Le Docteur Omega (Aventures fantastiques de trois Français dans la Planète Mars)

Chapitre 7DE CHARYBDE EN SCYLLA

Bientôt nous fûmes ensevelis dans un profondsommeil qui dura environ, autant que je puis m’en souvenir, quatreou cinq heures.

Lorsque nous nous réveillâmes, la nuitcommençait à venir. Nous nous regardâmes alors en nous frottant lesyeux.

Nous éprouvions un malaiseindéfinissable ; notre respiration était courte… il mesemblait que, peu à peu, la vie m’abandonnait.

Nous voulûmes nous lever, mais nous retombâmespesamment sur le sol comme des hommes ivres.

Fred, qui avait une constitution plus robusteque la nôtre était néanmoins parvenu à se mettre debout, après desefforts si drôles qu’en d’autres circonstances nous eussions éclatéde rire.

Mais il ne fit que quelques pas, battit l’airde ses mains et s’affaissa en murmurant :

– Mon Dieu, qu’ai-je donc ?… que sepasse-t-il ?…

Le docteur, dont je voyais briller les petitsyeux, s’approcha de moi en rampant et me murmura à l’oreille d’unevoix à peine perceptible :

– Courage, monsieur Borel, dans quelquesinstants, quand la nuit sera venue, nous nous sentirons tout à faitbien.

Et comme il devina mon étonnement :

– Ce sont ces arbres, ajouta-t-il, cesplantes bizarres qui nous anéantissent… et nous tuent… Vous avezsans doute entendu parler du mancenillier de l’Amérique centrale etde la Colombie, à l’ombre duquel on trouve le sommeil et parfois lamort… Eh bien ! Les plantes martiennes ont les mêmespropriétés. Elles contiennent un germe dangereux qui agit sur nous,pauvres terriens, avec une intensité surprenante.

« Il faut que nous nous habituions à laflore de ces régions… mais, tranquillisez-vous, cher ami, dansquelques instants, ces arbres dangereux auront vécu… ilss’abattront sur le sol où ils ne tarderont pas à être réduits enpoussière… Avec le premier froid de la nuit cette somnolence quinous étreint, cette torpeur, cet anéantissement disparaîtront.

Le docteur ne se trompait pas.

Bientôt nous entendîmes de légers craquementsassez semblables à ceux que produit la glace en s’accrochant auxrives d’un fleuve, puis nous perçûmes très distinctement unecrépitation continue qui allait en augmentant.

Un vent glacial rasait maintenant le sol, nousgelant jusqu’aux moelles.

La nuit martienne s’approchait à grands pas,amenant avec elle un abaissement soudain de température et lesarbres géants ne tardèrent pas à choir avec un épouvantablefracas.

Pendant une demi-heure, ce fut un bruit sec,ininterrompu ; on eût dit qu’un monstre invisible cassaitentre ses mains énormes les branchages d’une forêt.

Puis nous ne tardâmes pas à être entourésd’une poussière très menue qui, peu à peu, s’épaissit et finit parformer sur le sol une épaisse couche grisâtre.

Bien que paralysés par le froid, nous avionscependant repris nos forces.

Nous nous levâmes et nous nous mîmes àmarcher. Nos pas étaient silencieux… comme étoupés de ouate.

– Il n’y a pas un instant à perdre, ditle docteur Oméga… le froid va devenir très vif. Réfugions-nous dansl’obus où, du moins, cette fois, Fred pourra allumer le réchaud àalcool.

Quelques minutes après, nous étions installésdans notre bon Cosmos.

Bientôt une douce chaleur ranimait nos membresengourdis.

Nous regardâmes par les hublots et nousconstatâmes qu’il tombait une neige très fine qui formait comme unbrouillard blanchâtre.

– Cela ne gênera en rien notre marche,dit le docteur… allons, Fred, un coup de manivelle au moteur.

– Comment ? fis-je ; nousallons partir ainsi… en pleine nuit ?

– Cela est nécessaire, du moins tant quenous serons dans ces régions polaires.

– Mais pourquoi ne pas attendre lejour ?

– Parce qu’avec le jour nous verrionsreparaître la végétation rapide qui vous a tant étonné… monsieurBorel, et qu’il nous serait alors impossible de nous frayer uneroute à travers ces forêts étranges…

– Alors, dit Fred, qui venait d’allumerune pipe – car maintenant on pouvait fumer dans le Cosmos– nous sommes condamnés à toujours voyager la nuit dans ce vilainpatelin… Et moi qui voulais prendre des vuesphotographiques !

Le docteur sourit et répliqua :

– Un peu de patience, Fred, tu pourrasbientôt je l’espère, satisfaire cette fantaisie, car lorsque nousaurons dépassé les régions glaciaires, je suis persuadé que nousrencontrerons des terres moins ingrates.

Le docteur avait allumé le grand phare placé àl’avant du Cosmoset s’était mis au volant après avoirassujetti sur ses lunettes une autre paire de besicles trèspuissantes.

– Nous allons, dit-il, marcher à unevitesse modérée… nous ferons tout au plus du quarante à l’heure…car il faut être prudent.

Il appuya sur un levier, débraya, etl’automobile se mit en marche en première.

Ô stupeur ! On s’attendait à la voirpartir à petite allure et elle filait déjà avec la rapidité d’uneflèche.

Le docteur freina insensiblement et parvint àdiminuer ainsi la vitesse.

– À quoi pensais-je ? murmura-t-il…J’aurais dû me rappeler que, la densité étant ici moins grande,l’accélération du Cosmos serait presque quadruplée…

Et il n’avança plus qu’avec prudence.

Fort heureusement, autour de nous l’obscuritén’était pas complète ; nous voguions au milieu d’un jourtranslucide qui nous permettait d’apercevoir assez distinctementles objets environnants.

Partout c’était une plaine d’un gris bleu,qu’on eût dit éclairée par une lune invisible.

L’œil aux aguets, le docteur observaitl’horizon.

Pendant une heure environ tout marcha sansencombre.

Nous nous réjouissions déjà à l’idée que nousallions bientôt trouver des régions plus hospitalières, quandsoudain nous poussâmes un cri.

L’automobile venait de s’engager brusquementdans une descente très rapide.

Malgré tous les efforts que faisait le docteurpour arrêter le véhicule, celui-ci augmentait progressivement devitesse et il était certain que nous allions être broyés au fond duprécipice vers lequel nous courions.

Ne pouvant me retenir, j’interpellaiviolemment le savant :

– C’est de votre faute lui dis-je… c’està cause de vous que nous allons être écrasés… vous deviez bienpenser que cette région était sillonnée de précipices.

J’avais à peine achevé ces paroles que jedemeurai stupéfait ; le Cosmos au lieu dedisparaître, de s’écraser, remontait maintenant à toute allure.

Le danger était conjuré.

Heureux de ce résultat imprévu, le docteur meregarda d’un air narquois et murmura :

– Monsieur Borel, je n’ai jamais vu unhomme comme vous… vous vous épouvantez d’un rien…

Mais en dépit de cette feinte assurance, jeremarquai que le vieillard était fort pâle. Il avait eu, lui aussi,une sérieuse émotion…

– Avouez, lui dis-je, que vous nesembliez guère plus rassuré que moi.

Le docteur sourit et sifflota entre sesdents.

Mais il était devenu plus prudent… Il modéraitautant que cela lui était possible la marche de l’énormeautomobile.

Parfois même il s’arrêtait et, appelant Fred,lui demandait :

– Est-ce que ce n’est pas un obstacle quenous apercevons là-bas ?…

Et, suivant la réponse que lui faisait notrecompagnon, le docteur avançait lentement ou contournait l’objetsuspect.

Au bout de cinq heures, nous avions cependantparcouru une jolie bande de terrain.

Le sol n’était plus le même.

Les roues de l’automobile ne dérapaient plusdans cette sorte de cendre que nous avions rencontréeprécédemment.

Nous étions sur un terrain plat, résistant,et, pour la première fois depuis que nous avions quitté les régionspolaires, nous aperçûmes des animaux qui s’enfuyaient à notreapproche.

L’obscurité ne nous permettait pas de les biendistinguer, cependant ceux qui passèrent à proximité des rayons denotre phare nous parurent étranges.

On eût dit des kangourous ailés !

Quand le jour parut, nous approchions d’unegrande plaine rousse, légèrement déclive, à l’extrémité de laquelles’élevaient des masses sombres.

– Ne pensez-vous pas, dit le docteur,qu’il serait prudent de stopper ici, car avec le jour la végétationmartienne va reparaître, et nous nous trouverons bientôt en faced’une forêt.

– Faites comme vous voudrez, répondis-je.Le paysage avait entièrement changé. Partout des buissons bizarresse dressaient entre les bancs de neige que le soleil faisait fondrepeu à peu.

Par-ci, par-là, nous remarquâmes quelquescactus vivaces qui avaient résisté au froid de la nuit.

Le soleil mettait sur cette plaine monotonedes tons jaunes et bleuâtres.

– Nous pourrions, dit le docteur, avancerun peu et nous diriger vers cette ligne noire que nous apercevonslà-bas.

Nous nous serions bien gardés d’émettre uneobjection quelconque.

Quand le docteur nous demandait notre avis,nous savions par expérience que c’était pour lui une façon deparler et qu’il ne tenait jamais aucun compte de nos opinions ou denos critiques.

Ce diable d’homme était en tout d’une terribleintransigeance.

Avant que nous eussions répondu à sa question,il avait déjà saisi le volant et l’automobile glissait légèrementsur le sol.

Au fur et à mesure que nous avancions, nouscommencions à distinguer les lointains estompés d’ombre verslesquels nous nous dirigions.

Nous franchissions parfois des ravinsrecouverts de neige, des fongosités qui s’affaissaient sous lepoids du véhicule ; nous heurtions bien de temps à autre unobstacle, mais le docteur semblait ne pas s’en apercevoir.

Maintenant la plaine avait changéd’aspect.

Devant nous s’étendait une espèce de junglefantastique où brillaient des plantes d’un gris-bleu quiaffectaient la forme de glaïeuls…

On eût dit que nous allions nous engager dansun vaste champ où l’on aurait planté des glaives effilés.

Par prudence, le savant s’arrêta.

– Je crois, dit-il, que c’est ici quenous devons faire escale… avant de nous aventurer plus loin, ilimporte d’explorer un peu ces régions.

Nous ouvrîmes le petit hublot et un air chaudchargé d’émanations musquées pénétra dans l’intérieur duCosmos.

Cet air n’avait rien de désagréable et nouscomprîmes que nous pourrions sans danger nous aventurer dans laplaine.

Nous allions même sortir de notre véhicule,quand soudain Fred nous fit remarquer de longues lignesscintillantes qui, par instants, zébraient la jungle.

– Tenez, docteur, dit-il, regardez… ondirait que cela marche…

Et, en effet, les herbes avaient par instantsdes frémissements rapides et des étincellements suspects.

Le docteur Oméga, très intrigué, regardaquelques instants puis, après avoir froncé le sourcil, ils’écria :

– Mais ce sont des serpents… des serpentsénormes… voyez leurs écailles qui brillent au soleil.

Il n’avait pas achevé ces mots qu’un monstrehideux venait raser les flancs du Cosmos, et nous n’eûmesque le temps de refermer précipitamment le hublot.

C’étaient bien en effet des reptiles que nousavions devant les yeux, mais jamais nous n’avions vu des bêtesaussi horribles, aussi gigantesques.

Les serpents martiens avaient une têteabsolument triangulaire.

Ils étaient d’une couleur rose pourprée etportaient sur le dos de grandes taches, tantôt noires, tantôt d’unbrun marron, souvent d’un bleu d’acier.

Des bandes de couleur blanche traversaientleur région lombaire, et, entre chacune d’elles, se montrait undisque rougeâtre entouré d’anneaux verts.

Ces ophidiens pouvaient avoir vingt mètres delong.

Leur langue, très protractile, se terminaitpar un double filet semi-cartilagineux et très mobile et leursyeux, dépourvus de paupières, étaient d’un rouge très vif.

Quant à leur corps flexible, cylindrique dansla plus grande partie de son étendue, il était terminé par unequeue assez semblable à celle des poissons.

Ces monstres faisaient entendre en rampant unsifflement formidable.

Le Cosmos les avait tout d’abordeffrayés, mais, voyant sans doute qu’il ne bougeait, pas, ilss’enhardirent et arrivèrent en glissant jusqu’à lui.

Bientôt nous fûmes environnés d’une bande deboas qui tournoyaient, se dressaient, bondissaient, dardant surnous leurs yeux sanglants.

Le docteur manifestait une véritableinquiétude.

Je remarquai même qu’il tremblaitlégèrement :

– Mes amis, nous dit-il d’une voixsaccadée, ces serpents sont capables de briser nos vitres derépulsite.

– Et de pénétrer dans leCosmos…

– Oui… répondit-il en hochant latête.

– Alors !… que faire ?

– Je me le demande…

– Si nous repartions ?…

– Ils arrêteraient notre marche… Ils sontnombreux… il y en a des milliers…

Nous demeurions atterrés.

Je n’avais pas prévu la terrible situation quis’offrait à nous, et j’avoue que je regrettai presque à ce momentque le Cosmos n’eût pas été broyé par le bolide ou éventrépar les hommes sous-marins.

J’ai toujours eu pour le serpent uneinvincible répulsion… je me souviens qu’étant jeune jem’évanouissais en apercevant une inoffensive couleuvre ou unminuscule orvet. Ceux qui me lisent se rendront facilement comptede l’état de frayeur dans lequel je devais me trouver.

Déjà les boas martiens entouraient leCosmos. Il y en avait autour de la coque, autour desroues, et leur nombre augmentait à vue d’œil.

Je m’étais accroupi dans un coin du véhiculeet je demeurais inerte, le corps inondé d’une sueur glaciale.

Mais je fus tout à coup tiré de cette torpeurpar la voix du savant.

– Fred, venait de s’écrier le docteurOméga, passe-moi vite deux ou trois pétards.

Nous avions emporté à tout hasardquelques-unes de ces pièces d’artifice en prévision de signaux quenous aurions à faire. Nous ne pensions point nous en servir, maison va voir qu’elles nous furent d’un grand secours.

Le docteur ouvrit rapidement un hublot, mit lefeu à un pétard et le lança au dehors.

Presque aussitôt, il y eut une gerbe de feu,et une détonation, suivie de plusieurs autres, emplit leséchos.

Terrorisés, les boas martiens s’enfuirent englissant dans la jungle, et les herbes, qui ne tardèrent pas às’agiter dans le lointain, nous prouvèrent que l’armée ophidienneétait en pleine déroute.

– Il faut profiter du moment, dit ledocteur. Et comme il n’y avait aucun obstacle devant nous, il lançal’automobile à toute vitesse.

En quelques minutes nous fûmes hors de lajungle. Maintenant, c’étaient des monticules crayeux, des ravinsescarpés.

Nous étions parfois obligés de faire desdétours énormes pour ne point plonger dans quelque précipice.

Contrairement à nos prévisions, la végétationétait maintenant à peu près nulle sur le chemin que nous suivions.Les arbres s’étaient espacés et nous nous trouvions au milieu d’uneplaine où poussaient de hautes herbes rigides et droites comme desiris. Notre course n’était arrêtée par aucun obstacle, et nouspûmes marcher tout le jour à une allure fort rapide. Quand la nuittomba, le froid commença à se faire sentir et nous fûmes obligés derefermer précipitamment le hublot d’arrière que nous avions ouvertpour nous donner de l’air.

– C’est ici que nous devons camper, ditle docteur… Poursuivre notre route serait de la dernièreimprudence… nous ne pouvons plus maintenant voyager la nuit.

Nous nous arrêtâmes donc et Fred alluma leréchaud à alcool.

– Après avoir dîné, dit le docteur, nousprendrons le quart à tour de rôle… mais il faudra ouvrir l’œil, etle bon, car il pourrait se faire que ces régions donnassent asile àdes ennemis.

Nous mangeâmes d’assez bon appétit et, aprèsavoir pris chacun une tasse de thé arrosé de rhum, nous réglâmesles heures de quart.

Ce fut moi que le sort désigna pour veiller lepremier à la garde du Cosmos.

Le docteur et Fred s’étendirent sur leurcouche et ne tardèrent pas à ronfler bruyamment.

J’allai me poster au hublot d’avant etplongeai mes yeux dans l’obscurité. Après quelques minutesd’observation, il me sembla remarquer dans l’ombre des pointslumineux qui s’atténuaient de temps à autre pour reparaître bientôtavec plus d’intensité.

On eût dit des étoiles rouges posées à ras dusol. Cela commença à m’intriguer sérieusement.

Une sorte d’appréhension vague, de crainteindéfinie s’était emparée de moi.

Je n’osais cependant réveiller mes compagnons,mais j’avais la persuasion qu’un nouveau danger nous menaçait. Nedevait-on pas s’attendre à tout sur cette terre inconnue ?

Je quittai le hublot d’avant pour allerregarder à un autre et j’aperçus encore dans l’obscurité les mêmesétoiles rouges que j’avais déjà observées.

Tantôt elles semblaient raser la terre, puismontaient en zigzaguant pour retomber bientôt et s’élever denouveau.

On eût dit des feux follets et cependant cesétranges lumières devaient être produites par un autrephénomène.

Je me demandai même un instant si tous cespoints lumineux n’étaient pas des yeux de fauves.

Peu à peu, à force de regarder, je finis parme persuader que je voyais des ombres gigantesques bondir devantmoi.

En prêtant l’oreille, je crus même percevoirle bruit de respirations haletantes.

Bientôt les étoiles rouges serapprochèrent.

Pris de peur je réveillai mes compagnons.

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