspondante à ton poids… enfin !…

– Oh ! merci ! s’écria Fred,vous verrez… Je vous serai plus utile que vous ne le supposez… jesuis même sûr que vous ne regretterez pas de m’avoir emmené.

Je ne fus pas fâché de voir Fred faire partiede l’expédition, car je me demandais déjà, moi qui n’étais habituéà aucun travail manuel, comment j’arriverais à pouvoir utilementseconder le savant.

Le jour du départ, une foule nombreuse s’étaitrendue au Creusot.

Dès la veille, la plaine où se trouvait leprojectile était encombrée de curieux qui avaient campé en rasecampagne.

Je dois confesser que, le matin du 18 avril,j’avais cependant perdu beaucoup de mon assurance et je medemandais même si je devais oui ou non partir avec le docteur.

Pendant plusieurs heures je délibérai… Je fussur le point d’aller trouver mon ami et de lui dire de ne pluscompter sur moi… mais je n’osai m’y décider.

Le moment de quitter ce monde était venu. Déjàle docteur donnait ses dernières instructions.

Son calepin à la main, un compas de l’autre,il faisait incliner l’obus dans la direction ouest vers un pointimaginaire qu’il semblait voir réellement.

On déplaça l’engin, on le fit volter à l’aidede treuils, on le pencha de plus en plus, puis enfin le docteurs’écria :

– Nous y sommes !…

Immédiatement l’obus fut glissé sur une trappede métal mue par un gigantesque ressort, lequel en se détendantavec une force prodigieuse devait donner à l’engin l’inclinaisoninitiale qui l’entraînerait dans Mars en lui faisant décrire uneimmense parabole.

– Parfait, dit le docteur Oméga aprèsavoir une dernière fois vérifié la position du projectile.

Et il se dirigea vers une petite estrade où ilprit place au milieu d’une cinquantaine de personnes. Fred et moinous nous assîmes à ses côtés.

Une musique joua notre hymne national, puisplusieurs messieurs graves et solennels, grotesquement redingotés,prononcèrent des discours filandreux auxquels la majeure partie desassistants ne comprit absolument rien.

Le docteur Oméga voulut répondre à son tour,mais on sait qu’il n’était pas orateur. Il rougit, bredouilla,s’embarrassa dans une période… et finalement s’arrêta court…

Tout ce que l’on put saisir de son allocution,ce fut qu’il donnait à son véhicule planétaire le nom deCosmos.

– Vive le Cosmos ! Vive leCosmos !…hurlèrent les assistants.

Le docteur fit trois petites révérencesautomatiques et, se tournant vers Fred et moi, il nousdit :

– Le moment est venu…

– Alea jacta est !…ajoutai-je mentalement.

Et sous les yeux de dix mille spectateurs,nous descendîmes gravement les degrés de l’estrade et nousdirigeâmes vers le Cosmos autour duquel se tenaient dessoldats du génie et tous les ingénieurs du Creusot.

À ce moment mon cœur battait à se rompre… jedevais être très pâle… car je puis bien l’avouer… j’avais peur…

Le docteur recommanda aux militaires d’enleverdoucement les amarres afin de ne pas déranger la position duprojectile, puis il fit jouer un ressort et une porte minuscules’ouvrit au bas du véhicule. Fred entra le premier.

– À vous… monsieur Borel… me dit alors levieillard.

Un assistant que je connaissais m’avaitadressé la parole… Je m’accrochai à lui comme un naufragé à uneépave… et prolongeai outre mesure la conversation… afin de retarderle plus possible la fatale minute de l’embarquement… Je ressemblaisun peu à l’homme qui a juré de se faire sauter la cervelle à uneheure déterminée et qui attend que toutes les horloges de la villeaient sonné avant de mettre son dessein à exécution.

Le docteur répéta :

– Voyons… à vous… monsieur Borel…

Je serrai avec effusion les mains de moninterlocuteur, contemplai une dernière fois la foule quim’entourait, puis la campagne verdoyante, baignée de soleil, oùbourdonnait une vie intense… joyeuse… enchanteresse…

Un moment, j’eus l’idée de m’enfuir, quitte àpasser pour un couard… un être pusillanime et lâche, mais jerencontrai l’œil du docteur… cet œil singulier qui m’avait toujoursdonné le frisson… Et fasciné… hypnotisé par ce regard… je pénétraidans l’obus…

Presque aussitôt le savant m’y rejoignit.J’entendis une grande clameur, puis la porte se referma avec unpetit bruit sec et je ne perçus plus au dehors qu’un vague murmureassez semblable à un bourdonnement d’abeilles.

Les câbles glissèrent le long de la couche derépulsite, il y eut un choc, puis j’eus la sensation très nette quenous tombions dans un trou. Il me sembla ensuite que nousdemeurions immobiles.

– Nous sommes partis, dit le docteur.

À la lueur d’une petite lampe électriqueplacée le long d’une cloison, je fixai mon vieil ami.

Il était très calme, et s’efforçait desourire.

Quand à Fred, il semblait tout joyeux.

Par un des hublots, nous regardâmes au-dessousde nous et je pus alors constater que nous marchionsréellement.

À chaque seconde, la vitesse augmentait sansà-coups, sans secousses et nous voyions le sol fuirvertigineusement.

Seize minutes et quarante secondes après notredépart, nous étions à 5.000 kilomètres de la Terre.

La convexité du globe nous apparaissait alorstrès nettement.

Au-dessous de nous s’étendait la nappe desmers dont la teinte bleue s’assombrissait de plus en plus, tandisqu’au contraire s’éclairaient les continents.

Au bout d’une heure, le docteur nous appritque nous filions à raison de 35 kilomètres 640 à la seconde et quenous étions à 64.800 kilomètres d’altitude.

Maintenant la Terre n’était plus qu’une boulediminuant à vue d’œil et qui finit par ressembler absolument à laLune.

Alors nous montâmes au troisième étage, dansla chambre-vigie, et nous jetâmes un coup d’œil par le grandhublot.

Bien que notre véhicule fût très épais, nouscommencions à nous sentir envahis par le froid et nous fûmesobligés d’endosser nos manteaux de fourrure.

Cependant, depuis quelques minutes, le docteurdemeurait la face collée à la vitre de répulsite. Ce qui attiraitainsi son attention, c’était une masse phosphorescente, quisemblait à chaque seconde s’enfler démesurément…

– Qu’est cela ? demandai-je.

– Je n’en sais rien, répondit-il avechumeur.

Et le docteur continua de regarder avecinquiétude. Placé derrière lui, j’observai aussi cette masselumineuse qui se rapprochait avec une rapidité foudroyante. Tout àcoup, le vieux savant se retourna vers moi, la figurebouleversée.

– Qu’y a-t-il ? m’écriai-jeangoissé.

– Malédiction !… fatalité !…s’écria-t-il. Voyez cette lueur qui avance et dont l’étincellements’accentue de seconde en seconde… elle vient sur nous… nous nousprécipitons vers elle !… Nous ne pouvons plus l’éviter… Il n’ya rien à faire… rien… absolument rien !…

Et il ajouta en se frappant la tête :

– C’est un bolide !… un bolideénorme ! et il est juste dans notre trajectoire !…

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