Le Docteur Omega (Aventures fantastiques de trois Français dans la Planète Mars)

Chapitre 6AU PAYS DU RÊVE

Soudain, entre les glaciers qui dressaientautour de nous leurs pointes étincelantes, une bête apparut,repoussante, effroyable, d’une hideur fantastique.

Elle pouvait mesurer vingt pieds aux épauleset ses grandes défenses plates et droites luisaient comme deuxlames d’acier.

Le corps de ce monstre rappelait un peu par sastructure celui du mastodonte trigonocéphale, appelé par certainspaléontologistes l’Elephas primigenius.

Et de fait, l’ennemi terrible qui se montraità nous avait un peu la forme d’un éléphant, mais son corps étaitbeaucoup moins allongé que celui de ce pachyderme, et ses jambes,au lieu d’être massives et droites, étaient noueuses et légèrementarquées.

Figurez-vous une bête étrange, apocalyptique,tenant tout à la fois du lion, de l’éléphant et du tapir, et vousaurez à peu près une idée de l’étrange animal dont la seule vuenous glaçait le sang dans les veines.

Ses yeux, couleur de jade, avaientl’inquiétante fixité de ceux du boa constrictor lorsqu’il guetteune proie.

Après avoir poussé un nouveau hurlement plusformidable que le premier, le monstre nous regarda longuement, humal’air en agitant sa queue puis s’accroupit à la façon des tigres enremuant les flancs… prêt à sauter.

Je compris que cette fois nous étions bienperdus…

Il ne nous restait qu’une chance de salut,regagner le Cosmoset nous enfoncer sous les eaux, mais iln’y fallait pas songer.

Avant que nous ayons eu le temps de faire dixpas, le gigantesque animal serait sur nous.

Le docteur, toujours très calme – cet hommeétait réellement d’un courage incroyable – brandissait nerveusementson télescope comme si, avec cette arme ridicule, il avait eu laprétention de terrasser le mammouth.

Soudain, Fred s’écria en me prenant lebras :

– Monsieur Borel… donnez-moi votrecanne !…

Je lui abandonnai machinalement le levier quidevait me servir d’alpenstock.

Alors le brave garçon, sans hésiter, marchaau-devant de l’ennemi en faisant tournoyer la tige de fer…

J’avoue que cette audace m’émerveilla.

Bien que je considérasse comme de la téméritépure l’acte du pauvre Fred, je ne pus retenir un cri d’admirationet je vis alors notre compagnon sous un tout autre jour.

Je m’étais habitué à le considérer comme unêtre insignifiant, une sorte de machine robuste aux rouages peucompliqués…

En ce moment tragique il me fit l’effet d’unhéros !…

Et de fait !… c’en était un !… Oserainsi provoquer en combat singulier un épouvantable géant quiallait infailliblement le broyer !

Quand il fut à deux pas du monstre, qui déjàs’arc-boutait sur ses pattes de derrière pour bondir, je fermai lesyeux afin de ne pas voir l’affreuse chose qui allait se passer.

Il me semblait déjà que les défenses del’animal labouraient les chairs de notre pauvre ami… et je levoyais sanglant, horriblement dépecé, gisant dans une bouillierouge sous les pattes du mastodonte.

Soudain, il y eut un bruit mat, comparable àcelui que ferait un bâton frappant sur un tapis tendu…

Mon Dieu ! c’en était fait deFred !

Mais le docteur avait poussé un cri… un cri detriomphe…

Je rouvris les yeux et demeurai stupéfait.

Ce n’était pas Fred qui gisait à terre, maisle redoutable mammouth…

L’énorme bête avait les deux pattes de devantbroyées et faisait des efforts furieux pour se redresser.

D’un autre coup de sa barre, Fred lui fracassala tête.

Le crâne craqua comme une branche d’arbre quise rompt et le mastodonte s’affaissa lourdement…

Il était mort !

On juge de ma stupéfaction…

Déjà le docteur s’était élancé vers la bête…Maintenant, penché sur elle, il l’examinait curieusement.

– Parbleu, s’écria-t-il… j’aurais dû m’endouter… c’était certain… tous les animaux de cette planète ont unerésistance infime comparativement aux animaux terrestres…

« Sur terre, un monstre comme celui-cieût été trois fois plus fort qu’un éléphant… ici il a tout au plusla résistance qu’offrirait une faible biche…

« Tout ce qui naît dans Mars croîtrapidement… tout s’y forme avec rapidité, mais des monstres qui,comme celui-ci prennent des proportions gigantesques, ressemblentabsolument à ces arbres d’Amérique qui poussent à vue d’œil,deviennent énormes et s’affaissent subitement…

« La pesanteur agissant moins sur lesêtres de Mars que sur ceux de la Terre, il s’ensuit que leursorganes, tout en offrant une certaine apparence de force, sontd’une faiblesse incroyable…

« Ayant, à cause de la densité qui esttrès faible sur cette planète, besoin de moins d’efforts, pourquoiposséderaient-ils une vigueur qui ne leur servirait àrien ?

« Voyez cet animal, il est phénoménal,mais c’est un colosse aux pieds d’argile.

« N’empêche que, dans ces régions,comparé aux pauvres petits êtres que nous venons de voir, il doitêtre un bien redoutable adversaire !

« Tout est relatif ici… comme cheznous…

Puis après avoir longuement examiné la bête etl’avoir photographiée avec son kodak, le docteur nous dit, enassujettissant ses lunettes sur son nez :

– Regardez donc là-bas !…

Nos yeux se portèrent dans la directionqu’indiquait le savant et nous aperçûmes, entre la brèche desglaciers, un paysage merveilleux, d’une splendeur inouïe.

Devant nous s’étendait une plaine d’azur,bordée dans le lointain par des roches qui semblaient formées detoutes les couleurs de l’arc-en-ciel…

Ah ! qu’un peintre impressionniste se fûtextasié devant ces champs mauves, ces rochers bleus, verts oujaunes !

Mais nous qui n’étions point des peintres etencore moins des impressionnistes, nous demeurâmes tout simplementébahis !

Je me demandais même si je n’étais pas atteintde cette étrange affection de la vue qu’on nomme le« daltonisme » et qui fait voir les objets sous une autrecouleur que celle qu’ils ont réellement… mais il n’y avait pas dedoute possible… le docteur, Fred et moi distinguions absolument lesmêmes teintes…

Bientôt nous entendîmes des craquementsrépétés…

– Qu’est-ce donc que cela ?demandai-je au docteur.

Il sourit :

– Ce sont des arbres qui poussent, medit-il.

Je partis d’un franc éclat de rire…

Mais le vieux savant me regarda fixement.

– Pourquoi riez-vous ?

– Mais répondis-je… ce que vous venez dedire est si drôle…

– C’est cependant la vérité… voyezplutôt. Et le savant me montra le sol…

De la neige sortaient des pousses bizarres,pareilles à des cosses qui, sous l’influence du soleil, éclataientavec un petit bruit sec et découvraient un embryon d’arbuste qui setransformait avec une rapidité surprenante…

Une tige apparaissait bientôt, sur laquelle onvoyait des perles luisantes qui s’ouvraient doucement, livrantpassage à de petits rameaux argentés se transformant par degrés enfeuilles involutives.

Le tronc de ces plantes ressemblait beaucoup àcelui de nos cactus ; la tige en était charnue, très épaisse,tantôt plate, tantôt cylindrique et globuleuse, ou bien formée derameaux obovales ou suborbiculaires.

Le docteur notait sur son calepin lestransformations successives de ces plantes admirables.

– J’avais lu dans des livresd’astronomie, dit-il que les phénomènes de la végétation n’étaientpas les mêmes sur les autres planètes que sur la Terre, mais je nepouvais croire à un phénomène aussi curieux… Voyez ces plantes,elles sont éphémères comme les insectes des bords du Gange. Nées lematin, elles mourront le soir et les graines qu’elles auront seméesdonneront le lendemain naissance à de nouveaux arbustes…

Je croyais rêver !… et plusieurs fois jeme pinçai le bras pour m’assurer que j’étais réellementéveillé…

Le fumeur d’opium, dans l’ivresse de sonsommeil extatique, ne doit pas voir des phénomènes plus curieux,des tableaux plus étranges que ceux qu’il m’était donné decontempler.

Nous dépassâmes les glaciers et une végétationmulticolore apparut.

Sur quelque endroit que nos yeux seportassent, nous n’apercevions que des plantes, des arbustes, desfleurs et des fruits écarlates, roses, violets ou jaunes.

Tout ce que nous voyions détruisaitpéremptoirement les affirmations du philosophe Kant, lequel, auXVIIIe siècle, prétendait que la planète Mars pouvaitêtre classée dans la catégorie terrienne au point de vue des troisrègnes de la nature.

Cependant les arbustes montaient rapidement etne tardaient pas à devenir des arbres géants, aussi hauts que deseucalyptus ayant atteint leur plein développement.

Nous avions débarqué sur une plaine de glace…nous nous trouvions maintenant au milieu d’une forêt.

Une chose nous étonnait toutefois, c’était dene pas rencontrer d’animaux dans ces régions.

À part les petits Martiens que nous avions misen fuite, et le mastodonte que nous avions tué, aucun être vivantne s’était manifesté.

Nous aperçûmes bien quelques oiseaux, mais ilsvolaient si loin que nous ne pûmes les distinguer, même avec unelunette d’approche.

De temps à autre des plaintes semblables à desbâillements étouffés sortaient des profondeurs de la forêt.

Malgré la curiosité qui nous aiguillonnait,nous jugeâmes inutile de nous aventurer plus loin.

Nous revînmes donc sur nos pas et nousdirigeâmes vers le Cosmos.

Il était toujours amarré au même endroit,mais, au lieu de reposer à plat, il s’élevait verticalement, lapointe en bas, de sorte que, de loin, il donnait assez l’impressiond’un phare élevé sur le rivage.

Une troupe de Martiens entourait le projectileet nous devinâmes sans peine qu’ils faisaient tous leurs effortspour en couper les amarres.

Notre approche mit en fuite ces petits démons,et deux d’entre eux, dans leur affolement, vinrent se jeter surFred qui les saisit délicatement entre le pouce et l’index.

– Ne les tuez pas, lui dis-je.

Les deux petits êtres se débattaientdésespérément poussant une plainte qui n’était qu’une harmonie detons divers et que je crois pouvoir rendre assez exactement par cesquatre notes de musique : la, la, do, mi !

Je pris un des petits bonshommes et essayai dele rassurer, mais plus je lui parlais, plus il criait.

Je remarquai même que par un phénomène étrangesouvent observé chez les caméléons, il avait complètement changé decouleur.

Sa tête était maintenant couleur safran et soncorps olivâtre.

Je compris qu’il était ridicule de faire ainsisouffrir un pauvre nain débile et je le lâchai en ordonnant à Fredde m’imiter.

Les gnomes s’enfuirent avec rapidité ensautant à la façon des kangourous et allèrent rejoindre leurscompagnons.

Il était temps que nous arrivions.

Les Martiens avaient déjà déchiqueté trois desamarres du Cosmos.

Une armée de rats n’auraient pas mieuxtravaillé.

Un de nos filins s’était même complètementrompu.

Quelques minutes de plus et nous neretrouvions plus notre projectile.

En songeant à cette terrible éventualité, nousne pûmes nous défendre d’un frisson.

Avec le Cosmos se seraient enfuistous nos espoirs !…

C’était l’exil !… l’exil perpétuel en cesrégions pleines de mystère.

Et, inévitablement, c’était lamort !…

Nous nous regardâmes tous les trois et nosyeux se mouillèrent.

Cependant, le docteur semblait soucieux.

Je n’osais l’interroger, car lorsqu’il étaitplongé dans ses méditations il était inutile de lui adresser laparole.

J’attendis donc.

Quand enfin il tourna vers moi ses petits yeuxclignotants, je lui dis :

– Qu’avez-vous donc ?… mon ami.

– Ah ! me répondit-il, je suis bieninquiet, monsieur Borel… le cas qui se présente était depuislongtemps prévu mais je ne croyais pas que nous rencontrerions tantde difficultés…

« Pour nous lancer à travers les plainesde Mars, il est nécessaire que nous enlevions notre cuirasse derépulsite…

– Eh bien ? Grâce à votre système decoulisses, il me semble que c’est facile.

– Oui… très facile… maisaprès ?…

– Après ?…

– Que ferons-nous de la carcasseanti-gravitationnelle ?… nous ne pouvons la laisser reprendreson vol à travers l’espace…

– C’est évident… mais nous n’avons qu’àla fixer au sol… nous la retrouverons à notre retour.

– Oui… C’était bien mon idée toutd’abord, mais j’avais compté sans ces diablotins qui nousentourent… et quand nous reviendrons ici notre enveloppe auracertainement disparu.

– Que faire alors ?

– Je me le demande…

La situation était grave.

Pour la première fois, je m’aperçus quel’exploration à laquelle j’avais pris part serait probablement ladernière de ma vie…

Quelle folie, aussi d’avoir quitté cetteTerre, sur laquelle j’étais si bien, pour venir dans des régionsdésolées où la mort nous guettait à chaque pas !

Et malgré moi, je songeai à mon cottage et àmon pauvre Stradivarius.

Le docteur allait sur le rivage, les mains audos, haussant de temps à autre les épaules…

Parfois il s’arrêtait net et se frappaitrageusement le front ou bien hochait douloureusement la tête.

Tout à coup je le vis s’arrêter, se pencher,se mettre à plat ventre, puis examiner attentivement la mer.

Que voyait-il ?

Je courus à lui et m’accroupis à sescôtés.

En m’entendant venir il s’étaitécrié :

– J’ai trouvé… oui… oui… j’aitrouvé !

Et, s’étant relevé tout joyeux, il m’appritqu’il avait découvert une cavité sous le roc et que, si elle étaitassez profonde pour y loger la cuirasse de répulsite, il étaitcertain que les Martiens n’iraient pas la chercher là.

Il fallait explorer la caverne.

Ce fut Fred que l’on chargea de cettereconnaissance.

Nous lui attachâmes une corde sous les bras etil se laissa glisser le long des roches.

Nous attendions anxieux.

Enfin, au bout de cinq minutes, ilreparut.

– C’est énorme, là-dessous, dit-il… onpourrait y loger vingt Cosmos…

C’était tout ce que nous désirions savoir.

Restait maintenant à faire entrer l’enveloppede répulsite dans cette grotte et l’on s’imaginera sans peine quece n’était pas chose facile.

Cependant, après réflexion, voici ce qui futdécidé.

On fixerait encore deux câbles à la cuirasseet on les attacherait solidement dans la caverne.

Le Cosmos serait débarrassé de sacarapace que l’on amènerait à l’aide du cabestan contenu dans leprojectile et que Fred fut chargé de descendre dans la grotte.

Cette dernière opération nous prit un tempsconsidérable, mais enfin nos efforts furent couronnés desuccès…

Nous parvînmes à installer le cabestan sousles rochers et nous le calâmes solidement à l’aide de tiges de ferque nous enfonçâmes dans le sol à grands coups de maillet.

Cela fait, le docteur dévissa quelques boulonset s’apprêtait déjà à tirer la cuirasse du projectile quand soudainil s’arrêta net.

Il venait, en effet, d’apercevoir à unecentaine de mètres de lui, une troupe de Martiens qui nousregardaient attentivement.

– Il faut à tout prix, dit-il, éloignerces ennemis… s’ils nous voient cacher notre enveloppe, toute lapeine que nous nous serons donnée deviendra inutile.

« Ils ne manqueront pas, après notredépart, de descendre dans la grotte et de couper nos câbles.

Je me chargeai de disperser les curieux.

Muni de mon Winchester, je m’avançai dans ladirection des Martiens.

Tout d’abord ils ne parurent pas effrayés enm’apercevant…

La façon dont j’avais précédemment traité unde leurs compagnons m’avait valu, je crois, de la part de cespetits êtres qui n’étaient pas dépourvus d’intelligence, une sortede confiance à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Je crus même remarquer qu’ils me faisaient dessignes bienveillants, mais je m’avançai en hurlant d’une façonformidable et tirai en l’air deux coups de feu.

Il n’en fallait pas davantage pour semer laterreur parmi ce petit peuple.

Les Martiens disparurent comme parenchantement.

Cependant, comme je crus apercevoir quelquestêtes qui se mouvaient encore derrière les arbres, je fis unedizaine de pas et tirai trois nouveaux coups de feu.

Pendant que je servais ainsi d’épouvantail, ledocteur et Fred avaient enlevé l’enveloppe de répulsite et lorsqueje revins, celle-ci, attirée à l’aide du cabestan, s’enfonçaitlentement sous la grotte. Quand le docteur et Fred remontèrent, jelus sur leur physionomie les signes évidents d’une grandesatisfaction.

Tout s’était admirablement passé.

Il n’y avait plus maintenant qu’à marquerl’endroit où nous nous trouvions.

Fred roula d’énormes pierres et édifia unepyramide qui atteignit près de trois mètres de haut.

Le docteur prit sa boussole, fit quelquescalculs, puis referma son calepin.

Sur un ordre bref, Fred actionna unlevier : on entendit un bruit sourd et quatre roues, chasséespar un ressort, sortirent des flancs du Cosmos.

Le projectile était devenu automobile.

Nous allions maintenant pouvoir nous lancer àtoute vitesse à travers les terres de la planète inconnue.

Cependant, depuis quelques minutes, nouscommencions à nous sentir incommodés.

Une sorte de lassitude s’était emparée denous… nous éprouvions par tous les membres une étrange sensation delourdeur.

Nos yeux clignotaient et se fermaient, malgrétous les efforts que nous faisions pour les tenir ouverts.

Bientôt une invincible torpeur nous envahit etnous nous laissâmes tomber à terre.

Puis peu à peu notre intelligence s’obscurcitet nous n’eûmes plus conscience de ce qui se passait autour denous…

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