Le Docteur Pascal

Chapitre 6

 

Des jours s’écoulèrent. Octobre fut d’abord splendide, unautomne ardent, une chaude passion d’été dans une maturité large,sans un nuage au ciel ; puis, le temps se gâta, des ventsterribles soufflèrent, un dernier orage ravina les pentes. Et, dansla maison morne, à la Souleiade, l’approche de l’hiver semblaitavoir mis une infinie tristesse.

C’était un enfer nouveau. Entre Pascal et Clotilde, il n’y avaitplus de querelles vives. Les portes ne battaient plus, des éclatsde voix ne forçaient plus Martine à monter toutes les heures. Àpeine se parlaient-ils, maintenant ; et pas un mot n’avait étéprononcé sur la scène de la nuit. Lui, par un scrupule inexpliqué,une pudeur singulière, dont il ne se rendait pas compte, ne voulaitpas reprendre l’entretien, exiger la réponse attendue, une parolede foi en lui et de soumission. Elle, après le grand choc moral quila transformait toute, réfléchissait encore, hésitait, luttait,écartant la solution pour ne pas se donner, dans son instinctiverévolte. Et le malentendu s’aggravait, au milieu du grand silencedésolé de la misérable maison, où il n’y avait plus de bonheur.

Ce fut, pour Pascal, une des époques où il souffritaffreusement, sans se plaindre. Cette paix apparente ne lerassurait pas, au contraire. Il était tombé à une lourde méfiance,s’imaginant que les guets-apens continuaient et que, si l’on avaitl’air de le laisser tranquille, c’était afin de tramer dans l’ombreles plus noirs complots. Ses inquiétudes avaient même grandi, ils’attendait chaque jour à une catastrophe, ses papiers engloutis aufond d’un brusque abîme qui se creuserait, toute la Souleiaderasée, emportée, volant en miettes. La persécution contre sapensée, contre sa vie morale et intellectuelle, en se dissimulantainsi, devenait énervante, intolérable, à ce point qu’il secouchait, le soir, avec la fièvre. Souvent, il tressaillait, seretournait vivement, croyant qu’il allait surprendre l’ennemiderrière son dos, à l’œuvre pour quelque traîtrise ; et il n’yavait personne, rien que son propre frisson, dans l’ombre. D’autresfois, pris d’un soupçon, il restait aux aguets pendant des heures,caché derrière ses persiennes, ou encore embusqué au fond d’uncouloir ; mais pas une âme ne bougeait, il n’entendait que lesviolents battements de ses tempes. Il en demeurait éperdu, ne semettait plus au lit sans avoir visité chaque pièce, ne dormaitplus, réveillé au moindre bruit, haletant, prêt à se défendre.

Et ce qui augmentait la souffrance de Pascal, c’était cette idéeconstante, grandissante, que la blessure lui était faite par laseule créature qu’il aimât au monde, cette Clotilde adorée, qu’ilregardait croître en beauté et en charme depuis vingt ans, dont lavie jusque-là s’était épanouie comme une floraison, parfumant lasienne. Elle, mon Dieu ! qui emplissait son cœur d’unetendresse totale, qu’il n’avait jamais analysée ! elle quiétait devenue sa joie, son courage, son espérance, toute unejeunesse nouvelle où il se sentait revivre ! Quand ellepassait, avec son cou délicat, si rond, si frais, il étaitrafraîchi, baigné de santé et d’allégresse, ainsi qu’à un retour duprintemps. Son existence entière, d’ailleurs, expliquait cettepossession, l’envahissement de son être par cette enfant qui étaitentrée dans son affection petite encore, puis qui, en grandissant,avait peu à peu pris toute la place. Depuis son installationdéfinitive à Plassans, il menait une existence de bénédictin,cloîtré dans ses livres, loin des femmes. On ne lui avait connu quesa passion pour cette dame qui était morte, et dont il n’avaitjamais baisé le bout des doigts. Sans doute, il faisait parfois desvoyages à Marseille, découchait ; mais c’étaient de brusqueséchappées, avec les premières venues, sans lendemain. Il n’avaitpoint vécu, il gardait en lui toute une réserve de virilité, dontle flot grondait à cette heure, sous la menace de la vieillesseprochaine. Et il se serait passionné pour une bête, pour le chienramassé dehors, qui lui aurait léché les mains ; et c’étaitcette Clotilde qu’il avait aimée, cette petite fille, tout d’uncoup femme désirable, qui le possédait maintenant et qui letorturait, à être ainsi son ennemie.

Pascal, si gai, si bon, devint alors d’une humeur noire et d’unedureté insupportables. Il se fâchait au moindre mot, bousculaitMartine étonnée, qui levait sur lui des yeux soumis d’animal battu.Du matin au soir, il promenait sa détresse, par la maison navrée,la face si mauvaise, qu’on n’osait lui adresser la parole. Iln’emmenait jamais plus Clotilde, sortait seul pour ses visites. Etce fut de la sorte qu’il revint, une après-midi, bouleversé par unaccident, ayant sur sa conscience de médecin aventureux la mortd’un homme. Il était allé piquer Lafouasse, le cabaretier, dontl’ataxie avait fait brusquement de tels progrès, qu’il le jugeaitperdu. Mais il s’entêtait à lutter quand même, il continuait lamédication ; et le malheur avait voulu, ce jour-là, que lapetite seringue ramassât, au fond de la fiole, une parcelle impureéchappée au filtre. Justement, un peu de sang avait paru, ilvenait, pour comble de malchance, de piquer dans une veine. Ils’était inquiété tout de suite, en voyant le cabaretier pâlir,suffoquer, suer à grosses gouttes froides. Puis, il avait compris,lorsque la mort s’était produite en coup de foudre, les lèvresbleues, le visage noir. C’était une embolie, il ne pouvait accuserque l’insuffisance de ses préparations, toute sa méthode encorebarbare. Sans doute Lafouasse était perdu, il n’aurait peut-êtrepas vécu six mois, au milieu d’atroces souffrances ; mais labrutalité du fait n’en était pas moins là, cette mortaffreuse ; et quel regret désespéré, quel ébranlement dans safoi, quelle colère contre la science impuissante etassassine ! Il était rentré livide, il n’avait reparu que lelendemain, après être resté seize heures enfermé dans sa chambre,jeté tout vêtu en travers de son lit, sans un souffle.

Ce jour-là, l’après-midi, Clotilde, qui cousait près de lui,dans la salle, se hasarda à rompre le lourd silence. Elle avaitlevé les yeux, elle le regardait s’énerver à feuilleter un livre,cherchant un renseignement qu’il ne trouvait point.

– Maître, es-tu malade ?… Pourquoi ne le dis-tupas ? Je te soignerais.

Il demeura la face contre le livre, murmurant d’une voixsourde :

– Malade, qu’est-ce que ça te fait ? Je n’ai besoin depersonne.

Conciliante, elle reprit :

– Si tu as des chagrins, et que tu puisses me les dire,cela te soulagerait peut-être… Hier, tu es rentré si triste !Il ne faut pas te laisser abattre ainsi. J’ai passé une nuit bieninquiète, je suis venue trois fois écouter à ta porte, tourmentéepar l’idée que tu souffrais.

Si doucement qu’elle eût parlé, ce fut comme un coup de fouetqui le cingla. Dans son affaiblissement maladif, une secousse debrusque colère lui fit repousser le livre et se dresser,frémissant.

– Alors, tu m’espionnes, je ne peux pas même me retirerdans ma chambre, sans qu’on vienne coller l’oreille aux murs… Oui,on écoute jusqu’au battement de mon cœur, on guette ma mort, pourtout saccager, tout brûler ici…

Et sa voix montait, et toute sa souffrance injuste s’exhalait enplaintes et en menaces.

– Je te défends de t’occuper de moi… As-tu autre chose à medire ? As-tu réfléchi, peux-tu mettre ta main dans la mienne,loyalement, en me disant que nous sommes d’accord ?

Mais elle ne répondait plus, elle continuait seulement à leregarder de ses grands yeux clairs, dans sa franchise à vouloir segarder encore ; tandis que lui, exaspéré davantage par cetteattitude, perdait toute mesure.

Il bégaya, il la chassa du geste.

– Va-t’en ! va-t’en !… Je ne veux pas que turestes près de moi ! je ne veux pas que des ennemis restentprès de moi ! je ne veux pas qu’on reste près de moi, à merendre fou !

Elle s’était levée, très pâle. Elle s’en alla toute droite, sansse retourner, en emportant son ouvrage.

Pendant le mois qui suivit, Pascal essaya de se réfugier dans untravail acharné de toutes les heures. Il s’entêtait maintenant lesjournées entières, seul dans la salle, et il passait même lesnuits, à reprendre d’anciens documents, à refondre tous ses travauxsur l’hérédité. On aurait dit qu’une rage l’avait saisi de seconvaincre de la légitimité de ses espoirs, de forcer la science àlui donner la certitude que l’humanité pouvait être refaite, saineenfin et supérieure. Il ne sortait plus, abandonnait ses malades,vivait dans ses papiers, sans air, sans exercice. Et, au bout d’unmois de ce surmenage, qui le brisait sans apaiser ses tourmentsdomestiques, il tomba à un tel épuisement nerveux, que la maladie,depuis quelque temps en germe, se déclara avec une violenceinquiétante.

Pascal, à présent, lorsqu’il se levait, le matin, se sentaitanéanti de fatigue, plus appesanti et plus las qu’il n’était laveille, en se couchant. C’était ainsi une continuelle détresse detout son être, les jambes molles après cinq minutes de marche, lecorps broyé au moindre effort, ne pouvant faire un mouvement, sansqu’il y eût au bout l’angoisse d’une souffrance. Parfois, le sollui semblait avoir une brusque oscillation sous ses pieds. Desbourdonnements continus l’étourdissaient, des éblouissements luifaisaient fermer les paupières, comme sous la menace d’une grêled’étincelles. Il était pris d’une horreur du vin, ne mangeaitguère, digérait mal. Puis, dans l’apathie de cette paressecroissante, éclataient des emportements soudains, des foliesd’inutile activité. L’équilibre se trouvait rompu, sa faiblesseirritable se jetait aux extrêmes, sans raison aucune. Pour la pluslégère émotion, des larmes lui emplissaient les yeux. Il avait finipar s’enfermer, dans des crises de désespérance telles, qu’ilpleurait à gros sanglots, pendant des heures, en dehors de toutchagrin immédiat, écrasé sous la seule et immense tristesse deschoses.

Mais son mal redoubla, surtout, après un de ses voyages àMarseille, une de ces fugues de vieux garçon qu’il faisait parfois.Peut-être avait-il espéré une distraction violente, un soulagement,dans une débauche. Il ne resta que deux jours, il revint commefoudroyé, frappé de déchéance, avec la face hantée d’un homme qui aperdu sa virilité d’homme. C’était une honte inavouable, une peurque l’encagement des tentatives avait changée en certitude, et quiallait augmenter sa sauvagerie d’amant timide. Jamais il n’avaitdonné à cette chose une importance. Il en fut désormais possédé,bouleversé, éperdu de misère, jusqu’à songer au suicide. Il avaitbeau se dire que cela était passager sans doute, qu’une causemorbide devait être au fond : le sentiment de son impuissancene l’en déprimait pas moins ; et il était, devant les femmes,comme les garçons trop jeunes que le désir fait bégayer.

Vers la première semaine de décembre, Pascal fut pris denévralgies intolérables. Des craquements dans les os du crâne luifaisaient croire, à chaque instant, que sa tête allait se fendre.Avertie, la vieille Mme Rougon se décida, un jour, à venirprendre des nouvelles de son fils. Mais elle fila dans la cuisine,voulant causer avec Martine d’abord. Celle-ci, l’air effaré etdésolé, lui conta que Monsieur devenait fou, sûrement ; etelle dit ses allures singulières, les piétinements continus dans sachambre, tous les tiroirs fermés à clef, les rondes qu’il faisaitdu haut en bas de la maison, jusqu’à des deux heures du matin. Elleen avait les larmes aux yeux, elle finit par hasarder l’opinionqu’un diable était entré peut-être dans le corps de Monsieur, etqu’on ferait bien d’avertir le curé de Saint-Saturnin.

– Un homme si bon, répétait-elle, et pour lequel on selaisserait couper en quatre ! Est-ce malheureux qu’on nepuisse le mener à l’église, ce qui le guérirait tout de suite,certainement !

Mais Clotilde, qui avait entendu la voix de sa grand-mèreFélicité, entra. Elle aussi errait par les pièces vides, vivait leplus souvent dans le salon abandonné du rez-de-chaussée. Du reste,elle ne parla pas, écouta simplement, de son air de réflexion etd’attente.

– Ah ! c’est toi, mignonne. Bonjour !… Martine meraconte que Pascal a un diable qui lui est entré dans le corps.C’est bien mon opinion aussi ; seulement, ce diable-làs’appelle l’orgueil. Il croit qu’il sait tout, il est à la fois lepape et l’empereur, et naturellement, lorsqu’on ne dit pas commelui, ça l’exaspère.

Elle haussait les épaules, elle était pleine d’un infinidédain.

– Moi, ça me ferait rire, si ce n’était si triste… Ungarçon qui ne sait justement rien de rien, qui n’a pas vécu, quiest resté sottement enfermé au fond de ses livres. Mettez-le dansun salon, il est innocent comme l’enfant qui vient de naître. Etles femmes, il ne les connaît seulement pas…

Oubliant devant qui elle parlait, cette jeune fille et cetteservante, elle baissait la voix, d’un air de confidence.

– Dame ! ça se paye aussi, d’être trop sage. Ni femme,ni maîtresse, ni rien. C’est ça qui a fini par lui tourner sur lecerveau.

Clotilde ne bougea pas. Seules, ses paupières s’abaissèrentlentement sur ses grands yeux réfléchis ; puis, elle lesreleva, elle garda son attitude de créature murée, ne pouvant riendire de ce qui se passait en elle.

– Il est en haut, n’est-ce pas ? reprit Félicité. Jesuis venue pour le voir, car il faut que ça finisse, c’est tropbête !

Et elle monta, pendant que Martine se remettait à ses casseroleset que Clotilde errait de nouveau par la maison vide.

En haut, dans la salle, Pascal s’était comme stupéfié, la facesur un livre grand ouvert. Il ne pouvait plus lire, les motsfuyaient, s’effaçaient, n’avaient aucun sens. Mais il s’obstinait,il agonisait de perdre jusqu’à sa faculté de travail, si puissantejusque-là. Et sa mère, tout de suite, le gourmanda, lui arracha lelivre, qu’elle jeta au loin, sur une table, en criant que,lorsqu’on était malade, on se soignait. Il s’était levé, avec ungeste de colère, prêt à la chasser, ainsi qu’il avait chasséClotilde. Puis, par un dernier effort de volonté, il redevintdéférent.

– Ma mère, vous savez bien que je n’ai jamais vouludiscuter avec vous… Laissez-moi, je vous en prie.

Elle ne céda pas, l’entreprit sur sa continuelle méfiance.C’était lui qui se donnait la fièvre, à toujours croire que desennemis l’entouraient de pièges, le guettaient pour le dévaliser.Est-ce qu’un homme de bon sens allait s’imaginer qu’on lepersécutait ainsi ? Et, d’autre part, elle l’accusa de s’êtretrop monté la tête, avec sa découverte, sa fameuse liqueur quiguérissait toutes les maladies. Ça ne valait rien non plus de secroire le bon Dieu. D’autant plus que les déceptions étaient alorscruelles ; et elle fit une allusion à Lafouasse, à cet hommequ’il avait tué : naturellement, elle comprenait que ça nedevait pas lui avoir été agréable, car il y avait de quoi enprendre le lit.

Pascal, qui se contenait toujours, les yeux à terre, se contentade répéter :

– Ma mère, je vous en prie, laissez-moi.

– Eh ! non, je ne veux pas te laisser, cria-t-elleavec son impétuosité ordinaire, malgré son grand âge. Je suisjustement venue pour te bousculer un peu, pour te sortir de cettefièvre où tu te ronges… Non, ça ne peut pas durer ainsi, jen’entends pas que nous redevenions la fable de la ville entière,avec tes histoires… Je veux que tu te soignes.

Il haussa les épaules, il dit à voix basse, comme à lui-même,d’un air de constatation inquiète :

– Je ne suis pas malade.

Mais, du coup, Félicité sursauta, hors d’elle.

– Comment, pas malade ! comment, pas malade !… Iln’y a vraiment qu’un médecin pour ne pas se voir… Eh ! monpauvre garçon, tous ceux qui t’approchent en sont frappés : tudeviens fou d’orgueil et de peur !

Cette fois, Pascal releva vivement la tête, et il la regardadroit dans les yeux, tandis qu’elle continuait :

– Voilà ce que j’avais à te dire, puisque personne n’avoulu s’en charger. N’est-ce pas ? tu es d’un âge à savoir ceque tu dois faire… On réagit, on pense à autre chose, on ne selaisse pas envahir par l’idée fixe, surtout quand on est d’unefamille pareille à la nôtre… Tu la connais. Méfie-toi,soigne-toi.

Il avait pâli, il la regardait toujours fixement, comme s’ill’eût sondée, pour savoir ce qu’il y avait d’elle en lui. Et il secontenta de répondre :

– Vous avez raison, ma mère… Je vous remercie.

Puis, lorsqu’il fut seul, il retomba assis devant sa table, ilvoulut reprendre la lecture de son livre. Mais, pas plusqu’auparavant, il n’arriva à fixer assez son attention, pourcomprendre les mots dont les lettres se brouillaient devant sesyeux. Et les paroles prononcées par sa mère bourdonnaient à sesoreilles, une angoisse qui montait en lui depuis quelque temps,grandissait, se fixait, le hantait maintenant d’un danger immédiat,nettement défini. Lui qui, deux mois plus tôt, se vantait sitriomphalement de n’en être pas, de la famille, allait-il doncrecevoir le plus affreux des démentis ? Aurait-il la douleurde voir la tare renaître en ses moelles, roulerait-il à l’épouvantede se sentir aux griffes du monstre héréditaire ? Sa mèrel’avait dit : il devenait fou d’orgueil et de peur. L’idéesouveraine, la certitude exaltée qu’il avait d’abolir lasouffrance, de donner de la volonté aux hommes, de refaire unehumanité bien portante et plus haute, ce n’était sûrement là que ledébut de la folie des grandeurs. Et, dans sa crainte d’unguet-apens, dans son besoin de guetter les ennemis qu’il sentaitacharnés à sa perte, il reconnaissait aisément les symptômes dudélire de la persécution. Tous les accidents de la raceaboutissaient à ce cas terrible : la folie à brève échéance,puis la paralysie générale, et la mort.

Dès ce jour, Pascal fut possédé. L’état d’épuisement nerveux, oùle surmenage et le chagrin l’avaient réduit, le livrait, sansrésistance possible, à cette hantise de la folie et de la mort.Toutes les sensations morbides qu’il éprouvait, la fatigue immenseà son lever, les bourdonnements, les éblouissements, jusqu’à sesmauvaises digestions et à ses crises de larmes, s’ajoutaient, une àune, comme des preuves certaines du détraquement prochain dont ilse croyait menacé. Il avait complètement perdu, pour lui-même, sondiagnostic si délicat de médecin observateur ; et, s’ilcontinuait à raisonner, c’était pour tout confondre et toutpervertir, sous la dépression morale et physique où il se traînait.Il ne s’appartenait plus, il était comme fou, à se convaincre,heure par heure, qu’il devait le devenir.

Les journées entières de ce pâle décembre furent employées parlui à s’enfoncer davantage dans son mal. Chaque matin, il voulaitéchapper à la hantise ; mais il revenait quand même s’enfermerau fond de la salle, il y reprenait l’écheveau embrouillé de laveille. La longue étude qu’il avait faite de l’hérédité, sesrecherches considérables, ses travaux, achevaient de l’empoisonner,lui fournissaient des causes sans cesse renaissantes, d’inquiétude.À la continuelle question qu’il se posait sur son cas héréditaire,les dossiers étaient là qui répondaient par toutes les combinaisonspossibles. Elles se présentaient si nombreuses, qu’il s’y perdaitmaintenant. S’il s’était trompé, s’il ne pouvait se mettre à part,comme un cas remarquable d’innéité, devait-il se ranger dansl’hérédité, en retour, sautant une, deux ou même troisgénérations ? Son cas était-il plus simplement unemanifestation de l’hérédité larvée, ce qui apportait une preuvenouvelle à l’appui de sa théorie du plasma germinatif ? oubien ne fallait-il voir là que la singularité des ressemblancessuccessives, la brusque apparition d’un ancêtre inconnu, au déclinde sa vie ? Dès ce moment, il n’eut plus de repos, lancé à latrouvaille de son cas, fouillant ses notes, relisant ses livres. Etil s’analysait, épiait la moindre de ses sensations, pour en tirerdes faits, sur lesquels il pût se juger. Les jours où sonintelligence était plus paresseuse, où il croyait éprouver desphénomènes de vision particuliers, il inclinait à une prédominancede la lésion nerveuse originelle ; tandis que, s’il pensaitêtre pris par les jambes, les pieds lourds et douloureux, ils’imaginait subir l’influence indirecte, de quelque ascendant venudu dehors. Tout s’emmêlait, il arrivait à ne plus se reconnaître,au milieu des troubles imaginaires qui secouaient son organismeéperdu. Et, chaque soir, la conclusion était la même, le même glassonnait dans son crâne : l’hérédité, l’effrayante hérédité, lapeur de devenir fou.

Dans les premiers jours de janvier, Clotilde assista, sans levouloir, à une scène qui lui serra le cœur. Elle était devant unedes fenêtres de la salle, à lire, cachée par le haut dossier de sonfauteuil, lorsqu’elle vit entrer Pascal, disparu, cloîtré au fondde sa chambre, depuis la veille. Il tenait, des deux mains, grandeouverte sous ses yeux, une feuille de papier jauni, dans laquelleelle reconnut l’Arbre généalogique. Il était si absorbé, lesregards si fixes, qu’elle aurait pu se montrer, sans qu’il laremarquât. Et il étala l’Arbre sur la table, il continua à leconsidérer longuement, de son air terrifié d’interrogation, peu àpeu vaincu et suppliant, les joues mouillées de larmes. Pourquoi,mon Dieu ! l’Arbre ne voulait-il pas lui répondre, lui dire dequel ancêtre il tenait, pour qu’il inscrivit son cas, sur safeuille à lui, à côté des autres ? S’il devait devenir fou,pourquoi l’Arbre ne le lui disait-il pas nettement, ce qui l’auraitcalmé, car il croyait ne souffrir que de l’incertitude ? Maisses larmes lui brouillaient la vue, et il regardait toujours, ils’anéantissait dans ce besoin de savoir, où sa raison finissait parchanceler. Brusquement, Clotilde dut se cacher, en le voyant sediriger vers l’armoire, qu’il ouvrit à double battant. Il empoignales dossiers, les lança sur la table, les feuilleta avec fièvre.C’était la scène de la terrible nuit d’orage qui recommençait, legalop de cauchemar, le défilé de tous ces fantômes, évoqués,surgissant de l’amas des paperasses. Au passage, il jetait à chacund’eux une question, une prière ardente, exigeant l’origine de sonmal, espérant un mot, un murmure qui lui donnerait une certitude.D’abord, il n’avait eu qu’un balbutiement indistinct ; puis,des paroles s’étaient formulées, des lambeaux de phrase.

– Est-ce toi ?… Est-ce toi ?… Est-ce toi ?…Ô vieille mère, notre mère à tous, est-ce toi qui dois me donner tafolie ?… Est-ce toi, l’oncle alcoolique, le vieux banditd’oncle, dont je vais payer l’ivrognerie invétérée ?… Est-cetoi, le neveu ataxique, ou toi, le neveu mystique, ou toi encore,la nièce idiote, qui m’apportez la vérité, en me montrant une desformes de la lésion dont je souffre ?… Est-ce toi plutôt lepetit-cousin qui s’est pendu, ou toi, le petit-cousin qui a tué, outoi, la petite cousine qui est morte de pourriture, dont les finstragiques m’annoncent la mienne, la déchéance au fond d’un cabanon,l’abominable décomposition de l’être.

Et le galop continuait, ils se dressaient tous, ils passaienttous d’un train de tempête. Les dossiers s’animaient,s’incarnaient, se bousculaient, en un piétinement d’humanitésouffrante.

– Ah ! qui me dira, qui me dira, qui me dira ?…Est-ce celui qui est mort fou ? celle-ci qui a été emportéepar la phtisie ? Celui-ci que la paralysie a étouffé ?celle-ci que sa misère physiologique a tuée toute jeune ?…

Chez lequel est le poison dont je vais mourir ? Quelest-il, hystérie, alcoolisme, tuberculose, scrofule ? Et queva-t-il faire de moi, un épileptique, un ataxique ou un fou ?…Un fou ! qui est-ce qui a dit un fou ? Ils le disenttous, un fou, un fou, un fou !

Des sanglots étranglèrent Pascal. Il laissa tomber sa têtedéfaillante au milieu des dossiers, il pleura sans fin, secoué defrissons. Et Clotilde, prise d’une sorte de terreur religieuse, ensentant passer la fatalité qui régit les races, s’en alladoucement, retenant son souffle ; car elle comprenait bienqu’il aurait eu une grande honte, s’il avait pu la soupçonnerlà.

De longs accablements suivirent. Janvier fut très froid. Mais leciel restait d’une pureté admirable, un éternel soleil luisait dansle bleu limpide ; et, à la Souleiade, les fenêtres de lasalle, tournées au midi, formaient serre, entretenaient là unedouceur de température délicieuse. On ne faisait pas même de feu,le soleil ne quittait pas la pièce, une nappe d’or pâle, où desmouches, épargnées par l’hiver, volaient lentement. Il n’y avaitaucun autre bruit que le frémissement de leurs ailes. C’était unetiédeur dormante et close, comme un coin de printemps conservé dansla vieille maison.

Ce fut là qu’un matin Pascal entendit, à son tour, la fin d’uneconversation, qui aggrava sa souffrance. Il ne sortait plus guèrede sa chambre avant le déjeuner, et Clotilde venait de recevoir ledocteur Ramond dans la salle, où ils s’étaient mis à causerdoucement, l’un près de l’autre, au milieu du clair soleil.

Pour la troisième fois, Ramond se présentait depuis huit jours.Des circonstances personnelles, la nécessité surtout d’asseoirdéfinitivement sa situation de médecin à Plassans, l’obligeaient àne pas différer plus longtemps son mariage ; et il voulaitobtenir de Clotilde une réponse décisive. Deux fois déjà, destiers, s’étant trouvés là, l’avaient empêché de parler. Comme ildésirait ne la tenir que d’elle-même, il avait résolu de s’enexpliquer directement, dans une conversation de franchise. Leurcamaraderie, leurs têtes raisonnables et droites à tous deux,l’autorisaient à cette démarche. Et il termina, souriant, les yeuxdans les siens.

– Je vous assure, Clotilde, que c’est le dénouement le plussage… Vous le savez, voici longtemps que je vous aime. J’ai pourvous une tendresse et une estime profondes… Mais cela ne suffiraitpeut-être pas, il y a encore que nous nous entendrons parfaitementet que nous serons très heureux ensemble, j’en suis certain.

Elle n’avait pas baissé les regards, elle le regardaitfranchement, elle aussi, avec un amical sourire. Il était vraimenttrès beau, dans toute la force de la jeunesse.

– Pourquoi, demanda-t-elle, n’épousez-vous pasMlle Lévêque, la fille de l’avoué ? Elle estplus jolie, plus riche que moi, et je sais qu’elle serait siheureuse… Mon bon ami, j’ai peur que vous ne fassiez une sottise enme choisissant.

Il ne s’impatienta pas, l’air toujours convaincu de la sagessede sa détermination.

– Mais je n’aime pas Mlle Lévêque et jevous aime… D’ailleurs, j’ai réfléchi à tout, je vous répète que jesais très bien ce que je fais. Dites oui, vous n’avez vous-même pasde meilleur parti à prendre.

Alors, elle devint grave, et une ombre passa sur son visage,l’ombre de ces réflexions, de ces luttes intérieures, presqueinconscientes, qui la tenaient muette depuis de longs jours.

– Eh bien ! mon ami, puisque c’est tout à faitsérieux, permettez-moi de ne pas vous répondre aujourd’hui,accordez-moi quelques semaines encore… Maître est vraiment trèsmalade, je suis moi-même troublée et vous ne voudriez pas me devoirà un coup de tête… Je vous assure, à mon tour, que j’ai pour vousbeaucoup d’affection. Mais ce serait mal de se décider en cemoment, la maison est trop malheureuse… C’est entendu, n’est-cepas ? Je ne vous ferai pas attendre longtemps.

Et, pour changer la conversation, elle ajouta :

– Oui, maître m’inquiète. Je voulais vous voir, vous direcela, à vous… L’autre jour, je l’ai surpris pleurant à chaudeslarmes, et il est certain pour moi que la peur de devenir fou lehante… Avant-hier, quand vous avez causé avec lui, j’ai vu que vousl’examiniez. Très franchement, que pensez-vous de son état ?Est-il en danger ?

Le docteur Ramond se récria.

– Mais non ! Il est surmené, il s’est détraqué, voilàtout !… Comment un homme de sa valeur, qui s’est tant occupédes maladies nerveuses, peut-il se tromper à ce point ? Envérité, c’est désolant, si les cerveaux les plus clairs et les plusvigoureux ont de pareilles fuites !… Dans son cas, satrouvaille des injections hypodermiques serait souveraine. Pourquoine se pique-t-il pas ?

Et, comme la jeune fille disait d’un signe désespéré qu’il nel’écoutait plus, qu’elle ne pouvait même plus lui adresser laparole, il ajouta :

– Eh bien ! moi, je vais lui parler.

Ce fut à ce moment que Pascal sortit de sa chambre attiré par lebruit des voix. Mais, en les apercevant tous deux, si près l’un del’autre, si animés, si jeunes et si beaux, dans le soleil, commevêtus de soleil, il s’arrêta sur le seuil. Et ses yeuxs’élargirent, sa face pâle se décomposa.

Ramond avait pris la main de Clotilde, voulant la retenir uninstant encore.

– C’est promis, n’est-ce pas ? Je désire que lemariage ait lieu cet été… Vous savez combien je vous aime, etj’attends votre réponse.

– Parfaitement, répondit-elle. Avant un mois, tout seraréglé.

Un éblouissement fit chanceler Pascal. Voilà maintenant que cegarçon, un ami, un élève, s’introduisait dans sa maison pour luivoler son bien ! Il aurait dû s’attendre à ce dénouement, etla brusque nouvelle d’un mariage possible le surprenait,l’accablait comme une catastrophe imprévue, où sa vie achevait decrouler. Cette créature qu’il avait faite, qu’il croyait à lui,elle s’en irait donc sans regret, elle le laisserait agoniser seul,dans son coin ! La veille encore, elle l’avait tant faitsouffrir, qu’il s’était demandé s’il n’allait pas se séparerd’elle, l’envoyer à son frère, qui la réclamait toujours. Uninstant même, il venait de se résoudre à cette séparation, pourleur paix à tous deux. Et, brutalement, de la trouver là avec cethomme, de l’entendre promettre une réponse, de penser qu’elle semarierait, qu’elle le quitterait bientôt, cela lui donnait un coupde couteau dans le cœur.

Il marcha pesamment, les deux jeunes gens se tournèrent etfurent un peu gênés.

– Tiens ! Maître, nous parlions de vous, finit pardire gaiement Ramond. Oui, nous complotions, puisqu’il fautl’avouer… Voyons, pourquoi ne vous soignez-vous pas ? Vousn’avez rien de sérieux, vous vous remettriez sur pied en quinzejours.

Pascal, qui s’était laissé tomber sur une chaise, continuait àles regarder. Il eut la force de se vaincre, rien ne parut sur sonvisage de la blessure qu’il avait reçue. Il en mourrait sûrement,et personne au monde ne se douterait du mal qui l’emportait. Maisce fut pour lui un soulagement que de pouvoir se fâcher, enrefusant avec violence d’avaler seulement un verre de tisane.

– Me soigner ! à quoi bon ?… Est-ce que ce n’enest pas fini, de ma vieille carcasse ?

Ramond insista, avec son sourire d’homme calme.

– Vous êtes plus solide que nous tous. C’est un accident,et vous savez bien que vous avez le remède… Piquez-vous…

Il ne put continuer, et ce fut le comble. Pascal s’exaspérait,demandait si l’on voulait qu’il se tuât, comme il avait tuéLafouasse. Ses piqûres ! une jolie invention dont il avaitlieu d’être fier ! Il niait la médecine, il jurait de ne plustoucher à un malade. Quand on n’était plus bon à rien, on crevaitet ça valait mieux pour tout le monde. C’était, d’ailleurs, cequ’il allait s’empresser de faire, le plus vite possible.

– Bah ! bah ! conclut Ramond, en se décidant àprendre congé, par crainte de l’exciter davantage, je vous laisseClotilde, et je suis bien tranquille… Clotilde arrangera ça.

Mais Pascal, ce matin-là, avait reçu le coup suprême. Il s’alitadès le soir, resta jusqu’au lendemain soir sans vouloir ouvrir laporte de sa chambre. Vainement, Clotilde finit par s’inquiéter,tapa violemment du poing : pas un souffle, rien ne répondit.Martine vint elle-même, supplia Monsieur, à travers la serrure, delui répondre au moins qu’il n’avait besoin de rien. Un silence demort régnait, fi semblait que la chambre fût vide. Puis, le matindu second jour, comme la jeune fille, par hasard, tournait lebouton, la porte céda ; peut-être, depuis des heures,n’était-elle plus fermée. Et elle put entrer librement dans cettepièce où elle n’avait jamais mis les pieds, une grande pièce queson exposition au nord rendait froide, où elle n’aperçut qu’unpetit lit de fer sans rideaux, un appareil à douches dans un coin,une longue table de bois noir, des chaises, et sur la table, surdes planches, le long des murs, toute une alchimie, des mortiers,des fourneaux, des machines, des trousses. Pascal, levé, habillé,était assis au bord de son lit, qu’il s’était épuisé à refairelui-même.

– Tu ne veux donc pas que je te soigne ?demanda-t-elle, émue et craintive, en n’osant trop s’avancer.

Il eut un geste d’abattement.

– Oh ! tu peux entrer, je ne te battrai pas, je n’enai plus la force.

Et, dès ce jour, il la toléra autour de lui, il lui permit de leservir. Mais il avait pourtant des caprices, il ne voulait pasqu’elle entrât, lorsqu’il était couché, pris d’une sorte de pudeurmaladive ; et il la forçait à lui envoyer Martine. D’ailleurs,il restait au lit rarement, se traînait de chaise en chaise, dansson impuissance à faire un travail quelconque. Le mal s’étaitencore aggravé, il en arrivait au désespoir de tout, ravagé demigraines et de vertiges d’estomac, sans force, comme il le disait,pour mettre un pied devant l’autre, convaincu chaque matin qu’ilcoucherait le soir aux Tulettes, fou à lier. Il maigrissait, ilavait une face douloureuse, d’une beauté tragique, sous le flot deses cheveux blancs, qu’il continuait à peigner par une dernièrecoquetterie. Et, s’il acceptait qu’on le soignât, il refusaitrudement tout remède, dans le doute où il était tombé de lamédecine.

Clotilde, alors, n’eut plus d’autre préoccupation que lui. Ellese détachait du reste, elle était allée d’abord aux messes basses,puis elle avait cessé complètement de se rendre à l’église. Dansson impatience d’une certitude et du bonheur, il semblait qu’ellecommençât à se contenter par cet emploi de toutes ses minutes,autour d’un être cher, qu’elle aurait voulu revoir bon et joyeux.C’était un don de sa personne, un oubli d’elle-même, un besoin defaire son bonheur du bonheur d’un autre ; et celainconsciemment, sous la seule impulsion de son cœur de femme, aumilieu de cette crise qu’elle traversait, qui la modifiaitprofondément, sans qu’elle en raisonnât. Elle se taisait toujourssur le désaccord qui les avait séparés, elle n’avait pas l’idéeencore de se jeter à son cou, en lui criant qu’elle était à lui,qu’il pouvait revivre, puisqu’elle se donnait. Dans sa pensée, ellen’était qu’une fille tendre, le veillant, comme une autre parentel’aurait veillé. Et cela était très pur, très chaste, des soinsdélicats, de continuelles prévenances, un tel envahissement de savie, que les journées, maintenant, passaient rapides, exemptes dutourment de l’au-delà, pleines de l’unique souhait de leguérir.

Mais où elle eut à soutenir une véritable lutte, ce fut pour ledécider à se piquer. Il s’emportait, niait sa découverte, setraitait d’imbécile. Et elle aussi criait. C’était elle, à présent,qui avait foi en la science, qui s’indignait de le voir douter deson génie. Longtemps, il résista ; puis, affaibli, cédant àl’empire qu’elle prenait, il voulut simplement s’éviter la tendrequerelle qu’elle lui cherchait chaque matin. Dès les premièrespiqûres, il éprouva un grand soulagement, bien qu’il refusât d’enconvenir. La tête se dégageait, les forces revenaient peu à peu.Aussi, triompha-t-elle, prise pour lui d’un élan d’orgueil,exaltant sa méthode, se révoltant de ce qu’il ne s’admirât paslui-même, comme un exemple des miracles qu’il pouvait faire. Ilsouriait, il commençait à voir clair dans son cas. Ramond avait ditvrai, il ne devait y avoir eu là que de l’épuisement nerveux.Peut-être, tout de même, finirait-il par s’en tirer.

– Eh ! c’est toi qui me guéris, petite fille,disait-il, sans vouloir avouer son espoir. Les remèdes, vois-tu, çadépend de la main qui les donne.

La convalescence traîna, durant tout le mois de février. Letemps restait clair et froid, pas un jour le soleil ne cessa dechauffer la salle, de son bain de pâles rayons. Et il y eutpourtant des rechutes de noires tristesses, des heures où le maladeretombait à ses épouvantes ; tandis que sa gardienne, désolée,devait aller s’asseoir à l’autre bout de la pièce, pour ne pasl’irriter davantage. De nouveau, il désespérait de la guérison. Ildevenait amer, d’une ironie agressive.

Ce fut par un de ces mauvais jours que Pascal, s’étant approchéd’une fenêtre, aperçut son voisin, M. Bellombre, le professeurretraité, en train de faire le tour de ses arbres, pour voir s’ilsavaient beaucoup de boutons à fruit. La vue du vieillard si correctet si droit, d’un beau calme d’égoïsme, sur lequel la maladie nesemblait avoir jamais eu de prise, le jeta brusquement hors delui.

– Ah ! gronda-t-il, en voilà un qui ne se surmènerajamais, qui ne risquera jamais sa peau à se faire duchagrin !

Et il partit de là, entama une éloge ironique de l’égoïsme. Êtretout seul au monde, n’avoir pas un ami, pas une femme, pas unenfant à soi, quelle félicité ! Ce dur avare qui, pendantquarante ans, n’avait eu qu’à gifler les enfants des autres, quis’était retiré à l’écart, sans un chien, avec un jardinier muet etsourd, plus âgé que lui, ne représentait-il pas la plus grandesomme de bonheur possible sur la terre ? Pas une charge, pasun devoir, pas une préoccupation autre que celle de sa chèresanté ! C’était un sage, il vivrait cent ans.

– Ah ! la peur de la vie ! décidément, il n’y apoint de lâcheté meilleure… Dire que j’ai parfois le regret den’avoir pas ici un enfant à moi ! Est-ce qu’on a le droit demettre au monde des misérables ? Il faut tuer l’héréditémauvaise, tuer la vie… Le seul honnête homme, tiens ! c’est cevieux lâche !

M. Bellombre, paisiblement, au soleil de mars, continuait àfaire le tour de ses poiriers. Il ne risquait pas un mouvement tropvif, il économisait sa verte vieillesse. Comme il venait derencontrer un caillou dans l’allée, il l’écarta du bout de sacanne, puis passa sans hâte.

– Regarde-le donc !… Est-il bien conservé, est-ilbeau, a-t-il toutes les bénédictions du ciel dans sapersonne ! Je ne connais personne de plus heureux.

Clotilde, qui se taisait, souffrait de cette ironie de Pascal,qu’elle devinait si douloureuse. Elle qui, d’habitude, défendaitM. Bellombre, sentait en elle monter une protestation. Deslarmes lui vinrent aux paupières, et elle répondit simplement, àvoix basse :

– Oui, mais il n’est pas aimé.

Cela, du coup, fit cesser la pénible scène. Pascal, comme s’ilavait reçu un choc, se retourna, la regarda. Un subitattendrissement lui mouillait aussi les yeux ; et il s’éloignapour ne pas pleurer.

Des jours encore se passèrent, au milieu de ces alternatives debonnes et de mauvaises heures. Les forces ne revenaient que trèslentement, et ce qui le désespérait, c’était de ne pouvoir seremettre au travail, sans être pris de sueurs abondantes. S’ils’était obstiné, il se serait sûrement évanoui. Tant qu’il netravaillerait pas, il sentait bien que la convalescence traînerait.Cependant, il s’intéressait de nouveau à ses recherchesaccoutumées, il relisait les dernières pages qu’il avaitécrites ; et, avec ce réveil du savant en lui, reparaissaientses inquiétudes d’autrefois. Un moment, il était tombé à une telledépression, que la maison entière avait comme disparu : onaurait pu le piller, tout prendre, tout détruire, qu’il n’auraitpas même eu la conscience du désastre. Maintenant, il se remettaitaux aguets, il tâtait sa poche, pour bien s’assurer que la clef del’armoire s’y trouvait.

Mais, un matin, comme il s’était oublié au lit et qu’il sortaitseulement de sa chambre vers onze heures, il aperçut Clotilde dansla salle, tranquillement occupée à faire un pastel très exact d’unebranche d’amandier fleurie. Elle leva la tête, souriante ; et,prenant une clef, posée près d’elle, sur son pupitre, elle voulutla lui donner.

– Tiens ! maître.

Étonné, sans comprendre encore, il examinait l’objet qu’elle luitendait.

– Quoi donc ?

– C’est la clef de l’armoire que tu as dû laisser tomber deta poche hier, et que j’ai ramassée ici, ce matin.

Alors, Pascal la prit, avec une émotion extraordinaire. Il laregardait, il regardait Clotilde. C’était donc fini ? Elle nele persécuterait plus, elle ne s’enragerait plus à tout voler, àtout brûler ? Et, la voyant très émue, elle aussi, il en eutune joie immense au cœur.

Il la saisit, il l’embrassa.

– Ah ! fillette, si nous pouvions n’être pas tropmalheureux !

Puis, il alla ouvrir un tiroir de sa table, et il y jeta laclef, comme autrefois.

Dès lors, il retrouva des forces, la convalescence marcha plusrapide. Des rechutes étaient possibles encore, car il restait bienébranlé. Mais il put écrire, les journées furent moins lourdes. Lesoleil s’était également ragaillardi, la chaleur devenait déjàtelle, dans la salle, qu’il fallait parfois clore à demi lesvolets. Il refusait de recevoir, tolérait à peine Martine, faisaitrépondre à sa mère qu’il dormait, quand elle venait prendre de sesnouvelles, de loin en loin. Et il n’était content que dans cettedélicieuse solitude, soigné par la révoltée, l’ennemie d’hier,l’élève soumise d’aujourd’hui. De longs silences régnaient entreeux, sans qu’ils en fussent gênés. Ils réfléchissaient, ilsrêvaient avec une infinie douceur.

Pourtant, un jour, Pascal parut très grave. Il avait laconviction à présent que son mal était purement accidentel et quela question d’hérédité n’y avait joué aucun rôle. Mais cela nel’emplissait pas moins d’humilité.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, que nous sommes peu dechose ! Moi qui me croyais si solide, qui étais si fier de masaine raison ! Voilà qu’un peu de chagrin et un peu de fatigueont failli me rendre fou !

Il se tut, réfléchit encore. Ses yeux s’éclairaient, il achevaitde se vaincre. Puis, dans un moment de sagesse et de courage, il sedécida.

– Si je vais mieux, c’est pour toi surtout que ça me faitplaisir.

Clotilde, ne comprenant pas, leva la tête.

– Comment ça ?

– Mais sans doute, à cause de ton mariage… Maintenant, onva pouvoir fixer une date.

Elle restait surprise.

– Ah ! c’est vrai, mon mariage !

– Veux-tu que nous choisissions, dès aujourd’hui, laseconde semaine de juin ?

– Oui, la seconde semaine de juin, ce sera très bien.

Ils ne parlèrent plus, elle avait ramené les yeux sur le travailde couture qu’elle faisait, tandis que lui, les regards au loin,restait immobile, le visage grave.

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