Le Docteur Pascal

Chapitre 13

 

Ce fut seulement après le déjeuner, vers une heure, que Clotildereçut la dépêche de Pascal. Elle était justement, ce jour-là,boudée par son frère Maxime, qui lui faisait sentir, avec unedureté croissante, ses caprices et ses colères de malade. En somme,elle avait peu réussi auprès de lui ; il la trouvait tropsimple, trop grave, pour l’égayer ; et, maintenant, ils’enfermait avec la jeune Rose, cette petite blonde à l’aircandide, qui l’amusait.

Depuis que la maladie le tenait immobile et affaibli, il perdaitde sa prudence égoïste de jouisseur, de sa longue méfiance contrela femme mangeuse d’hommes. Aussi, lorsque sa sœur voulut lui direque leur oncle la rappelait, et qu’elle partait, eut-elle quelquepeine à se faire ouvrir, car Rose était en train de le frictionner.Tout de suite, il l’approuva, et, s’il la pria de revenir le plustôt possible, dès qu’elle aurait terminé là-bas ses affaires, iln’insista pas, uniquement désireux de se montrer aimable.

Clotilde passa l’après-midi à faire ses malles. Dans sa fièvre,dans l’étourdissement d’une décision si brusque, elle neréfléchissait pas, elle était toute à la grande joie du retour.Mais, après la bousculade du dîner, après les adieux à son frère etl’interminable course en fiacre, de l’avenue du Bois-de-Boulogne àla gare de Lyon, lorsqu’elle se trouva dans un compartiment dedames seules, partie à huit heures, en pleine nuit pluvieuse etglacée de novembre, roulant déjà hors de Paris, elle se calma, futpeu à peu envahie de réflexions, finit par se sentir troublée desourdes inquiétudes. Pourquoi donc cette dépêche, immédiate et sibrève : « Je t’attends, pars ce soir » ? Sansdoute, c’était la réponse à la lettre où elle lui annonçait sagrossesse. Seulement, elle savait combien il désirait qu’ellerestât à Paris, où il la rêvait heureuse, et elle s’étonnaitmaintenant de sa hâte à la rappeler. Elle n’attendait pas unedépêche, mais une lettre, puis des arrangements pris, le retour àquelques semaines de là. Était-ce donc qu’il y avait autre chose,une indisposition peut-être, un désir, un besoin de la revoir surl’heure ? Et, dès lors, cette crainte s’enfonça en elle avecla force d’un pressentiment, grandit, la posséda bientôt toutentière.

Toute la nuit, une pluie diluvienne avait fouetté les vitres dutrain, par les plaines de la Bourgogne. Ce déluge ne cessa qu’àMâcon. Après Lyon, le jour parut. Clotilde avait sur elle leslettres de Pascal ; et elle attendait l’aube avec impatience,pour revoir et étudier ces lettres, dont l’écriture lui avait paruchangée. En effet, elle eut un petit froid au cœur, en constatantl’hésitation, les sortes de lézardes qui s’étaient produites dansles mots. Il était malade, très malade : cela, maintenant,tournait à la certitude, s’imposait à elle par une véritabledivination, où il entrait moins de raisonnement que de subtileprescience. Et le reste du voyage fut horriblement long, car ellesentait croître son angoisse à mesure qu’elle approchait. Le pisétait que, débarquant à Marseille dès midi et demi, elle ne pouvaitprendre un train pour Plassans qu’à trois heures vingt. Troisgrandes heures d’attente. Elle déjeuna au buffet de la gare, mangeafiévreusement, comme si elle avait eu peur de manquer cetrain ; puis, elle se traîna dans le jardin poussiéreux, allad’un banc à un autre, sous le soleil pâle, tiède encore, au milieude l’encombrement des omnibus et des fiacres. Enfin, elle roula denouveau, arrêtée tous les quarts d’heure aux petites stations. Elleallongeait la tête à la portière, il lui semblait qu’elle étaitpartie depuis plus de vingt ans et que les lieux devaient êtrechangés. Le train quittait Sainte-Marthe, lorsqu’elle eut la forteémotion, en allongeant le cou, d’apercevoir, à l’horizon, trèsloin, la Souleiade, avec les deux cyprès centenaires de laterrasse, qu’on reconnaissait de trois lieues.

Il était cinq heures, le crépuscule tombait déjà. Les plaquestournantes retentirent, et Clotilde descendit. Mais elle avait euun élancement, une douleur vive, en voyant que Pascal n’était passur le quai, à l’attendre. Elle se répétait depuis Lyon :« Si je ne le vois pas tout de suite, à l’arrivée, c’est qu’ilest malade. » Peut-être, cependant, était-il resté dans lasalle, ou s’occupait-il d’une voiture, dehors. Elle se précipita,et elle ne trouva que le père Durieu, le voiturier que le docteuremployait d’habitude. Vivement, elle le questionna. Le vieil homme,un Provençal taciturne, ne se hâtait pas de répondre. Il avait làsa charrette, il demandait le bulletin de bagages, voulait d’abords’occuper des malles. D’une voix tremblante, elle répéta saquestion :

– Tout le monde va bien, père Durieu ?

– Mais oui, mademoiselle.

Et elle dut insister, avant de savoir que c’était Martine, laveille, vers six heures, qui lui avait commandé de se trouver à lagare, avec sa voiture, pour l’arrivée du train. Il n’avait pas vu,personne n’avait vu le docteur, depuis deux mois. Peut-être bien,puisqu’il n’était pas là, qu’il avait dû prendre le lit, car lebruit courait en ville qu’il n’était guère solide.

– Attendez que j’aie les bagages, mademoiselle. Il y a uneplace pour vous sur la banquette.

– Non, père Durieu, ce serait trop long. Je vais àpied.

À grands pas, elle monta la rampe. Son cœur se serraittellement, qu’elle étouffait. Le soleil avait disparu derrière lescoteaux de Sainte-Marthe, une cendre fine tombait du ciel gris,avec le premier frisson de novembre ; et, comme elle prenaitle chemin des Fenouillères, elle eut une nouvelle apparition de laSouleiade qui la glaça, la façade morne sous le crépuscule, tousles volets fermés, dans une tristesse d’abandon et de deuil.

Mais le coup terrible que reçut Clotilde, ce fut lorsqu’ellereconnut Ramond, debout au seuil du vestibule, et qui semblaitl’attendre. Il l’avait guettée en effet, il était descendu, voulantamortir en elle l’affreuse catastrophe. Elle arrivait essoufflée,elle avait passé par le quinconce des platanes, près de la source,pour couper au plus court ; et, de voir le jeune homme là, aulieu de Pascal qu’elle espérait encore y trouver, elle eut unesensation d’écroulement, d’irréparable malheur. Ramond était trèspâle, bouleversé, malgré son effort de courage. Il ne prononça pasun mot, attendant d’être questionné. Elle-même suffoquait, nedisait rien. Et ils entrèrent ainsi, il la mena jusqu’à la salle àmanger, où ils restèrent de nouveau quelques secondes en face l’unde l’autre, muets, dans cette angoisse.

– Il est malade, n’est-ce pas ? balbutia-t-elleenfin.

Il répéta simplement :

– Oui, malade.

– J’ai bien compris en vous voyant, reprit-elle. Pour qu’ilne soit pas là, il faut qu’il soit malade.

Alors, elle insista.

– Il est malade, très malade, n’est-ce pas ?

Il ne répondait plus, il pâlissait davantage, et elle leregarda. À ce moment, elle vit la mort sur lui, sur ses mainsfrémissantes encore, qui avaient soigné le mourant, sur sa facedésespérée, dans ses yeux troubles, qui gardaient le reflet del’agonie, dans tout son désordre de médecin qui était là depuisdouze heures, à lutter, impuissant.

Elle eut un grand cri.

– Mais il est mort !

Et elle chancela, foudroyée, elle s’abattit entre les bras deRamond, qui l’étreignit fraternellement, dans un sanglot. Tous lesdeux, au cou l’un de l’autre, pleurèrent.

Puis, lorsqu’il l’eut assise sur une chaise et qu’il putparler :

– C’est moi, hier, vers dix heures et demie, qui ai mis autélégraphe la dépêche que vous avez reçue. Il était si heureux, siplein d’espoir ! Il faisait des rêves d’avenir, un an, deuxans de vie… Et c’est ce matin, à quatre heures, qu’il a été pris dela première crise et qu’il m’a envoyé chercher. Tout de suite, ils’était vu perdu. Mais il espérait durer jusqu’à six heures, vivreassez pour vous revoir… Le mal a marché trop vite. Il m’en a ditles progrès jusqu’au dernier souffle, minute par minute, comme unprofesseur qui dissèque à l’amphithéâtre. Il est mort avec votrenom aux lèvres, calme et désespéré, en héros.

Clotilde aurait voulu courir, monter d’un bond dans la chambre,et elle restait clouée, sans force pour quitter la chaise. Elleavait écouté, les yeux noyés de grosses larmes qui coulaient sansfin. Chacune des phrases, le récit de cette mort stoïqueretentissait dans son cœur, s’y gravait profondément. Ellereconstituait l’abominable journée. À jamais elle devait larevivre.

Mais, surtout, son désespoir déborda, lorsque Martine, entréedepuis un instant, dit d’une voix dure :

– Ah ! Mademoiselle a bien raison de pleurer, car siMonsieur est mort, c’est bien à cause de Mademoiselle.

La vieille servante se tenait là debout, à l’écart, près de laporte de sa cuisine, souffrante, exaspérée qu’on lui eût pris ettué son maître ; et elle ne cherchait même pas une parole debienvenue et de soulagement, pour cette enfant qu’elle avaitélevée. Sans calculer la portée de son indiscrétion, la peine ou lajoie qu’elle pouvait faire, elle se soulageait, elle disait tout cequ’elle savait.

– Oui, si Monsieur est mort, c’est bien parce queMademoiselle est partie.

Du fond de son anéantissement, Clotilde protesta.

– Mais c’est lui qui s’est fâché, qui m’a forcée àpartir !

– Ah bien ! il a fallu que Mademoiselle y mît de lacomplaisance, pour ne pas voir clair… La nuit d’avant le départ,j’ai trouvé Monsieur à moitié étouffé, tant il avait duchagrin ; et, quand j’ai voulu prévenir Mademoiselle, c’estlui qui m’en a empêchée… Puis, je l’ai bien vu, moi, depuis queMademoiselle n’est plus là. Toutes les nuits, ça recommençait, ilse tenait à quatre pour ne pas écrire et la rappeler… Enfin, il enest mort, c’est la vérité pure.

Une grande clarté se faisait dans l’esprit de Clotilde, à lafois bien heureuse et torturée. Mon Dieu ! c’était donc vrai,ce qu’elle avait soupçonné un instant ? Ensuite, elle avait pufinir par croire, devant l’obstination violente de Pascal, qu’il nementait pas, qu’entre elle et le travail il choisissait sincèrementle travail, en homme de science chez qui l’amour de l’œuvrel’emporte sur l’amour de la femme. Et il mentait pourtant, il avaitpoussé le dévouement, l’oubli de lui-même, jusqu’à s’immoler, pource qu’il pensait être son bonheur, à elle. Et la tristesse deschoses voulait qu’il se fût trompé, qu’il eût consommé ainsi leurmalheur à tous.

De nouveau, Clotilde protestait, se désespérait.

– Mais comment aurais-je pu savoir ?… J’ai obéi, j’aimis toute ma tendresse dans mon obéissance.

– Ah ! cria encore Martine, il me semble que j’auraisdeviné, moi !

Ramond intervint, parla doucement. Il avait repris les mains deson amie, il lui expliqua que le chagrin avait pu hâter l’issuefatale, mais que le maître était malheureusement condamné depuisquelque temps. La maladie de cœur dont il souffrait devait daterd’assez loin déjà : beaucoup de surmenage, une part certained’hérédité, enfin toute sa passion dernière ; et le pauvrecœur s’était brisé.

– Montons, dit Clotilde. Je veux le voir.

En haut, dans la chambre, on avait fermé les volets, lecrépuscule mélancolique n’était même pas entré. Deux ciergesbrûlaient sur une petite table, dans des flambeaux, au pied du lit.Et ils éclairaient d’une pâle lueur jaune Pascal étendu, les jambesserrées, les mains ramenées et à demi jointes, sur la poitrine.Pieusement, on avait clos les paupières. Le visage semblait dormir,bleuâtre encore, pourtant apaisé déjà, dans le flot épandu de lachevelure blanche et de la barbe blanche. Il était mort depuis uneheure et demie à peine. L’infinie sérénité commençait, l’éternelrepos.

À le revoir ainsi, à se dire qu’il ne l’entendait plus, qu’il nela voyait plus, qu’elle était seule désormais, qu’elle le baiseraitune dernière fois, puis qu’elle le perdrait pour toujours, Clotildeavait eu un grand élan de douleur, s’était jetée sur le lit, en nepouvant balbutier que cet appel de tendresse :

– Oh ! maître, maître, maître…

Ses lèvres s’étaient posées sur le front du mort ; et,comme elle le trouvait refroidi à peine, encore tiède de vie, elleput avoir un instant d’illusion, croire qu’il restait sensible àcette caresse dernière, si longtemps attendue. N’avait-il pas souridans son immobilité, heureux enfin et pouvant achever de mourir, àprésent qu’il les sentait là tous deux, elle et l’enfant qu’elleportait ? Puis, défaillante devant la terrible réalité, ellesanglota de nouveau, éperdument.

Martine entrait, avec une lampe, qu’elle posa à l’écart, sur uncoin de la cheminée. Et elle entendit Ramond, qui surveillaitClotilde, inquiet de la voir bouleversée à ce point, dans sasituation.

– Je vais vous emmener, si vous manquez de courage. Songezque vous n’êtes pas seule, qu’il y a le cher petit être, dont il meparlait déjà avec tant de joie et de tendresse.

Dans la journée, la servante s’était étonnée de certainesphrases, surprises par hasard. Brusquement, elle comprit ; et,comme elle était sur le point de quitter la chambre, elle s’arrêta,elle écouta encore.

Ramond avait baissé la voix.

– La clef de l’armoire est sous l’oreiller, il m’a répétéplusieurs fois de vous en avertir… Vous savez ce que vous avez àfaire ?

Clotilde tâcha de se rappeler et de répondre.

– Ce que j’ai à faire ? pour les papiers, n’est-cepas ?… Oui, oui ! je me souviens, je dois garder lesdossiers et vous donner les autres manuscrits… N’ayez pas peur,j’ai toute ma tête, je serai très raisonnable. Mais je ne veux pasle quitter, je vais passer la nuit là, bien tranquille, je vous lepromets.

Elle était si douloureuse, l’air si résolu à le veiller, àrester avec lui tant qu’on ne l’emporterait pas, que le médecin lalaissa faire.

– Eh bien ! je vous quitte, on doit m’attendre chezmoi. Puis, il y a toutes sortes de formalités, la déclaration, leconvoi, dont je veux vous éviter le souci. Ne vous occupez de rien.Demain matin, tout sera réglé, quand je reviendrai.

Il l’embrassa encore, il s’en alla. Et ce fut alors seulementque Martine disparut à son tour, derrière lui, fermant à clef laporte, en bas, courant par la nuit devenue noire.

Maintenant, dans la chambre, Clotilde était seule ; et,autour d’elle, sous elle, au milieu du grand silence, elle sentaitla maison vide. Clotilde était seule, avec Pascal mort. Elle avaitapproché une chaise, contre le lit, au chevet, elle s’était assise,immobile, seule. En arrivant, elle avait simplement retiré sonchapeau ; puis, s’étant aperçue qu’elle avait gardé ses gants,elle venait aussi de les ôter. Mais elle demeurait là en robe devoyage, poussiéreuse, fripée, par les vingt heures de chemin defer. Sans doute, le père Durieu avait, depuis longtemps, déposé lesmalles, en bas. Et elle n’avait ni l’idée ni la force de sedébarbouiller, de se changer, anéantie à présent sur cette chaiseoù elle était tombée. Un regret unique, un remords immense,l’emplissaient. Pourquoi avait-elle obéi ? pourquois’était-elle résignée à partir ? Si elle était restée, elleavait la conviction ardente qu’il ne serait pas mort. Elle l’auraittant aimé, tant caressé, qu’elle l’aurait guéri. Chaque soir, ellel’aurait pris entre ses bras pour l’endormir, elle l’auraitréchauffé de toute sa jeunesse, elle lui aurait soufflé de sa viedans ses baisers. Quand on ne voulait pas que la mort vous prît unêtre cher, on restait pour donner de son sang, on la mettait enfuite. C’était sa faute, si elle l’avait perdu, si elle ne pouvaitplus, d’une étreinte, l’éveiller de l’éternel sommeil. Et elle setrouvait imbécile de n’avoir pas compris, lâche de ne s’être pasdévouée, coupable et punie à jamais de s’en être allée, quand lesimple bon sens, à défaut du cœur, devait la clouer là, dans satâche de sujette soumise et tendre, veillant sur son roi.

Le silence devenait tel, si absolu, si large, que Clotildedétacha un instant les yeux du visage de Pascal, pour regarder dansla chambre. Elle n’y vit que des ombres vagues : la lampeéclairait de biais la glace de la grande psyché, pareille à uneplaque d’argent mat ; et les deux cierges mettaient seulement,sous le haut plafond, deux taches fauves. À ce moment, la penséelui revint des lettres qu’il lui écrivait, si courtes, sifroides ; et elle comprenait sa torture à étouffer son amour.Quelle force il lui avait fallu, dans l’accomplissement du projetde bonheur, sublime et désastreux, qu’il faisait pour elle !Il s’entêtait à disparaître, à la sauver de sa vieillesse et de sapauvreté ; il la rêvait riche, libre de jouir de ses vingt-sixans, loin de lui : c’était l’oubli total de soi,l’anéantissement dans l’amour d’une autre. Et elle en éprouvait unegratitude, une douceur profondes, mêlées à une sorte d’amertumeirritée contre le destin mauvais. Puis, tout d’un coup, les annéesheureuses s’évoquèrent, sa jeunesse, son adolescence près de lui,si bon, si gai. Comme il l’avait conquise d’une lente passion,comme elle s’était sentie sienne, après les révoltes qui lesavaient un instant séparés, et dans quel emportement de joie elles’était donnée à lui, pour être davantage et toute à lui, puisqu’illa désirait ! Cette chambre où il se refroidissait à cetteheure, elle la retrouvait tiède encore et frissonnante de leursnuits de tendresse.

Sept heures sonnèrent à la pendule, et Clotilde tressaillit à cetintement léger, dans le grand silence. Qui donc avait parlé ?Elle se rappela, elle regarda la pendule, dont le timbre avaitsonné tant d’heures de joie. Cette pendule antique avait une voixchevrotante d’amie très vieille, qui les amusait, dans l’obscurité,quand ils veillaient, aux bras l’un de l’autre. Et, de tous lesmeubles, à présent, lui venaient des souvenirs. Leurs deux imageslui semblèrent renaître, du fond argenté et pâle de la grandepsyché : elles s’avançaient, indécises, presque confondues,avec un flottant sourire, comme aux jours ravis, où il l’amenaitlà, pour la parer de quelque bijou, un cadeau qu’il cachait depuisle matin, dans sa folie du don. C’était aussi la table où brûlaientles deux cierges, la petite table sur laquelle ils avaient faitleur dîner de misère, le soir qu’ils manquaient de pain et qu’ellelui avait servi un festin royal. Que de miettes de leur amour elleretrouverait dans la commode à marbre blanc, cerclé d’unegalerie ! Quels bons rires ils avaient eus, sur la chaiselongue, aux pieds raidis, quand elle y mettait ses bas et qu’il lataquinait ! Même de la tenture, de l’ancienne indienne rougedécolorée, devenue couleur d’aurore, un chuchotement lui arrivait,tout ce qu’ils s’étaient dit de frais et de tendre, lesenfantillages infinis de leur passion, et jusqu’à l’odeur de sachevelure, à elle, une odeur de violette, qu’il adorait. Alors,comme la vibration des sept coups de la pendule avait cessé, silongue en son cœur, elle ramena les yeux sur le visage immobile dePascal, et de nouveau elle s’anéantit.

Ce fut dans cette prostration croissante que Clotilde, quelquesminutes plus tard, entendit un bruit soudain de sanglots. On étaitentré en coup de vent, elle reconnut sa grand-mère Félicité. Maiselle ne bougea pas, elle ne parla pas, tellement elle était déjàengourdie de douleur. Martine, devançant l’ordre qu’on lui auraitsûrement donné, venait de courir chez la vieille Mme Rougon,pour lui apprendre l’affreuse nouvelle ; et celle-ci,stupéfaite d’abord d’une catastrophe si prompte, bouleverséeensuite, accourait, débordante d’un chagrin bruyant. Elle sanglotadevant son fils, elle embrassa Clotilde, qui lui rendit son baiser,comme dans un rêve. Puis, à partir de cet instant, celle-ci, sanssortir de l’accablement où elle s’isolait, sentit bien qu’ellen’était plus seule, au continuel remue-ménage étouffé dont lespetits bruits traversaient la chambre. C’était Félicité quipleurait, qui entrait, qui sortait sur la pointe des pieds, quimettait de l’ordre, furetait, chuchotait, tombait sur une chaisepour se relever aussitôt. Et, vers neuf heures, elle voulutabsolument décider sa petite-fille à manger quelque chose. Deuxfois déjà, elle l’avait sermonnée, tout bas. Elle revint lui dire àl’oreille :

– Clotilde, ma chérie, je t’assure que tu as tort… Il fautprendre des forces, jamais tu n’iras jusqu’au bout.

Mais, d’un signe de tête, la jeune femme s’obstinait àrefuser.

– Voyons, tu as dû déjeuner à Marseille, au buffet,n’est-ce pas ? et tu n’as rien pris depuis ce moment… Est-ceraisonnable ? Je n’entends pas que tu tombes malade, toiaussi… Martine a du bouillon. Je lui ai dit de faire un potageléger et d’ajouter un poulet… Descends manger un morceau, rienqu’un morceau, pendant que je vais rester là.

Du même signe souffrant, Clotilde refusait toujours. Elle finitpar bégayer :

– Laisse-moi, grand-mère, je t’en supplie… Je ne pourraispas, ça m’étoufferait.

Et elle ne parla plus. Pourtant, elle ne dormait pas, elle avaitles yeux grands ouverts, obstinément fixés sur le visage de Pascal.Durant des heures elle ne fit plus un mouvement, droite, rigide,comme absente, là-bas, très loin, avec le mort. À dix heures, elleentendit un bruit : c’était Martine qui remontait la lampe.Vers onze heures, Félicité, qui veillait dans un fauteuil, parutinquiète, sortit de la chambre, puis y rentra. Dès lors, il y eutdes allées et venues, des impatiences rôdant autour de la jeunefemme, toujours éveillée, avec ses grands yeux fixes. Minuit sonna,une idée têtue demeurait seule dans son crâne vide, comme un clouqui l’empêchait de s’endormir : pourquoi avait-elleobéi ? Si elle était restée, elle l’aurait réchauffé de toutesa jeunesse, il ne serait pas mort ! Et ce fut seulement unpeu avant une heure, qu’elle sentit cette idée elle-même sebrouiller et se perdre en un cauchemar. Elle tomba à un lourdsommeil, épuisé de douleur et de fatigue.

Quand Martine était allée annoncer à la vieille Mme Rougonla mort inattendue de son fils, celle-ci, dans son saisissement,avait eu un premier cri de colère, mêlé à son chagrin. Ehquoi ! Pascal mourant n’avait pas voulu la voir, avait faitjurer à cette servante de ne pas la prévenir ! Cela lafouettait au sang, comme si la lutte qui avait duré toutel’existence, entre elle et lui, devait continuer par-delà letombeau. Puis, après s’être habillée à la hâte, lorsqu’elle étaitaccourue à la Souleiade, la pensée des terribles dossiers, de tousles manuscrits qui emplissaient l’armoire, l’avait envahie d’unepassion frémissante. Maintenant que l’oncle Macquart et Tante Dideétaient morts, elle ne redoutait plus ce qu’elle nommaitl’abomination des Tulettes ; et le pauvre petit Charleslui-même, en disparaissant, avait emporté une des tares les plushumiliantes pour la famille. Il ne restait que les dossiers, lesabominables dossiers, menaçant cette légende triomphale des Rougonqu’elle avait mis sa vie entière à créer, qui était l’uniquepréoccupation de sa vieillesse, l’œuvre au triomphe de laquelle,obstinément, elle avait voué les derniers efforts de son espritd’activité et de ruse. Depuis de longues années, elle les guettait,jamais lasse, recommençant la lutte quand on la croyait battue,toujours embusquée et tenace. Ah ! si elle pouvait s’enemparer enfin, les détruire ! Ce serait l’exécrable passéanéanti, ce serait la gloire des siens, si durement conquise,délivrée de toute menace, s’épanouissant enfin librement, imposantson mensonge à l’histoire. Et elle se voyait traversant les troisquartiers de Plassans, saluée par tous, dans son attitude de reine,portant noblement le deuil du régime déchu. Aussi, comme Martinelui avait appris que Clotilde était là, hâtait-elle sa marche, enapprochant de la Souleiade, talonnée par la crainte d’arriver troptard.

D’ailleurs, dès qu’elle se fut installée dans la maison,Félicité se remit tout de suite. Rien ne pressait, on avait la nuitdevant soi. Pourtant, elle voulut, sans tarder, avoir Martine avecelle ; et elle savait bien ce qui agirait sur cette créaturesimple, enfoncée dans les croyances d’une religion étroite. Sonpremier soin fut donc, en bas, au milieu du désordre de la cuisine,où elle était descendue voir rôtir le poulet, d’affecter une grandedésolation, à la pensée que son fils était mort, avant d’avoir faitsa paix avec l’Église. Elle questionnait la servante, exigeait desdétails. Mais celle-ci hochait la tête, désespérément :non ! aucun prêtre n’était venu, Monsieur n’avait pas mêmefait un signe de croix. Elle seule s’était agenouillée, pourréciter les prières des agonisants, ce qui, bien sûr, ne devait passuffire au salut d’une âme. Avec quelle ferveur, cependant, elleavait prié le bon Dieu, afin que Monsieur allât droit auparadis !

Les yeux sur le poulet qui tournait, devant un grand feu clair,Félicité reprit à voix plus basse, d’un air absorbé :

– Ah ! ma pauvre fille, ce qui l’empêche surtout d’yaller, en paradis, ce sont les abominables papiers que lemalheureux laisse là-haut, dans l’armoire. Je ne puis comprendrecomment la foudre du ciel n’est pas encore tombée sur ces papiers,pour les mettre en cendres. Si on les laisse sortir d’ici, c’est lapeste, le déshonneur, et c’est l’enfer à jamais !

Toute pâle, Martine l’écoutait.

Alors, Madame croit que ce serait une bonne œuvre de lesdétruire, une œuvre qui assurerait le repos de l’âme deMonsieur ?

– Grand Dieu ! si je le crois !… Mais, si nousles avions, ces affreuses paperasses, tenez ! c’est dans cefeu que je les jetterais. Ah ! vous n’auriez pas besoind’ajouter d’autres sarments, rien qu’avec les manuscrits delà-haut, il y a de quoi faire rôtir trois poulets commecelui-ci.

La servante avait pris une longue cuiller pour arroser la bête.Elle aussi, maintenant, semblait réfléchir.

– Seulement, nous ne les avons pas… J’ai même, à ce propos,entendu une conversation que je puis bien répéter à Madame… C’estquand Mademoiselle Clotilde est montée dans la chambre. Le docteurRamond lui a demandé si elle se souvenait des ordres qu’elle avaitreçus, avant son départ sans doute ; et elle a dit qu’elle sesouvenait, qu’elle devait garder les dossiers et lui donner tousles autres manuscrits.

Félicité, frémissante, ne put retenir un geste d’inquiétude.Déjà, elle voyait les papiers lui échapper ; et ce n’étaientpas les dossiers seulement qu’elle voulait, mais toutes les pagesécrites, toute cette œuvre inconnue, louche et ténébreuse, dont ilne pouvait sortir que du scandale, d’après son cerveau obtus etpassionné de vieille bourgeoise orgueilleuse.

– Il faut agir ! cria-t-elle, agir cette nuitmême ! Demain peut-être serait-il trop tard.

– Je sais bien où est la clef de l’armoire, reprit Martineà demi-voix. Le médecin l’a dit à Mademoiselle.

Tout de suite, Félicité avait dressé l’oreille.

– La clef, où donc est-elle ?

– Sous l’oreiller, sous la tête de Monsieur.

Malgré la flambée vive du feu de sarments, un petit souffleglacé passa ; et les deux vieilles femmes se turent. Il n’yeut plus que le grésillement du jus qui tombait du rôti dans lalèche frite.

Mais, après que Mme Rougon eût dîné seule, et promptement,elle remonta avec Martine. Dès lors, sans qu’elles eussent causédavantage, l’entente se trouva faite, il était décidé qu’elless’empareraient des papiers avant le jour, par tous les moyenspossibles. Le plus simple consistait encore à prendre la clef sousl’oreiller. Certainement, Clotilde finirait par s’endormir :elle paraissait trop épuisée, elle succomberait à la fatigue. Et ilne s’agissait que d’attendre. Elles se mirent donc à épier, à rôderde la salle de travail à la chambre, aux aguets pour savoir si lesgrands yeux élargis et fixes de la jeune femme ne se fermaient pasenfin. Toujours, il y en avait une qui allait voir, tandis quel’autre s’impatientait dans la salle, où charbonnait une lampe.Cela dura jusqu’à près de minuit, de quart d’heure en quartd’heure. Les yeux, sans fond, pleins d’ombre et d’un immensedésespoir, restaient grands ouverts. Un peu avant minuit, Félicitése réinstalla dans un fauteuil, au pied du lit, résolue à ne pasquitter la place, tant que sa petite-fille ne dormirait pas. Ellene la quittait plus du regard, s’irritant à remarquer qu’ellebattait à peine des paupières, dans cette fixité inconsolable quidéfiait le sommeil. Puis, ce fut elle, à ce jeu, qui se sentitenvahie d’une somnolence. Exaspérée, elle ne put rester làdavantage. Et elle alla trouver de nouveau Martine.

– C’est inutile, elle ne s’endormira pas ! dit-elle,la voix étouffée et tremblante. Il faut imaginer autre chose.

L’idée lui était bien venue déjà de forcer l’armoire. Mais lesvieux bâtis de chêne semblaient inébranlables, les vieillesferrures tenaient solidement. Avec quoi briser la serrure ?sans compter qu’on ferait un bruit terrible et que ce bruits’entendrait certainement de la chambre voisine.

Elle s’était cependant plantée devant les portes épaisses, lestâtait des doigts, cherchait les places faibles.

– Si j’avais un outil…

Martine, moins passionnée, l’interrompit en se récriant.

– Oh ! non, non, Madame ! on noussurprendrait !… Attendez, peut-être que Mademoiselle dort.

Elle retourna dans la chambre, sur la pointe des pieds, etrevint tout de suite.

– Mais oui, elle dort !… Ses yeux sont fermés, elle nebouge plus.

Alors, toutes deux allèrent la voir, retenant leur souffle,évitant le moindre craquement du parquet, avec des soins infinis.Clotilde, en effet, venait de s’endormir, et son anéantissementparaissait tel, que les deux vieilles femmes s’enhardissaient. Maiselles craignaient pourtant de l’éveiller, si elles la frôlaient,car elle avait sa chaise placée contre le lit même. Et c’étaitaussi un acte sacrilège et terrible, dont l’épouvante les prenait,que de glisser la main sous l’oreiller du mort et de le voler.N’allait-il pas falloir le déranger dans son repos ? neremuerait-il pas, sous la secousse ? Cela les faisaitpâlir.

Félicité, déjà, s’était avancée, le bras tendu. Mais ellerecula.

– Je suis trop petite, bégaya-t-elle. Essayez donc, vous,Martine.

La servante, à son tour, s’approcha du lit. Elle fut prise d’untel tremblement, qu’elle dut, elle aussi, revenir en arrière, pourne pas tomber.

– Non, non, je ne puis pas ! Il me semble que Monsieurva ouvrir les yeux.

Et, frissonnantes, éperdues, elles restèrent encore un instantdans la chambre, pleine du grand silence et de la majesté de lamort, en face de Pascal immobile à jamais et de Clotilde anéantie,sous l’écrasement de son veuvage. La noblesse d’une haute vie detravail leur apparut peut-être sur cette tête muette, qui, de toutson poids, gardait son œuvre. La flamme des cierges brûlait trèspâle. Une terreur sacrée passait, qui les chassa.

Félicité, si brave, qui n’avait, autrefois, reculé devant rien,pas même devant le sang, s’enfuyait comme poursuivie.

– Venez, venez, Martine. Nous trouverons autre chose, nousallons chercher un outil.

Dans la salle, elles respirèrent. La servante se souvint alorsque la clef du secrétaire devait être sur la table de nuit deMonsieur, où elle l’avait aperçue la veille, au moment de la crise.Elles y allèrent voir. La mère n’eut aucun scrupule, ouvrit lemeuble. Mais elle n’y trouva que les cinq mille francs, qu’ellelaissa au fond du tiroir, car l’argent ne la préoccupait guère.Vainement, elle chercha l’Arbre généalogique, qu’elle savait làd’habitude. Elle aurait si volontiers commencé par lui son œuvre dedestruction ! Il était resté sur le bureau du docteur, dans lasalle, et elle ne devait pas même l’y découvrir, au milieu de lafièvre de passion qui lui faisait fouiller les meubles fermés, sanslui laisser le calme lucide de procéder méthodiquement, autourd’elle.

Son désir la ramena, elle revint se planter devant l’armoire, lamesurant, l’enveloppant d’un regard ardent de conquête. Malgré sapetite taille, malgré ses quatre-vingts ans passés, elle sedressait, dans une activité, une dépense de forceextraordinaire.

– Ah ! répéta-t-elle, si j’avais un outil !

Et elle cherchait de nouveau la lézarde du colosse, la fente oùelle allait introduire les doigts, pour le faire éclater. Elleimaginait des plans d’assaut, elle rêvait des violences, puis elleretombait à la ruse, à quelque traîtrise qui lui ouvrirait lesbattants, rien qu’en soufflant dessus.

Brusquement, son regard brilla, elle avait trouvé.

– Dites donc, Martine, il y a un crochet qui retient lepremier battant ?

– Oui, Madame, il s’accroche dans un piton, en dessus de laplanche du milieu… Tenez ! il se trouve à la hauteur de cettemoulure, à peu près.

Félicité eut un geste de victoire certaine.

– Vous avez bien une vrille, une grosse vrille ?…Donnez-moi une vrille !

Vivement, Martine descendit à sa cuisine et rapporta l’outildemandé.

– Comme ça, voyez-vous, nous ne ferons pas de bruit, repritla vieille dame en se mettant à la besogne.

Avec une singulière énergie, qu’on n’aurait pas soupçonnée à sespetites mains desséchées par l’âge, elle planta la vrille, elle fitun premier trou, à la hauteur désignée par la servante. Mais elleétait trop bas, elle sentit que la pointe s’enfonçait ensuite dansla planche. Une seconde percée l’amena droit sur le fer du crochet.Cette fois, c’était trop direct. Et elle multiplia les trous, àdroite et à gauche, jusqu’à ce que, se servant de la vrilleelle-même, elle pût enfin pousser le crochet, le chasser du piton.Le pêne de la serrure glissa, les deux battants s’ouvrirent.

– Enfin ! cria Félicité, hors d’elle.

Puis, inquiète, elle resta immobile, l’oreille tendue vers lachambre, craignant d’avoir réveillé Clotilde. Mais toute la maisondormait, dans le grand silence noir. Il ne venait toujours de lachambre qu’une paix auguste de mort, elle n’entendit que le clairtintement de la pendule sonnant un seul coup, une heure du matin.Et l’armoire était grande ouverte, béante, montrant, sur ses troisplanches, l’entassement de papiers dont elle débordait. Alors, ellese rua, l’œuvre de destruction commença, au milieu de l’ombresacrée, de l’infini repos de cette veillée funèbre.

– Enfin ! répéta-t-elle tout bas, depuis trente ansque je veux et que j’attends !… Dépêchons, dépêchons,Martine ! aidez-moi !

Déjà, elle avait apporté la haute chaise du pupitre, elle yétait montée d’un bond, pour prendre d’abord les papiers de laplanche supérieure, car elle se souvenait que les dossiers setrouvaient là. Mais elle fut surprise de ne pas reconnaître leschemises de fort papier bleu, il n’y avait plus là que d’épaismanuscrits, les œuvres terminées et non publiées encore du docteur,des travaux inestimables, toutes ses recherches, toutes sesdécouvertes, le monument de sa gloire future, qu’il avait légué àRamond, pour que celui-ci en prît le soin. Sans doute, quelquesjours avant sa mort, pensant que les dossiers seuls étaientmenacés, et que personne au monde n’oserait détruire ses autresouvrages, avait-il procédé à un déménagement, à un classementnouveau, pour soustraire ceux-là aux recherches premières.

– Ah ! tant pis ! murmura Félicité, il y en atellement, commençons par n’importe quel bout, si nous voulonsarriver… Pendant que je suis en l’air, nettoyons toujours ça…Tenez, réchappez, Martine !

Et elle vida la planche, elle jeta, un à un, les manuscritsentre les bras de la servante, qui les posait sur la table, enfaisant le moins de bruit possible. Bientôt, tout le tas y fut,elle sauta de la chaise.

– Au feu ! au feu !… Nous finirons bien parmettre la main sur les autres, sur ceux que je cherche… Aufeu ! au feu ! ceux-ci d’abord ! Jusqu’aux bouts depapier grands comme l’ongle, jusqu’aux notes illisibles, aufeu ! au feu ! si nous voulons êtres sûres de tuer lacontagion du mal !

Elle-même, fanatique, farouche dans sa haine de la vérité, danssa passion d’anéantir le témoignage de la science, déchira lapremière page d’un manuscrit, l’alluma à la lampe, alla jeter cebrandon flambant dans la grande cheminée, où il n’y avait pas eu defeu depuis vingt ans peut-être ; et elle alimenta la flamme,en continuant à jeter, par morceaux, le reste du manuscrit. Laservante, résolue, comme elle, était venue l’aider, avait pris unautre gros cahier, qu’elle effeuillait. Dès lors, le feu ne cessaplus, la haute cheminée s’emplit d’un flamboiement, d’une gerbeclaire d’incendie, qui, par instants, ne se ralentissait que pours’élever avec une intensité accrue, quand des aliments nouveaux larallumaient. Un brasier s’élargissait peu à peu, un tas de cendrefine montait, une couche épaissie de feuilles noires où couraientdes millions d’étincelles. Mais c’était une besogne longue, sansfin ; car, lorsqu’on jetait trop de pages à la fois, elles nebrûlaient pas, il fallait les secouer, les retourner avec lespincettes ; et le mieux était de les froisser, d’attendrequ’elles fussent bien enflammées, avant d’en ajouter d’autres.L’habileté leur venait, la besogne marchait grand train.

Dans sa hâte à aller reprendre une nouvelle brassée de papiers,Félicité se heurta contre un fauteuil.

– Oh ! Madame, prenez garde, dit Martine. Si l’onvenait !

– Venir, qui donc ? Clotilde ? elle dort tropbien, la pauvre fille !… Et puis, si elle vient quand ce serafini, je m’en moque ! Allez, je ne me cacherai pas, jelaisserai l’armoire vide et toute grande ouverte, je dirai bienhaut que c’est moi qui ai purifié la maison… Quand il n’y aura plusune seule ligne d’écriture, ah ! mon Dieu, je me moque dureste !

Pendant près de deux heures, la cheminée flamba. Elles étaientretournées à l’armoire, elles avaient vidé les deux autresplanches, il ne restait que le bas, le fond, qui semblait bourréd’un pêle-mêle de notes. Grisées par la chaleur de ce feu de joie,essoufflées, en sueur, elles cédaient à une fièvre sauvage dedestruction. Elles s’accroupissaient, se noircissaient les mains àrepousser les débris mal consumés, si violentes dans leurs gestes,que des mèches de leurs cheveux gris pendaient sur leurs vêtementsen désordre. C’était un galop de sorcières, activant un bûcherdiabolique, pour quelque abomination, le martyre d’un saint, lapensée écrite brûlée en place publique, tout un monde de vérité etd’espérance détruit. Et la grande clarté, qui, par instants,pâlissait la lampe, embrasait la vaste pièce, faisait danser auplafond leurs ombres démesurées.

Mais, comme elle voulait vider le bas de l’armoire, ayant déjàbrûlé, à poignées, le pêle-mêle de notes qui s’entassait là,Félicité eut un cri étranglé de triomphe.

– Ah ! les voici !… Au feu ! aufeu !

Elle venait enfin de tomber sur les dossiers. Tout au fond,derrière le rempart des notes, le docteur avait dissimulé leschemises de papier bleu. Et ce fut alors la folie de ladévastation, une rage qui l’emporta, les dossiers ramassés àpleines mains, lancés dans les flammes, emplissant la cheminée d’unronflement d’incendie.

– Ils brûlent, ils brûlent !… Enfin, ils brûlentdonc !… Martine, encore celui-ci, encore celui-ci… Ah !quel feu, quel grand feu !

Mais la servante s’inquiétait.

– Madame, prenez garde, vous allez allumer la maison… Vousn’entendez pas ce grondement ?

– Ah ! qu’est-ce que ça fait ? tout peut bienbrûler !… Ils brûlent, ils brûlent, c’est si beau !…Encore trois, encore deux, et le dernier qui brûle !

Elle riait d’aise, hors d’elle, effrayante, lorsque des morceauxde suie enflammée tombèrent. Le ronflement devenait terrible, lefeu était dans la cheminée, qu’on ne ramonait jamais. Cela parutencore l’exciter, tandis que la servante, perdant la tête, se mit àcrier et à courir autour de la pièce.

Clotilde dormait à côté de Pascal mort, dans le calme souverainde la chambre. Il n’y avait pas eu d’autre bruit que la vibrationlégère du timbre de la pendule sonnant trois heures. Les ciergesbrûlaient d’une longue flamme immobile, pas un frisson ne remuaitl’air. Et, du fond de son lourd sommeil sans rêve, elle entenditpourtant comme un tumulte, un galop grandissant de cauchemar. Puis,quand elle eut rouvert les yeux, elle ne comprit pas d’abord. Oùétait-elle ? pourquoi ce poids énorme qui écrasait soncœur ? La réalité lui revint dans une épouvante : ellerevit Pascal, elle entendit les cris de Martine, à côté ; etelle se précipita, angoissée, pour savoir.

Mais, dès le seuil, Clotilde saisit toute la scène, d’unenetteté sauvage : l’armoire grande ouverte, et complètementvide, Martine affolée par la peur du feu, sa grand-mère Félicitéradieuse, poussant du pied dans les flammes les derniers fragmentsdes dossiers. Une fumée, une suie volante emplissait la salle, oùle grondement de l’incendie mettait comme un râle de meurtre, cegalop dévastateur qu’elle venait d’entendre du fond de sonsommeil.

Et le cri qui lui jaillit des lèvres fut celui que Pascal avaitpoussé lui-même, la nuit d’orage, lorsqu’il l’avait surprise entrain de voler les papiers.

– Voleuses ! assassines !

Tout de suite, elle s’était précipitée vers la cheminée ;et, malgré le ronflement terrible, malgré les morceaux de suierouge qui tombaient, au risque de s’incendier les cheveux et de sebrûler les mains, elle saisit à poignées les feuilles non consuméesencore, elle les éteignit vaillamment, en les serrant contre elle.Mais c’était bien peu de chose, à peine des débris, pas une pagecomplète, pas même des miettes du travail colossal, de l’œuvrepatiente et énorme de toute une vie, que le feu venait de détruirelà en deux heures. Et sa colère grandissait, un élan de furieuseindignation.

– Vous êtes des voleuses, des assassines !… C’est unmeurtre abominable que vous venez de commettre ! Vous avezprofané la mort, vous avez tué la pensée, tué le génie !

La vieille Mme Rougon ne reculait pas. Elle s’était avancéeau contraire, sans remords, la tête haute, défendant l’arrêt dedestruction rendu par elle et exécuté.

– C’est à moi que tu parles, à ta grand-mère ?… j’aifait ce que j’ai dû faire, ce que tu voulais faire avec nousautrefois.

– Autrefois, vous m’aviez rendue folle. Mais j’ai vécu,j’ai aimé, j’ai compris… Puis, c’était un héritage sacré, légué àmon courage, la dernière pensée d’un mort, ce qui restait d’ungrand cerveau et que je devais imposer à tous… Oui, tu es magrand-mère ! et c’est comme si tu venais de brûler tonfils !

– Brûler Pascal, parce que j’ai brûlé ses papiers !cria Félicité. Eh ! j’aurais brûlé la ville, pour sauver lagloire de notre famille !

Elle s’avançait toujours, combattante, victorieuse ; etClotilde qui avait posé sur la table les fragments noircis, sauvéspar elle, les défendait de son corps, dans la crainte qu’elle neles rejetât aux flammes. Elle les dédaignait, elle ne s’inquiétaitseulement pas du feu de cheminée, qui heureusement s’épuisait delui-même ; pendant que Martine, avec la pelle, étouffait lasuie et les dernières flambées des cendres brûlantes.

– Tu sais bien pourtant, continua la vieille femme dont lapetite taille semblait grandir, que je n’ai eu qu’une ambition,qu’une passion, la fortune et la royauté des nôtres. J’ai combattu,j’ai veillé toute ma vie, je n’ai vécu si longtemps que pourécarter les vilaines histoires et laisser de nous une légendeglorieuse… Oui, jamais je n’ai désespéré, jamais je n’ai désarmé,prête à profiter des moindres circonstances… Et tout ce que j’aivoulu, je l’ai fait, parce que j’ai su attendre.

D’un geste large, elle montra l’armoire vide, la cheminée où semouraient des étincelles.

– Maintenant, c’est fini, notre gloire est sauve, cesabominables papiers ne nous accuseront plus, et je ne laisseraiderrière moi aucune menace… Les Rougon triomphent.

Éperdue, Clotilde levait le bras, comme pour la chasser. Maiselle sortit d’elle-même, elle descendit à la cuisine laver sesmains noires et rattacher ses cheveux. La servante allait lasuivre, lorsque, en se retournant, elle vit le geste de sa jeunemaîtresse. Elle revint.

– Oh ! moi, Mademoiselle, je partirai après-demain,lorsque Monsieur sera au cimetière.

Il y eut un silence.

– Mais je ne vous renvoie pas, Martine, je sais bien quevous n’êtes pas la plus coupable… Voici trente ans que vous vivezdans cette maison. Restez, restez avec moi.

La vieille fille hocha sa tête grise, toute pâle et commeusée.

– Non, j’ai servi Monsieur, je ne servirai personne aprèsMonsieur.

– Mais moi !

Elle leva les yeux, regarda la jeune femme en face, cettefillette aimée qu’elle avait vue grandir.

– Vous, non !

Alors, Clotilde eut un embarras, voulut lui parler de l’enfantqu’elle portait, de cet enfant de son maître, qu’elle consentiraità servir peut-être. Et elle fut devinée, Martine se rappela laconversation qu’elle avait surprise, regarda ce ventre de femmeféconde, où la grossesse ne s’indiquait pas encore. Un instant,elle parut réfléchir. Puis, nettement :

– L’enfant, n’est-ce pas ?… Non !

Et elle acheva de donner son compte, réglant l’affaire en fillepratique, qui savait le prix de l’argent.

– Puisque j’ai de quoi, je vais aller manger tranquillementmes rentes quelque part… Vous, Mademoiselle, je puis vous quitter,car vous n’êtes pas pauvre. M. Ramond vous expliquera demaincomment on a sauvé quatre mille francs de rente, chez le notaire.Voici, en attendant, la clef du secrétaire, où vous retrouverez lescinq mille francs que Monsieur y a laissés… Oh ! je sais bienque nous n’aurons pas de difficultés ensemble. Monsieur ne mepayait plus depuis trois mois, j’ai des papiers de lui qui entémoignent. En outre, dans ces temps derniers, j’ai avancé à peuprès deux cents francs de ma poche, sans qu’il sût d’où l’argentvenait. Tout cela est écrit, je suis tranquille, Mademoiselle ne mefera pas tort d’un centime… Après-demain, quand Monsieur ne seraplus là, je partirai.

À son tour, elle descendit à la cuisine, et Clotilde, malgré ladévotion aveugle de cette fille qui lui avait fait prêter les mainsà un crime, se sentit affreusement triste de cet abandon. Pourtant,comme elle ramassait les débris des dossiers, avant de retournerdans la chambre, elle eut une joie, celle de reconnaître tout d’uncoup, sur la table, l’Arbre généalogique, étalé tranquillement etque les deux femmes n’y avaient pas aperçu. C’était la seule épaveentière, une relique sainte. Elle le prit, alla l’enfermer dans lacommode de la chambre, avec les fragments à demi consumés.

Mais, quand elle se retrouva dans cette chambre auguste, unegrande émotion l’envahit. Quel calme souverain, quelle paiximmortelle, à côté de la sauvagerie destructive qui avait empli lasalle voisine de fumée et de cendre ! Une sérénité sacréetombait de l’ombre, les deux cierges brûlaient, d’une pure flammeimmobile, sans un frisson. Et elle vit alors que la face de Pascalétait devenue très blanche, dans le flot épandu de la barbe blancheet des cheveux blancs. Il dormait dans de la lumière, auréolé,souverainement beau. Elle se pencha, le baisa encore, sentit à seslèvres le froid de ce visage de marbre, aux paupières closes,rêvant son rêve d’éternité. Sa douleur fut si grande de n’avoir pusauver l’œuvre dont il lui avait laissé la garde, qu’elle tomba àdeux genoux, en sanglotant. Le génie venait d’être violé, il luisemblait que le monde allait être détruit, dans cet anéantissementfarouche de toute une vie de travail.

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